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Introduction

Dans une lettre ouverte publiée en 2016 dans le journal Le Soleil, le ministre de l’Emploi et de la Sécurité sociale de l’époque, François Blais, justifiait la dernière réforme de l’aide sociale à la fois par un principe coercitif de « réciprocité stipulant que l’équité sociale exige que chaque membre apporte une contribution à la société à la hauteur de ses capacités » et un principe « de protection et de renforcement des capacités (empowerment) selon lequel il est parfois nécessaire de contraindre un individu si c’est pour améliorer, entre autres, le capital humain qui le servira toute sa vie » (Blais, 2016). Dans cette lettre ouverte, Blais défendait son programme Objectif Emploi visant à obliger les premiers demandeurs d’aide sociale à participer à un plan d’intégration à l’emploi, sous peine de pénalités (Règlement sur l’aide aux personnes et aux familles, RAPF, titre IV.1). Ce programme est entré en vigueur le 1er avril 2018.

Cette philosophie d’aide conditionnelle et de contraintes pour susciter l’activation n’est pas nouvelle (Dufour et al., 2003 ; Issalys, 2009 ; Charron, 2019). Bien avant le programme Objectif Emploi, des sanctions étaient prévues dans le dispositif d’aide sociale. Certains avancent même que « le ver était dans la pomme » dès l’adoption de la première loi sur l’aide sociale en 1969 (Posca, 2020, p. 19). Cela étant, cette logique de la contrepartie et des conséquences associées aux manquements participe d’une certaine « punitivité » inhérente au dispositif d’aide sociale à travers plusieurs « mécanismes de sanctions ». En plus de la pénalité de 100 $ pour fausse déclaration (art. 194, RAPF), les sanctions prennent la forme d’annulations, de suspensions ou de réductions des prestations pour défaut de conformité à une règle. Les procédures de recouvrement pour trop-perçu peuvent également avoir un effet matériel de sanctions (Issalys, 2009). La surveillance constante des prestataires par les agents de l’État peut également être perçue comme punitive (par ex. Maki, 2011).

Plusieurs situations appellent des mesures dites « punitives ». Par exemple, un séjour hors Québec de plus de sept jours consécutifs ou de plus de quinze jours dans un même mois entraîne la suspension des prestations (art. 20, RAPF ; voir aussi https://pauvreetcaptif.com) ; la réception d’un don monétaire supérieur à la limite permise entraîne une réduction du montant de la prestation (art. 111, RAPF) ; le fait de vivre avec quelqu’un et de s’entraider a pour conséquence probable une réduction ou une suspension des prestations et des mesures de recouvrement pour « vie maritale » (art. 22, Loi sur l’aide aux personnes et aux familles, ci-après LAPF). Bien d’autres situations encore déclenchent des mesures ayant des effets matériels de sanctions.

Dans cet article, partant justement du cas de figure du contrôle des prestataires d’aide sociale en situation de vie maritale, nous montrerons que le droit administratif a pour effet de construire le profil du prestataire d’aide sociale comme un sujet déviant à punir. Aux yeux de la LAPF, la « vie maritale » ou la notion de « conjoints » concerne toute situation de cohabitation d’au moins un an entre deux personnes de sexe différent ou de même sexe, que celles-ci soient ou non mariées, unies civilement ou conjoints de fait. Notre recherche s’est intéressée aux mécanismes juridiques déclenchés en raison de la supposée non-conformité aux règles du dispositif d’aide sociale en lien avec la vie maritale ainsi qu’aux effets de ces mécanismes punitifs sur les prestataires.

Après avoir mis en contexte les écrits sur la « punitivité » du dispositif d’aide sociale, ainsi que la méthodologie de notre projet de recherche, il s’agira d’abord de comprendre le droit entourant le concept de « vie maritale » dans le dispositif d’aide sociale au Québec. Ensuite, pour prendre la pleine mesure de son caractère punitif, le droit sera mis en regard des histoires vécues des prestataires. Finalement, nous exposerons les effets punitifs des sanctions mises en oeuvre. Tel que l’avancent les autrices socio-juridiques Coutin et Reiter, « understanding legal processes requires a close examination of lived experience within legal contexts » (2017, p. 571 ; voir aussi Ewick et Silbey, 1998). Par une mise en dialogue du droit administratif lié à l’aide sociale et des expériences des prestataires, les pages qui suivent permettent de montrer comment les prestataires sont apriori, « toujours déjà » (always already) considérés comme des sujets déviants qui méritent punition.

Le traitement punitif des prestataires de l’aide sociale

Le traitement punitif des prestataires d’aide sociale a été étudié aux États-Unis (Fox Piven et Cloward, 1971 ; Gustafson, 2011 ; Wacquant, 2009) comme au Canada (Robert, 1997 ; Crocker et Johnson, 2010 ; Michandani et Chan, 2007 ; Mosher et Hermer, 2005 ; Charron, 2019). Au tournant des années 2000, de nombreux travaux canadiens ont notamment souligné l’apparition du workfare, remplaçant les politiques de welfare et transformant l’assistance sociale en relation mutuelle qui oblige une personne à travailler pour être prestataire d’aide sociale (Morel, 2002 ; 2003 ; Dufour, Boismenu et Noël, 2003 ; Shragge, 2000 ; Lightman, Mitchell et Herd, 2005 ; Gorlick et Brethour, 2002). Au Québec, Dufour et al. (2003) ont étudié la notion de « contrepartie », définie comme l’ensemble des mesures d’aide assorties de conditions en matière d’aide sociale. Ils ont dégagé les tendances générales sur la conditionnalité de l’aide et les transformations de l’État-providence, dans une perspective comparée. À un niveau plus microsociologique, McAll et son équipe (McAll et al., 1995 ; McAll et White, 1996) ont documenté l’expérience québécoise des prestataires d’aide sociale au milieu des années 1990.

Notre étude du dispositif d’aide sociale au Québec s’inscrit dans un courant théorique analysant la transformation de la force répressive de l’État, force de plus en plus diffuse (Foucault, 1975). L’actuel mode de gouvernance néolibéral se traduit par tout un arsenal de techniques pénales ayant pour conséquence de réduire les fonctions de protection et de solidarité sociale de l’État au profit de fonctions de sécurité et d’ordre public (Merrien, 2007 ; Wacquant, 2009). Au Québec, l’usage de pratiques punitives dans la gestion de la pauvreté a été abordé sous l’angle de la criminalisation de la pauvreté. Elle a beaucoup intéressé les auteurs critiques, qui ont ainsi exploré les différentes facettes du tournant punitif étatique (Bellot et Sylvestre, 2012 ; Sylvestre, 2010 ; Sylvestre, Blomley, Bellot, 2019). Ces auteurs se sont principalement penchés sur les transformations de la punition au coeur du droit pénal (par ex. judiciarisation de l’itinérance par des règlements municipaux) et du droit criminel (par ex. par des accusations criminelles pour violation de conditions de probation).

Un certain courant de pensée (Fortin, 2018 ; Kohler-Haussman, 2014 ; Velloso, 2013) soutient même que nous assistons présentement à une « administrativisation » du droit criminel et pénal selon laquelle il s’agit moins d’imposer une peine, après avoir déterminé la culpabilité d’un accusé, que de gérer des populations marginalisées sans réellement les « punir » ‑ au sens classique de la pénologie. Cette nouvelle pénologie (Feeley et Simon, 1992) n’en est pas moins punitive : certaines populations marginalisées se voient par exemple imposer de lourdes conditions de remise en liberté, avant procès, qui ont, à toutes fins utiles, l’effet d’une peine (Sylvestre, Blomley, Bellot, 2019).

La force répressive de l’État touchant les personnes en situation de pauvreté ne se restreint pas au système de droit criminel et pénal, mais s’étend, entre autres, au droit social (Issalys, 2009 ; Robert, 1997 ; Ouellet, 1997 ; Crocker et Johnson, 2010). On entend par droit social le droit de la protection sociale, c’est-à-dire l’étude des régimes juridiques entourant l’assurance-chômage, les pensions de vieillesse, les régimes d’indemnités pour les victimes d’actes criminels ou d’accidents de la route, etc. Ainsi, bien que ce droit ait pour mission d’offrir un filet social, il est aussi un espace où la force répressive de l’État se déploie. Toutefois, quand la répression s’effectue en dehors du système de droit criminel et pénal, les garanties procédurales qui protègent le citoyen contre la force de l’État sont amoindries : allègement des règles de preuve ou disponibilité moindre des défenses (Robert, 1997). Ainsi la pénalisation du droit social et l’administrativation du droit criminel et pénal entraînent une confusion des rationalités juridiques (Robert, 1997). Pour les personnes au coeur de ces mécanismes, l’intersection des pratiques punitives a un effet négatif à géométrie variable et partant, certains groupes se retrouvent « surpénalisés » par la multiplication des mécanismes genrés (Fay, 2010) et racialisés (Mirchandani et Chan, 2007) dont ils sont l’objet.

MÉthodologie

Cet article est basé sur une recherche qui porte sur les pratiques punitives au sein du dispositif d’aide sociale et leurs effets sur les prestataires. Il repose sur une méthodologie mixte et complémentaire : analyse juridique, entretiens individuels avec des prestataires et entretiens de groupe avec des intervenant.e.s d’organismes communautaires en défense de droits. Est ici mise à contribution une partie des résultats de l’analyse juridique et des entretiens individuels. Ces résultats portent sur les sanctions imposées dans les situations de « vie maritale ».

Alors que l’analyse juridique nous permet d’aborder la grammaire légale qui définit ce qu’est une non-conformité aux règles du dispositif d’aide sociale, les entretiens avec les prestataires nous permettent d’aborder les effets des pratiques punitives sur les prestataires. Plus précisément, pour explorer la question de la punition entourant la vie maritale à l’aide sociale, nous avons d’abord procédé à une analyse juridique en repérant les sources pertinentes du droit de l’aide sociale (lois et règlements, décisions judiciaires, doctrine) et en décrivant et en interprétant les normes juridiques en vigueur. Les décisions judiciaires sont tirées de la base de données Soquij (Société québécoise d’information juridique) selon le plan de classification fourni par ce portail de recherche juridique (« droit social » – « sécurité du revenu » – « recouvrement des prestations » ET « réduction, annulation et suspension des prestations ») en conjonction avec une déclinaison des mots clés « vie maritale ». Nous avons analysé une cinquantaine de décisions identifiées par Soquij comme étant d’un grand intérêt jurisprudentiel. Les exemples choisis pour illustrer l’état du droit proviennent d’une analyse juridique et non d’une analyse systématique de discours d’un échantillon aléatoire de décisions du contentieux de l’aide sociale. Les extraits de décisions qui illustrent nos propos ont été choisis pour leur force évocatrice, mais aussi parce qu’ils nous semblent représentatifs de la punitivité autour de la vie maritale à l’aide sociale.

Sur le plan des effets sur les prestataires, cet article s’appuie sur le récit d’expérience d’un sous-échantillon de six personnes, soit deux femmes et quatre hommes, qui ont eu maille à partir avec l’aide sociale en raison de la vie maritale. Ces six personnes ont été recrutées dans le cadre d’une recherche sur les pratiques punitives du dispositif d’aide sociale. Au total, 27 personnes ont été rencontrées. Elles ont été recrutées par l’intermédiaire de trois organismes communautaires montréalais de défense de droits. Les critères de recrutement étaient : avoir subi une sanction à l’aide sociale, soit une annulation, une suspension ou une réduction des prestations pour défaut de conformité à une règle, ou bien une procédure de recouvrement pour trop-perçu. Les entretiens ont porté sur les trajectoires des personnes au sein du système d’aide sociale, ainsi que sur leur expérience en lien avec les sanctions (motifs de sanctions, expériences en lien avec l’application, conséquences sur la vie de la personne). Chaque entretien a été enregistré, retranscrit, puis codé à l’aide du logiciel Nvivo. Il est important de souligner que la sanction vécue pouvait être en lien avec divers motifs, dont la vie maritale. Comme cet article aborde l’enjeu des sanctions liées à la vie maritale, nous nous pencherons plus spécifiquement sur les récits d’expérience de six participant.e.s en lien avec ce motif. Cette mise en regard des extraits de décisions et des témoignages de sanction autour de la vie maritale recueillis lors des entretiens montrera à la fois comment les prestataires perçoivent la sanction par rapport à leur situation de vie maritale et vivent les effets qui en découlent.

Être puni.e par l’aide sociale pour vie maritale

Dans le contexte de ce qui est appelé « la vie maritale », la punitivité du dispositif d’aide sociale est depuis longtemps particulièrement saillante. Les prestations d’aide sociale sont calculées différemment si elles sont octroyées à des personnes seules ou à une famille, par exemple composée de deux conjoints, mariés ou non, avec ou sans enfants. Comme le revenu familial est pris en compte, pour une personne seule sans contrainte à l’emploi, la prestation mensuelle totale en 2021 s’élève à 708 $, alors que pour deux personnes conjointes le montant est de 1072 $ (MTESS, 2021). Afin de déceler des situations dites de « vie maritale » non déclarées, le ministère du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale (MTESS) fait souvent enquête pour réduire ou annuler des prestations et réclamer des montants perçus en trop. Les montants réclamés peuvent s’élever à plusieurs dizaines de milliers de dollars. Cette dette dite « solidaire » engage les deux personnes jugées « conjointes » pour la rembourser. Les prochaines sections expliqueront plus en détail la définition juridique de la vie maritale à l’aide sociale ainsi que ses implications pour les prestataires.

Définition de la vie maritale, ou comment l’État décide qui est conjoint

Bien qu’elle puisse se vivre à l’intérieur ou en dehors des liens du mariage, la conjugalité ‑ sous le vocable de « vie maritale » ‑ est prise en compte dans le dispositif juridique d’aide sociale depuis ses débuts en 1969 (Loi sur l’aide sociale, LQ 1969 c. 63). Quelque cinquante ans plus tard, la loi actuelle (LAPF) prévoit trois définitions alternatives de la vie maritale (art. 22) :

Article 22 Sont des conjoints :

1° les personnes liées par un mariage ou une union civile qui cohabitent ;

2° les personnes, de sexe différent ou de même sexe, qui cohabitent et qui sont les parents d’un même enfant, sauf si elles démontrent que leur cohabitation est temporaire et résulte de circonstances exceptionnelles liées à un problème grave de santé de l’une d’elles ou d’un de leurs enfants ;

3° les personnes majeures, de sexe différent ou de même sexe, qui vivent maritalement et qui, à un moment donné, ont cohabité pendant une période d’au moins un an. Ces personnes continuent d’être des conjoints ou, aux fins du paragraphe 3° du premier alinéa, sont présumées avoir continué de cohabiter malgré l’absence temporaire de l’une d’elles.

La durée de la période de cohabitation minimale d’un an prévue au paragraphe 3° du premier alinéa peut être augmentée par règlement, dans les cas et aux conditions qui y sont prévus. 

La jurisprudence a établi trois critères pour déterminer s’il y a vie maritale entre deux personnes au sens de l’article 22, alinéa 3 : il doit y avoir 1) cohabitation durant au moins un an (si elles n’ont pas d’enfants ensemble) ; 2) secours mutuel du type de celui qui existe entre des époux ; et, 3) dans une moindre mesure (en ce sens que le troisième critère n’est pas déterminant), « commune renommée ».

Le tribunal a maintes fois défini en ces mots la vie maritale :

La vie maritale découle essentiellement d’une coopération affective, sinon affectueuse, qui se manifeste par des gestes concrets comme le choix d’une résidence commune (la cohabitation) et le partage de ressources, tant personnelles que matérielles, c’est-à-dire le désir de se porter mutuellement secours et assistance (le secours mutuel). Quant à la connaissance publique de ces gestes et de ce partage, elle ne constitue qu’un critère accessoire qui, bien qu’important, n’a pour principal intérêt que de confirmer une situation plus ou moins probante.

D.C. c. Ministre du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale, 2019 QCTAQ 081245 para 25, citant M.G. c. Québec (régie des rentes) 2015  QCTAQ 06206

Au fil des années, un quatrième critère s’est ajouté, commandant au tribunal, dans certaines circonstances, d’évaluer si la cohabitation et le secours mutuel « ne découlent pas d’un moyen pour palier à [sic] un handicap plutôt que d’une vie maritale » (Brunette c. Tribunal administratif du Québec, [2000] R.J.Q. 2664 para 58).

On assimile à la vie maritale le fait de vivre à la manière d’époux, c’est-à-dire de façon similaire aux gens mariés ou unis civilement, de même sexe ou de sexe opposé. Ainsi, la notion de vie maritale en droit social est une catégorie juridique délibérément large, « puisqu’il s’agit […] d’utiliser la conjugalité comme facteur de réduction des prestations » (Goubau, 2004, p. 51 ; voir aussi Giroux et Laurent, 1989). Il faut noter qu’en dehors du droit social, en droit de la famille par exemple, le Québec refuse pour l’instant de conférer des obligations aux conjoints non mariés ou unis civilement au nom du respect de l’autonomie et du libre choix (voir notamment Québec [Procureur général] c. A, [2013] 1 RCS 61). En d’autres mots, en droit privé, les conjoints de fait n’ont en général pas d’obligation financière l’un envers l’autre. En revanche, la LAPF assume, voire impose, que les conjoints se soutiennent financièrement.

Tel que le spécifie le Manuel d’interprétation normative des programmes d’aide financière du Ministère du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité Sociale (dans l’aide à la décision en ligne, ADEL) :

L’état de vie maritale découle d’un ensemble d’éléments dans lequel il est possible de retrouver un caractère répétitif et habituel de certaines actions ou gestes posés par les personnes. Il n’existe pas d’indices applicables dans tous les cas puisque chacun est un cas particulier.

S’il n’existe pas d’indices applicables de façon uniforme et qu’aucun indice n’est en soi déterminant, c’est-à-dire suffisant en lui-même pour prouver ou non la vie maritale, celle-ci peut tout autant se rapporter au fait de résider à la même adresse (cohabitation), d’avoir des comptes de banque conjoints (soutien mutuel), de procéder à un partage des tâches domestiques (soutien mutuel), de visiter des amis et de la famille ensemble (soutien mutuel/commune renommée), de partager des repas (soutien mutuel), d’échanger des cadeaux ou d’avoir une assurance-auto conjointe (soutien mutuel), etc. (ADEL).

Il est intéressant de noter que de façon constante, quoique contre-intuitive, la jurisprudence a évalué que les relations sexuelles, ni même l’amour, n’étaient nécessaires pour fonder une conclusion de vie maritale :

Quant aux sentiments amoureux, ils ne sont pas un critère pour déterminer une vie maritale, pas plus que les relations sexuelles. Il arrive que l’amour d’un couple se transforme, qu’un couple ressente davantage une profonde amitié, ou qu’il n’y avait pas de relations sexuelles : or, la vie maritale peut exister dans le mode de vie quotidien.

G.P. c. Québec [Travail, Emploi et Solidarité sociale], 2014 QCTAQ 05381, para 94 ; voir aussi Poulin c. Québec [Tribunal administratif] [2002] RJQ 691

Le critère de la cohabitation a également été interprété de façon particulièrement large, de sorte que des personnes peuvent avoir deux adresses différentes et tout de même être jugées comme cohabitant aux fins du droit :

Par cohabitation, on entend généralement que des personnes vivent sous le même toit. […] La notion de cohabitation chez les couples vivant en union de fait a été interprétée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Hodge c. Canada [2004 CSC 65 ]. Il fut décidé que si la cohabitation était effectivement un élément essentiel de l’union de fait, elle n’était pas synonyme de résidence commune. En effet, deux personnes peuvent cohabiter malgré qu’elles ne vivent pas sous le même toit et inversement, elles peuvent ne pas cohabiter au sens juridique du terme même si elles partagent la même résidence. Peu importe le contexte, il doit exister une intention commune de continuer la vie amoureuse.

E.L. c. Québec [Travail, Emploi et Solidarité sociale], 2016 QCTAQ 01756, para 66 et 70

En outre, même si une personne est absente temporairement du domicile pour un certain temps (travail à l’extérieur, emprisonnement, séjour de traitement de la toxicomanie, etc.) la cohabitation n’est pas nécessairement interrompue (LAPF, art. 22 ; ADEL). Le critère de « secours mutuel », qu’on assimile à une « entraide effective », peut également exister aux yeux de la loi, en dépit du fait que deux personnes se voient peu :

Le procureur de Monsieur soutient que les requérants passent peu de temps ensemble par conséquent, le secours mutuel est inexistant. Le Tribunal est plutôt d’avis que le secours mutuel peut exister même si les personnes se voient peu. Il se traduit autrement que par le nombre d’heures passées ensemble.

J.F. c. Québec [Travail, Emploi et Solidarité sociale], 2019 QCTAQ 01567, para 60

Cette définition juridique de la vie maritale, développée au fil des décisions du tribunal, ne colle pas nécessairement à la réalité vécue par les personnes prestataires d’aide sociale qui cherchent à s’entraider en dehors de la conjugalité, ou du moins en dehors de la dépendance économique. En effet, plusieurs autrices féministes voient dans la définition de la vie maritale une façon de forcer les femmes à des liens de dépendance économique avec des hommes avec lesquels elles entretiennent des relations affectives (Clément, 1995 ; Lamarche, 2000)[2]. Comme on le verra dans la prochaine section, les démarches pour contester un statut marital à l’aide sociale sont souvent vaines. La crédibilité des prestataires est fréquemment remise en cause et leurs réalités sociales sont difficilement intelligibles pour les décideurs.

La vie maritale au tribunal : crédibilité et intelligibilité en jeu

Un litige entourant la vie maritale prend souvent cette même forme classique : le MTESS fait enquête, constate un trop-perçu au motif d’une vie maritale non déclarée, réduit le montant de la prestation et réclame de façon solidaire aux « conjoints » un montant trop perçu. Ce montant est recouvré à coup de retenues qui peuvent aller jusqu’à 224 $ par mois. Les défendeurs contestent la réclamation invoquant l’absence de vie maritale au sens de l’article 22, al. 3 (LAPF). Parfois, ils expliquent vivre en colocation ou selon une relation amicale, ou encore, expliquent l’absence de cohabitation, malgré la présence d’enfants nés de l’union (art 22, al. 2, LAPF). Cette contestation commence d’abord auprès des agent.e.s du MTESS et passe ensuite, si nécessaire, au tribunal administratif, section des affaires sociales. À chaque étape se posent des enjeux de crédibilité de leur témoignage et d’intelligibilité de leurs histoires.

C’est par exemple l’histoire d’une prestataire (« la requérante » dans le jugement) qui emménage en 1999 chez un couple plus âgé, à leur demande. L’épouse tombe gravement malade et décède en 2004. La prestataire accepte de poursuivre la colocation avec le veuf (le « mis en cause » dans le jugement). Elle décrit ce qui est pour elle une relation filiale d’aidante naturelle et prétend n’avoir jamais eu de relations sexuelles avec lui : « Je le considère comme mon père, on se faisait des câlins. » À la mort de cet homme en 2011, la soeur de la prestataire remplit pour elle une demande de « rente du conjoint survivant », mais la prestataire témoigne à l’audience ne pas comprendre ce que ça veut dire. Finalement, la réclamation de 39 175,46$ pour la période du 1er février 2006 au 30 novembre 2011 est maintenue et le recours de la prestataire est rejeté. Ainsi, en dépit du fait que la requérante prétende un lien filial plutôt que conjugal avec le mis en cause, le tribunal tranche, non sans une certaine violence : c’est un lien marital ; la requérante n’est pas crédible. Elle devra rembourser. Dans son jugement, le tribunal écrit :

Le Tribunal conclut que la requérante est peu crédible. L’interdépendance avec le mis en cause, le support financier, l’entraide, force est de constater qu’il y a preuve prépondérante de secours mutuel tel que vécu par des conjoints entre la requérante et le mis en cause. […]

Selon la preuve retenue, leur mode de vie se rapproche davantage d’un couple agissant en fonction de leurs besoins respectifs et qui présentent certaines difficultés. Cette relation a évolué dans le temps à un point tel, que le mis en cause demande à la requérante de vivre avec lui à la suite du décès de madame F. S.

De plus, la requérante est, pour sa part, très claire dès le début de son témoignage « je le considère comme mon père, on se faisait des câlins ». Il s’agit d’un lien d’intimité et d’un rapport émotionnel indiquant que la relation va au-delà de l’amitié et de la simple cohabitation.

D.B. c. Ministre de l’Emploi et de la Solidarité sociale, 2017 QCTAQ 01168, para 44, 46 et 47

La crédibilité des requérants est souvent contestée par le tribunal. En présence de témoignages non crédibles, le principe de dénégation veut que les affirmations d’un témoin soient interprétées comme des dénégations et ces dénégations comme des aveux. Ainsi, le fait, pour les prestataires, de nier la vie maritale peut en fait contribuer à renforcer la position contraire. Dans un jugement de la Cour supérieure, souvent repris au tribunal administratif dans des causes en lien avec la vie maritale[3], le juge explique cette règle en citant une décision de la Cour suprême :

Dans une affaire civile où la règle est celle de la prépondérance de la preuve et des probabilités, quand la partie témoigne et qu’elle n’est pas crue, il est possible pour le juge du procès de considérer ses affirmations comme des dénégations et ses dénégations comme des aveux, compte tenu des contradictions, des hésitations, du temps que le témoin met à répondre, de sa mine, des preuves circonstancielles et de l’ensemble de la preuve. Les réponses du témoin tendent alors à établir le contraire de ce que le témoin voudrait que le juge croie.»

Stoneham and Tewkesbury c. Ouellet, [1979] 2 R.C.S. 172 , 195 ; tel que cité dans Rancourt c. Commission des affaires sociales du Québec [CS], J.E. 91-745

En d’autres mots, les hésitations, contradictions et autres problèmes dans le témoignage des prestataires ‑ potentiellement extrêmement stressé.e.s de s’exprimer devant le tribunal (Bernheim, Laniel et Jannard 2018) ‑ sont interprétés comme de la mauvaise foi et finalement appuient la position du Ministère, soit le contraire de ce que les prestataires tentent d’exprimer. Parfois, le manque d’intelligibilité du mode de vie des prestataires par le tribunal est également assimilé à un manque de crédibilité et à un témoignage peu probant. Prenons l’exemple suivant où une somme de 440,06 $ est réclamée à deux hommes pour vie maritale non déclarée (pour la période du 1er août au 30 septembre 2003) et où le tribunal conclut que les requérants étaient conjoints et rejette leur recours. L’extrait suivant, plutôt long, montre bien comment le tribunal tire une conclusion de manque de crédibilité des requérants :

Les requérants situent en 1999 leur rupture à titre de couple. La seule raison invoquée est que D.O. a découvert que M.A. se travestissait et il a perdu son intérêt pour lui. Ses préférences sexuelles sont orientées vers les « vrais hommes ». Il situe cette découverte en 1996-1997 et la rupture en 1999.

Les requérants témoignent qu’il n’y a pas grand chose qui ait changé dans leur vie quotidienne, sauf qu’ils n’ont plus de relation sexuelle et qu’ils ne sortent plus ensemble. Or, l’absence de relation sexuelle et de sorties conjointes ne sauraient être les seuls éléments qui permettent au Tribunal de conclure à l’absence de vie maritale.

À l’analyse, des contradictions entre le témoignage du requérant M.A. et sa déclaration sont apparues évidentes. Par exemple, l’endroit où dormait le requérant D.O. ; ce dernier dit dormir sur un futon dans le salon, alors que M.A. déclare qu’il dort dans l’autre chambre. Cette chambre est par ailleurs qualifiée de « chambre à débarras » par D.O. Outre l’absence de cohérence entre la version des deux requérants, le Tribunal questionne la crédibilité des propos de D.O. sur ce point. Pourquoi accepterait-il de dormir sur le futon du salon tous les soirs alors qu’il partage les frais du logement à parts égales avec M.A. ?

Un autre élément qui fait l’objet de contradictions entre les requérants, est le partage des repas. D.O. admet qu’à l’occasion il partage des repas avec M.A., alors que ce dernier nie tout repas en commun. 

[…]

Que les requérants n’aient aucun compte conjoint ou aucune carte de crédit conjointe, qu’ils ne bénéficient pas d’assurance l’un envers l’autre, ne sont pas des éléments significatifs. La situation est la même depuis qu’ils cohabitent.

Quant à M.A., lorsqu’il affirme avoir caché à D.O. qu’il avait besoin de se travestir, « …pour ne pas faire rire de lui », le Tribunal ne le croit pas. Il serait surprenant que D.O. se moque de cette situation ; il vit lui-même avec un trouble d’identité sexuelle depuis qu’il est tout jeune, s’est habillé en femme à l’occasion avant de vivre comme une femme à temps plein. Ajoutons, que tous les deux se sont rencontrés dans un bar du milieu gai, milieu qu’ils fréquentent et habitent depuis longtemps.

D.O. c. Québec [Ministre de l’Emploi et de la Solidarité sociale], [2005] T.A.Q. 916, para 42 à 48

Non seulement les requérants ne sont pas crus, mais on peut déceler certains préjugés en lien avec la diversité sexuelle dans ce jugement, ou à tout le moins on y soupçonne un manque d’intelligibilité des relations des requérants et une grande confusion du tribunal.

D’un point de vue juridique, la question de la vie maritale à l’aide sociale pourrait faire l’objet d’une étude en soi. Cette brève incursion juridique nous permet toutefois de montrer deux choses. D’abord, le droit entourant la vie maritale à l’aide sociale, par ses critères flous et discrétionnaires, permet une intrusion importante dans la vie privée des prestataires, qui voient jusqu’à leurs pratiques sexuelles scrutées par le tribunal. Ensuite, certaines règles de droit, notamment le principe de dénégation, permet en quelque sorte de présumer le caractère frauduleux de la situation des prestataires lorsqu’ils ou elles ont le malheur de s’exprimer de façon confuse au tribunal. La conséquence est souvent un ordre de rembourser des dizaines de milliers de dollars à l’État. Ces réductions ou annulations de prestations et procédures de recouvrement ont des effets lourdement punitifs pour les prestataires jugés déviants, marquant du sceau de la réprobation leurs relations intimes étiquetées comme malhonnêtes par l’État. La section suivante se penche d’ailleurs sur les expériences des personnes visées par des réclamations pour vie maritale, en portant une attention particulière aux effets de ces sanctions sur les personnes.

L’expÉrience des prestataires face au droit entourant la vie maritale

Les contours flous et contre-intuitifs de la notion de vie maritale dans le dispositif juridique d’aide sociale ont été présentés dans les sections précédentes. Or, comment ces contours s’actualisent-ils dans la vie des personnes prestataires d’aide sociale ? Dans le cadre de notre recherche, sur les 27 personnes rencontrées, 6 ont connu des réductions ou annulations de prestations en lien avec la vie maritale. Fait intéressant, quatre d’entre elles (Goodboy, People, Simbad, Aigle) ne vivaient pas avec la personne avec qui elles ont été réputées être en relation. Les deux autres vivaient en colocation (Justin et Hugo). Bien que cet échantillon n’ait pas été constitué dans une logique de représentativité statistique, il permet néanmoins d’explorer et de nuancer la manière dont les mesures punitives s’incarnent dans la vie des personnes rencontrées.

Établir la vie maritale : le point de vue des prestataires

Simbad a été prestataire d’aide sociale à plusieurs périodes de sa vie. Mère monoparentale, elle a privilégié l’éducation de ses enfants, malgré plusieurs épreuves en lien avec sa santé. Impliquée dans le milieu communautaire, elle tente de trouver des solutions. Lorsqu’elle bénéficiait de l’aide sociale, elle a connu trois réductions de prestations, dont une en lien avec la vie maritale. Bien qu’elle ait été mariée avec le père de l’un de ses enfants, elle ne vivait plus avec lui à ce moment-là, ils n’avaient plus de rapports amoureux et il ne lui apportait aucun soutien financier :

Quand je me suis mariée avec le père de B, il y a dix-huit ans, on ne restait pas ensemble. Moi, j’avais mon appart avec mes trois jeunes. On n’est pas resté ensemble, même si on était marié. Quand ils [les agents] ont su que j’étais mariée à l’état civil, avec Monsieur A., ils voulaient couper mon chèque. Je leur ai dit « Il me donne pas d’argent. Il me donne rien ! » Je ne savais même pas où est-ce qu’il vivait.

Si la situation de Simbad ne correspond pas aux critères généraux de vie maritale établis par la jurisprudence (cohabitation; secours mutuel ou commune renommée), ce n’est pas un cas isolé. En effet, deux autres participant.e.s à notre recherche, en situation de parent monoparental (Goodboy et People), ont également subi des réductions de prestations pour une période de 2 à 6 mois, en raison d’un présumé lien marital avec l’autre parent de leur.s enfant.s. La vie maritale de Simbad était présumée en raison de son état civil en vertu de l’article 22 alinéa 1 (LAPF), alors que pour Goodboy et People, l’article 22 alinéa 2 a été invoqué et la co-parentalité utilisée pour établir la vie maritale. Dans les trois cas, les participant.e.s ont appris, à la réception du chèque, que ce dernier était réduit en raison de la vie maritale[4]. Néanmoins, comme nous l’expliquons dans la section suivante, ils contesteront tous trois avec succès la décision.

Ce qu’Aigle a vécu est bien différent. À la suite d’une enfance marquée par la violence, expliquant selon lui ses problèmes de santé et de consommation, Aigle a été prestataire d’aide sociale pour la presque totalité de sa vie adulte. Il n’était donc pas toujours en mesure d’identifier quand et pourquoi il a été l’objet de réductions de prestations. Cependant, il rapporte avoir vécu une grande injustice en lien avec sa vie amoureuse. « Sa femme », tel qu’il la nomme, lourdement handicapée et vivant dans une autre ville, venait parfois passer de brefs séjours chez lui, à Montréal. Selon lui, c’est un voisin jaloux qui l’a dénoncé :

J’avais mon appartement, pis elle, elle avait son appartement à X. Je restais dans le quartier gay. Quelqu’un a porté une plainte au bien-être [aide sociale] pis j’ai été obligé de payer pour une affaire de 35 000 $. Ma travailleuse sociale a essayé de me défendre : elle a dit que je faisais ça pour aider ma femme qui est [handicapée] et que je me dévouais là beaucoup pour ma femme […] ils ne reconnaissent pas le travail que font les proches aidants.

Pour Simbad, Goodboy et People, le constat de la vie maritale s’est appuyé sur une vision hétéronormative de la famille, en présumant que les parents étaient dans une relation maritale. Le constat de la vie maritale pour Aigle s’est établi sur les sentiments amoureux et la solidarité qui en découle. Or, pour Justin et Hugo, la parentalité et les rapports amoureux étaient complètement absents. En effet, ils vivaient parfois en colocation, parfois comme chambreur. Justin a été plusieurs fois prestataire de l’aide sociale. À plusieurs moments de sa vie, il a cherché à sortir de la pauvreté par le biais de l’emploi, alors qu’il ne possède pas de diplôme d’études secondaires et qu’il a un casier judiciaire. Dans l’impossibilité d’y parvenir, il se dit honteux d’avoir été contraint d’entretenir une relation de dépendance avec l’État. Lors de son entretien, il relate plusieurs retenues de chèque, ainsi qu’une réduction de prestation pour vie maritale :

[après avoir emménagé avec une colocataire], on a tout de suite été pénalisé. Elle était considérée comme inapte au travail, moi j’étais sur l’aide sociale. On a reçu une lettre, pour nous dire qu’il y avait un barème. Et c’est ça, deux personnes qui demeurent ensemble … on est… on est coupé.

Sans se considérer comme vivant en situation conjugale, Simbad, Goodboy, Aigle, Justin et Hugo ont tenté de démontrer l’absence de vie maritale. Or, comme il est exposé dans la section suivante, peu obtiennent gain de cause.

Démontrer qu’il n’y pas de « vie maritale » : (in)intelligibilité de la vie des prestataires

Les participant.e.s à la recherche ont, pour la plupart, contesté la décision des agent.e.s du Ministère de couper leur chèque. Malgré leurs liens avec des organismes de défense de droits, les participant.e.s ont directement contesté la réduction de prestations auprès de leur agent.e, à l’exception d’Aigle et de People qui ont eu recours à un avocat pour contester la décision au Tribunal administratif du Québec (TAQ).

Tout d’abord, et ceci est un thème récurrent pour tous les participant.e.s à la recherche, les réductions ou les suspensions de chèque sont constatées lors de la réception de ce dernier. Or, en plus de limiter les ressources financières des prestataires, sans avertissement, cela les place dans une posture de fautifs selon laquelle ils doivent faire la démonstration de l’absence de vie maritale.

Mère de deux enfants, People a vu son chèque réduit de 300$ pendant une période de 6 mois, pour vie maritale avec le père de ses enfants. Mère monoparentale, elle a survécu grâce à sa famille, ses amis, ainsi qu’en bénéficiant d’une entente de paiement différé de son loyer avec son propriétaire. Même si la décision a été renversée et que les sommes retenues lui ont été reversées, elle décrit cette réduction comme une injustice. People explique :

[…] they shouldn’t have done it, they shouldn’t do that, they should have total proof and listen to the person first before they do any cutting, you know ? But with the government, as soon as they hear something they’re like « Oh, cut her off, cut them off, cut, cut, cut » They cut you, then ask questions later.

Comme les propos de People l’illustrent, cette expérience inscrit, d’entrée de jeu, les personnes dans une subjectivité « toujours déjà déviante ». Une fois le chèque réduit, les participant.e.s se sont retrouvé.e.s dans l’obligation de démontrer l’absence de lien marital. L’argumentaire développé par les personnes pour faire valoir leurs droits, que nous exposons ci-dessous, donne un aperçu des multiples facettes de la subjectivité « toujours déjà déviante » à laquelle les prestataires sont astreints.

Tout comme au tribunal, le mode de vie des prestataires est inintelligible, voire assimilé à un manque de crédibilité et à un témoignage peu probant. Cette perte de crédibilité se manifeste de plusieurs façons. Elle touche non seulement la parole des personnes concernées, mais les preuves qu’elles apportent, comme l’explique Simbad :

Fait que j’ai été vraiment porté le duplicata que j’avais comme de quoi que j’étais mariée. Et puis, euh, comme de quoi ben là, j’avais beau dire ma version à moi, mais c’était pas assez.

Simbad sera d’ailleurs obligée d’avoir recours à d’autres personnes pour témoigner du fait qu’elle ne cohabite pas avec son mari et donc, qu’elle n’entretient pas de vie maritale avec lui. Dans la même situation, People a dû demander cinq lettres à des personnes de son entourage, incluant son propriétaire et des membres de la famille du père de ses enfants, pour finalement être crue par son agent.e. Avec un réseau plus limité, Simbad sera contrainte de faire témoigner ses propres enfants, car le témoignage de personnes à l’extérieur du cercle familial sera ardu à obtenir :

Pas le temps d’avoir des amis avec des jeunes enfants ! Puis j’ai un jeune avec des besoins particuliers… alors je n’ai pas le temps d’avoir des amis. Je connais personne… ben, je connais les gens de mon bloc et quelques voisins […] Le père des enfants ne voulait pas venir témoigner. Alors l’agent a dit « Vu qu’il ne veut pas venir, est-ce que vos enfants pourraient venir? » Ma famille n’était pas d’accord, mais là j’étais comme un peu coincée. J’ai pas eu le choix : je les ai amenés. […] Fait que les enfants sont venus.

Quant à Justin et Hugo, qui ont tous deux subi une réduction de prestations car ils vivaient en colocation chacun de leur côté, ne connaissant pas les ressources de défense de droits disponibles, ni l’un ni l’autre n’a contesté la décision : « Oui, on se serait essayé, mais dans ce temps-là , il n’y avait pas d’organisme. On encaissait des coups autrement dit. On pouvait pas rien faire d’autre. » (Justin). Tous deux ont exprimé leur désarroi, car vivre en colocation était pour eux une stratégie pour pallier le manque de revenus, comme Justin le raconte :

Parce qu’en restant ensemble, on va pouvoir acheter plus de nourriture. Bin non, tu te fais couper, c’est le retour à la case départ, tu comprends? Fait que ça donne rien d’essayer de trouver des moyens pour s’unir, parce qu’on est toujours comme séparés. Pis quand tu es séparé, quand tu es seul, il faut que tu payes un loyer, pis là, tu manges du Kraft Dinner pis du baloney… Tu peux pas prendre des forces pour retourner sur le marché du travail. Tu es rendu maigre, tu manques de vitamines, pis toute. C’est ça le problème.

Finalement, pour se voir réattribuer la totalité du montant d’aide sociale auquel il a droit, Justin a quitté l’appartement qu’il partageait. En situation d’itinérance pendant deux ans, il a pu donner l’adresse d’un organisme communautaire avant de se trouver un logement abordable. Comme le démontrent les études sur la criminalisation de l’itinérance, ce passage par l’itinérance laisse présager une complexification d’une subjectivité toujours déjà déviante, en l’exposant au profilage social et au système de justice pénale (Bellot et Sylvestre, 2012).

Des RÉductions et des rÉclamations : des punitions lourdes de consÉquences

Depuis bien longtemps, la « chasse aux conjoints » (Lamarche 2000, p. 103) est dénoncée par les groupes de défense de droits ainsi que par les chercheurs et chercheuses. Son effet discriminatoire force les femmes à la dépendance économique envers de soi-disant « conjoints » et elles sont plus particulièrement susceptibles d’être interpellées pour « vie maritale » non déclarée. (Relais-femmes, 1992 ; Lamarche, 2000 ; Fay, 2010). Les prestataires sont également harcelées et font l’objet d’enquête parce que des fonctionnaires, chargé.e.s de l’application de la loi, soupçonnent une vie maritale avec un présumé conjoint (Presse canadienne, 1988 ; voir aussi Caron c. R., [1988] R.J.Q. 2333, Caron c. R. 1991 J.E. 91-1536 ; Gonin 2015). Dans l’ouvrage Au-delà du préjugé, issu d’une recherche auprès des prestataires d’aide sociale en situation d’itinérance ou mal logés, Brigitte dénonce la façon dont l’aide sociale ne reconnaît pas la colocation comme stratégie de survie et d’entraide : « pour eux autres, ça se pouvait pas que deux personnes vivent ensemble chacun dans leur chambre puis qu’il ne se passe rien » (McAll et al., 2012, p. 5).

Si, pareillement, les récits analysés ici font ressortir de manière éloquente les effets des sanctions sur les personnes, cela montre également les effets pour leur entourage. En premier lieu, la principale conséquence, immédiate, est financière. Les réductions de prestations restreignent considérablement les ressources des personnes concernées ainsi que celles de leurs proches, au premier plan leurs enfants. Les personnes considérées comme conjointes de prestataires d’aide sociale sont solidaires de la dette et, partant, également visées par la sanction. Les participants.e.s à la recherche ont ainsi exposé la manière dont leurs proches étaient aussi victimes de cette perte de revenus. Père monoparental d’enfants en bas âge, Goodboy subira une réduction pendant plusieurs mois. Son ex-conjointe ayant vidé leur compte de banque, il s’est retrouvé sans ressources financières du jour au lendemain. En effet, le montant de sa prestation a été réduit, car il manquait des documents à son dossier et qu’il était présumé vivre avec la mère de ses enfants. Les conséquences ont été particulièrement difficiles pour lui, car elles touchaient directement ses enfants :

Moi, j’étais capable de me priver pis de pas manger… mais que mes enfants mangent pas, ça, ça m’enrageait, pis ça me faisait chier. Tu comprends-tu ? C’était comme si eux, c’était rien, comme deux poupées en plastique ! Moé, c’était de même que je le voyais et c’était de même qu’on me faisait sentir […] Plus que ça prenait du temps, plus je devenais agressif, plus j’étais impoli. C’était un peu normal… Moi, c’était mes enfants qui étaient en train de crever de faim, et je prends ça au sérieux là. Ils sont innocents.

En second lieu, tous les récits des personnes rencontrées le montrent et particulièrement lorsqu’il s’agit de la mise en cause d’éléments intimes comme la vie maritale, les conséquences de ces mesures punitives sont plus larges que financières. Aigle évoque les conséquences des suspensions de prestations sur lui-même, mais aussi sur son amie, soulignant à quel point cela fragilise des personnes qui sont déjà dans une situation de précarité et qui vivent des problèmes de santé mentale : « Moi, ça m’a fait un impact très difficile, pis traumatisant. Ma femme aussi. Ça ne l’a pas aidée, parce qu’elle faisait tout le temps des crises d’épilepsie pis ces affaires-là pis des inquiétudes. » Ce confinement des prestataires dans la pauvreté va jusqu’à les mettre, elles et eux et leurs proches, à risque d’itinérance, d’insécurité alimentaire et de problèmes de santé.

En définitive, les conséquences de cette intrusion dans la vie privée sont aussi d’ordre psychologique ou social et font peut-être plus de dommages encore. On peut par exemple penser aux lettres que People a dû présenter pour démontrer une absence de vie maritale ou alors au témoignage des enfants de Simbad pour crédibiliser ses explications sur son mode de vie parental. À l’instar des travaux de Herd et al. (2005), ces attaques à la dignité s’incarnent dans les interactions des prestataires avec les agents d’abord, et dans tout l’échafaudage du système juridique punitif ensuite. C’est ce dont témoigne Justin lorsqu’il décrit ses rapports avec les agents du Centre local d’emploi :

[…] ils essayent toujours de trouver quelque chose pour te couper. Mon impression, que j’ai eue là, c’est qu’ils cherchaient toujours […] Des questions : est-ce que vous demeurez avec une personne ? Est-ce que vous avez travaillé, est-ce que … c’était toujours les « est-ce que »… Des fois, à cause d’une erreur sur la feuille qu’on avait remplie, une petite erreur ‑ comme des cases qu’il fallait cocher, par exemple, avez-vous quitté le Québec ? Je l’ai pas vue…. et là, mon chèque était coupé, je devais aller chercher mon chèque au, au bureau. Je vais au bureau et là, ils me disent : vous n’avez pas rempli une case ! C’était aussi simple que ça [rires].

Ces descriptions des rapports de prestataires avec l’aide sociale illustrent précisément la construction d’un profil de prestataire d’aide sociale a priori fraudeur, « toujours déjà déviant ».

Conclusion

Aux yeux de l’État, la vie maritale s’établit en fonction de critères définis largement tels que la cohabitation (même lorsque des conjoint.e.s ne résident pas à la même adresse) et le soutien mutuel (par exemple : partage de tâches domestiques, échange de cadeaux, visite des proches en commun). Et ce, indépendamment de rapports sexuels ou de sentiments amoureux. Pour les prestataires, cette interprétation large de ce que constitue la vie maritale, à un point où cette expression en vient à perdre son sens, se traduit par des réductions ou des suspensions de prestations inattendues et dévastatrices. Cette intrusion violente dans l’intimité les place dans des positions de personnes « toujours déjà déviantes ». En effet, d’emblée et durant toute leur trajectoire à l’aide sociale, les prestataires ne sont pas considéré.e.s comme honnêtes ou de bonne foi. Pas crues, pas comprises et victimes de préjugés, ces personnes sont suspectes, fraudeuses, à punir.

Les préjudices qui découlent des sanctions, qu’elles se matérialisent en une réduction ou suspension de prestations ou une procédure de recouvrement, ont bien évidemment une portée d’abord économique, mais elles sont aussi une atteinte à la dignité des personnes. À la suite d’une réduction ou suspension de prestations ou d’une réclamation, devant un.e agent.e ou au tribunal, les prestataires doivent démontrer qu’ils et elles ne sont pas en situation de vie maritale et donc rendre intelligibles leurs relations avec le ou la présumé.e conjoint.e. La clef de cette démonstration se situe dans la crédibilité du prestataire. La première étape semble reposer sur la possibilité de produire des témoignages (enfants, propriétaire, etc.) qui viennent valider et crédibiliser la version des présumés conjoints. Si face à un.e agent.e cette crédibilité peut sembler somme toute arbitraire, au tribunal, elle est mise à mal, notamment par le principe de dénégation. Comme le conclut Simbad :

À l’aide sociale, on se lève de bonne heure. On est tout le temps sur la corde raide, parce que tu ne sais jamais comment ça va être. Ce n’est pas juste moi qui se sens comme ça : il y a beaucoup de personnes ! Tu en deviens presque malade la journée que tu reçois ton chèque, tu veux prendre ton téléphone, aller voir à ta banque si tu as eu le bon montant. Et quand tu l’as, ce montant, tu te dis, ben, faut que ça tough jusqu’à la fin de mois.

Les propos des prestataires témoignent de ce sentiment d’être traqué.e.s et renforcent notre lecture de ce qu’est une sanction à l’aide sociale, similaire aux conclusions de Mirchandani et Chan (2007), qui analysent les mécanismes de surveillance et de redditions de compte comme des manifestations de la criminalisation des prestataires. En ce sens, il est important de souligner que nous avons été contactées par 43 personnes qui voulaient participer à la recherche, mais 16 d’entre elles ne répondaient pas au critère de recrutement. Elles n’avaient pas vécu de sanction à proprement parler, mais plutôt des menaces de sanction, une surveillance intrusive et une reddition de compte exagérée, qu’elles interprétaient comme une punition. Ces éléments constituaient pour elles une sanction qui leur était imposée par l’aide sociale. Sans que ces éléments ne soient l’objet de cet article, ils témoignent de ce qui constitue une sanction, pour les personnes qui sont la cible du pouvoir répressif de l’État. Pour nombre d’acteurs issus du milieu communautaire notamment, la solution serait : « une personne = un chèque » (FCPASQ et al., 2020 ; voir aussi Bergeron 2020). D’ailleurs, à la veille de la Saint-Valentin 2021, les partis d’opposition à l’Assemblée nationale et plusieurs organismes communautaires ont uni leur voix pour rappeler au gouvernement cette revendication historique. Serge Petitclerc, porte-parole du collectif Pour un Québec sans pauvreté, expliquait alors : « D’un côté, le gouvernement refuse de donner aux personnes assez d’argent pour bien vivre, car cela pourrait prétendument les décourager d’intégrer le marché du travail. De l’autre, dès que les personnes essaient de s’entraider pour survivre, il cherche à les pénaliser par tous les moyens, notamment en recourant à une notion aussi arbitraire que la vie maritale » (Collectif Pour un Québec sans pauvreté, 2021).

Par ces pratiques punitives qui font des prestataires une « classe criminelle » (Gustafson, 2009 ; voir aussi Crocker et Johnson, 2010), le système d’aide sociale québécois s’inscrit avec force dans une logique résiduelle de protection sociale (Esping-Andersen, 1999) nécessitant d’opérer un tri entre les bons et les mauvais ayants droit et les décrédibilisant aussitôt. Les pratiques punitives comme celles entourant la vie maritale non seulement stigmatisent les prestataires, mais infligent également des souffrances matérielles et psychologiques importantes pour soi-disant « corriger un mal, réparer un préjudice, réformer un coupable, protéger la société » (Fassin, 2017, p. 159). En réalité, cette obsession étatique sécuritaire, visant à rechercher les fraudeurs, les coupables de l’aide sociale, masque merveilleusement bien des structures d’oppression créatrices de pauvreté.