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Cette introduction porte sur la valeur heuristique des études intermédiales pour comprendre l’action de témoigner[1]. Dans un premier temps, nous présenterons ce qui est communément entendu par témoigner, témoignage, média et intermédialité. Dans un second temps, nous reprendrons chacun de ces termes afin d’en donner une acception plus complexe. Nous soulignerons alors l’importance de notions telles que valeur testimoniale, transmission et agentivité. Pour débuter, nous proposons donc une définition qui sera révisée par la suite. Témoigner est régulièrement considéré comme étant un quasi-synonyme de récit oral ou écrit formulé par un individu qui rend compte d’un événement qu’il a vécu (souvent un événement traumatique[2]). Le sociologue Renaud Dulong a formulé une telle acception dans Le témoin oculaire (1998). Il précise que le témoignage est « un récit autobiographiquement certifié d’un événement passé, que ce récit soit effectué dans des circonstances informelles ou formelles[3] ». Le témoignage renvoie ici à l’attestation, soit au fait de « donner des preuves tangibles de la réalité, de la vérité ou de la véracité d’une chose[4] ». Le terme s’inscrit ainsi principalement à l’articulation entre les domaines historique et juridique[5]. Dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, Ricoeur reprend le point de vue développé par Dulong en ajoutant notamment que la spécificité du témoignage repose sur l’autodésignation du témoin qui se traduit par « un déictique triple […] : la première personne du singulier, le temps passé du verbe et la mention du là-bas par rapport à l’ici[6] ». Le philosophe insiste également sur le fait que la fiabilité du témoignage repose sur sa stabilité et son caractère réitérable[7]. Vingt ans plus tard, cette perspective fait toujours autorité[8].

Il est alors relativement simple d’articuler témoignage et médias. Pris dans ce cadre interprétatif, ces derniers sont tout à la fois des supports immatériels et matériels d’inscription et des modes de diffusion. Le témoin s’exprime oralement, couche sur une feuille de papier, enregistre sur une bande sonore, filme sur un fichier numérique un récit lié à ce qu’il a vécu. Le témoignage — cette inscription de l’acte de témoigner sur un support — est ensuite partagé avec d’autres. Les mots qu’il a prononcés sont entendus, les notes inscrites sur la feuille sont lues par les proches ou par un éditeur, la bande-son est diffusée à la radio ou en ligne via un podcast, les images filmées se retrouvent sur les réseaux sociaux ou intégrées à un film. Il est alors entendu que le média — support et mode diffusion — utilisé participe à donner sa forme au témoignage. Ainsi, le théoricien des médias Amit Pinchevski explique, à propos d’entretiens menés par l’équipe de la Fortunoff Video Archive for Holocaust Testimonies de l’Université Yale, que « videography does not document testimonies as already formed and self-contained narratives but rather conditions the very structure of their signification[9] ». Il est aussi possible de réfléchir à la manière dont un témoin formule différemment son récit en fonction du média qu’il utilise. Nous proposons alors, en plus de la stabilité du récit testimonial présente chez Ricoeur, de parler de plasticité du témoignage[10].

L’approche intermédiale, qui consiste à étudier les relations entre médias, permet de penser des liens entre témoigner/témoignage et médias (support et mode de diffusion). Plus justement, les relations entre témoigner/témoignage et médias sont considérées comme étant un objet d’étude à part entière[11]. Ainsi, des phénomènes tels que la coprésence et le transfert sont identifiables[12]. Cela signifie qu’un témoignage peut être composé de différents médias ou de références à différents médias. Par exemple, lors d’une captation filmée, un témoin peut se saisir d’un livre et le montrer à la caméra ou citer de mémoire un article de journal. De telles références peuvent aussi être d’ordre intramédiatique, quand, par exemple, dans un livre de témoignage, un autre témoignage écrit est mentionné. Des hypermédias — au sens où ils incluent plusieurs médias — comme une exposition dans un musée, une exposition virtuelle ou une représentation théâtrale sont à prendre en compte. Un témoignage peut également passer d’une forme médiatique à une autre. Par exemple, un témoignage écrit publié sous la forme d’un livre peut être adapté au cinéma ou au théâtre. Enfin, un témoignage se déploie parfois sur plusieurs médias. La notion de transmédialité est utile afin d’étudier de tels dispositifs. L’ensemble de ces manières de concevoir le témoignage conduit notamment à interroger leur présence dans l’écologie des médias. Leur visibilité est alors mise en regard et parfois en concurrence avec d’autres types de récits portant sur le passé qui ne peuvent pas se prévaloir du caractère « autobiographiquement certifié », tels que ceux formulés par les historiens, les auteurs, les journalistes, les experts[13]. Dans ce cadre interprétatif, nous pouvons nous demander si un média est plus adapté qu’un autre à certaines formes de témoignages. André Gaudreault et Philippe Marion parlent à ce sujet de médiativité au sens de « capacité propre de représenter — et de communiquer cette représentation — qu’un média donné possède par définition. Cette capacité est régie par les possibilités techniques de ce média, par les configurations sémiotiques internes qu’il sollicite et par les dispositifs communicationnels et relationnels qu’il est capable de mettre en place[14]. » Cela revient à se demander ce qui se perd et ce qui se gagne en fonction du support et du mode de diffusion choisi. La manière dont l’émergence d’un nouveau média transforme l’expression et la diffusion d’un témoignage (ou de ce que l’on entend collectivement par témoigner) peut constituer un objet d’étude[15]. Les séries culturelles — ou médias en devenir propres à chaque époque — se trouvent alors au centre de l’investigation intermédiale.

De telles questions sont passionnantes. Elles sont, d’ailleurs, centrales dans plusieurs des articles de ce numéro. Toutefois, ce champ d’études intermédiales nous semble trop restreint. Nous proposons de repartir de la définition même du verbe témoigner, car celle-ci a, comme nous venons de le montrer, une influence déterminante sur le choix des sujets dignes d’attention dans le cadre d’une approche intermédiale.

Tout d’abord, nous avons trop facilement accepté le principe d’une forme d’adéquation entre l’action de témoigner et des actes de langages relevant de l’expression orale ou écrite. Or il est essentiel d’étudier le corps et les gestes du témoin. « Beaucoup plus qu’une simple présence physique, le corps du témoin “présentifie l’événement”, à l’instar d’une pièce à conviction, il est le “support matériel du récit attesté”, un médiateur temporel entre passé et présent[16]. » Autrement dit, les études du témoignage n’ont pas à être logocentrées. Elles intègrent les acquis de l’anthropologie et/ou de la sociologie du corps, de la proxémie, d’une forme de synergologie, voire d’une prise en compte d’une forme de mémoire incorporée. Ainsi, un visage silencieux[17], tout comme un corps pris dans une performance (qui peut se situer à l’articulation de la danse, du théâtre et des arts contemporains) ou dans une reconstitution entrent dans le domaine du témoignage[18].

De plus, certains actes de témoignage résultent de gestes créatifs pas toujours narratifs qui passent par le pinceau, le burin, l’appareil photographique, l’usage de logiciels plus ou moins complexes. Il en résulte qu’un témoignage peut être un dessin animé ou fixe présenté dans une BD ou à la télévision, une peinture accrochée dans un musée ou une galerie d’art, un monument dans l’espace public, une photographie partagée sur les réseaux sociaux, un photoreportage dans un magazine, une expérience immersive sur le web. Autrement dit, ni l’expression orale ou écrite ni le récit ne sont des prérequis du témoignage[19].

Par ailleurs, le témoignage — entendu comme une inscription sur un support — n’est que rarement le fait d’un seul individu. Tout d’abord, notons que le témoin n’est pas toujours à l’initiative du témoignage. Le geste d’autoassignation ricoeurien est à relier à la présence d’une demande sociale, voire d’usages économiques et politiques du passé[20] et d’une forme d’injonction à témoigner[21]. Le témoignage peut être sollicité par les membres de diverses institutions (le ministère de l’Immigration dans une procédure d’asile, l’école dans le cadre d’une formation, l’université pour créer d’autres modalités de connaissance, l’association communautaire dans un cadre mémoriel, le journal télévisé dans un mélange de spectacle et d’information, etc.) qui autorisent autant qu’elles normalisent. Ce contexte social cadre forcément ce qu’on entend par témoigner. Ensuite, si le témoin est certes parfois seul face à une feuille blanche (ou avec le microphone de son téléphone intelligent), il est plus souvent question, comme dans le cas d’entretiens filmés, d’une salle où se trouvent un preneur de son, un réalisateur et/ou un interviewer, un opérateur à la caméra. Enfin, la postproduction du contenu audiovisuel (ou l’édition du texte) constitue une étape à prendre en compte[22]. Cela signifie que le témoin est, bien souvent, un acteur parmi d’autres d’un processus collectif débouchant sur la création d’un témoignage. Il est pris dans un ensemble d’enjeux interpersonnels, institutionnels, techniques, artistiques, économiques et politiques dont une approche intermédiale permet de saisir les effets de sens et de présence. Cela revient notamment à se demander, « qui maîtrise les techniques, qui en autorise les effets, qui en assure la diffusion compte autant que l’auteur de telle ou telle oeuvre [ou témoignage dans notre cas], dès lors que l’on considère que les significations ne transitent pas d’un cerveau à un autre de façon immatérielle et immédiate à l’image de la communication angélique[23] ».

Cette attention portée aux modes d’expression du témoignage conduit à mieux saisir leur caractère construit et le fait qu’il est, souvent, le résultat d’un processus complexe. Cela revient à penser tout à la fois le témoignage dans son rapport à une expérience passée comme c’est le cas chez Dulong et Ricoeur, mais aussi aux conditions de fabrication du témoignage lui-même[24].

Cette précision est essentielle, car nous avons moins souvent accès au témoignage en acte — ce que nous appelons « témoigner » — qu’à une production culturelle que nous appelons « témoignage ». En plus de livres et de films dits de témoignage, on peut penser aux formats propres à l’ère du numérique (vidéos diffusées sur les réseaux sociaux, billets de blogues, webdocumentaires, expériences immersives, etc.), mais aussi à des romans graphiques, à des expositions de peintures et de photographies, à des balados, à des émissions de radio ou de télévision, à des oeuvres d’art contemporain (installations, performances, monuments dans l’espace public, etc.) ou à des pièces de théâtre[25]. Au 21e siècle, ce statut de production culturelle induit, bien souvent, un caractère reproductible, qui fait que les témoignages deviennent, « ubiquistes, visibles, audibles, perceptibles en différents endroits, en des temps mêmes ou des temps autres, s’hybridant et se croisant avec d’autres médias[26] ». Cette diversité de formes médiatiques et leur reproductibilité conduisent au sentiment d’une forme d’omniprésence du témoignage dans l’espace public. C’est précisément ce type de phénomène culturel — tout à la fois le grand nombre de productions médiatiques considérées comme relevant du témoignage, la fortune critique de l’appellation elle-même et le sentiment d’une forme de trop-plein — que l’intermédialité est en mesure de penser.

Ce constat — le témoignage est une production reproductible — nous conduit à souligner une autre limite de la définition généralement acceptée, soit qu’il est là pour « rendre compte » d’une expérience passée. À l’opposé, le témoignage peut être considéré comme un mode d’intervention dans l’espace social. Il constitue parfois une manière d’agir qui vise moins à rendre compte du passé qu’à transformer le présent pour imaginer un autre avenir. Le témoignage est un mode privilégié d’engagement des groupes socialement dominés et/ou en situation minoritaire quand ils veulent faire entendre leurs voix et changer leur statut dans l’espace social[27]. Le témoignage acquiert ainsi non seulement une dimension critique, mais il est aussi conçu comme un mode de revendication pour un collectif[28]. L’usage du singulier et du masculin — un témoin — comme relevant d’une forme d’évidence s’en trouve radicalement remis en cause[29]. On peut, par exemple, penser aux témoignages des femmes, des ouvriers, des précaires, des Afro-Américains et Afro-Européens, des LGBTQ2S+, des personnes en situation de handicap, des Autochtones.

Une dernière limite peut être relevée, soit la présence de la figure du témoin (un individu qui témoigne), voire du grand témoin (dépositaire d’une forme d’autorité immanente à son statut). Celle-ci ne relève pas plus de l’évidence. L’action de témoigner peut renvoyer à des acteurs autres qu’humains tels qu’un objet (qui n’est pas forcément un artéfact[30]), un animal ou un végétal. Un acteur non humain peut témoigner dans la mesure où il a la capacité de transmettre quelque chose de l’ordre d’une expérience sensible du passé[31]. Par exemple, des marques laissées par des intempéries ou l’activité d’animaux sur le tronc d’un arbre qui les transforme ensuite en des éléments de son écorce renvoient, dans son écosystème, à ce qui s’est passé sans avoir besoin d’une quelconque mise en récit par l’humain[32].

Ce dernier point doit être distingué d’un autre rapport entre objet et témoignage. En effet, les ethnologues ont longtemps désigné des artefacts tels qu’un vase, un verre, une lampe, comme étant des objets témoins dans la mesure où ils rendaient compte de l’état d’une société donnée[33]. Il reste de cette conception à présent fortement contestée que tout objet détient, potentiellement, une telle valeur testimoniale qui est activée lors d’usage[34]. Nous parlons de valeur testimoniale, précisément car cette expression renvoie à une capacité à transmettre quelque chose d’une expérience sensible du passé. Par exemple, des minéraux volcaniques présents sur le site de l’abri du Maras (Ardèche, France) sont interprétés par des géologues comme des témoins du passage du vent au Pléistocène supérieur et de son influence sur « la mobilité des populations néandertaliennes de la région[35] ».

Il ressort de ces quelques réflexions que témoigner n’est pas un quasi-synonyme de récit oral ou écrit formulé par un individu qui rend compte d’une situation qu’il a vécue[36]. Toutefois, nous maintenons que la spécificité du témoignage réside dans le lien qu’il entretient avec un phénomène passé. « Le témoin est bien un observateur qui ne participe plus directement à l’interaction qu’il restitue[37]. » L’expérience en question peut donc être très ancienne, comme c’est le cas avec la roche polie par le vent, ou récente, s’il s’agit, par exemple, de la parole des témoins historiques. Ce qui nous intéresse, c’est que le témoignage constitue une forme bien particulière de présence du passé dans le temps présent. Cela revient à dire que ni la sémiotique[38] ni l’herméneutique ne sont suffisantes pour considérer l’ensemble des facettes du témoignage[39]. Elles sont, au minimum, à croiser avec une approche phénoménologique qui assure sa spécificité. Cela correspond à une définition du témoignage « comme une trace, relevant d’une expérience qui, en tant que telle, est irrépétable[40] ». Le témoignage n’est pas un récit de faits inventés qui suit un certain nombre de procédés formels, il devient, sinon, un faux témoignage. Il diffère également des propos des chercheurs ou des experts qui se basent sur l’exploitation de sources ou de témoignages. Les points que nous avons soulevés — rôle du corps, place des acteurs non humains, capacité d’agir au présent, etc. — reviennent simplement à souligner que l’étude du témoignage ne se limite pas forcément à l’analyse des liens entre la figure du témoin, la mise en récit et l’événement passé[41]. Tout le pari de ce numéro consiste à considérer l’approche intermédiale comme constituant une entrée — en complément de la sémiologie, de la phénoménologie et de l’herméneutique — afin d’appréhender l’action de témoigner.

Nous proposons à cette fin une nouvelle définition qui est plus inclusive. Témoigner constitue une façon de transmettre une expérience sensible qui appartient au passé. Cette proposition est pensée pour accueillir des témoignages non humains ou tout du moins ne pas partir du présupposé que le témoignage est une propriété exclusivement humaine[42]. Le choix du verbe transmettre — qui a déjà régulièrement été discuté dans les pages (virtuelles) de cette revue[43] — nous amène vers une perspective intermédiale. C’est tout d’abord son caractère polysémique qui retient notre attention. En effet, transmettre renvoie tout à la fois aux notions de passage et de fabrication du commun[44]. Il dérive du verbe latin transmittere « envoyer par-delà, transporter, faire passer ». Son substantif transmissio indique aussi le trajet, la traversée, le passage d’un lieu à un autre de manière très concrète[45]. Mais, c’est surtout le fait qu’il met l’accent sur une forme de mise en relation qui intéresse les chercheurs en études intermédiales. Ce verbe permet également de souligner le caractère temporel du témoignage[46] et son lien avec les études mémorielles[47]. Il s’agit non seulement de s’intéresser à ce qui se joue au moment de la transmission, mais aussi de prendre en compte la socialisation de la mémoire et l’acquisition de nouvelles connaissances, l’évolution de l’interprétation en fonction d’enjeux postérieurs à l’expérience vécue et le travail de l’oubli. Mais transmettre n’est pas seulement une affaire de temps, c’est aussi une question de mise en commun dans le sens où une réflexion sur la transmission implique de prendre en compte une dimension relationnelle[48]. Dans le cadre des études sur le témoignage, cela revient à dire qu’il n’y a pas de témoignage sans acteur humain ou non prêt à être affecté par celui-ci. Il n’y a pas témoignage sans lecteur, sans spectateur, sans environnement ou groupes sociaux culturels prêts à se saisir de l’expérience sensible du passé qui est transmise. Comme l’écrit Ricoeur, « la certification du témoignage n’est complète que par la réponse en écho de celui qui reçoit le témoignage et l’accepte ; le témoignage dès lors n’est pas seulement certifié, il est accrédité[49] ». Il est ensuite possible de se demander ce que le témoignage, une fois qu’il est accrédité, fait à l’environnement, à l’espace social, culturel et politique dans lequel il s’inscrit. Nous allons voir que les études intermédiales permettent de penser de telles questions.

Ces remises en cause viennent sensiblement complexifier le rapport du témoignage aux médias. En effet, il n’est plus possible de penser ces derniers seulement comme des supports pour inscrire un récit, puis le diffuser. Ce modèle ne fonctionne pas si on considère qu’un corps dansant peut témoigner. Il n’est pas non plus adapté à la prise en compte d’acteurs autres qu’humains tels qu’un arbre ou un vase. Il peine également à saisir la dimension processuelle de la création collective de la plupart des productions culturelles que nous appelons communément des témoignages. La définition du média comme étant « une sorte de bricolage évolutif de séries culturelles “fédérées” qui se refléteraient à travers un prisme identitaire dont l’existence ne serait que temporaire[50] » ne fonctionne pas complètement. Il est nécessaire de faire un pas de côté afin de penser en termes de milieu[51], d’environnement médiatique, de configuration médiatique[52], voire de conjoncture médiatrice[53]. Comme l’écrit Méchoulan, le média « ne se situe pas simplement au milieu d’un sujet de perception et d’un objet perçu, il compose aussi le milieu dans lequel les contenus sont reconnaissables et déchiffrables en tant que signes plutôt qu’en tant que bruits[54] ». Ces notions renvoient à l’idée qu’un média correspond à la combinaison d’un espace, d’un temps, d’un ensemble d’actants (humains et non humains) et de supports pris dans des relations entre eux et avec des institutions. Cela peut être utile pour désigner des « micro- » phénomènes tels que la prise de parole d’un individu lors d’une discussion et des objets plus « macro » se situant sur le plan mondial et courant sur plusieurs siècles. Dans ce cadre théorique, l’acte de témoigner est considéré comme une médiation. Dans l’introduction d’un numéro de la revue Protée consacrée à Mémoire et médiations, cette notion y est définie comme « le processus qui consiste à assurer une transmission, un passage constitutif du monde, tel qu’il nous apparaît à un moment donné dans l’histoire[55] ». L’action de témoigner comme médiation est ce qui anime la configuration médiatique en même temps qu’elle lui donne sa consistance. Mais il faut aussi prendre en considération qu’un témoignage (au sens de l’inscription de l’acte de témoigner sur un support) ou un objet témoin (au sens d’un objet qui recèle une valeur testimoniale) peuvent être des supports parmi d’autres pris dans un environnement médiatique beaucoup plus large. Cette perspective conduit à faire émerger de nouveaux types de relations. Ce qui est important pour nous, c’est qu’une telle conception conduit au « passage d’une théorie de la société qui contient les médias — conception généralement établie de nos jours — à une théorie où société, socialités et médias se coconstruisent et se détruisent en permanence[56] ». Elle rend possible de penser la présence d’un corps dansant comme étant un élément d’une configuration médiatique dans laquelle d’autres aspects peuvent être pris en compte. Nous pouvons, par exemple, nous demander où se déroule cette performance, si un public est présent, si sa durée est déterminée, si une amplification du son et/ou un éclairage sont prévus, si une captation filmée a lieu, etc. Une telle perspective permet également de considérer de manière diachronique l’ensemble des gestes mis en oeuvre pour créer un témoignage. Elle ouvre la porte à une philologie ou une génétique médiatique du témoignage[57]. Elle autorise aussi à penser les rôles respectifs d’acteurs humains (ou leur absence) et non humains dans la médiation-témoignage.

Cette approche conduit enfin à penser que dans un environnement médiatique donné, un individu peut se trouver face à un autre individu qui témoigne ou qu’il peut se saisir d’un témoignage (inscription de l’acte de témoigner sur un support) et s’en trouver transformé. Cela pose la question du rôle du témoin du témoin[58]. Dans une perspective diachronique, de telles configurations permettent de prendre en compte le rôle des enfants et petits-enfants de témoins, soit de la question de la postmémoire[59]. À nouveau, nous voyons ici émerger de nouveaux types de relations médiatiques. Sébastien Févry insiste sur ce point, quand il écrit dans Intermédialités, que « la postmemory n’équivaut pas à un réel travail de remémoration. Il s’agit plutôt de s’approprier un passé que l’on n’a pas vécu par un investissement imaginaire qui doit permettre de combler les failles de la mémoire familiale » et que « l’une des stratégies les plus courantes du travail postmémoriel consiste à puiser dans d’autres ressources médiatiques que celles de la mémoire familiale[60] ». Autrement dit, il arrive qu’ils fabriquent des témoignages à partir de ce que les membres de leur famille leur ont transmis (ou non). Par la suite, ces témoignages des témoignages affecteront d’autres individus qui s’en feront les passeurs (ou non).

Cette définition du média comme milieu et les liens que nous venons de tisser avec la notion de témoignage transforment forcément ce qu’on entend par une approche intermédiale du témoignage. En effet, plus rien n’est simple. Il n’est plus possible de penser et de créer des liens entre deux entités nettement distinctes que seraient d’un côté le témoignage et de l’autre les médias. Au contraire, il faut penser le témoignage comme une médiation, l’acte de témoigner comme étant pris dans une configuration médiatique, l’existence d’un néologisme tel que la médiation-témoignage. De tels rapprochements ne débouchent pas sur un flou notionnel ou sur une forme de confusion généralisée. Au contraire, nous avons proposé des définitions précises de chacun des termes que nous avons utilisés dans le but que cet entrelacement entre média et témoignage apparaisse comme un axe de pertinence possible. Pour finir, nous souhaitons en faire ressortir la valeur heuristique. Pour le dire clairement, il s’agit de se demander ce que nous apporte le fait de suivre cet axe de pertinence intermédiale ?

Tout d’abord, nous tenons à souligner que l’intermédialité est une pensée de la complexité[61]. Elle permet d’appréhender ensemble des termes qui semblent opposés tels que récit/ performance, diffusion/ transmission, rendre compte/ intervenir, humain/ non humain, lieutenance/ agentivité, mimesis/ semiosis, herméneutique/ phénoménologie, média comme support/ média comme milieu[62]. Il ne s’agit donc, en aucun cas, de remplacer le premier terme par le second. Au contraire, il est question de penser à partir de la mise en relation de ces termes, dans une forme de tension jamais suspendue.

Ensuite, nous considérons que l’ensemble des éléments que nous avons mentionnés viennent rejoindre la boîte à outils des chercheurs et chercheuses en sciences humaines et sociales qui trouvent face à l’omniprésence et à la diversité des témoignages. L’intermédialité les conduit à sortir leurs études d’une perspective centrée sur le récit et la mimesis plus ou moins directe avec la situation passée tout en conservant sa spécificité (dimension phénoménologique). Elle mène, aussi, à envisager les implications médiatiques de ces enjeux sans restreindre l’usage du terme média au média de masse ou aux « nouveaux médias » numériques. Elle sert surtout à interpréter la performativité, la présence, les formes, la fabrique des témoignages. Ou, plus justement, elle permet de penser que le témoignage est toujours travaillé par des relations entre ces différents éléments. Autrement dit, l’approche intermédiale conduit à explorer les liens entre expériences sensibles et témoignage, entre témoigner et témoignage, entre les divers modes d’expression du témoignage et, enfin, entre le témoignage comme médiation et le milieu dans lequel il s’inscrit et qu’il participe à faire advenir. L’intermédialité propose ainsi de placer des questions de politique médiatique telles que le vivre-ensemble au coeur du sujet. Johanne Villeneuve invite à poursuivre cette piste en se demandant : « Ne faut-il pas alors prendre le problème frontalement, en liant la matérialité des médiations humaines (les supports, mais aussi les dispositifs techniques) à l’idéal de la médiation qui consiste à “vivre ensemble” ?[63] »

Enfin, l’approche intermédiale dans sa capacité à penser la complexité et à fournir des outils aux chercheurs et chercheuses constitue une façon d’appréhender des cas. Ces études peuvent porter sur des entrelacements extrêmement complexes entre différentes productions culturelles et/ou médias, mais aussi sur un ou des objets en apparence beaucoup plus simples. Ainsi, un seul témoignage — entendu comme une médiation —peut faire l’objet d’une étude intermédiale, car il permet de soulever des enjeux de transmission entre l’expérience passée et le témoignage, mais aussi de faire ressortir une multiplicité de relations médiatiques entre des dimensions techniques, politiques, culturelles, économiques propres à la configuration médiatique dans laquelle il s’inscrit. La revue Intermédialités accueille principalement ce type de travaux[64]. Plus justement, l’intermédialité permet de penser le témoignage par cas[65]. Cela signifie que l’objet étudié est mis au service d’une réflexion plus large. En effet, le cas constitue une entrée pertinente dans la mesure où il permet la remontée en généralité. Ainsi, les témoignages qui se trouvent abordés dans ce numéro sous la perspective intermédiale permettent de penser, de manière compréhensive et critique, la place que cette notion et que ses objets ont acquise dans nos sociétés contemporaines.

L’appel à contribution que nous avons rédigé pour ce numéro sollicitait plus précisément des réflexions reliant la notion de témoignage à l’étude des formes médiatiques qui participent à sa production et à sa réappropriation, par exemple sous la forme de productions culturelles singulières. Les articles de ce numéro appréhendent ainsi l’étude de différentes formes de diffusion du témoignage, de sa circulation dans l’espace public aux modalités de son inscription dans différentes institutions (centre d’archives, musée, salle de cinéma, tribunal, université́, etc.). Et, en plus de considérer le témoignage d’après sa définition traditionnelle de quasi-synonyme de récit oral ou écrit, les chercheurs et chercheuses l’envisagent également d’après différentes formes liées, par exemple, à un cadre théâtral ou muséal et inscrit dans divers environnements médiatiques, numériques ou non. C’est d’ailleurs ce déplacement vers une forme parfois dépersonnalisée du témoignage, c’est-à-dire de témoignages sans témoin, que les lecteurs remarqueront certainement en premier en parcourant les contributions réunies dans ce numéro. Ce glissement est permis par l’approche intermédiale qui va de l’interprétation de récits portant sur un événement passé à la transmission d’une expérience sensible qui appartient au passé.

Les articles inscrits dans le domaine de la muséologie et de l’anthropologie se penchent notamment sur cette question. En raison de sa fonction patrimoniale, de la relation qu’il entretient avec le passé, et donc avec la disparition, le cadre muséal représente un terrain privilégié pour étudier les effets de sens produits par le rapprochement entre l’objet et la fonction testimoniale. L’étude de cette combinaison en relation aux mises en scène muséales de la disparition est au coeur du texte de Luba Jurgenson. Si, d’une part, l’objet témoin partage avec le témoin le rôle de médiateur d’une expérience passée, d’autre part, souligne Jurgenson, la reconnaissance de sa valeur testimoniale s’avère dépendante d’une série de médiations et surtout de son inscription dans un contexte, celui de la mise en scène muséale, qui permet au spectateur de l’interpréter. Il faut considérer que l’objet témoin, en vertu de sa relation au passé et des émotions qu’il suscite, notamment lorsqu’il s’inscrit dans les scénographies muséales consacrées à l’histoire des génocides, est aussi un objet exposé, parfois même théâtralisé, c’est-à-dire inséré dans un parcours qui le rend coprésent avec d’autres productions culturelles. Cette « mise en scène », dotée d’une valeur pédagogique et heuristique, crée un réseau de relations qui contribuent à sa compréhension, y compris lorsque ces objets sont remplacés par des écrans numériques. Qu’est-ce qui se joue, demande Jurgenson, dans ce transfert de l’objet témoin à sa représentation écranique, et qu’est-ce que cela produit quant à la portée testimoniale de l’objet ?

Également intéressé par la problématique de l’objet témoin, Baptiste Aubert l’aborde du point de vue de l’anthropologie visuelle. Son étude, issue d’une démarche en recherche-création, présente la conception du film dont il est le réalisateur (La place des choses), et réfléchit précisément à ce qui se passe, entre l’objet témoin — une collection de navettes témoin du passé de la ville post-industrielle de Verviers en Belgique —, et son inscription dans une forme cinématographique. Ceci inclut une réflexion sur le processus de création du film et sur la spécificité de cet objet en tant que porteur d’une valeur testimoniale en relation à la ville. Son propos consiste, en effet, à faire ressortir, à travers une série de témoignages des vendeurs de ces objets, la mémoire collective de la cité de Verviers. L’approche intermédiale de ce cas permet de faire émerger d’une part, la chaîne de médiations dont ces navettes sont l’objet et, d’autre part, les mécanismes de transmission de la mémoire qu’elles suscitent et que la création filmique capte et transmet à son tour.

L’idée que les lieux, tout comme le motif de la ruine, puissent également jouer le rôle du témoin se retrouve aussi dans le texte de Matthieu Péchenet qui porte sur la figure du témoin et le rapport à l’histoire du cinéma de la réalisatrice Claire Angelini. Il montre comment le documentaire La guerre est proche (2010) retrace la mémoire du camp de Rivesaltes, dont la particularité relève de différents groupes qu’il a accueillis de 1936 à 2007 : « Espagnols de la Retirada, Juifs de la Seconde Guerre mondiale, Harkis à la fin de la guerre d’Algérie, puis étrangers en situation irrégulière entre 1986 et 2007[66] ». Pour ce faire, explique-t-il, Angelini s’attache notamment « à ce qui raconte la voix de celles et ceux qui enregistrent, orientant ses mises en scène vers une articulation voix/lieux ».

L’attention à la portée testimoniale des objets produit un autre effet, à savoir la réévaluation de la culture matérielle et de la dimension vernaculaire du témoignage. Ce dernier n’est donc plus seulement considéré comme la porte d’accès à l’Histoire, ou la trace des événements majeurs qui la traversent. Il se décline aussi d’après la notion de récit de vie. Sa puissance testimoniale liée à la « production de présence, d’émotion et de résistance[67] » parvient même à remettre en question les structures consolidées des institutions muséales qui sont visiblement plus à l’aise dans le traitement d’objets ou de documents qu’avec des prises de parole sous la forme de témoignages filmés.

Partant de la portée déstabilisante de ces paroles, mais aussi de la grande opportunité qu’elles représentent pour la société québécoise contemporaine, le texte de Doriane Biot nous parle aussi des enjeux et des défis d’une muséologie décoloniale en relation à l’exposition C’est notre histoire : Premières Nations et Inuit du XXIe siècle présentée en 2013 au Musée de la civilisation (Québec). Considérés d’après la forme particulière du témoignage filmé-exposé, une combinaison dont l’approche intermédiale permet de relever les implications aussi bien sur le plan formel que muséal, Biot se demande dans quelle mesure ces prises de parole portées par les communautés autochtones « peuvent donner lieu à une véritable négociation de la transmission du patrimoine[68] ». Autrement dit, comment peut-on inscrire ces témoignages dans un parcours d’exposition en respectant et en valorisant la dimension identitaire dont ils sont porteurs ? Ces réflexions contribuent, entre autres, à rappeler l’importance de l’écoute en relation au témoignage, notamment là où la langue constitue un lieu pour réaffirmer une culture et un ensemble de liens au territoire.

La question du rapport à la langue dans laquelle se produit le témoignage, et dont le choix de la part du témoin agit soit comme outil de territorialisation soit de distanciation du témoignage lui-même par rapport à l’événement raconté, mérite d’être soulignée. La problématique de la traduction en relation à l’acte de témoigner représente, d’ailleurs, un enjeu majeur non seulement pour la thématique de ce dossier, mais aussi pour l’approche intermédiale, ne serait-ce que par les multiples médiations qu’elle comporte. Si cet aspect n’est pas traité de manière explicite par un article du numéro, il est, par contre, sous-jacent à plusieurs d’entre eux.

Ce rappel de la centralité de l’écoute de la parole du témoin conduit à s’interroger sur ce qui se passe entre ses paroles, soit les silences, les non-dits. Marie-Aude Baronian, aborde cet enjeu dans son étude comparée des installations Entre l’écoute et la parole. Auschwitz-Birkenau 1945–2005 (2010) de l’artiste israélienne Esther Shalev-Gerz et Chorus (2015) du cinéaste canadien d’origine arménienne Atom Egoyan. Nous retrouvons ici l’objet du témoignage filmé. Mais plus que sa connotation visuelle, bien que Baronian déplie le concept d’image-témoignage, c’est dans la dimension verbale et son absence signifiée par le silence, que l’on entrevoie la possibilité d’une rencontre entre témoin et spectateur. Rencontre qui s’avère possible seulement si ce dernier est disposé à l’écoute du récit du témoin et de ce qu’il ne dit pas. Baronian nous rappelle à ce propos les mots de Derrida : « le témoin parle en se taisant, en lui taisant quelque chose. En taisant, en gardant le silence, il s’adresse encore[69] ». Les deux installations s’avèrent d’ailleurs converger dans la monstration du silence « aussi bien comme défection de sons que comme cris désespérés[70] ».

Et si le travail de montage d’un film consistait aussi dans l’écoute de ces silences ou dans l’expression de ce qui n’est pas dit ? C’est ce qui souligne Catherine Hébert dans le dossier d’artiste quand elle revient sur l’expérience de réalisation du documentaire qu’elle a consacré à la figure de Ziva Postec, monteuse du film Shoah (1985) de Lanzmann[71]. Elle le fait à travers les mots d’Annie Jean, sa monteuse, qui au sujet des entretiens avec Postec remarque : « Lorsque quelqu’un est filmé, il y a ce qui est dit, et ce qui est tu, ce qui est exprimé, et ce qui est retenu. En fait, la matière contenue entre les mots est tout aussi précieuse que les mots eux-mêmes. Un silence donne parfois beaucoup plus à entendre qu’une parole[72]. » Encore une fois, dans ce cas pour le travail de montage, il est question d’un entre, soit d’interstices qui s’installent entre les mots et les images et désignent un espace médian qui, loin d’être vide, s’avère porteur de sens.

Dans le cadre de son étude intermédiale du commentaire de Jean Cayrol pour Nuit et Brouillard de Resnais, Ariane Santerre se penche, elle, sur la question du montage à travers la figure du « montage-témoignage » en tant que travail d’écriture filmique. Il est question de la notion barthésienne du « grain de la voix », en l’occurrence celle de Michel Bouquet qui lit le commentaire de Cayrol en évacuant toute émotion. Sa performance « sert bel et bien de vecteur de transmission indispensable[73] », car elle est porteuse de quelque chose de l’ordre d’un témoignage. En s’appuyant sur la figure rhétorique de la prétérition, les mots indiquent (paradoxalement) ce qui ne peut pas être exprimé, car, souligne Santerre avec Karla Grierson « qui dit indescriptible est déjà dans la description[74] ».

Quoi qu’il en soit, la voix, affirme Johanne Villeneuve, doit être considérée comme « un matériau pour le film qui la porte ». La référence renvoie de nouveau au film Shoah et tout particulièrement aux séquences consacrées au témoignage de Filip Müller. Accompagnée de mouvements du corps et des gestes, la voix vient en quelque sorte incarner l’image et matérialiser le geste de la transmission. L’exemple des transformations médiatiques du témoignage de Müller étudiées par Villeneuve, et dont l’approche intermédiale souligne les implications sur le plan épistémologique, esthétique et médiatique, conduit à des problématiques qui s’avèrent particulièrement actuelles. Qu’est-ce qui se passe lorsque la voix du témoin n’est plus « audible », c’est-à-dire lorsque le témoin n’est plus ? Comment garder, et surtout comment transmettre ces voix, au sens aussi bien littéral et que métaphorique ? Comment faire résonner ces paroles pour qu’elles demeurent toujours vivantes ? Et enfin, quel rôle peut-on reconnaître aux humanités numériques à ce propos ?

Cette dernière question, qui concerne, par ailleurs, les racines testamentaires du témoignage, représente également l’axe principal du projet de Marie Lavorel, Living archive/Archives Vivantes qu’elle a développé au sein du Centre d’histoire orale et de récits numérisés de l’Université Concordia de Montréal. Cette recherche collaborative en histoire orale vise à collecter, archiver et à rendre disponibles sur une plateforme en ligne 28 témoignages de survivants montréalais du génocide contre les Tutsis au Rwanda et d’en proposer « une écoute profonde » et « interactive ». Rendre ces archives vivantes revient, entre autres, à exploiter le potentiel des outils numériques afin d’offrir aux usagers la possibilité d’interagir avec ces paroles, soit notamment d’annoter les récits de vie audiovisuels avec l’outil pédagogique Celluloid. On voit bien se profiler, alors, les différentes chaînes de médiations dont ce projet est la résultante : « médiation avec les êtres humains, de même qu’avec les entités machines[75] » que la plateforme met en relation. Enfin, la notion intermédiale de milieu, expression d’une théorie où socialité et médias « se coconstruisent en permanence[76] », nous semble trouver ici une illustration fort significative.

De toute évidence, il est impossible aujourd’hui d’ignorer le rôle de plus en plus important que jouent les humanités numériques dans les modalités d’archivage et de transmission des témoignages. La réalisation d’une base de données et d’une exposition virtuelle dans le cadre du projet Mémoire musicale et résistance dans les camps dirigé par Philippe Despoix autour de l’opérette Verfügbar aux Enfers, de Germaine Tillion, constitue un autre cas. À l’origine de cet hypermédia, se trouve la nécessité de rendre accessibles au grand public les résultats d’un projet de recherche axé sur l’identification des sources musicales coprésentes dans l’opérette de Tillion. Si l’exposition virtuelle permet de rendre visible précisément le complexe réseau de relations médiatiques (écrites, sonores et visuelles) qui traversent le Verfügbar aux Enfers, la base de données oeuvre sur le plan documentaire en offrant un outil pour les indexer.

La problématique de la transmission des résultats d’une recherche soulève un dernier point d’ordre méta abordé dans ce numéro : serait-il possible d’accorder au chercheur le statut de témoin ? C’est ce qu’affirment, bien qu’en adoptant des angles différents, les contributions de Frédérique Berthet et d’Anne Klein. C’est sous la forme d’un entretien que le texte de Berthet revient sur l’enquête présentée dans son ouvrage La voix manquante (2018) « qui retrace l’apparition » de Marceline Loridan-Ivens dans le film Chronique d’un été (1961) de Jean Rouch et Edgar Morin. Au cas spécifique étudié par Berthet, s’ajoutent le travail interprétatif des « dires » de Marceline Loridan-Ivens, ainsi qu’une réflexion sur l’expérience de l’entretien autour de la « présence du passé » qui figure de manière centrale dans son travail d’enseignant-chercheur.

Centrée sur l’exposition de Boltanski Faire son temps présentée au Centre Pompidou en 2013, la contribution d’Anne Klein s’installe délibérément dans la forme du témoignage. Ceci revient concrètement à produire une réflexion s’appuyant plus sur les souvenirs de la visite de cette exposition que sur la documentation produite à son sujet. Son interprétation de la parole de Boltanski se fait au croisement de la figure du témoin et de celle du conteur, les deux ayant en commun le geste de transmission basé sur la prise de parole liée à une expérience passée. De la nécessité inhérente au geste de transmission, partagée par la témoin, la chercheuse et l’artiste, nous parle de l’oeuvre elle-même de Boltanski en affirmant que « la seule manière de survivre, c’est de transmettre[77] ».

Certainement, la question de la transmission apparaît comme le fil rouge qui relie, et même structure, les différentes contributions de ce numéro. En effet, s’il est vrai que la transmission est au coeur de l’acte de témoigner, elle occupe aussi une place privilégiée au sein des études intermédiales, au point que l’on pourrait affirmer que, en derrière instance, l’intermédialité est une question de transmission[78]. Originaire, cette notion concerne la communication depuis ses débuts et d’après ses multiples implications linguistiques, médiatiques, sociales et politiques. Au final, nous formulons l’hypothèse que les études de cas qui composent ce numéro constituent autant d’outils permettant, en plus de réfléchir à l’acte de témoigner, de saisir les caractéristiques de l’approche intermédiale, la notion de transmission étant ce qui permet d’articuler l’objet et l’approche.