Corps de l’article

Introduction

Cette recherche est née d’un questionnement nous portant à vouloir connaître la perception des professionnels du travail social liés à l’intervention directe dans des programmes sociaux, à propos de l’efficacité des politiques de combat de la pauvreté et de l’exclusion sociale en France et au Chili. Selon notre condition de formatrices et chercheuses en travail social et dans le cadre d’un accord de coopération interinstitutionnelle, nous avons formulé le présupposé que, depuis les années 1990, nous nous trouvons dans une phase de convergence vis-à-vis des formes institutionnelles qu’adoptent les politiques sociales dirigées envers les pauvres dans les deux pays. En France, on assiste à un retrait progressif de l’État de la sphère sociale, ce qui a déclenché de fortes résistances de la part d’une citoyenneté refusant de perdre des droits sociaux conquis au cours des décennies passées. Au Chili, en revanche, la privatisation des droits sociaux remonte au début des années 1990. Néanmoins, dans les deux pays, l’on constate une augmentation des exigences individuelles envers les pauvres pour qu’ils puissent accéder aux bénéfices des politiques sociales.

La place que prend l’objectif de croissance économique dans nos sociétés consolide un État mis au service du projet néolibéral et, par conséquent, de la protection du capital privé au détriment des droits des majorités. Ainsi, le Chili et la France, bien qu’à des différents moments et intensités, vont éprouver les impacts de la globalisation du modèle sur la société, et plus particulièrement, sur les formes de combat de la pauvreté et de l’exclusion sociale. Nous sommes dans un moment global historique où l’action des États démocratiques dans ce domaine paraît suivre plus les consignes et principes économiques propres au néolibéralisme qu’une vraie volonté de diminution des écarts entre groupes sociaux. Il faut rappeler que la diminution de ces écarts a été l’un des objectifs historiques prioritaires des projets politiques dans ces deux sociétés à partir de la seconde moitié du XXe siècle. Comme le montrent les travaux de Illanes (2007), Modak, Martin et Keller (2013) et Vidal (2016), le travail social, tant en France qu’au Chili, a été historiquement lié à la question sociale qui marquera les débuts du XXe siècle. Pour cette raison, il est perçu comme une profession qui contribue à la régulation sociale en intervenant en faveur de la protection des plus vulnérables.

En tenant compte de ce contexte, nous nous sommes posé les questions de recherche suivantes : Quelles similitudes et différences peuvent être identifiées dans les récits des travailleurs sociaux au Chili et en France à propos de l’efficacité des politiques sociales de lutte contre la pauvreté et l’exclusion dans des contextes de néolibéralisation de ces politiques ? Quelles marges de manoeuvre peuvent mobiliser ces professionnels sur le terrain ? Ainsi, l’un des objectifs de cette étude a été d’identifier dans les récits des travailleurs sociaux des similitudes et des différences à propos de l’efficacité des politiques sociales qui touchent la population pauvre et socialement exclue au Chili et en France. L’autre objectif a été de connaître la marge de manoeuvre de ces professionnels face à l’atteinte des objectifs redistributifs.

Le cadre de rÉfÉrence

Serge Paugam signale que la progressive précarisation de l’emploi qui a lieu dans nos sociétés contemporaines depuis plusieurs décennies va produire chez les individus, en même temps qu’une forte vulnérabilité économique, une restriction de leurs droits sociaux puisque ces derniers sont fondés, en grande partie, sur la stabilité de l’emploi (Châteauneuf-Malclés, 2012). Pour mieux analyser les effets de ce problème qui devient planétaire, l’auteur propose une grille de lecture où il identifie quatre types de liens sociaux qui font série avec des formes de protection et de reconnaissance spécifiques. Ces liens sont le lien de filiation (parents et enfants) ; le lien de participation élective qui fait référence aux relations que l’on choisit, amitiés, couple ; le lien de participation organique qui correspond aux relations qu’on tisse dans le monde du travail ; et finalement, le lien de citoyenneté qui lie les membres d’une même communauté politique (Paugam, 2019). Quand un ou plusieurs types de ces liens se fragilisent ou disparaissent, les individus font face, à différents degrés d’intensité, à un déficit de protection et à un déni de reconnaissance.

La prééminence d’un type de lien sur les autres fonde un « régime d’attachement ». « À chaque régime d’attachement correspond une “morale” particulière à laquelle les individus vont spontanément se conformer et qui leur permet de faire société au-delà de leurs différenciations et oppositions » (Paugam, 2019). Paugam identifie alors quatre régimes d’attachement : le « régime familialiste » dans lequel le lien de filiation est le lien régulateur et la morale domestique, encourageant une forte solidarité familiale prééminente ; le « régime volontariste » où prime le lien de participation élective et domine une morale associative ; le « régime organiciste » dans lequel le lien de participation organique est le plus fort et où la morale privilégiée est professionnelle ; le « régime universaliste » caractérisé par une supériorité du lien de citoyenneté sur les autres liens et la primauté de la morale civique (Paugam, 2019). Pour cet auteur, le type de lien que les pauvres construisent avec la société en est un d’assistance, ce qui donnera comme effet une disqualification sociale de ces populations. « La disqualification sociale correspond à l’une des formes possibles de cette relation entre une population désignée comme pauvre en fonction de sa dépendance à l’égard des services sociaux et le reste de la société » (Châteauneuf-Malclés, 2012, p. 9).

Jensen (2011) indique que c’est l’approche de l’investissement social qui va marquer, au mileu des années 1990, l’action de l’État en matière de politiques sociales dans les pays de l’Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE) et en Amérique latine. Cette approche

vise explicitement à améliorer l’insertion sociale, à éviter que la pauvreté ne se transmette d’une génération à l’autre et à favoriser l’adaptation des populations aux exigences du marché du travail contemporain […] Dans cette perspective, le rôle de l’État est, dès lors, de concevoir des interventions et des pratiques pour y parvenir. En termes de politiques publiques, cela signifie d’accorder une attention croissante aux enfants, au capital humain et à l’activation par l’emploi

Jensen, 2011, p. 23

Comme conséquence de cet encadrement, les familles bénéficiaires des programmes sociaux devront montrer qu’elles remplissent les minimums exigés pour l’obtention des bénéfices : certificats d’assistance des enfants à l’école, aux soins de santé et des preuves d’un effort de recherche d’emploi et de perfectionnement. Cela est accompagné, dit Rojas (2018), par un ensemble de mécanismes légaux, informatiques et normalisés qui se mettent au service de cette vérification et qui coexistent avec un travail intersubjectif à forte composante affective. Pour Jensen (2011), dans le cas particulier de l’Amérique latine, « les prestations sociales conditionnées (conditionnal cash transfers) sont devenues l’instrument privilégié de la politique sociale. Le versement des prestations sociales aux plus pauvres y est, en effet, conditionné à l’engagement des mères à veiller au suivi médical et à la scolarisation de leurs enfants » (p. 22). Pour Rojas (2018), cette approche s’appuie aussi sur la mobilisation et sur l’incitation des professionnels de l’intervention sociale à développer un travail relationnel destiné à récupérer et à réactiver la solidarité ‑ sous des conditions néolibérales ‑ en créant l’apparence d’une forme de vie non isolée. Pour Jensen (2011), « la notion d’investissement social et les mesures qui lui sont associées sont le produit des réflexions de communautés épistémiques composées d’experts des politiques sociales et de décideurs cherchant à moderniser les régimes de protection sociale après les échecs des politiques néolibérales » (p. 22).

La mÉthodologie

Il s’agit d’une recherche comparative exploratoire dans le cadre d’une étude microsociale de caractère empirique développée entre mars et septembre 2019. D’après Vigour (2005), dans la comparaison de cas différents, il s’agit d’abstraire les différences (si importantes soient-elles) pour mettre en évidence les points communs et les expliquer. Les critères de sélection étaient qu’ils devaient être des travailleurs sociaux (hommes ou femmes) exerçant dans des programmes sociaux de l’État, adressés aux populations pauvres de chaque pays. La technique de récolte de l’information a été l’entretien semi-directif mené auprès de 24 professionnels de travail social, 12 par pays. L’échantillon a été constitué, dans sa majorité, par des femmes avec une expérience minimale de 5 ans de travail. La quasi-totalité de l’échantillon était des professionnels de terrain, néanmoins on a inclus 3 à 4 travailleurs sociaux insérés dans le travail de planification des interventions. La technique d’analyse des récits a été l’analyse catégorielle. Il s’agit d’une technique qui fonctionne par des opérations de décomposition du texte dans des unités, suivie d’une classification dans des catégories d’après des ensembles analogiques. Dans la pratique, cela s’est traduit dans la lecture partagée, à plusieurs reprises, des interviews transcrites en soulignant les similitudes et les différences que nous avons constatées entre les interviewés face aux mêmes questionnements. Une fois cette opération réalisée, nous avons cherché à produire des catégories communes (formulations) qui synthétisaient les tendances des réponses des professionnels interrogés.

Les interviewés et les programmes auxquels ils appartenaient

Pour le cas chilien, nous avons interviewé des professionnels qui travaillent dans le système de protection sociale dirigé et coordonné par le ministère de Développement social et de la Famille qui a pour mission de : « promouvoir l’accès des familles et des individus à de meilleures conditions de vie, en surmontant les conditions d’extrême pauvreté et de vulnérabilité sociale qui les affectent en garantissant l’exercice de leurs droits tout au long de leur cycle de vie » (Ministère du Développement social et de la Famille). Ce système de protection est constitué d’un ensemble articulé de différents sous-systèmes.

Nous avons interrogé des travailleurs sociaux qui appartenaient, premièrement, au sous-système « Chile Crece Contigo » (Le Chili grandit avec toi) dont la mission est d’accompagner, de protéger et de soutenir globalement tous les enfants et leurs familles, à travers des actions et des services à caractère universel, ainsi que de cibler un soutien particulier à ceux qui présentent une plus grande vulnérabilité. Deuxièmement, le sous-système « Assurances et Opportunités », en particulier, le programme « Familles » et « Rue ». Tous les programmes qui appartiennent à ces sous-systèmes ont trois volets. 1) Accompagnement psychosocial et socioprofessionnel pendant 24 mois dans l’optique de soutenir le développement des compétences d’employabilité, la recherche d’emploi ou l’amélioration des activités de travail. 2) Transferts en espèces et obligations, conditionnels et inconditionnels, auxquels les familles et les personnes qui participent aux programmes peuvent accéder. 3) Favoriser l’accès aux services et à un ensemble de programmes et de prestations sociales que l’État accorde aux familles et aux individus qui participent à ce sous-système pour améliorer différentes dimensions de leurs conditions de vie (Ministère de Développement social et de la Famille). On accède aux programmes par le biais d’une invitation adressée par la municipalité à une personne ou à une famille, sur la base des informations fournies par le « Registro social de hogares » (Enregistrement social des foyers). Dans l’ensemble des informations disponibles dans ce registre, on inclut une évaluation socio-économique du ménage, qui place chaque ménage dans une tranche de revenu ou de vulnérabilité socio-économique.

Pour leur part, les interviewés français exercent leur métier dédié à l’assistance sociale au sein de l’institution repérée comme le « chef de file » de l’action sociale depuis la décentralisation opérée en 1983, sur la partie territoriale, administrative et politique nommée département par le biais de l’entité Conseil Départemental. Cette organisation porte sur son territoire d’action la responsabilité de l’élaboration et de la mise en oeuvre des politiques sociales dédiées à la protection et à l’inclusion des personnes (enfants, adultes vulnérables ‑ personnes âgées, personnes handicapées). De plus, elle est responsable de la politique de lutte contre les exclusions sociales par les dispositifs d’accompagnement à l’insertion professionnelle avec le support contractuel du Revenu de solidarité active (RSA)[1], à l’insertion par le logement et la lutte contre les expulsions locatives avec le dispositif du Fonds Solidarité Logement (FSL), entre autres. Plus précisément, les interviewés travaillent au sein des unités couramment nommées « services de proximité » avec des appellations différentes selon les départements. Repéré comme étant le premier lieu d’action sociale par les différents acteurs, ce service, avec l’approche polyvalente et généraliste, donne une véritable expertise des problématiques sociales auxquelles font face les publics. La massification de la pauvreté en France transforme dramatiquement les relations entre les personnes et les professionnels en raison des pressions subies par ces derniers de la part de leur employeur (également politicien), lequel doit faire la preuve d’un bilan au terme d’un mandat électoral tourné vers la diminution des coûts par une rationalisation des procédures (temps d’accueil dans certains espaces territoriaux, demande de statistiques pour justifier l’activité, au risque de générer une limitation de la fonction primaire, la diminution des moyens…). Il s’agit alors pour les publics de s’inscrire dans une démarche proactive de sortie de l’inemployabilité par des mesures dites d’activation dans un contexte de chômage structurel.

LES RÉSULTATS

La technocratisation du social 

Tel qu’il a été relevé par les auteurs cités dans le cadre de référence, cet aspect ressort avec force dans les récits de deux groupes d’interviewés. Les politiques sociales dans les deux pays montrent un accent mis sur la productivité, les indicateurs et la couverture. Politiques technocratiques plus proches de « l’ingénierie sociale », soulignent nos interviewés dont leur but, pour certains, est « d’atteindre de standards basics pour afficher dans les comptes publics ». Dans ce schéma, ce qui prime est la couverture d’attention. En même temps, dans les deux cas, depuis une dizaine d’années, un changement de profils dans le recrutement du personnel dans les services sociaux s’opère. Selon les professionnels, de plus en plus de cadres administratifs (profils de gestionnaires, commerciaux, développeurs) sont recrutés pour la mise en oeuvre des missions de service, dans une logique comptable du social. De plus en plus, des gestionnaires, non issus du champ professionnel, sont responsables d’équipes de travailleurs sociaux. Les professionnels des deux pays signalent que les institutions à partir desquelles on met en place des programmes sociaux sont, depuis quelques décennies, dans un processus de changement organisationnel et culturel, dans une logique de réduction des coûts, de nouveaux modèles économiques, de développement d’une offre commerciale, avec l’introduction, comme eux-mêmes le signalent, d’une « culture clientéliste ». Un interviewé français expose le risque de perte de droits par manque de compétence quant à l’usage de l’outil informatique et l’absence de guichet d’accueil.

Un second constat indique que, pour le cas chilien, le fait qu’il s’agisse d’un État centralisé avec des politiques d’ordre général et national empêche les distinctions entre contextes territoriaux différents. Cela limite l’action plus autonome des gouvernements locaux, ce qui les transforme, d’après certains de nos interviewés, en de simples administrateurs de politiques nationales. Néanmoins, pour d’autres, la volonté des élus, la capacité et l’engagement des équipes professionnelles, peuvent changer quelques aspects de cette réalité. À ce propos, un interviewée française rend compte des écarts observables de pratiques d’action sociale entre deux communes, pourtant voisines, mais dont leurs maires respectifs appartiennent à différents courants politiques. D’autres éléments qui ressortent des témoignages des deux groupes de professionnels interviewés, par rapport à ce premier grand aspect, sont des problèmes de coordination parmi les différentes répartitions de l’État dus à un manque d’intersectorialité et de communication fluide entre elles, ce qui nuit à l’adéquation de la mise en oeuvre des politiques sociales au niveau local. Tant au Chili qu’en France, les interviewés accusent une grande précarisation économique des professions du social qui s’exprime, parmi d’autres aspects, dans une importante rotation des équipes professionnelles.

Politiques sociales ou politiques de contrôle social ?

Bien que presque tous les professionnels interviewés ne se perçoivent pas eux-mêmes comme des agents de contrôle social et qu’ils rejettent en bloc ce rôle, les politiques sociales dans les deux pays possèdent des caractéristiques qui font qu’assurer la reproduction du système se trouve au coeur de la façon dont elles opèrent dans la réalité. Un exemple de cela pour le cas chilien est le fait que les familles qui reçoivent les aides de l’État dans différents programmes doivent montrer un « bon comportement » : que leurs enfants aillent à l’école, que les femmes-mères amènent leurs bébés au contrôle de santé, qu’elles ne soient pas en conflit avec la justice, qu’elles assistent aux réunions d’information sur les programmes, parmi d’autres exigences à remplir.

Pour certains professionnels français, l’excès de contrôle fait que, pour ne pas perdre un bénéfice, certaines familles se déclarent dans une condition qui n’est pas la leur, ce qui affecte plus particulièrement les familles monoparentales précaires, essentiellement constituées de chef de famille féminin, lesquelles, bénéficiant de minima sociaux, pourraient être tentées de ne pas déclarer leur changement de situation (vie maritale), risquant ainsi de diminuer voire de perdre leurs ressources. En France, ces aspects liés au contrôle social sont observables, disent les interviewés, notamment dans deux champs de l’intervention sociale : la protection de l’enfance et l’insertion professionnelle des inactifs. S’agissant du premier, les parents se trouvant aux prises avec l’aide contrainte (Hardy, 2012) sont dans l’obligation d’accepter l’intervention d’un professionnel, et lui-même, ce professionnel, dans le devoir imposé par le cadre d’instaurer une relation d’aide qui peut être vécue comme intrusive, en percevant le travailleur social comme un agent de contrôle de leur fonctionnement éducatif. Dès lors, pour les travailleurs sociaux, la relation d’aide, qui suppose l’analyse de la demande de la personne et devant, en principe, générer la mise en oeuvre de moyens pour y répondre, devient une commande institutionnelle descendante remettant en question le sens de l’intervention sociale.

De l’(in)efficacité de l’activation pour l’emploi

Un des aspects très partagé par les deux groupes de professionnels interviewés est la perception que le pari des programmes sociaux de diminuer ou d’en finir avec la pauvreté, en activant les individus pour l’emploi, n’est qu’un « voeux pieux », surtout pour ceux qui, dans le même univers de la pauvreté, possèdent moins de ressources. Un travailleur social français cite l’exemple d’une personne bénéficiaire du RSA privée d’emploi pour des raisons de santé mentale. Celle-ci perçoit des ressources des pouvoirs publics, et en contrepartie doit activer ses moyens d’accéder à l’emploi dans le contexte désormais connu du chômage structurel, avec ses problèmes de santé qui rendent improbable son employabilité. Une autre professionnelle évoque la tension paradoxale à laquelle est soumis le bénéficiaire du RSA. Déjà, très rapidement durant les premières années de la mise en oeuvre des politiques d’insertion en France, les personnes accompagnées faisaient le constat de l’incapacité qu’avait l’État de gérer la crise générée par le chômage et les conséquences pour les demandeurs d’emploi. En accord avec ce point de vue, la majorité des professionnels chiliens interviewés estiment que les transferts d’argent directs de certains programmes sociaux vers les familles les plus vulnérables ne sont pas assez efficaces pour changer leur situation de pauvreté structurelle et transgénérationnelle.

Le diagnostic reste lapidaire et partagé dans les deux cas analysés. En France, s’agissant des personnes bénéficiaires du RSA, le Conseil Départemental est responsable de l’organisation et de la mise en oeuvre de la politique dite d’activation pour « favoriser » la sortie des personnes du dispositif vers un accès ou un retour à l’emploi. Une autre professionnelle précise le caractère quasi définitif de la catégorie « exclus » bénéficiaire du RSA. Pour une interviewée chilienne, les familles sortent et rentrent des programmes sociaux tout au long de leurs parcours biographiques. Selon le discours de certains professionnels des deux pays, la dépendance au système peut se vérifier dans certains cas, notamment pour les bénéficiaires qui, dans une relation de confiance avec les travailleurs sociaux, reconnaissent ne pas vouloir sortir du dispositif d’assistance au risque de perdre les quelques bénéfices secondaires qu’ils en perçoivent. Selon eux, accéder à un emploi serait, paradoxalement, un désavantage social.

La marge de manoeuvre des intervenants

Par rapport à cet aspect, le constat des restrictions à la relation d’aide est massif, avec des expériences s’exprimant sur le registre de la contrainte, notamment au regard du temps d’accompagnement. Malgré cette tension qui fait série avec d’autres aspects négatifs évoqués auparavant, tant au Chili qu’en France, les interviewés reconnaissent et valorisent le « micro social » comme un espace où il est encore possible de produire des transformations. Celles-ci s’expriment dans une amélioration des relations entre les assistés, élargissement de leurs niveaux d’information, accès aux réseaux et conscience des droits. L’innovation et la créativité restent à la discrétion et à la volonté du professionnel en fonction de son engagement social et politique, son éthique et ses choix de société. Ainsi, le professionnel se constitue comme la ressource principale de l’intervention. Néanmoins, dans le cas chilien, il s’agit d’une intervention fortement réglée et normée par l’État, et dans les deux cas, elle reste contrainte par l’organisation institutionnelle. L’absence du collectif, comme composante essentielle du travail avec les communautés, est évoquée dans les deux pays comme un obstacle aux possibilités des professionnels de promouvoir des changements plus larges. Dans le cas français, malgré une généralisation de l’approche collective dans les formations initiales des travailleurs sociaux depuis 2004, par la réforme des diplômes en travail social, les professionnels témoignent toujours de difficultés à impulser des projets d’intervention collective. Plusieurs professionnels ont pu exprimer une volonté à s’intéresser et à développer des formes collectives d’intervention, mais ils sont empêchés par des contraintes multiples. Au Chili, les interviewés ont l’impression que cette absence de la dimension communautaire est produite et renforcée par des logiques individuelles caractéristiques du modèle culturel chilien centré sur le mérite et l’effort personnel. Cet affaiblissement du lien social s’approfondit par la violence dans les quartiers et le trafic de drogues, ce qui atteint la participation sociale, renforcée par le déclin du sens et de l’intérêt du collectif.

Les politiques sociales comme « objet de consommation »

En lien avec le point précédent, les professionnels font référence dans les deux pays à l’existence d’un profil de bénéficiaire des politiques sociales identifié à la figure d’un « usager consommateur ». Cela montre la présence des logiques « instrumentalisées et utilitaristes ». Certains bénéficiaires assument une position d’exigence vis-à-vis du professionnel (parfois avec violence) en relation à son bénéfice, en s’installant en tant que client et non en tant que sujet de droits et d’obligations. La logique de réponse pour les dispositifs soulève chez plusieurs d’entre eux le sentiment de devenir des « exécutants », dans une logique de guichet. Il s’agit alors de mettre des « pansements », afin de traiter les « symptômes » dans l’urgence, sans « soigner » la maladie. Selon les propos d’une travailleuse sociale devenue directrice d’établissement médico-social, certaines personnes inscrites depuis plusieurs années dans des dispositifs d’action sociale (pour certains d’entre eux depuis leur création) ne s’insèrent plus dans un processus d’autonomisation, de sortie de la dépendance au système d’aide, mais bien dans un rapport à la consommation de prestations sociales. En même temps, dans les deux cas, les interviewés reconnaissent des changements dans la culture de la solidarité pratiquée autrefois par les pauvres, qui a été substituée par une culture du profit. Dans un contexte français tendu où le chômage est présent, l’accès à un logement difficile et coûteux, un climat social morose de façon générale incertain, les professionnels confirment le discours ambiant stigmatisant, porté à l’égard des bénéficiaires et discriminant. Voire parfois paradoxal puisque signifié au sein d’un même groupe de pauvres connus des services sociaux et qualifiés de « profiteurs d’un système ». Pour certains participants de l’étude, ce sentiment se voit renforcé par l’attitude des classes moyennes qui perçoivent les bénéficiaires de l’assistance comme des paresseux, des profiteurs, des inutiles à la société.

À quoi servent les politiques sociales ? Quelques nuances

Pour tous les professionnels interviewés, tant au Chili qu’en France, les politiques sociales ne peuvent pas être efficaces sans l’engagement d’un État actif et fort vis-à-vis du capital privé, avec une volonté claire et ferme de redistribution des richesses, de diminution des écarts entre des groupes sociaux et d’une société qui donne son accord et son appui politique à cette volonté redistributive. Néanmoins, en relation au sens et à l’utilité des politiques sociales, il est intéressant de constater que, parmi les interviewés chiliens, on observe deux positions différentes. Ceux qui mettent en cause leur légitimité dans un contexte néolibéral comme celui qu’on vit maintenant, et ceux qui, tout en reconnaissant leurs limites et leurs faiblesses, les défendent.

Dans le premier cas, il ne s’agit que de travailleurs sociaux en relation directe avec les bénéficiaires des programmes sociaux. Dans l’autre position, nous trouverons tant des travailleurs sociaux qui sont dans l’intervention directe avec les gens que des professionnels en poste de responsabilité. Chez les premiers, il y a, dans leur majorité, un engagement et une identification très forte avec le programme où ils travaillent et avec les personnes concernées qui en font partie. Tout en restant critiques, ils défendent l’existence et la valeur de certains projets qui sont en vigueur, notamment « Le Chili grandit avec toi » avec sa composante d’universalité. En ce qui concerne ce dernier groupe d’interviewés, ils estiment que bien qu’au Chili nous soyons encore en présence d’un État subsidiaire, faible, pauvre, sans ressources et sans capacité de négociation vis-à-vis du capital, le pays se trouverait dans une phase d’issue du type de subsidiarité qui a caractérisé son rôle social depuis les réformes néolibérales des années 1980. Pour ces interviewés, ce phénomène s’exprime par l’adhésion explicite (à partir de 2002 avec la présidence de Ricardo Lagos Escobar) à une « approche des droits », quoique comprise comme des garanties minimales.

DISCUSSION FINALE

Bien qu’au Chili les droits sociaux ne soient pas garantis pour l’ensemble de la population comme dans le cas français, on assiste, depuis quelques années, au passage d’un système assurantiel – pour la France – vers un système catégoriel et sectoriel – dans le cas des deux pays. Ce système fige par un accès aux droits des aides publiques sous forme d’éligibilité au regard de la catégorie de population ou de certaines problématiques. Il s’agit d’une intervention sociale qui mobilise un lexique moral qui oblige à prouver sa situation de détresse pour accéder aux bénéfices, c’est-à-dire la « justification du mérite à l’aide » (Rojas, 2018). Dans les deux cas analysés, l’entrée dans le système s’organise à partir de critères bien établis qui peuvent être collationnés avec de nombreuses informations disponibles en ligne sur la situation de chaque individu. Pour la majorité des interviewés, cette logique quantitative, qu’imprègne la totalité de la politique sociale, joue en détriment d’une approche plus intégrale de l’intervention et sous-estime, voire rend invisible, l’importance du temps qu’impliquent les processus de changement dans la vie des gens qui ont vécu de longs parcours de pauvreté et d’exclusion sociale. Les publics rencontrés au service social témoignent de plus en plus d’un cumul de difficultés multifactorielles et complexes qui interrogent la hiérarchisation des priorités et accentuent la superposition de dispositifs, parfois interdépendants, et donc difficiles à déclencher du fait que l’un dépende de l’autre. C’est un cercle vicieux. Toutes ces procédures administratives d’aller-retour de dispositifs en dispositifs découragent les publics de les solliciter. Ils sont dans une forme de découragement, de renoncement du fait d’un paramètre administratif complexe, voire contradictoire et long. Cette technologisation du social au service de la subsidiarité, du ciblage et de la précarité des droits sociaux entre en conflit avec une profession dont l’histoire et les principes professionnels sont précisément liés à la justice sociale, l’extension des droits, l’équité sociale. Dans le processus de précarité du social, les professionnels eux-mêmes deviennent précaires et découragés. La relation éducative disparaît ou bien s’affaiblit, au profit d’une relation « clientéliste » renforcée par une impression partagée, tant dans le cas chilien que français, que les dépenses sociales sont vécues par l’État et par la société plutôt comme « des charges », discours qui se nourrit de l’appel à la responsabilisation individuelle du sujet assisté.

Les travailleurs sociaux ont peu d’autonomie et de pouvoir pour contrôler leur propre processus d’intervention sociale, étant subordonnés à une logique d’accompagnement individuel qui laisse de côté la dimension communautaire. La source de légitimité et de satisfaction réside principalement dans la relation avec les assistés, se transformant en principale ressource d’intervention professionnelle. Une fois qu’on situe la politique sociale dans le champ de l’intersubjectivité, on désocialise et on dépolitise la responsabilité systémique dans l’existence des inégalités (Rojas, 2018). Ainsi, l’intervention des travailleurs sociaux est axée sur le « don » d’eux-mêmes, ce qui fait que l’idée de faire « ce qui est possible » devient une justification des politiques qui ne distribuent que des bénéfices précaires.

Les professionnels des deux pays accusent un décalage entre le discours des politiques qui, tant au Chili qu’en France, donnerait priorité à la composante de genre à un niveau purement déclaratif. Dans leurs traductions opérationnelles, les politiques sociales continuent à être fortement axées sur une vision traditionnelle et patriarcale de la famille et de la femme. En France, depuis 2004, la famille se pense du côté de la coparentalité au nom de l’intérêt supérieur de l’enfant. Cette situation réglementaire ne montre pas la réalité de l’effectivité de la relation égale entre les hommes et les femmes. Pour le cas chilien, c’est une situation encore plus grave qui se reflète dans la place qu’occupe le pays en matière d’écarts de genre parmi les pays de l’OCDE. Tant pour Rojas (2018) que pour Jensen (2011), pour atteindre le bien-être tel que la politique sociale l’entend aujourd’hui, la famille est essentielle, particulièrement les femmes, ce qui ne fait que renforcer un ordre à la fois néolibéral et conservateur. Au Chili et en France, quoiqu’avec différents degrés, la volonté politique des élus joue un rôle central dans la majeure ou mineure efficacité des programmes locaux. Si cette volonté politique n’existe pas, il est difficile d’innover ou d’essayer d’introduire un regard situé, en laissant cette possibilité d’innovation assujettie à l’initiative des professionnels. Par rapport à ce même aspect, si en France l’État reste garant de l’universalité de l’accès aux droits, pour certains interviewés, contrairement à l’aide légale qui reste sous couvert de l’État, cet accès est conditionné aux choix politiques du maire.

Quant aux programmes des transferts directs, surtout pour le cas chilien, les familles qui dépendent de ces programmes sont les plus démunies et reçoivent, pendant une certaine période qui ne peut pas se prolonger au-delà de deux ans, un montant d’argent en fonction du nombre de leurs membres. La majorité des interviewés signalent que cet argent est dépensé dans sa totalité et que leurs bénéficiaires s’habituent à vivre au-dessous de leurs moyens. Plusieurs d’entre eux en ayant plus de capacité d’achat augmentent leurs dettes, ce qui produit, une fois le bénéfice arrêté, une débâcle économique. Ainsi, pour les professionnels chiliens, les politiques sociales génèrent de la dépendance et ne permettent pas aux familles d’échapper à la situation de pauvreté, étant stigmatisées par le reste de la population qui vit dans une apparence de bien-être, au milieu d’une grande fragilité économique et sociale où les droits sociaux ne sont pas garantis non plus pour eux. Tant qu’il n’y a pas de couverture universelle des droits sociaux au Chili, les classes moyennes, indiquent plusieurs interviewés, se sentent délaissées de l’appui de l’État. En France, il s’agit d’un phénomène semblable renforcé par le système de cotisations par les salariés qui se voient contribuer aux financements de l’action sociale du fait de leurs cotisations. Pour les interviewées des deux pays, c’est le même discours néolibéral et le non-accès à l’emploi d’une partie de la population, ce qui a généré un clivage qui a provoqué (et entraîné) de la défiance vis-à-vis du pauvre, mais aussi de l’anxiété des classes moyennes face au risque de leur propre pauvreté.

En reprenant les catégories proposées par Paugam (2019), nous avons réfléchi aux questions suivantes : En quoi ces programmes contribuent-ils vraiment à renforcer les liens sociaux, à créer des liens qui libèrent et non des liens qui oppressent ou fragilisent ? En quoi risquent-ils de disqualifier les populations à qui ils s’adressent ? Tant au Chili qu’en France, les travailleurs sociaux font du travail à domicile, et avec la communauté. Cela pourrait nous faire penser à un renforcement du lien de participation élective. Cependant, les pressions auxquelles les individus sont soumis par les programmes brouillent la composante élective (liberté) à cette dimension communautaire. L’oppression renvoie à un déni de reconnaissance lié à une infériorisation. En même temps, bien que les professionnels cherchent à fortifier les réseaux des individus et des familles, ils n’arrivent pas vraiment à le faire puisqu’il s’agit des dispositifs temporaires construits dans le contexte des exigences des programmes et non axés sur des liens communautaires déjà existants.

Dans le cas chilien, on pourrait dire aussi que ces programmes veulent, à partir de leurs interventions, récréer pour les assistés le lien de citoyenneté en mettant l’accent sur l’approche de droits. Puisque leur bien-être n’est pas assuré par le biais de la sécurité sociale liée au contrat de travail, leurs droits sociaux ne sont pas garantis et ils ne sont pas égaux devant la loi. Alors, l’État est obligé de pallier cette situation en construisant un discours sur un assisté, soi-disant, « sujet de droits » auquel les professionnels doivent se tenir. Néanmoins, le seul droit dont ils bénéficient, c’est au secours de l’État qui renvoie à une citoyenneté incertaine, voire inexistante.

Dans les programmes sociaux des deux pays, pour y participer, les familles doivent faire partie d’un registre d’individus déjà ciblés. Ces familles ont le droit d’être ciblées par le programme, car elles sont en situation de vulnérabilité socio-économique et non parce que leurs droits ont été transgressés. Elles sont dans une condition de fragilité qui renvoie à un déficit de protection. Les plus pauvres ont le droit garanti de participer à un programme d’assistance sociale. On n’est pas dans une optique de droit social universel comme expression d’un lien de citoyenneté. Par ailleurs, nous estimons que les interventions des travailleurs sociaux arrivent à peine à renforcer le lien de filiation. Néanmoins, il s’agit, dans le cas des deux pays, d’un lien de filiation fragile et refermé sur lui-même, car les personnes n’ont pas de possibilités d’évoluer vers un autre type de relation avec la société et l’État. Tel que l’expriment les professionnels interviewés, la dépendance à l’égard du système d’aide et d’une relation des consommateurs par rapport aux prestations sociales nuit à tout processus d’autonomisation, dans la mesure où les familles bénéficiaires des programmes sociaux doivent montrer qu’elles remplissent les minimums exigés pour l’obtention des bénéfices. La volonté émancipatrice de l’action des professionnels se heurte à cette réalité qu’ils n’arrivent pas à modifier.

Par ailleurs, tous ces minimums sont des traits disqualifiants, ce qui renforce la disqualification sociale d’une population déjà disqualifiée. Bien que certains travailleurs sociaux disent s’appuyer sur une logique de renforcement du lien de citoyenneté, l’ensemble des mécanismes informatiques et normalisés sur lesquels se basent les programmes sociaux sont au service d’une vérification « de la vérité » et pas sur la reconnaissance des sujets. Bien qu’on puisse dire que les travailleurs sociaux cherchent à favoriser le lien de participation organique (puisqu’ils stimulent les gens à trouver un emploi), les salaires auxquels les assistés peuvent avoir accès, surtout dans le cas chilien, sont au-dessous du seuil de la pauvreté, ou bien, il s’agit de micro-entreprises informelles qui ne font que reproduire la précarité. Tant en France qu’au Chili, les programmes tentent d’installer l’idée du lien de participation organique, mais cela dans un contexte de précarité généralisée.

Ainsi comprises, ces politiques ne peuvent pas pousser les sujets vers d’autres formes « d’attachement », pour reprendre la catégorie proposée par Paugam. Dans le cas du programme « Le Chili Grandit avec toi », qui a une composante d’universalité, le fait que la majorité des bénéfices du programme s’obtiennent par le biais des dispensaires qui sont, en gros, des centres de santé « pour les pauvres », produit qu’ils ne soient ni connus ni valorisés pour les familles des classes supérieures. Au Chili, les dispositifs d’aide sont conçus pour les plus pauvres et ils ne sont installés que dans leurs territoires, ce qui nous fait penser à l’absence d’une morale civique généralisée. Face aux plus pauvres, l’État chilien propose des politiques de soutien et d’assistance et pour le reste, ils doivent souscrire à une assurance achetée sur le marché avec un assureur privé qui en profite.

En France, on constate le même type de rapport dans le système de régulation sociale avec, du côté des classes moyennes à supérieures, une démarche de couverture sociale basée sur la capitalisation de leurs cotisations (entre autres pour les classes supérieures) et de l’autre, le recours à la redistribution pour les personnes exclues de l’emploi pour des raisons de santé, de chômage ou de conditions liées à l’âge. Cependant, dans le contexte d’impossibilité d’accès à l’emploi des populations disqualifiées (Paugam 2009), un clivage de plus en plus important s’opère entre les catégories : les actifs ‑ inactifs, au sens activation. Cette polarisation clivante s’accompagne d’une mise en accusation des disqualifiés assignés au sujet de leur dépendance vis-à-vis de l’aide sociale, pourtant sans autre perspective que celle-ci.