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INTRODUCTION

Même si la pandémie de COVID-19 affecte l’ensemble de la population, les conséquences différenciées de la crise sanitaire mettent en évidence la complexité des oppressions et des inégalités structurelles de pouvoir. La pandémie exacerbe notamment les inégalités de genre préexistantes, ses répercussions sociales et économiques frappant particulièrement les femmes et les personnes de la pluralité des genres (ONU, 2020; Kidd et al., 2021). En plus d’une aggravation des cas de violence conjugale (Berthou, 2020), d’un taux de pertes d’emplois liées à la pandémie de COVID-19 plus élevé (Statistique Canada, 2020a) et d’un alourdissement du travail domestique non rémunéré à cause de la fermeture des services de garde, des écoles et des centres d’aide à domicile (Statistique Canada, 2020b), les femmes sont en première ligne dans les efforts menés afin de contenir la pandémie (Alon, Doepke, Olmstead-Rumsey et Tertilt, 2020). Elles occupent la grande majorité des emplois du système de santé, ce qui accroît leur risque d’exposition au virus. En effet, les femmes constituent 89,5 % du personnel infirmier (Marleau, 2020) et 84 % des préposé.e.s aux bénéficiaires au Québec (Emploi Québec, s.d.). Ces travailleuses, dont l’emploi est habituellement invisibilisé et informalisé, risquent présentement leur propre santé pour intervenir, soigner, nourrir et écouter les personnes dans le besoin. Comment expliquer que, malgré la mise en place de législations antidiscriminatoires et de mesures gouvernementales pour soutenir l’égalité des sexes, les femmes soient toujours aussi fortement représentées dans les domaines des soins ou des services, autrefois relégués aux organismes de bienfaisance (Hamrouni, 2012) ? Si l’on peut se réjouir de la considération actuelle envers ces « anges gardien[ne]s », comment expliquer qu’elles ne reçoivent habituellement que très peu de reconnaissance de la part des institutions étatiques ?

Si les effets dévastateurs de la pandémie sont incontestables, la situation actuelle force à réfléchir à l’essentialité de certains emplois, attitudes et fonctions. La prise en charge de la pandémie dans les établissements de santé met en lumière les inégalités socioéconomiques et les failles institutionnelles du système de santé québécois. Cette crise est un puissant révélateur de la sous-valorisation du care et des métiers de soins, majoritairement exercés par des femmes et des personnes issues de l’immigration ou de groupes sociaux racialisés ou historiquement minorisés. Le système de santé est le reflet de notre société, reproduisant les iniquités sociales et les codes de la pauvreté (Zaffran, 2014). Les bouleversements des derniers mois dévoilent les structures basées sur le travail de care, indispensables pour la préservation du bien-être et de l’équilibre sociaux, que ce soit dans le système de santé, le milieu scolaire, les services communautaires ou les foyers.

Cet article vise à montrer que le care, sous forme de travail, de disposition et de perception active aux besoins d’autrui, doit être perçu à sa juste valeur dans les milieux de soins en contexte de pandémie. Pour ce faire, le concept du care et son potentiel critique dans un contexte moral, social, éthique et politique seront tout d’abord présentés, plus particulièrement l’éthique du care développée par Carol Gilligan et la politique du care telle qu’élaborée par Joan Tronto. Ces deux théories permettent une réflexion sur la dévaluation du travail de care et la visibilisation des donneuses de soins tenues pour acquises. Les théories du care seront donc ensuite utilisées pour analyser les impacts de cette dévalorisation pour la professionnalisation des infirmières et des préposées aux bénéficiaires en ces temps de lutte contre la COVID-19. De plus, les enjeux de relégation du travail de care aux femmes racisées et immigrantes, surreprésentées dans les emplois de services et de soins aux résident.e.s des centres d’hébergement et de soins de longue durée, seront abordés.

LE CARE

Courant de pensée émergeant aux États-Unis dans les années 1980, le care demeure un anglicisme difficilement traduisible, au risque de négliger la multitude de ses dimensions et sa richesse sémantique (Paperman et Laugier, 2005). Dans son usage nominal, le concept du care fait référence à deux acceptions fondamentales (Morvillers, 2015). Tout d’abord, il signifie le souci et la responsabilité, faisant référence au registre des émotions, au sens d’inquiétude, de précaution et d’affliction (to care about). Ensuite, il exprime le soin, l’attention, l’accompagnement, l’affection et la sollicitude à l’égard d’autrui (to take care, to care for) (Morvillers, 2015). Le care « oscille entre la disposition – une attention à l’autre qui se développe dans la conscience d’une responsabilité à son égard, d’un souci de son bien-être – et l’activité – l’ensemble des tâches individuelles et collectives visant à favoriser ce bien-être » (Garrau et Le Goff, 2010, p. 5). Ainsi, le care est une attitude, un sentiment, une pratique ou une action liée à un état affectif, occupant une place centrale dans nos vies intimes, sociales et politiques (Garrau et Le Goff, 2010). Il représente une réelle éthique relationnelle, ancrée dans l’attention particulière portée à autrui et le souci de conservation des relations humaines, permettant de réactiver la question du lien social (Gilligan, 2008). Le care s’observe dans le milieu familial et domestique, mais également dans les professions comprenant une dimension relationnelle importante. Les théories du care ont d’abord été popularisées par la parution du livre In a Different Voice de Carol Gilligan en 1982. Cette chercheuse américaine en psychologie sociale a remis en question le modèle classique de développement moral, axé sur la maîtrise de principes de justice universels, formels et abstraits (Kohlberg, 1958).

L’éthique du care, cette « voix différente »

À l’aide d’analyses empiriques, Gilligan élabore la théorie de l’éthique du care, une « conception de la morale [qui] se définit par une préoccupation fondamentale du bien-être d’autrui, et [qui] centre le développement moral sur la compréhension des responsabilités et des rapports humains » (2008, p. 40). Selon elle, les femmes s’appuient davantage sur un mode de pensée « contextuel et narratif » (2008, p. 40), ancré dans la complexité des situations particulières de la vie, et sur des arguments fondés sur le souci de l’autre, le soin, la coopération et la responsabilité. Contribuant au développement de la sensibilité et de l’empathie, cette forme de moralité établit l’organisation des relations sociales autour de la vulnérabilité et de la dépendance (Laugier, 2010), des traits communément partagés et essentiels de la vie humaine (Hamrouni, 2012).

L’éthique du care remet radicalement en cause l’éthique dominante de la justice, incapable de prendre en compte les dimensions affective, émotionnelle et relationnelle de l’existence et de considérer la pertinence morale des expériences et des perspectives des femmes (Laugier, 2010). Cependant, Gilligan n’associe pas ce raisonnement moral défini par la compréhension et le souci d’autrui uniquement au genre féminin (2008). Cette moralité, cette « voix différente », est présente en chaque individu, mais elle est expressément négligée parce qu’elle correspond aux activités, aux rôles sociaux et aux tâches traditionnellement réservées aux femmes (Laugier, 2010). Les revendications du care exigent une égalité des voix, ainsi que l’intégration d’une éthique des relations interpersonnelles et du souci d’autrui au coeur de la moralité. Selon la philosophe française Sandra Laugier, l’éthique du care est profondément féministe et subversive, puisqu’elle permet de rendre saillante l’essence des enjeux auxquels les femmes font face (2010).

La politisation du care

À la suite de la popularisation de la théorie d’éthique alternative de Gilligan, un mouvement de « deuxième génération » des approches du care émerge, visant à politiser et à dégenrer le care. Avec la publication de son ouvrage Un monde vulnérable : pour une politique du care en 1993, la théoricienne politique Joan Tronto souhaite présenter le care en tant que pratique contextuelle et située et idéal politique (Tronto, 2009). Elle suggère que l’éthique du care soit considérée comme une philosophie morale et politique alternative. Tronto souligne que le care constitue « une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre “monde”, de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible » (2009, p. 143). Le processus du care repose sur quatre phases, reliées à quatre aspects moraux spécifiques : l’attention (se soucier de, caring about), la responsabilité (prendre en charge, taking care of), la compétence (accorder des soins, care giving) et la réceptivité (recevoir des soins, care receiving) (2009).

Tronto cherche à déconstruire les stéréotypes plaçant les femmes comme donneuses naturelles de soins, liés à la conception culturelle du « maternage » et de la relation dyadique mère-enfant comme acte paradigmatique du care (Tronto, 2009). Elle souhaite que l’éthique du care soit neutre, dissociée d’une approche essentialiste de l’identité féminine, afin qu’elle puisse être adoptée par toutes les personnes, peu importe leur genre. Une conception d’éthique du care liée à un genre contribue à la dévalorisation et à l’invisibilisation des activités du care dans la société. Associant plutôt cette morale sociale au statut de dominé.e.s (Dorlin, 2011), Tronto place le care au coeur des questions éthiques et politiques en critiquant les rapports de domination. Selon elle, le care contribue à mettre en lumière les inégalités de pouvoir et la distribution injuste des activités du care qui contribuent à perpétuer les modèles traditionnels de subordination.

Ainsi, les théories du care critiquent et forcent la réflexion sur des questions généralement écartées du débat public (Laugier, 2010). Elles remettent en question l’éthique majoritaire, qui valorise l’impartialité et l’autonomie. Elles amènent une éthique contextualiste plutôt qu’universaliste ainsi qu’une réflexion politique et une compréhension alternative des compétences et expériences morales (Hamrouni, 2012). En présentant une critique féministe aux théories dominantes, Gilligan et Tronto ont permis aux voix marginalisées d’émerger dans le domaine moral et politique (Laugier, 2010). Ces identités subalternes, déniées, sont celles qui réalisent le travail de care dans les sphères domestique, de santé, d’éducation et de services sociaux. Ces personnes se préoccupent du bien-être d’autrui, elles font preuve d’une attention responsable aux détails peu remarqués. Elles assurent le maintien des vies humaines et des relations interpersonnelles. « Ces voix ne sont pas seulement celles des femmes […] mais de toutes les catégories sociales désavantagées, ethnicisées, racialisées » (Laugier, 2010, p. 115-116). Ces personnes, effectuant le travail vital mais invisible de souci et de soin des autres, sont écartées du domaine public de la performance et de la productivité sociale et économique. Alors que ces activités constituent les fondations indispensables d’une société prospère, les institutions et les structures néolibérales les dévalorisent, les sous-paient et les ignorent. « De manière paradoxale, le care a été pris pour acquis [sic] en même temps qu’invisibilisé dans la philosophie occidentale » (Hamrouni, 2012, p. 216). Par conséquent, la notion de care, dotée d’une portée morale, éthique et politique, constitue un outil de pensée et de critique intéressant afin de réfléchir sur les enjeux et les conséquences de la dévaluation des professions de soins durant la pandémie de COVID-19.

Le care dans les professions de soins

Même si le care ne se limite pas aux institutions de soins, force est de constater que cette forme de pratique et de disposition (Tronto, 2009) se reflète grandement dans le travail du personnel soignant, particulièrement dans le contexte actuel de crise sanitaire. Les emplois des professionnelles en soins, comme les infirmières, les infirmières auxiliaires et les préposées aux bénéficiaires, relèvent d’une éthique du care, du domaine de la sensibilité aux besoins des autres. Selon Virginia Henderson, infirmière et chercheuse américaine, les soins infirmiers ont pour objectif de soutenir toute personne, malade ou bien portante, dans la réalisation d’actions permettant le maintien de sa santé, en suppléant à ses besoins fondamentaux (Henderson et Collière, 1994). Les progrès thérapeutiques, basés sur la médecine et les sciences fondamentales du XXe siècle, ont mené à la distinction entre soigner (to care) et traiter (to cure) (Rothier Bautzer, 2013). Alors que le care réfère aux soins coutumiers d’entretien de la vie, le cure renvoie à la recherche de diagnostics et de traitements menant à la guérison (Collière, 2001). Les professions d’infirmières, d’infirmières auxiliaires et de préposées aux bénéficiaires se sont trouvées associées au care, et la profession de médecin, apparentée au cure. Walter Hesbeen, infirmier et docteur en santé publique, précise que « [c]ette distinction entre le care et le cure, qui confine des groupes professionnels dans des champs différents quoique complémentaires, procède de ce que l’on peut qualifier de pensée disjonctive » (1999, p. 2). Avec une diversification des possibilités de traitements axées sur le travail technique et « une conception de la prestation soignante entièrement alignée sur les modèles productivistes et curatifs » (Molinier, 2011), les soins du cure ont graduellement pris possession du domaine des actes soignants, aux dépens du care. Les soins infirmiers sont souvent donc ignorés, perçus comme secondaires, en comparaison aux soins curatifs (Collière, 2001).

Associées à leur passé vocationnel et bénévole, les professions de soins sont traditionnellement assignées aux femmes (Hamrouni, 2012). Représentant un travail émotionnel qui ne peut être mesuré quantitativement, ces métiers du care font face à un manque flagrant de reconnaissance dans la société, souvent perçus comme l’extension d’un supposé rôle « naturel » des femmes (Mackintosh, 1997). Ayant peu de ressources et d’accès aux sphères décisionnelles, les revendications du personnel soignant demeurent généralement minimisées et négligées (Perron et al., 2020).

LE TRAVAIL DE CARE EN CONTEXTE DE PANDÉMIE

Des conditions dénoncées depuis des décennies

En ces temps de lutte contre la COVID-19, les professionnelles en soins sont appelées à « aller au front », malgré les risques pour leur santé. Le travail de care effectué par le personnel soignant, très souvent invisibilisé, est désormais plus valorisé, estimé et remercié. La société prend enfin conscience du caractère essentiel de ces emplois, comme de ceux des secteurs de l’enseignement, des services sociaux, du commerce de détail et des services de garde à l’enfance. La sous-valorisation de ce travail, les conditions salariales minimales, le manque chronique de main-d’oeuvre et la faiblesse de leur statut professionnel sont enfin mis en évidence. Pourtant, ces situations se produisant dans le secteur de la santé, à prédominance féminine, sont vivement critiquées depuis longtemps. La pandémie de COVID-19, complexifiant l’offre de soins, a amplifié la surcharge de travail qui était déjà répandue dans les institutions de soins. Même si l’attention présentement portée sur le sort des personnes âgées et sur le personnel les soignant dans des conditions de travail déplorables donne de l’espoir, il faut garder à l’esprit les processus ayant mené à cette situation désastreuse. La crise causée par la propagation du virus révèle les impasses de la gestion néolibérale et du développement économique par tous les partis qui se sont succédé au pouvoir au Québec durant les quarante dernières années. Le sous-financement chronique dans les services à la population et la négligence administrative ont causé une précarisation du système de santé, une pénurie d’effectifs et des conditions de travail intolérables.

Depuis plusieurs dizaines d’années, le système de santé perpétue des oppressions et du harcèlement structurels envers le personnel soignant (Martin et Alderson, 2013). L’influence croissante du néolibéralisme et des intérêts corporatistes au sein des établissements de santé, axés sur les soins curatifs, entraîne la dévaluation du care et cause de nombreux préjudices psychologiques et physiques. Tel que le souligne l’anthropologue Francine Saillant, « le travail de soin est au système de santé ce que le travail domestique est à l’économie marchande : essentiel mais invisible, omniprésent mais sans valeur marchande » (2000, p. 167). L’efficacité et la rationalisation sont exigées dans la prestation des soins afin de limiter toutes pertes injustifiables de ressources (Martin et Alderson, 2013). La rigidification du système et des régimes de travail complexifie les conditions de pratique des soins et des services prodigués par les travailleuses de soins. La surdétermination des intérêts économiques des décideurs entraîne une dévalorisation du care au sein même des sphères du soin. En outre, la pandémie de COVID-19 accentue les conditions de travail malsaines et les violences institutionnelles, découlant des structures organisationnelles hiérarchiques, subies par les infirmières et les préposées (Perron etal., 2020). Les faibles niveaux d’autonomie décisionnelle, les rapports hiérarchiques conflictuels et les charges de travail excessives affectent le bien-être du personnel soignant ainsi que celui des patient.e.s (Martin et Alderson, 2013).

Malgré les primes et les bonifications salariales temporaires mises en place depuis le début de la pandémie, les conditions de travail actuelles des infirmières, des infirmières auxiliaires et des préposées aux bénéficiaires ne reflètent pas l’admiration et la reconnaissance de la population québécoise. Depuis mars 2020, de nombreuses mesures de contrôle sont mises en place pour contraindre et assujettir le personnel soignant, aggravant les problèmes prépandémiques (Perron et al., 2020). L’arrêté ministériel instauré au début de la pandémie concède des pouvoirs inégalés aux gestionnaires et entraîne la suspension des droits des travailleuses de la santé (Ministère de la Santé et des Services sociaux, 2020). La pénurie de main-d’oeuvre force notamment l’imposition du travail à temps plein et la suspension ou l’annulation des vacances du personnel infirmier et des préposées.

De plus, les équipements de protection individuelle manquent cruellement dans de nombreux milieux, même si le degré de contagion de la COVID-19 est très élevé. Les masques, les gants et les autres ressources matérielles de base sont fréquemment rationnés, et même gardés sous clé (Perron et al., 2020). Comme les tâches du care qu’il accomplit demandent généralement des contacts très approchés avec des personnes atteintes, le personnel soignant a été rapidement contaminé par le virus. Selon une étude épidémiologique effectuée au printemps 2020, le risque de contracter le virus était 10 fois plus élevé pour les travailleuses de la santé que pour le reste de la population (De Serres et al., 2020). Les infirmières, les infirmières auxiliaires et les préposées aux bénéficiaires représentaient la majorité des cas dans les milieux de soins (70 %), tandis que les médecins ne constituaient que 3 % des infections. Ces conditions de travail stressantes, ainsi que l’impact émotionnel accentué par la pandémie (De Serres et al., 2020), ont épuisé les donneuses de care, qui ont été nombreuses à démissionner durant la dernière année (Perron et al., 2020).

La charge émotionnelle du care

Afin d’assurer le bien-être des bénéficiaires, les soins coutumiers du care relèvent d’une disposition psychologique et affective exigeant un travail émotionnel et une attitude empreints d’empathie, de sensibilité et d’intérêt pour l’autre. Dans la grande majorité des sphères de la société, les femmes sont responsables du confort émotionnel d’autrui, en exprimant les émotions socialement et professionnellement désirées (Hochschild, 1983). À l’instar de la plupart des aptitudes traditionnellement féminines, le travail émotionnel n’est pas reconnu, valorisé et estimé à sa juste valeur. La sociologue Arlie Russell Hochschild s’est intéressée à la modulation de l’expression émotionnelle en fonction des besoins d’autrui exigée par de nombreuses professions comportant l’exercice du care (1983). Les travailleur.euse.s développent des compétences émotionnelles qui leur permettent de manipuler leurs propres émotions, ou du moins la démonstration de leur ressenti, afin d’atteindre une attitude de care.

Une attention et un souci constants aux attentes, aux réactions et aux émotions d’autrui représentent une charge émotionnelle permanente et invisible, surtout durant cette période de pandémie. Les conséquences du travail émotionnel peuvent être nombreuses et diverses pour les employé.e.s et les bénéficiaires du care (Hülsbeger et Schewe, 2011). Puisque leur profession exige un travail émotionnel considérable, le personnel de la santé et des services publics présente souvent des niveaux élevés de stress ressenti et des symptômes de détresse émotionnelle et d’épuisement professionnel (De Serres et al., 2020 ; Erickson et Grove, 2008 ; Mann et Cowburn, 2005). Plusieurs études réalisées auprès de professionnel.le.s de soins travaillant dans les circonstances difficiles de la pandémie de COVID-19 révèlent un risque accru de conséquences psychologiques graves, telles que l’anxiété, la dépression, l’isolement social, l’insomnie, le trouble de stress post-traumatique et l’augmentation de la consommation d’alcool (Chen et al., 2020 ; El-Hage et al., 2020 ; Lu et al., 2020).

Un réseau de la santé désorganisé

L’épidémie, aggravée par la propagation des variants, entraîne une pression constante et éreintante sur les professionnelles (Marshall, 2020). En déficit constant de ressources humaines de divers corps de métiers, les centres d’hébergement et de soins de longue durée ont été débordés. La centralisation du pouvoir décisionnel et les mesures d’austérité des dernières décennies ont laissé le système de santé fragile et désorganisé. La lenteur bureaucratique du réseau de la santé a engendré de nombreux problèmes d’harmonisation entre les services et les institutions. Les offres de contribution n’étaient pas liées aux besoins du terrain par le système de santé. Puisque le pouvoir décisionnel n’est plus local, le personnel soignant ne savait plus à qui se référer lors de pénurie ou de complications.

Les structures et les procédures standardisées et déconnectées de la réalité du terrain des institutions bureaucratiques altèrent l’autonomie et l’autodétermination des employées de care, et entraînent leur instrumentalisation (Bourgault, 2015 ; Perron et al., 2020). Elles imposent une responsabilisation accrue, sans prendre en compte les conditions permettant de développer leurs compétences. Le personnel soignant est embauché pour son obéissance et son impassibilité plutôt que pour ses capacités relationnelles et compassionnelles (Molinier, 2011). De nombreux.euses chercheur.euse.s soutiennent que « le care livré au sein de larges institutions bureaucratiques est presque inévitablement compromis par les règles et la procédure qui y abondent et qui sont imposées d’en haut » (Bourgault, 2015, p. 19). La domination hiérarchique, donnant un pouvoir hégémonique aux politicien.ne.s et aux administrateur.trice.s des milieux de soins, brime la personnalisation des services, la flexibilité et la prise d’initiatives de la part du personnel de première ligne (Martin et Alderson, 2013). Les pratiques coercitives du système de santé instituent un climat où règnent l’intimidation et le silence (Perron et al., 2020).

L’éthique du care souligne l’indispensabilité des soins et du souci du bien-être d’autrui, particulièrement pour les personnes dont la vie dépend d’une attention assidue, personnalisée et quotidienne (Laugier, 2010), comme les patient.e.s gravement atteint.e.s de COVID-19. Elle se base sur des conditions historiques ayant privilégié une division du travail moral qui dévalue socialement et moralement les activités de soins, associées aux femmes, au profit de la survalorisation de l’aspect curatif et technique, relié aux hommes (Laugier, 2010). « L’assignation historiquement attestée des femmes à la sphère domestique a renforcé le rejet de ces activités et de ces préoccupations hors de la sphère publique, valorisée par les hommes et les femmes socialement avantagés et conçue comme seul lieu du politique » (Laugier, 2011, p. 184). Les activités de soins se trouvent alors confinées au domaine des sentiments privés, dépourvues de leurs dimensions politique et morale. Le transfert systématique des activités de care faites par les femmes se déroule dans des conditions de domination occultant ce transfert et méprisant son produit (Hamrouni, 2012).

Dans la hiérarchie sexiste, classiste et raciste du système de santé, les médecins sont mis sur un piédestal, bénéficiant de privilèges indéniables (Zaffran, 2014). En ces temps pandémiques, les savoirs et les savoir-faire des infirmières et des préposées aux bénéficiaires sont rabaissés et invalidés, comme cela arrive fréquemment aux travailleuses donneuses de care. L’expérience et le jugement cliniques du personnel soignant n’ont pas été reconnus à leur juste valeur lors de la gestion de la COVID-19 (Perron et al., 2020). L’infériorisation de l’expertise, des savoirs subalternes et des savoirs situés des infirmières et des préposées s’ancre dans la dévalorisation du care.

LA RELÉGATION DU CARE AUX FEMMES RACISÉES ET IMMIGRANTES

Même si toutes les femmes sont concernées par la pratique du care à cause de leur appartenance de genre, toutes ne réalisent pas les mêmes tâches et ne profitent pas en échange des mêmes compensations financières et symboliques (Dorlin, 2011). Souvent dépeint comme homogène, le groupe « femmes » universalise la réalité des femmes appartenant aux classes dominantes, ce qui ne prend pas en compte les rapports de classes, de races, d’ethnies et de religion (Hamrouni, 2012). Cette homogénéité invisibilise les rapports de domination entre les femmes et marginalise les vécus de celles n’étant pas blanches, aisées et éduquées (Mohanty, 2009). Puisque les expériences sont très variables, il importe de comprendre en profondeur les multiples oppressions, et les imbrications entre les divers systèmes d’oppression, qui affectent différemment et directement la vie des femmes.

Le contexte mondialisé actuel, soutenu par les systèmes colonial, patriarcal et capitaliste, provoque une présence croissante de femmes des pays du Sud global dans les différents circuits de migration globale (Pierre, 2005). La mondialisation néolibérale des marchés depuis les années 1970 contribue à l’informalisation et à la flexibilisation du travail. Cela entraîne des conditions de vie plus difficiles pour les femmes engagées dans ces réseaux féminins transnationaux et un accès restreint à des services essentiels, à des emplois décents et à des salaires suffisants (Hochschild, 2005). La persistance des préjugés et des discriminations et la faible reconnaissance de l’expérience professionnelle et des qualifications acquises à l’extérieur du pays nuisent à lʼintégration socioéconomique des femmes immigrantes, qui peuvent vivre de nombreuses situations dʼinjustice (Pierre, 2005). Une grande proportion des femmes des Suds connaît une régression professionnelle, une déqualification et une réorientation vers les secteurs d’emplois de services, de travail de care. Les enjeux entourant le care doivent donc être analysés dans un contexte global de mondialisation qui amplifie les formes de domination entre les hommes et les femmes, et également entre les femmes elles-mêmes, selon les axes de la race, de la classe et de la nationalité (Dorlin, 2011 ; Hamrouni, 2012). Tel que souligné par la chercheuse Naïma Hamrouni, « [l]a théorie du care comprise comme Théorie critique ancrée dans une philosophie sociale nous amènerait […] à saisir les mécanismes qui maintiennent, à travers les vastes réseaux de l’économie mondialisée, le flux du transfert de care, asymétrique et unilatéral, des peuples subalternes vers les peuples dominants » (2017, p. 148). Le care nous permet donc de réfléchir à l’instauration d’une réelle réciprocité entre les femmes occidentales et celles des pays du Sud.

Grâce à leur appartenance de classe et de race, de nombreuses femmes blanches du Nord sont dispensées ou peuvent déléguer plusieurs responsabilités de care (Hamrouni, 2012). Ce travail, nécessaire au fonctionnement de toute société, se trouve assumé par des populations racisées, immigrantes et marginalisées, ce qui entretient et maintient la dévaluation politique et morale du care (Hochschild, 2005 ; Laugier, 2011). En outre, les femmes blanches aisées relèguent les tâches de care les plus précaires et physiquement éprouvantes aux femmes plus défavorisées afin d’être libérées pour effectuer les activités du care plus plaisantes et gratifiantes, telles que le soutien psychologique et moral (Hamrouni, 2012). La division sociale des tâches de care produit une distinction entre un care « émotionnel », préféré par les femmes blanches aisées, et un care « de service », délégué aux femmes tiers-mondisées (Laugier, 2011). Cette réplication de la domination se perpétue, puisque les personnes bénéficiant des privilèges de la blanchité profitent du système de racisme et de colonialisme persistant qui leur accorde davantage d’opportunités. Le care invisible effectué par des femmes se trouvant en situation socioéconomique précaire permet aux individus privilégiés de rester dans une illusion d’autosuffisance et d’indépendance (Hamrouni, 2017).

En effet, il y a une surreprésentation des femmes issues de l’immigration dans les professions de préposées aux bénéficiaires, d’aide-infirmières et d’aides-soignantes, ce qui accentue leur exposition au virus. Au Canada, les femmes d’origine immigrante constituent 31 % des travailleur.euse.s de soutien à la santé (Turcotte et Savage, 2020). En outre, ces professions sont majoritairement occupées par des femmes noires ou d’origine philippine, représentant 51,6 % de l’ensemble des travailleur.euse.s immigrant.e.s occupant ces postes (Turcotte et Savage, 2020). Pourtant, dans toutes les autres professions, celles-ci constituent moins de 9 % de l’ensemble des employé.e.s immigrant.e.s. Des facteurs structurels, tels que l’histoire coloniale, les politiques de migration et la rigidité de la division sexuelle, ont contribué à la concentration disproportionnée de femmes racisées dans les emplois de services et de soins aux aîné.e.s. La discrimination salariale et les conditions de travail indécentes que subissent les préposées aux bénéficiaires sont dénoncées depuis plusieurs décennies. Ces métiers « sont souvent et à tort perçus comme se situant à mi-chemin entre les compétences domestiques et les compétences professionnelles », ce qui entraîne la dévaluation de leur statut professionnel et un déficit de reconnaissance de leur travail (Aubry et Couturier, 2014, p. 2).

Souvent recrutées par des agences de placement temporaire, ces travailleuses, dont le rôle est couramment invisibilisé et sous-valorisé, se sont trouvées en première ligne face à la pandémie. Elles assurent la prestation des actes d’assistance et de maintien à l’autonomie auprès des personnes âgées, au péril de leur santé et de leur vie. La COVID-19 a créé des ravages dans les foyers de soins de longue durée, où pèsent plusieurs risques sur la santé et la sécurité des travailleuses. La crise sanitaire actuelle a exacerbé la précarité de ces emplois et l’épuisement physique et psychologique des préposées, qui affectent autant la satisfaction du personnel de soutien à la santé que celle des résident.e.s. La tragédie des centres d’hébergement et de soins de longue durée au printemps 2020 a mis en lumière l’immense impact des conditions de travail sur la qualité des soins du care pouvant être offerts aux bénéficiaires. Les professions les plus intimement liées au care, effectuant les activités quotidiennes et répétitives de satisfaction des besoins, tendent à être minimisées par les personnes privilégiées bénéficiant de ces actions de care (Bourgault, 2015).

La crise engendrée par la pandémie accroît les écarts qui se creusent entre les classes sociales, les races et les origines ethnoculturelles. Les situations d’oppressions, et d’intersectionnalité des oppressions, contribuent à l’invisibilisation des statuts et des pratiques des préposées aux bénéficiaires et à la souffrance éthique des travailleuses racisées ou issues de l’immigration, qui risquent leur vie dans la lutte contre la COVID-19. Il aura fallu une pandémie pour réaliser le travail essentiel réalisé par les personnes immigrantes, généralement sous-estimé et dévalué. Les conditions de travail actuelles réitèrent les aspects de corvéabilité et de jetabilité (disposability) des femmes des Suds, rappelant le « myth of the disposable third world woman », dénoncé par Melissa W. Wright (2006). Leurs vies sont considérées « sacrifiables » aux yeux des dirigeant.e.s et des personnes privilégiées. Elles sont déqualifiées, isolées, vulnérables, exploitées comme une réserve d’effectifs pouvant être choisie puis révoquée. Cette discrimination des femmes tiers-mondisées fait partie intégrante du fonctionnement du capitalisme mondialisé (Hamrouni, 2012).

CONCLUSION

La pandémie de COVID-19 a mis en évidence la dévalorisation du travail de care et des professionnelles en soins, entraînant des conditions de travail à la limite du tolérable et des conséquences funestes, particulièrement pour les personnes âgées. Depuis trop longtemps, le travail des femmes, particulièrement des femmes racisées et immigrantes, reste dénié et sous-estimé, puisque le système économique capitaliste profite spécifiquement de l’invisibilité de leurs efforts de care (Hamrouni, 2012). Si l’on accepte collectivement de réfléchir aux leçons à tirer de la situation actuelle et de remettre en question nos structures et nos politiques néolibérales, cette crise a le potentiel de transformer profondément certaines facettes de notre société. Elle pourrait nous permettre de repartir sur de nouvelles fondations et de réformer les domaines de la santé, des services publics et des services en général. La démocratisation des institutions économiques, sociales et politiques, afin de les baser sur un modèle non hiérarchique, plus adapté, contextualisé et égalitaire, permettrait de prendre en considération l’importance sociale du travail de care. Les infirmières, les infirmières auxiliaires et les préposées aux bénéficiaires doivent être incluses dans les processus décisionnels afin de faire valoir leur expertise et leurs savoirs situés sur les enjeux entourant le care. Les soins doivent être reconnus comme essentiels et non négociables, perçus comme un investissement plutôt qu’un fardeau. Les travailleuses essentielles du care méritent respect, dignité et reconnaissance, sans intention stratégique ou idéologique sous-jacente. Il semble éminemment nécessaire que le care, sous forme d’action, de travail, de disposition, de perception active aux besoins d’autrui, soit estimé à sa juste valeur.

La dévalorisation du travail de care étant un problème social, la prise de conscience et la revalorisation de ces tâches ne s’effectuera qu’au travers d’un processus collectif et global impliquant l’ensemble de la population et des institutions étatiques afin d’améliorer les conditions de vie de toutes les personnes marginalisées et opprimées. Les gouvernements doivent adopter une analyse différenciée selon les sexes (ADS) et une perspective intersectionnelle dans la lutte contre la COVID-19 et dans le développement et la mise en application des mesures concernant la récession économique à venir. Les politiques publiques et les programmes sociaux dʼimmigration et dʼintégration doivent être élaborés avec une approche inclusive et sexospécifique, puisque l’expérience migratoire diffère grandement selon le genre (Pierre, 2005). Tant qu’une dimension foncièrement politique ne sera pas intégrée aux réflexions sur le care et que le féminisme ne sera pas décolonisé, il ne pourra y avoir une solution réellement émancipatrice pour toutes et tous.