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Introduction

En France, le secteur social et médico-social s’inscrit pleinement dans le cadre de l’État social et de son modèle de solidarité. C’est un champ délimité juridiquement (loi de 1975 et loi de 2002[1] notamment) relatif au « traitement social de la question sociale » (Chauvière, 2004, p. 23), qui trouve dans l’action publique, qu’elle soit centralisée ou non, sa légitimité et sa coordination. Les activités d’aide, de soins, d’assistance et d’éducation qui s’y déploient en interne sont réalisées par un ensemble d’acteurs qui exercent des métiers sociaux et du soin, auprès de populations segmentées et définies selon des critères psychiatriques, juridiques ou socio-économiques. Elles prennent forme au sein d’un maillage d’établissements et de services, dont la gestion est assurée en partie par le secteur public, mais plus souvent encore par le secteur privé non lucratif, assurant une mission d’intérêt général ou agissant en son nom. Le travail social et de soin qui y prend forme constitue l’une des formes réalisées de l’idéal de solidarité et de protection sociale développé dans l’après-guerre. Financé presque exclusivement par de l’argent public, par le biais de la Sécurité sociale ou de l’Aide sociale, il peut s’établir comme autant de « supports » (Castel, 2001, p. 30 ; Gaillard, 2019) susceptibles de permettre aux individus considérés comme vulnérables ou fragiles, eu égard à des conditions sociales d’existence particulières, d’être ré-affiliés et maintenus à l’ensemble social au nom de la volonté politique de faire société. Car si le secteur social et médico-social se décline en une multitude de sous-domaines, en fonction des populations à qui il s’adresse (personnes handicapées, grand âge, enfance irrégulière, personnes sans ressources, etc.), il vise plus globalement à pallier certains manques, de ressources ou de protections, normalement attachés à la condition de travailleur salarié (revenus stables, protection sociale…) ou à la minorité (famille, scolarité…), pour des individus ou groupes d’individus considérés comme éloignés des régulations classiques de la société industrielle moderne, ou en difficulté face à elles. C’est pourquoi sa naissance et son développement, particulièrement important entre les années 1930 et le milieu des années 1970, demeurent fortement liés à la structuration et à la consolidation de la société salariale, tout pendant que l’État « se trouve reconnu comme ayant une responsabilité à l’égard de ceux qui sont laissés à l’écart des grandes régulations universalistes » (Dartiguenave, 2010, p. 103).

Or, précisément, depuis la première décentralisation de l’État français, entamée en 1983, et a fortiori depuis que l’action publique française s’est renouvelée, à partir de la fin des années 1990, à travers l’adoption des principes issus des doctrines du New Public Management (Bézès, 2009), la donne a progressivement évolué pour l’ensemble des acteurs engagés dans ce secteur. Initialement parties prenantes de la construction des politique publiques d’action sociale, les gestionnaires d’établissements et services sociaux et médico-sociaux, publics ou privés non lucratifs, ont progressivement perdu les marges de manoeuvre qu’ils avaient obtenues depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, pour définir et faire reconnaître les besoins sociaux que leurs activités recouvrent. Sous les effets des réformes structurelles de l’État (Loi organique des lois de finances, 2002 ; Révision générale des politiques publiques, 2007 ; Modernisation de l’action publique, 2013) et plus spécifiquement, au regard du renouvellement concomitant du cadre législatif propre au champ de l’action sociale (loi dite de rénovation de 2002 et loi Hôpital, Patients, Santé, Territoire de 2009 notamment), ils ont progressivement été contraints de se renouveler dans un rôle d’opérateur de service pour le compte de l’État ou des collectivités locales, susceptibles de se positionner sur un « marché des besoins sociaux » créé de toute pièce par une nouvelle instrumentation juridique (appels d’offre, mise en concurrence).

En interne des structures, la recherche de maîtrise des dépenses se fait de plus en plus pressante. La logique de financement tend à s’inverser, passant d’un système basé sur les dépenses de l’année précédente à un nouveau mécanisme de définition apriori des ressources. Un nouveau registre de contractualisation pluriannuel consacre l’entrée en vigueur d’une forme d’autonomie budgétaire sous contrainte, selon le principe de responsabilisation des opérateurs cher aux politiques publiques néo-managériales. La « gestion maigre » s’impose, induisant des logiques de regroupements (fusion-absorption, mutualisation, etc.) entre établissements, et favorisant la création de superstructures. De nouvelles normes et dispositifs de gestion y sont également diffusés, afin de conduire les acteurs du terrain à épouser le triptyque « calculabilité – efficience – instrumentalisation des ressources », propre aux modes de gestion attachés à la moyenne ou à la grande entreprise privée lucrative. Il est question de passer d’une logique d’obligation de moyens vers une obligation de résultat (quantitativement mesurés), nonobstant la complexité de définir ce terme dans ce champ d’activité. Ici comme ailleurs, la reconfiguration néolibérale à l’oeuvre engage donc de profondes mutations marquées par le renforcement de l’emprise du chiffre et de ses fonctions performatrices et prédictives dans la conduite de l’action publique (Ogien, 2010).

Cet article souligne combien l’ensemble de ces transformations a contribué, en à peine deux décennies, à produire une mutation profonde des personnels d’encadrement de ce secteur d’activités, ainsi que des rapports sociaux que ces derniers entretiennent avec les professionnels du travail social. Les résultats de l’enquête empirique, réalisée à partir d’entretiens, d’observations et d’analyses documentaires, soutiennent l’hypothèse d’une déconnexion progressive d’une partie des cadres par rapport aux modèles professionnels et institutionnels du travail social. Une dualisation des personnels cadres s’instaure avec, d’un côté, la structuration d’une nouvelle élite salariale éloignée du travail social – les cadres du siège – et de l’autre côté, des cadres de proximité, issus des métiers sociaux, restant attachés à leur identité professionnelle, mais désormais enjoints de mettre en oeuvre les nouvelles prescriptions managériales qui s’imposent à eux. Cette métamorphose des cadres s’inscrit, nous le verrons, à la fois comme un effet, mais aussi comme une condition de possibilité, de la réélaboration de l’action sociale française à l’aune du paradigme néolibéral. Car elle s’accompagne et se traduit par de nouvelles injonctions à faire du travail social non plus un « support » favorable à la ré-affiliation, mais un « service » devant répondre à des besoins individualisés et formalisés par les usagers.

Une mÉthodologie d’enquÊte À trois niveaux

L’enquête sur laquelle s’appuie cet article s’intéresse à un processus de longue durée, allant des années 1950 jusqu’aux décennies 2000 et 2010[2]. S’il n’est pas question ici de revenir sur l’ensemble des matériaux employés dans cette recherche, rappelons que ces derniers relèvent au moins de trois registres différents. Le premier ensemble regroupe les matériaux documentaires. Il est constitué de textes de différents niveaux : législatifs, réglementaires, conventionnels, etc., qui permettent de considérer les cadres du social français dans l’environnement politique, institutionnel et juridique qui les concerne, ainsi que de prendre en compte l’ensemble des évolutions normatives relatives à leur statut et à leurs fonctions.

Le deuxième ensemble est composé de matériaux discursifs, recueillis à la suite d’une série d’entretiens non directifs de recherche réalisés auprès de personnels salariés de statut cadre. Une quarantaine d’interviews ont été réalisées au cours de l’enquête avec des cadres exerçant soit en proximité du travail social (chefs de service, directeurs d’établissement), soit dans les sièges sociaux (directeurs généraux, cadres de gestion…). Fondés sur une approche non directive, ces entretiens ont eu pour objet de permettre aux personnes interrogées de développer un récit biographique et d’élaborer un argumentaire relatif à la manière dont ils conçoivent et perçoivent leur travail, leur environnement professionnel et les changements qui le traversent. Cette méthode vise l’observation des conceptions, des modèles et des catégories de pensées à partir desquels les individus donnent du sens à leurs pratiques et aux événements qu’ils traversent. Il s’agit de reconstruire l’intelligibilité des conduites sociales dans un projet de connaissance globale (Schnapper, 1999, p. 153).

Enfin, la troisième méthode d’enquête est celle de l’observation. Menée lors de plusieurs séquences tout au long de l’enquête, celle-ci a contribué à mettre en perspective les matériaux récoltés en entretiens, en offrant l’occasion « de passer du discours à l’action […] de mesurer les écarts [et d’envisager] les ponts possibles entre les deux » (Gaillard, 2002, p. 72). Elle a donc été particulièrement utile pour mettre en question et valider la typologie établie à partir des entretiens.

Une dualisation des cadres du secteur social

Revenons avant toute chose sur les spécificités françaises du terme de « cadre ». Celui-ci désigne, en France, une catégorie de travailleurs particulièrement hétérogènes, mais qui se distinguent – à travers ce statut – de la majorité des travailleurs français. On compte parmi eux la plupart des salariés et fonctionnaires assurant une fonction directe ou indirecte d’encadrement du travail d’autrui, quel que soit leur niveau hiérarchique et de responsabilité, à quelques exceptions près. S’y ajoute un certain nombre de professions considérées comme nécessitant un degré d’autonomie important ou une formation de longue durée, et reconnue comme cadre au nom de ces raisons. Produits de l’histoire sociale française, les cadres constituent ainsi une population particulièrement diverse, mais qui agrège en son sein l’ensemble de ceux et celles qui occupent les postes les plus élevés des hiérarchies salariales. Les cadres touchent en effet en moyenne des rémunérations plus élevées que les autres (Flocco, 2015, p. 14). Les statistiques les concernant montrent qu’ils sont aussi plus régulièrement à l’abri de l’emploi précaire et du risque de chômage, en dépit des inflexions constatées depuis les années 1990. Ils se singularisent également par un niveau de diplôme plus élevé et par un temps de travail déclaré supérieur à celui des autres salariés. Bref, s’ils ne constituent pas un ensemble homogène, ils n’en demeurent pas moins des travailleurs « pas comme les autres » (Flocco, 2015, p. 14).

Dans le secteur social et médico-social, les cadres constituent une population mal connue et mal identifiée. Les quelques enquêtes quantitatives récentes sur les travailleurs du champ du social mentionnent rarement les cadres, ou le font de manière parcellaire. Dans le secteur privé non lucratif, l’agrégation de certaines statistiques permet néanmoins de penser que cette catégorie représente entre 10 % et 15 % des salariés du social (Unifaf, 2012 ; 2018). Cette population n’a que rarement fait l’objet de travaux sociologiques, exception faite de la thèse d’Hélène Chéronnet (2004), qui se penche spécifiquement sur les chefs de service et directeurs d’établissement. Or, la catégorie des cadres dans le secteur social ne se limite pas à eux : elle regroupe également d’autres personnels : cadres dirigeants, cadres supérieurs de gestion ainsi que les cadres techniques (psychiatres et psychologues, notamment).

Au-delà de cette diversité, les statistiques produites à leur égard, ainsi que les analyses empiriques propres à cette recherche, permettent de mettre à jour une dynamique particulièrement structurante depuis les années 2000, pour cet ensemble de travailleurs. En l’occurrence, une dualisation s’y observe : d’un côté, un espace professionnel apparaît, celui des « cadres du siège », encore largement composite et en voie de constitution. Ces cadres-là sont chargés de mettre en oeuvre un nouveau management à distance de l’activité. De l’autre côté, l’encadrement de proximité (directeurs d’établissement et chefs de service) connaît une phase de réélaboration et se voit de plus en plus renvoyé à sa dimension exécutive, enjoint de s’adapter et d’adopter les prescriptions managériales désormais imposées depuis les sièges sociaux.

L’émergence d’une nouvelle élite salariale : les cadres du siège

L’émergence progressive des « cadres du siège » correspond au développement de nouveaux modes de gestion imposés aux structures sociales et médico-sociales à partir des années 2000. Avec le New Public Management, les organismes gestionnaires d’établissements et services sociaux et médico-sociaux ont été amenés à entrer en mutation : leurs sièges sociaux se sont structurés ou se sont densifiés, ce dont témoigne par exemple – pour le champ associatif – l’enquête Emploi réalisée par UNIFAF et l’Observatoire national des métiers et des qualifications (2012 ; 2018). Les « cadres du siège » n’apparaissent plus seulement l’apanage des grandes et très grandes organisations sociales et médico-sociales : cette forme d’encadrement se répand et, surtout, se construit désormais comme un espace professionnel à part entière.

On peut définir les « cadres du siège » au regard du fait qu’ils exercent des fonctions qui se situent dans la partie supérieure des organisations qui les emploient. Ils se distinguent des encadrants de proximité, puisqu’ils travaillent à distance du terrain et des publics de l’action sociale. Dans leur quotidien, ils ne fréquentent nullement les « usagers » des établissements et services, et rarement les travailleurs opérationnels. Ils forment le back office des organisations du social, par opposition au front office. Hormis les secrétaires et techniciens dont ils sont les supérieurs hiérarchiques, leurs collègues directs sont, comme eux, des cadres supérieurs. Ils travaillent au sein d’espaces feutrés, que sont les sièges sociaux. « Ils n’ont donc que rarement la possibilité […] d’éprouver les rythmes, les bruits, les odeurs, l’ambiance, la chaleur, les rires ou la fatigue de la production opérationnelle » (Dujarier, 2015, p. 142).

Au tournant des années 2000, trois types de « cadres de siège », au moins, se développent dans les structures sociales et médico-sociales françaises : les cadres dirigeants (directeurs généraux), qui trustent des fonctions de management stratégique et global des structures ; les cadres supérieurs de gestion (directeurs administratifs et financiers, directrices des ressources humaines) qui assurent un pilotage technique de la performance, fondé sur les logiques d’efficience, de calculabilité et d’instrumentalisation des « ressources » ; les cadres fonctionnels préposés à un dispositif de gestion particulier (directeurs du système d’information, responsables de la qualité, par exemple), qui s’appliquent, par l’intermédiaire de ces dispositifs, à transformer les rapports sociaux hiérarchiques entre les sièges sociaux et les acteurs du terrain.

À cet accroissement et ce développement des cadres supérieurs s’ajoute également un basculement : tandis que l’encadrement de siège était globalement pourvu par des professionnels réalisant des trajectoires internes au champ social, il est désormais largement accessible à des travailleurs ayant une trajectoire externe et entrant pour un temps donné (ou parfois, définitivement) dans le secteur. De la sorte, les mobilités verticales (les promotions internes) se trouvent largement concurrencées – et même dépassées – dans ce nouvel espace professionnel, par un effet de circulation horizontale des cadres (d’une entreprise à une association, du secteur public vers une association, entre deux associations…). De la sorte, l’encadrement de siège ressemble de plus en plus à un nouvel espace bureaucratique, encore en voie de constitution, mais dont l’accessibilité se restreint progressivement à un personnel hautement diplômé, spécialisé en gestion et potentiellement ignorant des effets concrets de leurs décisions sur le « travail social en actes » (Chauvière, 2007).

L’analyse des entretiens avec les « cadres du siège » interrogés laisse entrevoir l’élaboration d’un ethos particulier, de « cadre – manager », éloigné de celui des cadres classiques du travail social, et dont on peut présenter ici quelques traits saillants. Premièrement, les cadres du siège se démarquent par une moindre grande réticence –voire une adhésion – aux changements qui touchent le secteur depuis les années 2000, par rapport aux autres cadres interrogés. Ils vivent les transformations du champ social et médico-social sur le mode de l’inéluctabilité, comme étant le fruit de mécanismes économiques incontestables. En ce sens, leur action se présente comme nettement dépolitisée, ainsi que l’illustrent par exemple les propos de Nicolas (directeur général d’association) :

Je pense qu’il faut accepter d’être instrumentalisé, c’est là la limite à notre toute-puissance […] accepter d’être dans le jeu d’une politique publique qui nous dépasse, dans le jeu des organisations qui nous dépassent […] Et même [l’association] n’est pas un îlot isolé d’un environnement qui est le secteur mais qui est l’économie nationale, qui est l’économie européenne.

Présentant l’avenir comme une marche inévitable à laquelle il faut se préparer, ces cadres légitiment en même temps leurs actions. Leurs spécialités gestionnaires apparaissent ainsi à leurs yeux indispensables pour opérer une modernisation du secteur, qui doit désormais se calquer sur les standards du monde économique ordinaire.

Deuxièmement, ils revendiquent explicitement une identité de manager, car leurs manières de signifier leur travail se révèlent tenues par l’opérationnalisation de la commande publique dans le sens d’une rationalisation. De ce fait, les « cadres du siège » investissent les sciences de management et de gestion comme le socle de leur légitimité professionnelle ; ils se revendiquent d’une technicité de l’encadrement plutôt que d’un attachement au travail social et à ses formes classiques d’organisation et d’action. Car, si, pour ces cadres, travailler dans le champ social signifie quelque chose de particulier, la forme d’engagement qui en résulte semble bien éloignée de celle héritée des métiers sociaux ; je la nommerai d’utilité sociale.

Ce rapport à l’engagement n’est pas insensible à la dimension éthique du travail social. Mais il réfute l’adhésion à une logique politique relative aux idéologies ayant nourri la fondation du secteur. Il s’agit d’une manière plus individualiste de vivre l’engagement, qui se rapproche de cette forme nomade que Jacques Ion a nommée « l’engagement distancié » (1997, p. 79). Se voulant plus pragmatiques par rapport aux causes défendues, ces cadres du siège se positionnent ainsi en techniciens dépassionnés du champ du social, pratiquants de la « bonne gestion ».

Le remodelage de l’encadrement de proximité

Par opposition à l’encadrement de siège, l’encadrement de proximité est assimilable à la quotidienneté des équipes encadrées. Souvent qualifié « d’opérationnel » ou « de métier » (Mispelblom Beyer, 2006 ; Boussard, 2013), il se caractérise par sa confrontation régulière aux travailleurs sociaux et aux usagers des établissements et services. Présents dans le quotidien des structures, ou presque, les cadres qui y sont préposés sont les porteurs directs de la violence symbolique de l’organisation ; mais ils incarnent aussi le principal foyer de soutien pour l’équipe encadrée (Jacquot, 2011). Historiquement, dans le travail social français, l’encadrement de proximité émane directement des dynamiques professionnelles et institutionnelles des établissements et services : généralement issus de la promotion interne, les directeurs et chefs de service occupent une place importante pour « tenir le cadre » réglementaire en interne et simultanément, en externe, défendre les projets de l’établissement et des équipes auprès des directions générales, des administrations ou des partenaires. Ils dirigent et encadrent des petites unités de travail pluridisciplinaires relativement autonomes, dont l’organisation oscille entre la « structure simple » et « l’adhocratie » (Mintzberg, 1982).

Cependant, l’émergence des bureaucraties professionnelles, incarnées par les cadres du siège, conduit à une réélaboration de cet encadrement de proximité : d’une part, ses missions d’encadrement se transforment, au regard d’un nouveau rôle d’opérationnalisation des orientations fixées par les dispositifs de gestion. D’autre part, le voilà tenu de se détacher des équipes encadrées pour être au diapason des préoccupations gestionnaires des sièges sociaux, voire des administrations de tutelle.

À partir des années 2000, la fonction d’encadrement qui avait été centrale dans l’histoire professionnelle du travail social, celle du directeur d’établissement, connaît un progressif déclin. D’un point de vue quantitatif, la croissance des effectifs de directeurs décroche de celle des créations d’établissement, comme si le couple directeur – institution était en voie de disparition. De fait, dans les petites structures, les directions d’établissement se détachent progressivement de l’encadrement direct du travail social pour se consacrer à de nouvelles fonctions stratégiques, assurées, dans les moyennes et grandes organisations, par les différents membres des nouveaux staffs gestionnaires. Cette déprise du terrain s’articule à la possibilité de voir les anciens directeurs d’institution prendre la direction de plusieurs établissements, eu égard aux logiques de regroupement et de mutualisation impulsées par les pouvoirs publics. Dans les organismes de moyenne et grande tailles, la direction mono-établissement est progressivement remplacée par la direction de pôle, située à mi-chemin entre les établissements et le siège, et préposée au pilotage de plusieurs structures en même temps.

S’ils héritent des fonctions classiques d’administration des établissements, auparavant assurées par les directions d’institution, les nouveaux responsables pluri-sites apparaissent en même temps comme de véritables relais managériaux des orientations stratégiques des staffs gestionnaires. Leurs marges de manoeuvre semblent ainsi réduites, au regard d’une solidarité managériale à laquelle ils se trouvent désormais tenus. L’encadrement du quotidien, maintenant prioritairement assuré par les chefs de service, s’en trouve également bouleversé. Auparavant en charge d’un service, en relais de la direction d’établissement, ils se voient maintenant préposés à la responsabilité d’établissement entier. La rationalisation des moyens les conduit même, dans certains cas, à la tête de plusieurs structures. Pour autant, les chefs de service demeurent des responsables aux prérogatives étriquées, comparativement aux anciens directeurs d’institution. Devant composer avec les orientations stratégiques des sièges sociaux et les dispositifs gestionnaires qui s’imposent à eux, ils se retrouvent dans une position d’inducteur de changement, en charge de la déclinaison concrète, opérationnelle et quotidienne des décisions venues du haut. Notons que cette mission de relais s’effectue dans le cadre d’une transaction symbolique, entre le chef de service et ses supérieurs hiérarchiques, ces derniers valorisant son statut de membre du staff d’encadrement, plutôt que de travailleur social en chef.

D’un point de vue identitaire, pourtant, l’analyse des entretiens avec les cadres de proximité donne à voir une adhésion très partielle à l’idée d’être un manager plutôt qu’un travailleur social faisant fonction d’encadrement. En effet, à l’instar des analyses menées par Hélène Chéronnet (2004 ; Chéronnet et Gadéa, 2009), si certains entretiens permettent d’observer une véritable conversion identitaire, la majorité des cadres de proximité interrogés semblent plutôt se reconnaître dans un ethos « d’artisan – cadre » (Heichette, 2019), proche des identités professionnelles des travailleurs sociaux.

Tel un héritage vocationnel contenu dans les métiers de l’assistance et de l’éducation spéciale, cet ethos est marqué par la tonalité particulière de ce qu’exercer dans ce secteur social peut signifier. En l’occurrence, c’est avoir le sentiment de convertir son attachement à des « valeurs » dans son travail ou, pour le dire autrement, c’est attribuer à son métier une dimension morale particulièrement forte, qui se traduit généralement par un engagement important et de longue durée dans le métier ou le secteur d’activités. Les propos tenus par Irène (directrice d’établissement et d’association) résument finalement bien cette dimension : « On est là parce qu’on a choisi d’être là et on défend aussi des causes […] c’est un engagement », tout comme ceux tenus par Nathan (directeur-adjoint, responsable d’un établissement) : « J’ai développé un besoin viscéral de bosser pour quelque chose qui a du sens, qui fait que je me retrouve dans ce secteur actuellement, je me sens incapable d’aller bosser dans un autre secteur. »

Les cadres qui se rapprochent de ce second ethos considèrent par ailleurs qu’il existe une forte continuité entre les métiers du social et les postes d’encadrement, ces derniers étant conçus comme des fonctions à part entière – encastrées – au sein du travail social, éducatif ou de soin. En outre, s’il se pensent en véritables concepteurs de projets sociaux, ils revendiquent de rester en permanence au contact ou proche de la matière qu’ils travaillent. Ils accordent ainsi une importance particulière à la logique expérientielle pour être légitime à exercer des fonctions d’encadrement.

Au contraire des « cadres managers », les « artisans cadres » se sentent plutôt dépassés par les nouvelles logiques gestionnaires. En effet, ce second ethos correspond à un modèle de promotion sociale, tandis que la tendance est à la coupure entre les petits cadres opérationnels et ceux du siège. Il encourage les carrières internes, alors que la porte est désormais ouverte pour les cadres issus des entreprises commerciales. Il contient une conception artisanale du travail, alors que l’heure est à la duplication des dispositifs des moyennes et grandes entreprises. Il promeut la logique de l’expérience et du « faire » là où les nouveaux dispositifs façonnent sans cesse de nouvelles procédures à suivre pour le travail social. Les propos de Sonia (directrice, ancienne psychologue et éducatrice) traduisent limpidement cet état d’esprit :

On nous applique à notre secteur des choses qui se sont probablement passées dans le secteur privé plutôt commercial […] ça se heurte à notre culture, enfin, moi, ça se heurte à ma culture. […] on n’est plus de ce monde, on n’est plus tout à fait de ce monde, parce que ce qui nous a fondés, ce qui fait notre identité, personnelle, professionnelle, ce qu’on a connu, notre expérience, ne correspond plus au monde d’aujourd’hui, plus tout à fait, il y a un décalage.

Quoi qu’il soit, et en dépit de ce décalage entre cet ethos et le nouvel ordre des choses, ces cadres de proximité sont désormais tenus de suivre les nouvelles prescriptions qui les enjoignent de changer ce qui constitue selon eux le coeur de leur métier : le travail social lui-même.

Transformer le travail social : les cadres sur les fronts du changement

On l’a dit, les transformations managériales du travail social français sont des effets directs et indirects de l’application des doctrines et des modèles issus du New Public Management. Mais plus fondamentalement, elles traduisent aussi une « révolution de l’humain » (Chauvière, 2007), qui touche à la conception même de ce que doivent être la régulation de la question sociale et le travail social lui-même. De ce point de vue, le nouvel encadrement transforme les rapports sociaux entretenus avec les professionnels du travail social, car il se retrouve préposé à changer les formes de l’aide, de l’accompagnement social et du soin.

Sous certains aspects, le nouvel encadrement – fondé sur le couple « cadres du siège/cadres de proximité » – peut apparaître comme libérateur et émancipateur, notamment des formes paternalistes et corporatistes du pouvoir qui prévalaient jusqu’alors dans ce secteur. Pourtant, il implique une très forte verticalisation de l’organisation du travail social. Par l’intermédiaire des dispositifs de gestion (dispositifs d’évaluation, démarches « qualité », notamment), il se voit devenir l’obligé des nouvelles directives et orientations fixées par des agences nationales, créées au cours des années 2000 (Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et des services sociaux et médico-sociaux : 2002 ; Agence nationale d’appui à la performance : 2009), en charge de définir ce que doivent être les « bons savoirs », les « bonnes pratiques » (Loffeier, 2015) et la « bientraitance » à l’égard des différents publics de l’action sociale. Les cadres, qu’ils soient de siège ou de proximité, s’avèrent en effet désormais missionnés d’un véritable travail d’implémentation et de « traduction » (Callon, 1986) des contenus de ces dispositifs. Ces derniers façonnent des diagnostics à propos des établissements et services et déterminent des plans d’actions en conséquences, fondés sur des séries d’indicateurs standardisés et établis selon une logique algorithmique (fait/pas fait ; bien/mal). Dépassés dans leur propre expertise professionnelle, les travailleurs du social se retrouvent ici à devoir s’adapter et à recomposer leurs pratiques au regard de ces normes instillées par ces dispositifs et relayées, bon gré mal gré, par leurs cadres.

L’approche du travail social que répercutent les dispositifs de gestion en question dans les établissements et services apparaît en décalage avec celle historiquement attachée aux travailleurs et métiers du social. Tandis que ces derniers sont prioritairement attachés à ré-instituer les personnes considérées comme vulnérables ou fragiles dans la réciprocité de l’échange social (Dartiguenave, 2010), c’est-à-dire à produire et à maintenir du lien social, les normes véhiculées les enjoignent à refaçonner leurs relations avec les usagers suivant le modèle de la « prestation de service », c’est-à-dire à répondre à des besoins individualisés et segmentés. Elles conduisent les cadres à imposer à leurs subordonnés de reconsidérer leur place : il s’agit désormais de définir une palette de mesures et d’actes susceptibles de réduire les déficits et de compenser des besoins, suivant la logique du « projet » défini par l’usager (ou son représentant) et formalisé dans un document officiel. Ces actes doivent ensuite faire l’objet d’une évaluation systématique des effets obtenus au regard des objectifs visés, afin de rendre compte de leur efficacité selon des critères qui se doivent d’être objectivement mesurables (c’est-à-dire quantifiables). En ce sens, les cadres, qu’ils soient issus ou non du « terrain », se retrouvent à devoir mener un travail de pédagogie vis-à-vis de leurs équipes, pour acculturer ces dernières à ces nouveaux modèles de travail et d’évaluation.

Les cadres, produits et instruments d’une nouvelle forme d’action sociale

La nouvelle forme d’encadrement du travail social français n’est ainsi pas seulement l’instrument d’une recherche d’optimisation économique. Elle correspond aussi à un changement d’objet qui touche le travail social, et toute l’action sociale dans laquelle il s’inscrit. Conformément au paradigme néolibéral, cette dernière mute désormais en une palette des services susceptibles de répondre aux besoins individualisés de ses bénéficiaires. L’apparition et la structuration d’un nouvel encadrement sont à la fois le produit et l’instrument de cette transformation, qui conduit les organismes gestionnaires d’établissements et services à positionner leur « offre » de services et à la rendre compétitive ainsi qu’à reformater le rapport entretenu aux bénéficiaires, sous cet angle de prestataire.

Cette optique n’engendre pas seulement une dualisation de l’encadrement : elle se prolonge par l’émergence de nouveaux « métiers sociaux », cependant bien plus faiblement structurés que ceux constitués des années 1930 aux années 1970 (assistante de service social, éducateur spécialisé…), tels que les « gestionnaires de cas[3] » ou les « assistants aux projets et parcours de vie » (APPV), centrés non plus sur le travail de ré-affiliation sociale, mais sur la gestion des besoins de l’usager. La perspective peut être séduisante ; mais elle a ses revers. Elle correspond à la subordination de la concrétisation de la protection sociale et de la solidarité autant à la capacité individuelle à formuler un projet, qu’à l’aptitude des acteurs de l’aide, de l’accompagnement et du travail social à démontrer que leur activité produit un retour sur investissement quantitativement mesurable. Un puissant projet normatif se concrétise, masquant la dimension politique du rapport qu’entretient collectivement la société à ses marges (Ebersold, 2006, p. 413), pourtant essentiel dès lors qu’il est question d’action sociale et de solidarité.