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Mission : L’organisation populaire des droits sociaux (OPDS) est une organisation de défense individuelle et collective des droits des personnes à l’aide sociale et un organisme d’éducation populaire. Elle a pour mission de permettre l’amélioration de nos conditions de vie par la compréhension des causes de notre appauvrissement et par l’action sur celles-ci.

Pour accomplir sa mission, l’OPDS offre un espace d’accueil, d’écoute, d’échanges et de débats qui stimule et mobilise afin de défendre nos droits. De plus, l’OPDS est gérée par ses militantes aussi bien sur le plan de son fonctionnement que sur la détermination de ses priorités de lutte. Ce qui fait l’OPDS, c’est l’implication de ses membres[1].

Introduction

Dans le cadre de l’appel qui portait sur les transformations de la protection sociale, une invitation a été lancée aux milieux de pratique, pour que ces derniers puissent décrire, documenter et faire connaître leur pratique d’intervention sociale. Puisque l’Organisation populaire des droits sociaux (OPDS) fonctionne par l’implication de ses membres qui vivent la situation d’aide sociale, à tous les niveaux de décisions (des comités, à l’équipe de travail, au conseil d’administration et à l’assemblée générale), nous avons eu envie d’en apprendre plus sur leurs pratiques. Fort de l’appui des directrices de ce numéro thématique (Chesnay, Fortin et Greissler) et de la revue NPS, nous sommes allés à leur rencontre. Le résultat est cet article collectif, écrit par l’auteur et ensuite validé par les militant.e.s de l’OPDS.

À l’OPDS, les pratiques « par et pour » sont utilisées pour lutter contre les politiques d’aide sociale vécues comme punitives et stigmatisantes, dans le but de développer un projet de société radicalement différent autour d’un Revenu de citoyenneté garantissant la couverture des besoins essentiels et une redistribution de la richesse[2]. Ces pratiques prennent un sens particulier à l’OPDS. En effet, les militant.e.s de l’OPDS ont décrit comment les préjugés envers les personnes assistées sociales contribuent à créer des environnements hostiles à travers la société pour ces personnes. Ainsi, la lutte psychologique collective est nécessaire pour s’engager dans des luttes à la fois culturelles et politiques, en créant des espaces plus sécuritaires. C’est à travers des façons de faire « par et pour » que des actes, qui peuvent paraître banals (ou qui ont été banalisés), font pourtant toute la différence et permettent de se sentir considéré.

PrÉsentation de l’OPDS

Fondée en décembre 1979, l’OPDS est située dans le quartier Hochelaga à Montréal, un quartier ouvrier qui s’est appauvri avec la fermeture de l’industrie manufacturière et qui est maintenant dans un important processus de gentrification (Lessard, Sénécal et Hamel, 2017). Tel que mentionné ci-haut, sa mission est d’organiser la défense collective des droits[3] des personnes assistées sociales en offrant un lieu d’implication pour les personnes directement concernées. Pour réaliser cette mission, il y a d’abord un volet d’accompagnement juridique qui est souvent « la porte d’entrée » de l’organisme. Les gens viennent s’informer, car ils ont un problème avec l’aide sociale : un chèque peut être menacé d’être coupé, l’agent.e peut réclamer certains papiers pour faire une enquête, il peut y avoir un refus d’accorder l’aide sociale, une dette non justifiée, une accusation de fraude, un refus d’une prestation spéciale, etc. Les personnes viennent chercher des conseils, de l’information et de l’accompagnement pour défendre leurs droits individuels. Par la suite, elles sont invitées à devenir membres et à participer aux activités ou aux comités de l’organisme.

D’abord, il y a le comité actualité où les gens discutent de ce qui se passe dans la société, peu importe le sujet, que ce soit la pauvreté, l’immigration, le mouvement des femmes, l’environnement, le logement, etc. C’est souvent l’occasion d’en apprendre plus sur un sujet et d’avoir un.e invité.e. On compte aussi un comité femmes où tous les sujets peuvent être abordés, selon ce qu’elles décident. Il a été créé en réaction à certains hommes qui avaient tendance à prendre un peu trop de place de parole dans les autres comités. De plus, on trouve le comité journal où les gens discutent de ce qu’ils veulent écrire dans le journal distribué dans les quartiers de Montréal, auprès des membres et des sympathisant.e.s de l’OPDS et vendu aux groupes et organismes et institutions à travers le Québec. Cela permet aux militant.e.s de partager leur opinion et leur vision de la société qui ne seraient sans doute pas reprises par les médias de masse, mais qui méritent d’être diffusées. Puis, on propose une formation de quatre jours, « Mon droit à l’aide sociale[4] », offerte périodiquement. Elle permet de collectiviser certains problèmes à l’aide sociale, de repartir avec un document de loi vulgarisée de l’aide sociale et de devenir une sorte de conseiller pour aider ses proches aux prises avec des problèmes semblables.

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Enfin, notons que l’organisme se retrouve maintenant dans une grande précarité puisque son principal bailleur de fonds, Centraide, a retiré son financement, réduisant le budget de plus de 80%[5]. L’OPDS doit donc encore plus que jamais s’appuyer sur l’implication de ses membres et les dons de la communauté pour poursuivre sa mission.

Le poids des prÉjugÉs

Pour les militant.e.s de l’OPDS, il est évident qu’il y a un mépris et des préjugés véhiculés envers les personnes assistées sociales. Quelques recherches au Québec confirment que les personnes assistées sociales sont suspectées d’être fraudeuses, paresseuses et profiteuses (Deniger, 2012) et elles font l’objet de stigmatisation basée sur leur condition sociale (Commission des droits de la personne et de la jeunesse, 2015 ; Asselin et Fontaine, 2018).

Une militante explique :

On porte le fardeau de dilapidation des biens sociaux, […] notre propre famille a des préjugés envers nous […] on te demande jamais comment tu es arrivé à l’aide sociale, ça les intéresse pas. Ils s’en foutent de tes conditions, ils veulent juste que tu sois dans la course [pour avoir un emploi] et après si j’ai un emploi, ils vont nous dire « ah tu fais quelque chose de ta vie », comme si j’avais jamais rien fait !!

Les écrits de Gaulejac (2008) soulignent le poids et les effets de tels préjugés, en exposant les phénomènes de projection et d’introjection. Ainsi, il est socialement projeté un ensemble de défauts, et de problèmes, à toutes les personnes assistées sociales. Puis, lorsqu’une personne devient assistée sociale, il est difficile pour elle de ne pas intérioriser cette image sociale négative, de penser qu’elle est « moins que rien » et responsable de sa situation jusqu’à en vivre de grandes hontes (ibid.). Ce climat social donne l’impression aux militant.e.s de vivre dans un environnement hostile, pas très humain ou compréhensif. Comme le souligne Gaulejac (2008 ; 2014), les personnes doivent mobiliser des ressources individuellement et collectivement pour protéger leur identité face à ces violences sociales.

Un milieu plus sÉcuritaire[6]

En réaction à cette violence sociale récurrente, les militant.e.s de l’OPDS ont voulu créer un milieu plus sécuritaire et plus humain en insistant particulièrement sur l’accueil, l’entraide, le non-jugement, l’acceptation et l’espace pour s’exprimer. Il s’agit d’un ensemble de pratiques qui peuvent sembler banales ou qui ont été banalisées avec la professionnalisation de l’intervention sociale, mais cette façon de faire fait toute la différence selon elles et eux.

D’abord, l’accueil est essentiel : « On traite [les gens] comment nous, on voudrait être traité : “comment ça va ? veux-tu un café ?” Des fois les gens arrivent en crise, il faut les calmer autant que possible, on les écoute », résume une militante. À l’OPDS, la personne est accueillie – simple, mais très souvent oublié. Les militant.e.s mettent sur pause leur travail (par exemple écrire une lettre) pour prendre le temps de dire bonjour : ce geste fait toute la différence pour faire sentir à la personne qu’elle est importante et considérée. Il est important de noter que ce n’est pas une tâche déléguée aux bénévoles, mais qui est réalisée par toute l’équipe : pas question de créer de hiérarchie dans les tâches ou de considérer ce geste comme banal. Puis, il y a l’entraide qui consiste notamment à aider la personne par rapport à ce qu’elle vit même si ça dépasse le cadre d’intervention de l’OPDS. Par exemple, une personne a reçu des souliers parce qu’elle n’en avait pas, une personne a été aidée à déménager ou encore un conflit avec un commerçant a été réglé, même si ce n’était pas une question d’aide sociale. Ce n’est pas parce que l’OPDS fait du soutien juridique qu’il ne se fait que ça. Sortir du cadre permet de considérer la personne dans ce qu’elle vit maintenant plutôt que la considérer comme un cas et disons-le, permet d’alimenter une solidarité de classes. Cela permet aussi de laisser libre cours à cette volonté d’aider par les bénévoles et de garder la possibilité de contribution ouverte. « J’en ai assez bavé dans ma vie, puis sur l’aide sociale, tu en baves encore plus. Moi, ça m’incite à aider les gens et peut-être qu’ils vivront pas ce qu’on a vécu », raconte une militante. C’est donc d’aller un peu plus loin sans nécessairement remplacer des services spécialisés.

De plus, l’attitude de non-jugement et d’acceptation compte. « Les personnes arrivent souvent avec un lourd fardeau, elles se sentent honteuses et coupables d’être à l’aide sociale : elles se sentent moins bonnes que les autres, qu’elles ont raté leur vie », souligne une militante. L’organisme veut être un espace d’acceptation et d’affirmation d’un droit à l’aide sociale pour que les personnes se jugent moins, malgré la pression sociale. Plus encore, c’est d’apporter un contre-discours et de faire de l’éducationpopulaire sur trois éléments importants : « 1. l’aide sociale est un droit légitime, qu’il est correct d’utiliser ce droit, 2. il y a des causes qui expliquent l’appauvrissement et le manque de répartition de la richesse et 3. les personnes assistées sociales contribuent à la société par un travail invisible », résume un militant. Ce travail d’éducation populaire ou de faire le lien entre le vécu personnel et les causes sociopolitiques de l’appauvrissement se fait à différents moments comme dans les assemblées, les comités ou encore plus informels comme dans les discussions autour du repas du midi. Enfin, il y a aussi cet aspect de laisser un espace pour parler et s’exprimer. « La personne vient ici parce qu’elle a un problème d’aide sociale, mais autour de ça il y a plein de choses. En la laissant parler, elle se sent plus à l’aise ensuite », raconte une militante. Cela se passe à la fois à l’accueil, lors des conseils juridiques ou des comités : il y a un espace pour parler des difficultés qu’on vit ici et maintenant, même si ça dépasse du cadre de la rencontre.

Ces façons de faire sont toutes sauf banales, mais correspondent à une compréhension de ce que c’est que d’être à l’aide sociale et de ce qu’il faut faire pour créer un milieu plus sécuritaire. Certain.e.s pourraient y voir un rapprochement avec l’éthique du care (Paperman, 2015) où il y a une nécessité politique et affective de mettre en place un ensemble de pratiques « ordinaires » du care. Ces pratiques pourraient aussi avoir un effet (au moins apaisant) sur la honte en permettant d’être vu et accepté « tel qu’on est » et non pas « tel qu’on devrait être[7] » (de Gaulejac, 2008 ; Brown, 2006) en réduisant aussi les effets de la stigmatisation provenant de la pensée dominante.

Ainsi, c’est ce milieu plus sécuritaire, malgré un environnement social hostile, qui a permis aux personnes de « se développer ». Par se développer, les militant.e.s de l’OPDS entendent prendre confiance en soi, mieux communiquer, connaître leurs droits, comprendre les causes de l’appauvrissement et enfin, exprimer un sentiment libérateur d’indignation face aux injustices. « Quand, j’ai enfin pu exprimer [mon sentiment d’indignation], ça a été comme une source d’eau qui a jailli de moi, je suis devenu une fleur ou un livre qui s’ouvre. » Une fois que les militant.e.s se sentent mieux, se sentent plus libéré.e.s, elles et ils se sentent en mesure d’offrir des conseils à leur entourage sur l’aide sociale ou de parler des causes de l’appauvrissement. Il y a ce rayonnement à l’extérieur de l’organisme, après avoir vécu et expérimenté un lieu plus sécuritaire permettant de se développer comme personne.

Les pratiques de rÉsistance

Nous avons déjà vu qu’un volet concerne la mobilisation des ressources personnelles et collectives pour se défendre et se sortir des effets de la stigmatisation, des préjugés et de la honte : il apparaît être une part importante du travail réalisé par l’organisme qui veut créer un milieu plus sécuritaire.

Il y a aussi ce volet où les militant.e.s de l’OPDS résistent et deviennent des sujets sociohistoriques en s’engageant dans une lutte culturelle ou politique par rapport à l’aide sociale (Freire, 1977). Concrètement, elles et ils promeuvent un contre-discours par l’écriture d’un journal publié une fois par saison et distribué dans le quartier, auprès des militant.e.s, sympathisant.e.s et qui est disponible au local de l’organisme. Le journal permet d’écrire sans se censurer : les militant.e.s de l’OPDS sont conscient.e.s que leur discours est différent de ce qu’on voit dans les médias. Partager les idées des militant.e.s qui ne seraient pas reçues ailleurs, c’est ainsi contribuer à redéfinir l’image apposée aux personnes assistées sociales.

L’OPDS agit aussi sur le plan politique d’une façon particulière en raison de l’analyse que les militant.e.s font de la situation. Par exemple, elles et ils racontent avoir tenté à plusieurs reprises de rencontrer les élu.e.s pour leur parler des problèmes à l’aide sociale, mais se sont senti.e.s peu écouté.e.s et même trahi.e.s, particulièrement lors des coupes budgétaires de 2013[8]. Pour elles et eux, il apparaît clair que les politicien.ne.s font du calcul politique et qu’il est « payant » de réduire l’aide sociale ou en d’autres mots, « les élu.e.s se font du capital politique sur le dos des personnes assistées sociales », nous résume un militant. Et ainsi, pour les militant.e.s de l’OPDS, c’est plutôt par l’action directe où les élu.e.s sont dérangé.e.s et « poussé.e.s » à considérer les personnes assistées sociales qu’il faut passer, par opposition à vouloir sensibiliser ou « susciter la pitié par le lobbyisme », comme le résume une militante.

C’est ainsi que s’organise, chaque année, une manifestation dans le cadre de la Semaine de la dignité des personnes assistées sociales (1re semaine complète de mai), qui tient à être dérangeante. Si les élu.e.s en sont parfois la cible, le bailleur de fonds de l’OPDS, Centraide de Montréal, l’a aussi été, critiqué pour sa proximité avec le milieu des affaires[9] et son approche managériale. À travers les années, l’OPDS, seule ou en lien avec d’autres groupes, a organisé plusieurs occupations s’étendant parfois sur une période de quinze jours ou a bloqué l’accès à des endroits stratégiques comme la Tour de la Bourse en organisant un pique-nique dans le hall pendant qu’une partie du groupe occupait le bureau du ministre.

Un autre exemple est lorsqu’elles et ils avaient créé le pantin d’un ministre dans une position peu avantageuse pour exprimer leur indignation et frustrations. À coup sûr, cela vise à déranger ! Enfin, les militant.e.s de l’OPDS participent en solidarité à différentes manifestations organisées par des groupes communautaires alliés sur les questions du logement, du féminisme, du racisme, des réfugié.e.s, de l’itinérance, etc.

Somme toute, on remarque que la résistance s’organise sur les plans psychologique, culturel (par le journal) et politique, en plus d’une solidarité et du soutien par rapport à des groupes alliés. Ces pratiques sont en cohérence avec l’analyse sociale qui se fait à l’intérieur de l’organisme, qui se veut radicale et sans être naïve, mais réaliste sur le rôle des élu.e.s.

Tendre vers des rapports Égalitaires

Tendre vers des rapports égalitaires dans un organisme démocratique est un idéal qui comporte son lot de difficultés. Comme dans toute organisation, il y a un pouvoir formel où certaines personnes ont des postes rémunérés, participent à des instances de décision, mais il y a aussi un pouvoir informel où certaines personnes ont plus d’influence que d’autres. Les personnes assistées sociales peuvent croire que leurs idées sont moins bonnes que celles des autres, comme l’explique une militante : « Pour moi, c’était difficile de commencer sur le CA, j’ai échoué mes années d’école et j’ai pas le même langage qu’eux autres. Si je parle, qu’est-ce qu’ils vont dire, qu’est-ce qu’ils vont faire ? » Quelles pratiques sont mises de l’avant pour égaliser les rapports de pouvoir?

Tout d’abord, les militant.e.s de l’OPDS ont déjà mentionné que d’être dans un milieu plus sécuritaire permettait de se développer, de retrouver confiance en soi, en ses idées et que comprendre les causes de l’appauvrissement permet de se libérer, au sens de se dégager en partie de la culpabilité et de la honte. De plus, des espaces de parole sont offerts systématiquement. Par exemple, dans les réunions, il y a un tour de table où chaque personne peut s’exprimer sur le sujet et où les premiers concernés, les personnes assistées sociales, s’expriment en premier. Si la personne n’a rien à dire, elle n’est pas obligée, mais l’espace existe et existera au moment où elle sera prête. Par ailleurs, si elle décide de s’exprimer sur un sujet autre, parce que c’est cela qui la préoccupe à ce moment, on la laisse parler sans jugement pour reconnaître sa contribution et respecter sa prise de parole.

Le fait qu’il n’y ait pas de structure exclusive à des salarié.e.s lance le message que toutes les contributions sont importantes, ce qui permet une certaine norme d’horizontalité. En effet, l’équipe de travail est composée de militant.e.s salarié.e.s et de bénévoles, où les tâches ‑ comptabilité, écrire une lettre, agir comme porte-parole ‑ sont réparties collectivement. Les salarié.e.s agissent plutôt comme personnes ressources pour soutenir les militant.e.s, planifier le travail à faire et être disponibles en tant que présence régulière. Il arrive que les salarié.e.s encouragent une personne à prendre des tâches parce que « des fois, on ne sait pas qu’on est capable de le faire », souligne une militante. Il faut spécifier qu’il y a quand même des attentes de participation pour faire partie de l’équipe de travail, dans laquelle il faut s’impliquer entre un à quatre jours par semaine. La façon dont est structuré l’organisme lance ce message d’une volonté constante de trouver des solutions pour tendre vers des rapports égalitaires.

L’un des défis, quant à l’établissement de rapports égalitaires, est la nécessaire auto-critique des salarié.e.s par rapport à leur pouvoir. Cette auto-critique est considérée comme nécessaire d’une part, car le fait par exemple d’être allé.e à l’université peut donner l’impression d’être supérieur parce qu’on connaît des concepts. D’autre part, les militant.e.s à l’aide sociale ne formulent pas très souvent des critiques par rapport au travail ou aux interactions. Il y aurait à la fois une auto-critique et une humilité à cultiver chez les salarié.e.s. Enfin, il y a parfois des moments où si une personne salariée s’exprime en premier, il peut se produire un effet d’imitation puisqu’elle aurait dit « la bonne réponse » et que les personnes modèlent leurs opinions sur la sienne. C’est pourquoi, la vigilance consiste à donner d’abord la parole aux personnes directement concernées.

DÉfendre ses droits mÊme individuels, ça se fait collectivement

Les militant.e.s de l’OPDS ont tenu à nous faire part d’une autre spécificité de leur approche qui questionne les notions d’interdépendance et d’empowerment (Rist et Rouxel, 2018). La notion d’empowerment est à la fois populaire et polysémique (Parazelli et Bourbonnais, 2017). Selon des militant.e.s de l’OPDS, elle peut parfois être comprise comme « donner les outils pour que la personne défende ses droits (autonomiser) », mais cela comporte plusieurs problèmes dans ce cas-ci. En effet, défendre ses droits individuels à l’aide sociale, ça se passe le plus souvent devant un.e agent.e à l’aide sociale. Or, les personnes expliquent vivre de la peur devant l’agent.e : peur de se faire couper son chèque, peur de subir une enquête[10], peur d’avoir une certaine note à son dossier, peur d’être profilé. Comme nous le résume une militante : « C’est jamais à arme égale, c’est pas parce qu’on a pas de moyens, c’est parce qu’on perd nos moyens [dans cette situation-là]. » C’est sous la menace de sanctions bien réelles et possibles que s’établit un rapport d’autorité ou même de domination (Parazelli et Ruelland, 2017, p. 35) : les possibilités d’actions sont limitées par le pouvoir des uns sur les autres. Ce n’est pas que les personnes manquent d’estime d’elles-mêmes qu’elles n’ont pas les connaissances, les compétences, les ressources pour défendre leurs droits, mais le contexte d’autorité fait « perdre ses moyens ».

Pour les militant.e.s de l’OPDS, cette peur est légitime et c’est pourquoi elles et ils conçoivent même la défense individuelle comme collective. Pour elles et ils, il vaut mieux créer un environnement de solidarité et d’interdépendance (Rist et Rouxel, 2018) devant ce rapport d’autorité plutôt que de « donner des outils pour que la personne fasse elle-même ». Ainsi, certain.e.s militant.e.s formé.e.s à la loi d’aide sociale se sentent à l’aise d’en aider d’autres. D’autres personnes se sentiront à l’aise lorsqu’elles auront quitté le système d’aide sociale en ayant la pension de retraite par exemple : « quand je serai plus sur l’aide sociale, je vais faire des appels pour aider les autres […] là, j’ai peur qu’ils me retracent pour me couper ou me forcer à faire autre chose, à me retirer mes droits ». De plus, le fait qu’il y ait une organisation derrière elles et eux rééquilibre le rapport de force parce que l’institution responsable de l’aide sociale sait que le groupe peut réagir au moindre problème.

Conclusion

Les militant.e.s nous ont expliqué pourquoi l’OPDS est un milieu différent du reste de la société : plus sécuritaire, plus humain, plus égalitaire où il est possible de se développer, d’apprendre. Il est clair que l’organisme agit dans un contexte défavorable, notamment en raison des préjugés, des représentations négatives envers l’aide sociale et la pauvreté, mais aussi en raison des rares sources de financement pour la défense collective des droits. Malgré tout, l’OPDS agit comme sujet sociohistorique pour améliorer les conditions de vie des personnes assistées sociales à travers une pratique et analyse radicale. Ce travail apparaît encore aujourd’hui absolument nécessaire où le mépris s’ajoute à la précarité comme le dit Renault (2008, cité dans Warrin, 2011, p. 120) et où il n’y a pas encore de Revenu de citoyenneté.

En guise d’ouverture, nous pourrions nous demander si les pratiques ordinaires du care ne souffrent pas d’un déni de reconnaissance et ne seraient pas en général sous-évaluées (Paperman, 2015), en particulier dans les organismes en défense collective des droits. En étant un lieu d’implication, l’OPDS permet l’expression de pratiques de compassion et de solidarité non professionnelle, mais ayant des effets bien réels pour « se développer ». Pour Fishkin (2016), amener les personnes à développer de la compassion pour elles-mêmes est un puissant antidote à la honte et ainsi, à certains effets de la stigmatisation. Si la solidarité se définit comme « le mouvement réflexif de prendre acte de l’intolérable et de trouver les moyens d’y mettre fin comme projet social » (Lamoureux, 2009). Ces deux pôles apparaissent essentiels pour contrer les effets psychologiques du mépris, mais aussi pour avoir un projet de changement sociopolitique et devenir des sujets sociohistoriques.