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Il y a dans la banlieue du travail salarié un foisonnement de systèmes d’action qui ne s’appuie plus prioritairement sur le travail salarié. Transformer cette réalité, comme le font les sociotechnocrates, en un monde de silhouettes sans âme et sans distinction contribue à son aliénation

Grell et Wery, 1993, p. 137

Dans les années 1990 en Occident et encore maintenant en Europe, l’exclusion sociale marquée par l’importance du sous-emploi a fait l’objet de préoccupations populaires, universitaires et politiques (Pinard, 1998 ; Schnapper, 1997 ; Paugam, 1996 ; Castel, 1995). L’emploi comme grand intégrateur social, comme marqueur d’identité, de même que comme pivot de la distribution des revenus mais aussi des droits sociaux (Bernier et al., 2003 ; Méda, 1998) ne paraissait plus pouvoir jouer ces rôles. Pour d’aucuns, cette crise de l’emploi était aussi l’occasion de repenser le travail et la place qu’il occupe (Méda, 1998 ; Gorz, 1988, 1997 ; Caillé, 1994). À court terme, cependant, et sans doute dans une perspective plus pragmatique, d’autres s’attachaient plutôt à comprendre les effets de cette crise sur les trajectoires de vie.

C’est dans cette perspective qu’a été réalisée l’étude qui a servi de bougie d’allumage au présent article. Portée par Paul Grell et Anne Wery, leur enquête visait à accueillir les récits de personnes confrontées à la croissance de l’insécurité d’emploi. En 1993, la publication de leur ouvrage, Héros obscur de la précarité, marque aussi les débuts de la popularité de la méthode des récits de vie pour saisir l’expérience des personnes qui vivent en marge de l’emploi typique et de ses modalités d’intégration à la société. Depuis, près d’une dizaine de recherches ont été effectuées en adoptant la même approche, y compris une recherche que nous terminons[1]. Dans celle-ci, notre objectif était de contrer les représentations stigmatisantes, provenant des discours populaires et gouvernementaux, véhiculées à l’égard des personnes assistées sociales considérées aptes au travail. Dans le présent article, nous souhaitons mettre en perspective notre recherche avec cette tradition d’enquête sur les parcours de vie.

Cette remontée historique se fera au travers du rapport au travail. Ce concept sociologique permet de dégager les représentations qu’ont les personnes de l’activité de travail, de ses significations, des valeurs et des fonctions qu’elles lui associent, à la lumière de leurs expériences, de leur identité, de leurs attentes, mais aussi des rapports sociaux dans lesquels ils s’inscrivent (Côté, 2013). En ce sens, le rapport au travail agit comme un vecteur d’interprétation des parcours de vie. En relatant les faits saillants du rapport au travail dégagés des récits de vie, il s’agira plus précisément d’interroger les fragilités existentielles induites par le système social contemporain, au croisement du monde du travail et de la mise en oeuvre de la norme du travail salarié par les programmes de soutien du revenu, et en particulier par l’aide de dernier recours.

À ce matériau, nous voudrions poser deux questions. Premièrement, alors que Grell et Wery (1993) n’inscrivaient pas leur enquête sous le signe de la norme du travail salarié, permettant alors de saisir de manière critique cette valeur sociétale et de valoriser l’autonomie existentielle des personnes sondées, cette posture à la fois critique et ouverte s’est-elle maintenue dans le temps?

Deuxièmement, Héros obscur de la précarité a saisi les expériences des « banlieusards du travail salarié », des sans-emploi au faîte de la récession des années 1980, c’est-à-dire au moment où on a pu prendre connaissance de la restructuration du salariat, avec la croissance de la précarité et de l’emploi atypique. Quarante ans plus tard, en regard de la « maturation » de cette restructuration et de la mise en oeuvre d’une politique d’activation des programmes de soutien du revenu, pouvons-nous percevoir un changement dans le rapport au travail des personnes qui restent en marge de l’emploi ?

Pour répondre à ces deux questions, mais d’abord pour rendre compte des études effectuées, notre analyse sera découpée en trois grandes parties. Nous commencerons par une brève présentation des enquêtes mobilisées. Parce qu’elles convergent sur la prégnance de bifurcations dans les parcours, nous nous arrêterons ensuite sur ce moment. Comme moment fort du récit sur le parcours de vie, la bifurcation ouvre sur des interprétations en termes de souffrances sociales et de fragilisation de l’identité. Enfin, nous nous intéresserons au contexte socio-économique et institutionnel, c’est-à-dire à la structure de l’emploi et au système de protection sociale en tant que facteurs de précarisation qui permettent d’interpréter ces souffrances sociales.

PrÉsentation des Études

Nous avons sélectionné sept enquêtes québécoises. Nous en ferons une très brève présentation, avant d’ouvrir sur la lecture que nous en proposons. Ces études réalisées au Québec depuis celle de Grell et Wery ont été sélectionnées en fonction des trois critères suivants : 1) elles ont mobilisé la méthode des récits de vie, 2) portant notamment sur le rapport au travail, 3) de population ayant connu le chômage, des formes d’emploi atypique et faiblement rémunéré ou des épisodes de recours à l’aide sociale[2]. Ces trois situations constituent alors les indicateurs de parcours de vie marqués par la précarité.

Généralement associée à l’instabilité, la précarité peut se décliner en indicateurs bien circonscrits de durée, d’absence de sécurité, d’imprévisibilité ou d’insuffisances (de protections ou de revenu) (Tremblay, 2015), tout comme elle peut ouvrir sur des processus (la précarisation) et des dynamiques de domination (Appay, 1997). C’est plutôt cette dernière acceptation qui sera retenue ici. Notons toutefois que notre synthèse ne cherche pas à analyser la précarité en soi, mais à considérer ses effets sur les trajectoires et le rapport au travail. À cet égard, et conformément à l’approche des récits de vie, nous nous intéressons autant aux dimensions subjectives de la précarité – au sentiment de précarité – qu’à ses aspects objectifs. L’attention à la précarité permet d’ouvrir sur une compréhension critique et politique des parcours de vie, comme on le verra notamment en abordant les souffrances sociales et les rapports sociaux qui trament les parcours de vie marqués par la précarité.

Commençons par l’enquête réalisée par Paul Grell, entre 1982 et 1984, à Montréal et dans sa région proche. L’enquête qui porte sur l’expérience du chômage est réalisée en plein coeur de la première importante récession qui marque la fin des Trente Glorieuses. Quatre-vingt-neuf récits de personnes sans emploi, qui avaient entre 20 et 40 ans, ont été recueillis. L’enquête visait à saisir le rapport au chômage, les modes de débrouillardise ainsi que le rôle joué par l’appartenance de classe ou, plus largement, les capitaux dont dispose l’individu dans le cours de sa trajectoire de vie.

L’enquête menée par Renée B.-Dandurand et Christopher McAll (1996) partait pour sa part du contexte législatif, à savoir l’adoption de la Loi sur la Sécurité du revenu en 1988. Elle portait sur le rapport au travail et à l’assistance sociale, à la lumière des trajectoires de mères assistées sociales que la nouvelle loi enjoignait désormais à intégrer le marché du travail. Réalisée en deux temps (1989-1990, 1993-1994), à Montréal, la recherche a pu rejoindre 160 personnes. Dans un texte de 2008, McAll revient sur une extension de cette recherche, réalisée entre 1994 et 1996 auprès de 69 femmes vivant à Montréal et inscrites à l’aide sociale.

La recherche menée par Jean-François René, Christine Lefebvre, Monique Provost et Jean Panet-Raymond a aussi été réalisée surtout à Montréal dans les années 1990. Elle découle de 48 récits de vie de personnes assistées sociales, aptes au travail et ayant des enfants. Elle portait sur leur parcours d’assistance. Dans cette recherche, le rapport au travail constitue une variable interprétative des parcours de vie. Les auteurs abordent les expériences passées, les valeurs associées au travail et le travail idéal.

Mobilisant aussi le récit de vie, la recherche menée par Romaine Malenfant, Andrée LaRue, Lucie Mercier et Michel Vézina a été réalisée entre 1997 et 1999. Elle visait une population qui connaissait une précarité d’emploi depuis moins de deux ans et a rencontré 52 personnes. Dans le contexte de la consolidation de l’emploi atypique et précaire, les chercheurs souhaitaient savoir si le rapport au travail et à l’emploi s’en trouvait affecté.

En 2008, Thirot a pour sa part réalisé 30 entretiens portant sur les trajectoires de précarisation. Alors que dans l’article publié à mi-parcours, Thirot (2009) analyse surtout les trajectoires de vie en s’attardant aux souffrances sociales, ce qui lui permet d’insister sur les rapports sociaux qui interagissent avec les trajectoires, dans l’article publié en 2013, elle propose plutôt une interprétation prenant la forme d’une typologie des parcours tirés des éléments les plus significatifs des rapports au travail et à l’emploi[3]. Il s’en dégage que les attentes et la satisfaction liées aux trajectoires d’emploi peuvent être des vecteurs de pouvoir et de confiance en soi.

Dans une réflexion libre issue de la somme de ses recherches sur l’exclusion et l’assistance sociales, McAll (2008) s’intéresse aux définitions de la pauvreté. Il insiste alors sur l’importance de tenir compte de l’ensemble des rapports sociaux qui façonnent les expériences de pauvreté, définis comme « univers d’action ». Cette conception des rapports sociaux implique de tenir compte de l’ensemble imbriqué des dimensions pertinentes à l’action dans lesquelles elle se situe (matérielles, normatives, institutionnelles, symboliques) et des axes de différenciation (niveau de vie, condition sociale, genre, âge, statut de résidence, etc.). Notons que Thirot s’attarde aussi sur une compréhension de la pauvreté comme rapport social lié au contexte de la précarisation de l’emploi. La précarité est alors saisie comme :

Un processus de mise à l’écart du marché du travail, comme un rapport social établi entre des acteurs aux positions inégales. Cette approche, issue des travaux de Appay (2001), permet de (re)penser le travail comme un champ de luttes pour des positions sociales, dans une dialectique conflictuelle entre groupes sociaux antagonistes

Thirot, 2009, p. 159

Enfin, notre recherche découle de huit entretiens de groupe réalisés en 2018 auprès de 44 personnes assistées sociales, dans 7 régions du Québec. Les participant.e.s ont été interrogé.e.s sur leurs visions et leurs expériences du travail, de l’aide sociale et des mesures visant leur insertion en emploi. Les questions posées avaient pour but d’amener les personnes à reconstruire leurs trajectoires en sélectionnant les expériences, les épreuves et les événements qu’ils et elles jugeaient marquants dans leurs parcours de vie, d’emploi et d’aide sociale.

Des analyses contrastées

L’approche basée sur les récits de vie implique de placer la personne au coeur de l’enquête. Plus qu’une méthode de recherche qualitative, elle suppose un décentrement de plusieurs postures impliquées dans toute démarche de recherche en sciences sociales. Relativement à la posture théorique, elle invite à suspendre l’imposition des cadres interprétatifs sur la réalité sociale étudiée. Ce premier décentrement doit alors permettre une attention plus ouverte aux expériences et aux interprétations des individus eux-mêmes. En regard de la connaissance qui en découle, on suppose qu’elle ne vise pas à valider des hypothèses, mais qu’elle cherche plutôt à révéler une meilleure compréhension des phénomènes sociaux. Enfin, ce type d’approche tend vers une dynamique de coconstruction des savoirs entre les chercheurs et les « sujets » de l’étude, réhabilitant alors le double sens de la notion de « sujet » : celui et celle qui sont « assujettis » à une question sociale d’intérêt scientifique, tout en étant à la fois participants actifs des manières d’appréhender et de « répondre » à cette question.

La portée de cette approche permet, pour McAll (2008), que les personnes qui vivent des situations de pauvreté participent à la définition du phénomène.

Ces témoignages permettent, selon nous, de dépasser les limites de la mesure et de saisir la pauvreté comme condition vécue (ou perçue) par les personnes elles-mêmes. Ils permettent surtout de situer la pauvreté dans l’univers complexe des rapports sociaux qui la produisent ou qui la constituent. […] Une approche plus « compréhensive » et qualitative peut ainsi donner un nouveau souffle à la recherche et à l’action sur la pauvreté

McAll, 2008, p. 99

Le premier constat qui se dégage des recherches présentées tient à la richesse de leurs interprétations. Les thèmes abordés vont des vertus de la méthode biographique (Grell et Wery, 1993 ; McAll, 2008) à celle des parcours (Thirot, 2013), en passant par le rôle des structures sociales (Grell et Wery, 1993) et des rapports sociaux (McAll, 2008), l’emploi atypique (Thirot, 2013), la précarité (Malefant et al., 2002 ; Thirot, 2009 ; 2013), la précarisation (Malefant et al., 2002 ; Thirot, 2009 ; 2013), le rapport au travail et à l’emploi (Malenfant et al., 2002 ; Thirot, 2013), les souffrances sociales (McAll, 2012 ; Thirot, 2009), les bifurcations (toutes), la pauvreté (McAll, 2008), les stigmates, les préjugés et les discriminations (McAll, 2008).

Comme on vient de le voir, une approche basée sur les récits de vie suppose que c’est la parole et l’interprétation des personnes elles-mêmes qui éclairent les phénomènes sociaux. Mais l’ensemble des synthèses de recherche témoignent plutôt des interprétations des chercheurs et de l’importance de leurs questions et cadres d’analyse. Il nous semble qu’il y a là matière à réflexion épistémologique, puisque ce constat réhabilite fortement l’idée qu’en matière de réalité sociale, les « faits sociaux » restent le produit de l’interaction des acteurs, de leur intercompréhension (Habermas, 1981 ; Corcuff, 2004).

Il est par conséquent difficile de systématiser une analyse rétrospective portant sur les changements des expériences et des représentations du travail au cours des quarante dernières années. Pourtant, c’est la richesse de ces points de vue et la diversité des regards qui sont susceptibles de rendre justice à la densité multidimensionnelle et imbriquée des rapports sociaux qui façonnent les trajectoires de vie marquées par la précarité (Carpentier et White, 2013). Or, la restitution de cette densité est de plus en plus considérée comme une forme prometteuse d’élaboration et d’évaluation des politiques sociales (Bernard et McDaniel, 2011).

Le regard historique

Dans le but d’en rendre compte, nous proposons de saisir les interprétations des recherches en trois temps, temps qui correspondent respectivement aux thèmes 1) des bifurcations dans les parcours, 2) du monde du travail et 3) des dispositifs de la protection sociale. Relativement à ces thèmes, il s’agit d’en dégager le rapport au travail.

Le concept de rapport au travail relève du registre des significations, des valeurs, des idéaux et des représentations sociales (Mercure, 2019 ; Méda et Vendramin, 2010 ; Lalive d’Épinay, 1994). Il permet de saisir ce que pensent les individus du travail, au sens large[4]. Relativement aux représentations, l’individu n’est pas passif, il sélectionne, interprète ces représentations à la lumière de ses expériences de travail et de vie – et des épreuves existentielles qui les jalonnent –, ainsi que des expériences découlant de la fréquentation des programmes d’aide sociale et d’activation. On peut s’attendre à ce que les personnes qui ont connu des parcours d’emploi précaires aient des conceptions du travail, des expériences, des attentes et une perspective de bien-être et de réalisation de soi qui divergent ou entrent en contradiction avec les normes implicites associées aux politiques publiques de l’emploi ou à l’esprit d’une époque. L’approche permet ainsi de dégager l’interprétation qu’ont les personnes de leurs expériences de travail et d’activation, et de s’intéresser aux transformations des attentes, du sens et de la valeur associés au travail lorsqu’elles racontent leur parcours. Le rapport au travail contribue alors à une appréhension dynamique des parcours de vie, d’assistance et de travail et des justifications subjectives de ces trajectoires (Côté, 2013 ; Thirot, 2013).

Par rapport au thème de la bifurcation dans les parcours, les récits permettent de dégager deux axes d’analyse, lesquels contribuent à situer le récit de vie et de rapport au travail au coeur des rapports sociaux : les souffrances sociales et l’identité. Comme récit sur soi (Freitag, 1992), l’identité constitue un noyau de l’action et de l’interprétation de la trajectoire[5]. En raison de la centralité du travail, ce dernier constitue un repère important de l’identité (Renault, 2013 ; Thirot, 2009 ; Hughes, 1996). En considérant la bifurcation comme un moment d’arrêt et de remise en question qui peut témoigner de la fragilisation de l’identité et de la confiance en soi, on pourra se demander comment s’imbriquent la redéfinition des attentes – envers le travail notamment – et les rapports sociaux pour que se relance la trajectoire.

C’est ainsi qu’à la lumière de la fragilisation des parcours et de l’identité dont témoignent les ruptures dans les parcours, nous allons ressaisir les événements et les représentations issus des récits comme des indices de souffrances sociales. Nous allons insister sur le contexte socio-économique et institutionnel, c’est-à-dire sur la structure de l’emploi et le système de protection sociale qui agissent comme des vecteurs de souffrances sociales. Ces derniers interagissent en effet avec les trajectoires dans la mesure où ils en façonnent les contraintes mais aussi les possibilités. À partir des récits d’expériences et des représentations de ces deux univers institutionnels, nous pourrons alors mieux comprendre ce que la norme du travail fait aux individus et si on constate des transformations dans le temps.

Le parcours et ses bifurcations

Toutes les données d’enquête convergent sur un point et c’est notre second constat. Les récits révèlent généralement des moments qui rompent ou suspendent les trajectoires de vie. S’y profilent alors parfois des temps d’errance, lesquels peuvent, ou non, permettre de rebondir. Dans notre recherche, l’expression « tomber sur l’aide sociale » était courante.

La rupture ou la chute constituent généralement, en elles-mêmes, un choc. La plupart du temps, elles impliquent un changement du niveau de vie et une précarité matérielle (René et al., 1999). Mais l’une des leçons que nous tirons du regard historique sur les enquêtes considérées, c’est la fragilisation de l’identité qu’implique la rupture dans le parcours, parce que la confiance en soi constitue l’un des facteurs qui permet de retisser le fil d’une trajectoire rompue. Thirot écrit : « La violence de la chute et les périodes de retrait déclenchent un décalage vis-à-vis de soi-même, de ses projets. » (2013, p. 152) Ainsi, dans cette étude, pour sept personnes sur dix, la trajectoire de « précarisation circulaire » est marquée par une dégradation de la confiance en soi.

D’une manière générale, les personnes vivent une atteinte à leur dignité en tant qu’être humain et citoyen, qui se caractérise par un écart entre leur être (leurs aspirations) et le devoir-être (les exigences). Ce décalage suscite le doute et entraîne une attitude de repli souvent vécue comme une mise entre parenthèses de sa propre identité et de ses propres projets. Qu’il soit temporaire ou plus ancré dans le temps, le retrait est forcé par des contraintes trop fortes. Il permet de se ressourcer, mais il peut aussi accroître et alimenter le doute

Thirot, 2009, p. 166-167

Il en va de même des résultats subséquents, pour les parcours rompus : expérience de la précarité, fragilisante sur l’estime de soi et où le rapport à l’emploi en devient insatisfaisant ; « La nécessité de renoncer à son projet professionnel et à ses ambitions personnelles est source d’une grande insatisfaction qui engendre une remise en cause de ses propres capacités. » (Thirot, 2013, p. 151) Il n’existe cependant aucune fatalité dans les moments de rupture des trajectoires.

Nous voulions alors mieux comprendre les « facteurs de chute » et, de là, ce qui pouvait mener à une reprise de trajectoire satisfaisante pour la personne. Comme le suggère Thirot :

En mettant en perspective les événements (temps court) constitutifs des trajectoires (temps long), il est possible de mettre en évidence ce que Grossetti (2006) appelle les bifurcations. […] En étudiant les moments de rupture, l’analyse porte sur leur contexte (en cherchant à en dégager la causalité) et sur la transformation opérée (la nouvelle situation vécue)

2009, p. 163

Il s’agit par conséquent d’interroger les ressources dont dispose la personne – en propre ou celles qui sont mises à sa disposition – afin de rebondir. Car, il faut rappeler cette évidence : la trajectoire de vie, lorsqu’elle est rompue, ne peut reprendre un fil, solide ou satisfaisant, qu’à la mesure où les épreuves peuvent être surmontées. « Nous insistons sur l’arborescence des itinéraires dont chaque nouvelle séquence dépend de la façon dont se résolvent et se transforment les quelques noeuds de pratique (par exemple : la maîtrise du logement et la gestion de l’insécurité matérielle). » (Grell et Wery, 1993, p. 145) Au-delà de la résolution des enjeux matériels, les moments d’errance permettent à la personne de trouver son rythme et de rebâtir sa confiance en soi, c’est-à-dire la confiance en ses propres capacités et limites (Grell et Wery, 1993) ; un moment qui peut être propice à une réappropriation de la trajectoire, une redéfinition de l’identité et une reformulation du rapport au travail.

Pour rendre compte des enquêtes qui ont saisi ce moment, nous mobilisons la notion de souffrances sociales proposée par Thirot (2009). Elle permet plus précisément de rendre compte des ressources dont dispose l’individu, ou celles mises à sa disposition. Dans sa dimension singulière, la souffrance sociale permet d’appréhender l’affaiblissement de la capacité d’action et de pouvoir de l’individu dans le champ du travail (Thirot, 2009). Elle peut se manifester comme un manque de contrôle ou d’autonomie sur la trajectoire de vie, et elle implique souvent une fragilisation de la confiance en soi et de l’identité. Cette référence à l’autonomie suppose que l’individu doit éprouver une certaine maîtrise de sa vie pour que ses souffrances soient atténuées et pour que son parcours lui paraisse satisfaisant.

Mais le concept de souffrances sociales (Renault, 2008 ; Honneth, 1992) fait référence à des expériences singulières articulées à des rapports sociaux ou, selon les termes de Thirot, « dont les origines et les conséquences se trouvent dans les blessures infligées par les forces sociales, les pouvoirs économiques, politiques et institutionnels (Blais, 2008). » (2009, p. 161) Articulée à la dimension individuelle, la notion agit comme contrepoint à celle de responsabilisation. À cet égard, René et ses collègues (1999) ont justement considéré « l’éthique de la responsabilité individuelle » comme l’une des dimensions d’analyse des parcours d’assistance. Les personnes conçoivent leur trajectoire à la lumière de leurs propres expériences, ce qui implique parfois qu’elles analysent leurs échecs et leur succès en termes de responsabilité individuelle. Or, McAll (2008) affirme que pour aller au-delà de la responsabilisation individuelle, aujourd’hui centrale pour comprendre et critiquer les mécanismes contemporains de la domination sociale et technocratique (Martuccelli, 2004 ; Fretel et al., 2020), il faut situer les parcours de vie au coeur des rapports sociaux.

Comme le suggère Thirot (2009), nous posons que l’expérience de la souffrance sociale intervient dans les parcours et contribue à remodeler le rapport au travail. Saisir le rapport au travail qui émerge des récits de vie concourt alors à dégager l’articulation entre les parcours de vie, l’autonomie individuelle et les rapports sociaux dans lesquels ils s’inscrivent.

Surmonter les Épreuves

À la lumière d’une attention à la complexité des rapports sociaux, plusieurs facteurs se conjuguent pour que perdure ou se résolve l’expérience de la rupture du parcours. Nous dresserons la liste de ces facteurs, puis nous nous attarderons sur ceux liés aux configurations de l’emploi, puis au système de protection sociale (Paugam et Martin, 2009). Ces facteurs peuvent être considérés comme des contraintes, des barrières, des mécanismes de discrimination entravant le déploiement de l’autonomie et de la confiance en soi.

Commençons par les contraintes matérielles. Notons d’emblée qu’en plus d’être traversées de discriminations (Thirot, 2009 ; McAll, 2008), elles peuvent induire du stress et des problèmes de santé. Outre les salaires insuffisants, les mauvaises conditions de travail et d’emploi ainsi que l’absence d’avantages sociaux ou d’assurances collectives, ces contraintes matérielles peuvent découler de la mauvaise qualité du logement, de l’absence de moyens de transport adéquat et, en général, de conditions de vie difficiles (Thirot, 2009 ; McAll et al., 2012 ; Boucher et al., 2020). D’autres facteurs peuvent être temporels : urgence, rythmes non concordants, temporalités décousues (Thirot, 2009). D’autres encore peuvent être institutionnels, en ce sens qu’ils renvoient au rôle de l’État ou au respect des lois.

Il existe aussi des facteurs relationnels et ils concernent la présence, l’entraide et la solidarité familiale ou l’insertion dans des communautés. Être intégré à une communauté d’existence et de solidarité permet de tempérer les désavantages de la précarité (Ulysse, 2009). C’est ce qu’ont confirmé la plupart des enquêtes (dont Malenfant et al., 1999). A contrario, les résultats de la recherche menée par René et ses collègues ont mis en évidence l’important rôle joué par la présence d’enfants sur le maintien des liens familiaux, vecteur d’entraide, ainsi que comme stimulant à l’action pour s’en sortir (René et al., 1999, p. 111). Mais ils ont aussi révélé les lacunes des autres niveaux de support. En outre, Thirot (2009) a souligné qu’en regard des épreuves vécues au travail, près du tiers des répondants de la première phase de ses entretiens n’a pas mentionné d’appartenance collective. D’autres ont vécu des conflits significatifs, des relations inégalitaires ou des entraves aux possibilités de négociation. Enfin, certains facteurs peuvent être symboliques : non-reconnaissance et stigmatisation.

Attardons-nous maintenant sur ce qui forme le coeur de notre argumentaire, à savoir les facteurs liés au monde de l’emploi, puis aux protections sociales.

Contexte institutionnel : précarisation du travail et de l’emploi, activation de la protection sociale et activation

D’aucuns affirment que le taux de chômage constitue l’une des variables les plus significatives pour expliquer le taux d’assistance sociale (Couturier et Gignac, 2012 ; Cousineau, 2008). De fait, après avoir connu des pics historiques au début des décennies 1980, puis 1990, les taux de chômage et d’assistance ont suivi une courbe descendante à partir de 1996 et, depuis plus d’une dizaine d’années, nous connaissons, au Québec, un creux historique et durable des taux de chômage et d’assistance (MTESS, 2019, p. 20).

Dans les enquêtes, le contexte socio-économique est généralement traité comme une variable de départ. C’est le cas chez Grell et Wery (1993) lorsqu’ils rappellent l’importance du taux de chômage et la transformation de la structure de l’emploi, laquelle est abordée sous un double aspect : les changements dans la structure industrielle avec la tertiarisation de l’économie; puis la croissance significative de l’emploi précaire.

Grell et Wery (1993) ont adopté une posture sociologique en dehors des conventions, ce qui impliquait de suspendre les acquis de connaissance sur le chômage et de ne pas considérer celui-ci d’emblée comme un problème social. Leur approche consistait plutôt à demander comment vivent ces personnes qui ne s’appuient plus sur un travail salarié stable. C’est en ce sens qu’ils ont analysé les parcours relativement à la position occupée entre centralité et banlieue du travail salarié, ce qui leur a permis de mieux situer les propos et les épreuves vécues par leurs répondant.e.s. Quand on s’installe dans la banlieue, on y trouve une forme d’accomplissement de soi et de résolution vis-à-vis de la perte de normalité/centralité du travail[6] ; quand on se maintient à sa frontière, ce pourrait ne pas être le cas. Ainsi, ceux et celles qui ont décroché du travail salarié peuvent-ils se permettre de poser cette question : « où donc, pendant leur existence antérieure de salarié, était caché l’essentiel de leur mode de vie d’aujourd’hui ? » (Grell et Wery, 1993, p. 149) « Le travail ayant perdu sa valeur expressive en tant que source d’identité et de satisfaction, l’individu est amené à reprendre à son propre compte les différences figures de l’espace et du temps instituées par le travail salarié. » (Grell et Wery, 1993, p. 151) Ce que les récits ont en commun, c’est l’autonomie. La réappropriation de la vie se trouve en marge du travail salarié.

Par contraste, ceux et celles qui se maintiennent à la frontière du travail salarié souffrent de son absence. « Le chômage est humiliant et désocialisant. » (Grell et Wery, 1993, p. 152) Tous voudraient retravailler, tellement l’absence de travail est dure. C’est ainsi qu’« on ne chôme pas à ses frontières » et que les gens cherchent à faire « toutes les heures possibles » (Grell et Wery, 1993, p. 47). En même temps, le présent paraît suspendu. « Les pratiques ponctuelles, les tactiques nombreuses s’épuisent en fonction d’un extérieur non maîtrisable. » (Grell et Wery, 1993, p. 153)

De la même façon, Malenfant et ses collègues ont rappelé ce fait élémentaire : un emploi stable, qui permet de gagner sa vie – et pas seulement de survivre de mois en mois – permet d’« avoir un contrôle sur son existence en étant autonome et indépendant financièrement » (2002, p. 123). Or, nous avons constaté qu’à mesure que les recherches se rapprochent dans le temps, un temps qui correspond à la consolidation et à la banalisation de la précarité d’emploi, les effets de celle-ci s’affirment. Par exemple, dans cette recherche, une place était laissée aux stratégies des personnes qui peuvent préférer un emploi précaire s’il les épanouit et leur permet de concilier différents temps sociaux, même au risque de s’enfermer dans un parcours précaire. Justement, c’est cette ouverture à l’expérimentation dans le parcours professionnel qui paraît moins possible dans le contexte de la précarisation de l’emploi :

Cette possibilité d’exercer des choix professionnels correspondant à ses intérêts et à ses valeurs selon les besoins, les circonstances, les obligations, voire les envies, qui marquent toute trajectoire est ce qui semble avoir été le plus touché par la précarisation du travail

Malenfant et al., 2002, p. 127

Quelques années plus tard, Thirot (2009) insiste sur les manifestations de violence et de domination sociale dont témoigne la précarisation de l’emploi. Pour sa part, en 2012, McAll met très clairement l’accent sur les conditions de travail et d’emploi qui entraînent des problèmes de santé psychologique. Les personnes peuvent être fragilisées parce qu’elles sont obligées de surperformer dans des emplois temporaires dans l’espoir de stabiliser leur situation, mais s’épuiser au final. Pour sa part, Thirot a constaté que le processus de précarisation, articulé au monde du travail, se manifeste par « la répétition subie de situations subalternes, des discriminations liées aux origines sociales, de genre et ethniques » (2013, p. 146), non moins que par l’absence d’appartenance collective – dont syndicale – pour contrer ces situations. Ce que ses répondants ont dit des rapports sociaux de travail en révèle la violence. Les mots, évoquant l’agression, en témoignent : « c’est l’enfer », concurrence, insultes, menaces, non-respect des lois, agressions, obligations, etc. « Autant d’expressions qui renvoient au manque de contrôle, à la soumission, au malaise d’un rapport à autrui hiérarchisé, établi entre des acteurs sociaux dont les positions sont non seulement inégalitaires, mais aussi dominatrices. » (Thirot, 2009, p.167) S’en dégage un sentiment d’injustice. En somme, retenons que

La précarisation évoque des processus tels que l’individualisation du rapport salarial, la dégradation des conditions de travail, la responsabilisation totale et l’insécurité alimentaire, sociale et juridique

Thirot, 2009, p. 162

Enfin, les participant.e.s de nos groupes de discussion ont quant à eux mentionné de nombreux abus de la part des employeurs. Par exemple, surcharge et changements arbitraires dans les tâches ou les horaires, refus de payer les heures effectuées ou supplémentaires et congédiements injustifiés. Pour certains, la dégringolade est infinie. Ces problèmes, en somme, sont souvent liés aussi au cycle de la précarité. Autant de mécanismes et de contraintes qui blessent l’estime de soi.

Insistons avec Thirot sur les stratégies d’adaptation déployées par les individus, en termes d’attentes revisitées vis-à-vis du travail, afin de protéger l’estime de soi et de s’engager dans un « nouveau » parcours ajusté à ces nouvelles attentes. En ce sens, la dimension diachronique des trajectoires joue un rôle, dans la mesure où les événements modèlent et transforment les représentations. Celles-ci ne sont pas alors sans liens avec les possibilités de surmonter les épreuves, parce qu’elles contribuent à redéfinir les attentes.

Ainsi, au fur et à mesure de son existence sociale et en lien avec ses attentes, il construit son propre « type-idéal » du travail et de l’emploi. Après avoir cumulé un certain nombre d’expériences dans ce domaine, l’acteur est en mesure d’évaluer les gains obtenus en regard de ses attentes, de réorienter ses objectifs

Thirot, 2013, p. 156

Selon Thirot (2013), des attentes qui suscitent l’accord de l’individu – quelles qu’elles soient – ont plus de chances d’induire de la satisfaction et, par conséquent, de rétablir la confiance en soi. Mais, comme nous l’avons déjà posé, les épreuves et le cheminement que vivent les personnes se déroulent au sein de rapports sociaux, lesquels se présentent comme des ressources, des facteurs, un cadre facilitant ou entravant l’action.

En somme, et c’est notre 3e constat, 40 ans d’enquête sur les récits de rapport au travail ont révélé le durcissement des épreuves du travail. La précarité de l’emploi et le travail à bas salaire sont devenus des faits normaux. La plupart des répondants s’accrochent donc au salariat… cependant que les dispositifs sociotechnocratiques seraient devenus plus contraignants, entre autres moralement. C’est ce que la présentation du rôle de la protection sociale, dans ce cadre et dans ce contexte, nous permet d’examiner.

Parallèlement aux changements dans la structure de l’emploi, entre le début des années 1980 et maintenant, le système de protection sociale en vigueur au Québec a aussi connu différentes transformations. Ensemble, les programmes d’assurance-chômage (du gouvernement fédéral) et d’aide sociale (du gouvernement provincial), en particulier, ont connu pas moins d’une quinzaine de réformes (Boucher et Noiseux, 2014 ; 2018). Ce qu’il convient d’en retenir, c’est l’érosion de l’admissibilité au droit à la sécurité du revenu et le renforcement de la norme du travail salarié dans un esprit d’activation des programmes et des personnes[7] (Boucher, 2014 ; Normand, 1998 ; Fretel et al., 2020). L’enquête de Dandurand et McAll (1996) interroge précisément ce dernier aspect. Parmi la population « apte au travail », qui a connu une importante croissance depuis l’implantation de l’Aide sociale en 1970, les mères de jeunes enfants font l’objet des préoccupations gouvernementales dans les années 1990, parce qu’elles y demeureraient trop longtemps (Boivin, 2003). L’État considère désormais que ces mères doivent intégrer le marché du travail, comme n’importe quel autre adulte (Morel, 2002 ; Dufour, 2002 ; Orloff, 2006). Dandurand et McAll (1996) cherchaient à savoir comment cette réforme était perçue et vécue par les femmes ciblées. Ce qui s’en dégage dépasse le cadre de l’intervention de l’État. Cela concerne un important changement de mentalité, celui touchant les rôles féminins. Les mères n’étaient plus vouées à s’occuper essentiellement de leurs enfants et de la maisonnée. Elles auraient désormais à concilier ces tâches avec l’occupation d’un emploi salarié. L’enquête menée par Dandurand et McAll met en évidence l’adoption de cette norme par les nouvelles cohortes de mères.

Cependant, les résultats présentés par McAll (2008), et qui découlent d’un 3e volet de cette recherche, soulignent à quel point la précarité d’emploi est un facteur déterminant du recours à l’aide sociale. L’incompatibilité des horaires et des salaires avec la garde des enfants ne permet pas de se maintenir en emploi. L’auteur souligne aussi comment cette réalité n’était pas prise en compte par le programme d’aide sociale, ou par d’autres programmes du système de protection sociale. Dans l’ensemble, c’est la complexité des réalités des personnes qui échappait aux réponses proposées par l’État social :

Selon les témoignages de ces femmes sur leurs propres trajectoires de vie, la « pauvreté » qu’elles vivent a ainsi de multiples dimensions, avec des liens complexes entre conditions de vie et de travail, responsabilités familiales, préjugés, gestes discriminatoires, perte d’estime de soi, isolement et, dans certains cas, violence. Plusieurs de ces dimensions seraient spécifiques à leur condition de femmes et de mères ; d’autres seraient aussi probablement présentes pour n’importe quelle personne se trouvant dans la « pauvreté » et qui se verrait soumise aux préjugés des autres quant à sa propre responsabilité pour cette condition. En général, cependant, divers aspects de l’expérience de ces femmes semblent spécifiques à leur condition de femmes. Or, le système mis en place et qui prévalait au moment des entrevues tenait peu compte de cette spécificité

McAll, 2008, p. 104

Ces propos confirment les résultats de la recherche menée par René et ses collègues[8]. D’un côté,

L’expérience des personnes interviewées, leur situation générale et leur rapport avec la sécurité du revenu attirent l’attention sur le rôle de l’État dans l’intégration au travail des assistés sociaux. Le soutien offert par l’État renvoie plus que jamais l’individu à lui-même : l’assisté se sent seul responsable de ce qu’il fait, seul face à son insertion

1999, p. 117

D’un autre côté, l’enquête a aussi révélé qu’à la suite d’un passage par l’aide sociale, les conditions d’emploi subséquentes étaient généralement moins avantageuses qu’auparavant et maintenaient la personne dans la précarité (comme cela a été démontré ailleurs – Fretel et al., 2020).

Parallèlement, ces mêmes chercheurs, de même que McAll (2008), ont rappelé la prégnance du stigmate de l’aide sociale. Celui-ci blesse la dignité des personnes et porte atteinte à leur confiance en soi. Ainsi, le stigmate peut constituer un frein qui brime le passage à l’action.

Ces préjugés finissent par représenter des barrières imposantes dans les trajectoires de vie de ces personnes. Paradoxalement, ils peuvent devenir, à leur tour, un mécanisme central dans le maintien de la condition de pauvreté qu’ils prétendent expliquer. D’abord parce qu’ils peuvent se traduire par toute une série de gestes d’exclusion (non-embauche, non-location d’un logement, non-établissement d’un rapport d’amitié), mais aussi parce qu’ils peuvent finir par affaiblir la confiance que ces femmes ont en elles-mêmes – selon les témoignages de ces dernières. Être de moins en moins confiante dans sa capacité d’agir face à des acteurs qui contrôlent l’accès aux ressources dont on a besoin et qui semblent avoir des attitudes méprisantes à son égard ne facilite pas la sortie de la pauvreté

McAll, 2008, p. 102

En plus de fragiliser les individus, la stigmatisation joue un rôle de contrôle social qui permet de renforcer la normalité du travail salarié.

Réalisée alors que le taux d’assistance atteint un creux historique, notre propre recherche confirme ces résultats et cette évolution historique. En dépit de leur volonté de travailler, surtout à temps partiel, et de leur participation à diverses mesures d’employabilité, plusieurs personnes ne parviennent pas à le faire, soit parce qu’elles n’arrivent pas à acquérir les compétences requises à leur intégration et à leur maintien en emploi, notamment parce qu’elles ne réussissent pas à s’extraire du « ronron occupationnel » des mesures d’activation, soit parce qu’elles vivent avec divers problèmes, notamment de santé, insuffisamment pris en considération et n’ouvrant pas sur des mécanismes adaptés.

En se ressaisissant de la notion de bifurcation dans les parcours, il semble donc que, quelles que soient les épreuves vécues par les personnes, l’intervention de l’État ne favorise pas les temps d’arrêt ou d’errance qui permettraient de rétablir la confiance en soi et de reformuler ses projets et perspectives de vie. Certes, certains programmes d’activation jouent ce rôle (Boucher, et al., 2020 ; Québec, 2009), mais en insistant trop sur l’emploi comme principal pivot de l’autonomie, nous constatons au contraire que ces « gains » s’effectuent en reconduisant les effets des souffrances sociales sur les parcours d’emploi et de vie.

Quelles leçons en tirer ?

À l’issue du parcours historique que nous avons effectué, nous pouvons ressaisir et répondre à la question de savoir si le rapport au travail des populations enquêtées s’est modifié, en raison notamment de la dynamique d’activation de la protection sociale ou de la consolidation de l’emploi précaire.

Hormis pour les mères assistées sociales, désormais perçues dans leur double rôle parental et de travailleuses, un rapport au travail marqué du sceau de sa normalité aurait remarquablement traversé le temps et se serait même consolidé. Les enquêtes ont confirmé la centralité du travail salarié. Ainsi, l’enquête menée par Dandurand et McAll (1996), de même que celle réalisée par René et ses collègues (1999), ainsi que celle de Malenfant (2002), ont montré l’attachement à la valeur du travail et les efforts mis pour intégrer le marché du travail. Des conclusions aussi confirmées par notre recherche. En somme,

Si les personnes interviewées traînent avec elles un passé généralement empreint de difficultés majeures sur le plan de l’insertion en emploi, elles n’en demeurent pas moins fortement marquées par ce que représente le travail, économiquement et symboliquement. Souvent, leur parcours récent et leurs aspirations sont marqués par la force d’attraction du travail salarié

René et al., 1999, p. 111

Le rapport au travail reste positif. En dépit des souffrances que génèrent les rapports sociaux de travail,

Le rapport au travail comme valeur fondamentale d’accomplissement de soi et comme source de valorisation n’en est pas pour autant remis en cause. L’énergie et l’espoir contenus dans les narrations nous portent à croire que, en dépit de tout ce qu’elles ont vécu, les personnes rencontrées restent motivées, prêtes à agir, et que la victimisation n’a pas sa place pour caractériser leur parcours

Thirot, 2009, p. 168

Dans L’ouvrier de l’abondance (1972), qui présente l’une des premières enquêtes portant sur le rapport au travail, Goldthorpe et Lockwood affirment que les représentations du travail sont faiblement liées aux conditions objectives du travail et de l’emploi. Force est de constater que les représentations du travail seraient dotées d’une certaine autonomie. C’est alors l’expérience, comme nous l’ont enseigné les recherches, qui agirait sur le plan individuel, sur la transformation de ces représentations. À cet égard, nos résultats de recherche font clairement apparaître que les personnes souhaitent un travail épanouissant qui respecte leurs limites (Boucher et al., 2019), une possibilité plus ou moins favorisée par le contexte structurel. À cet égard, le recul historique nous permet de constater la perte d’une certaine marge de manoeuvre vis-à-vis du monde du travail.

Il convient par conséquent d’insister sur la transformation des facteurs institutionnels qui interagissent avec les trajectoires de vie et d’emploi, et leurs bifurcations. Tandis que se consolidaient la précarisation de l’emploi, l’intensification du travail et la paupérisation salariale, le système de protection sociale avait désormais pour mission principale de (r)envoyer le plus rapidement possible ses bénéficiaires sur le marché du travail (Charron, 2019) sur fond de responsabilisation individuelle, plutôt que d’agir comme un espace, un temps et un levier de reconstitution de soi. Or, comme l’affirme Thirot, le monde de l’emploi constitue un facteur de souffrance sociale – « la notion de souffrance sociale nous a permis d’illustrer comment le champ du travail peut invalider la capacité d’action et le pouvoir que chaque acteur est censé détenir sur sa propre vie » (2009, p 168). Ainsi, c’est bel et bien de souffrances sociales dont il faudrait parler en regard des personnes qui ne parviendraient pas à ajuster leurs attentes en fonction du contexte, c’est-à-dire à adapter leur idéal du travail à la précarisation de celui-ci, et à en tolérer les effets sur leur vie. L’activation de la protection sociale confirmerait cette tendance.

Le rapport à l’État qui traverse l’expérience des personnes interviewées est dominé par une approche fonctionnelle, instrumentale, souvent incapable de répondre à des projets plus personnels, une tant soit peu distincts de la norme

René et al., 1999, p. 115

Pour ce qui est de la question portant sur la posture d’ouverture des chercheur.e.s et la portée critique de leurs interprétations, nous retenons, d’une part, qu’ils n’ont pas manqué de souligner le durcissement des épreuves du travail qui a accompagné la confirmation de sa centralité. D’autre part, le regard rétrospectif que nous avons jeté sur ces enquêtes nous porte à croire à l’enrichissement de la perspective critique, notable précisément par la prise en compte des dimensions imbriquées des facteurs de précarisation et de souffrances sociales. Cette prise en compte, il faut le souligner, révélerait alors les lacunes des dispositifs de la protection sociale dans l’accompagnement des populations précarisées. Reste à voir si l’évocation des bifurcations dans les parcours, dans la première stratégie de lutte contre la pauvreté du gouvernement fédéral, au Canada, renversera cette tendance (Canada, 2018).