Corps de l’article

Introduction

Les politiques publiques en matière d’assistance sociale sont peu populaires au Canada et les prestataires d’une aide financière de dernier recours sont l’objet d’une stigmatisation sociale persistante (Harell, Soroka et Mahon, 2008 ; Mahon, Lawlor et Soroka, 2014 ; Ducharme, 2018). Moins de quatre personnes sur dix en Ontario affirment maintenir une perception positive des prestataires des programmes d’assistance sociale (Commission ontarienne des droits de la personne, 2017). Au Québec, la condition sociale est « le motif le plus susceptible de fonder une forme ou une autre de discrimination » (Noreau et al., 2016, p. 70), une personne sur deux (49,1 %) entretenant des perceptions négatives à l’égard des prestataires des programmes d’assistance sociale (ibid.). La question des représentations publiques et médiatiques des politiques d’assistance sociale, de leurs objectifs et de leurs prestataires se pose donc avec insistance dans un contexte où elles sont l’objet d’importantes restructurations (Groulx, 2009) et où se diffusent des discours qui en contestent les fondements et finalités (Béland et Daigneault, 2015 ; Vaillancourt, 2012 ; Lamarche, 2007 ; Vinet et Filion, 2015 ; van den Berg et al., 2017).

Alors que l’analyse des représentations de l’assistance sociale ‑ et plus largement de la pauvreté ‑ fait l’objet d’une production scientifique soutenue sur la scène internationale (Chauhan et Foster, 2014 ; Harkins et Lugo-Ocando, 2017 ; Lepianka, 2015 ; Lugo-Ocando, 2015), celle-ci demeure négligée au Canada, et plus encore au Québec. Cet article répond à cette lacune et se structure en trois temps. En premier lieu, il introduit le cadre général de la recherche. En second lieu, il présente les méthodes, les analyses et les résultats de recherche de deux objets spécifiques étudiés, à savoir : la couverture médiatique de l’assistance sociale au Québec en 2017-2018 et les opinions dominantes des Québécois quant aux politiques d’assistance sociale et à leurs prestataires. En troisième lieu, cet article discute des conclusions de recherche dans le contexte plus large des réformes des politiques d’assistance sociale au Québec. Il positionne de ce fait les activités de communication publique menées par des acteurs de l’assistance sociale en lien étroit avec les rapports de force qui influencent les réformes apportées aux politiques sociales.

Les travaux de recherche dont rend compte cet article s’inscrivent dans le champ des études médiatiques critiques. En cela, le cadre théorique utilisé se concentre sur les rôles, les impacts et les effets des médias dans la société, considérés comme « un réseau complexe de relations de pouvoir interdépendantes qui privilégient symboliquement et avantagent matériellement certains individus et groupes par rapport à d’autres » (traduction libre, Ott et Mack, 2015, p. 17). Suivant cette perspective, les médias ‑ numériques, de masse, imprimés et radiodiffusés ‑ organisent des espaces de luttes, des « arènes symboliques » (Cammaerts et Carpentier, 2007) où les conflits se déploient autour d’enjeux de signification et de représentation (Couldry, 2003). Afin d’évoquer ces dynamiques compétitives et conflictuelles, cet article mobilise les concepts de « cadres médiatiques » (Chong et Druckman, 2007), de « structures d’opportunités » (discursives et politiques) (Ferree et al., 2002 ; Giugni, 2011) et de « mise à l’agenda public » (McCombs, 2004). Ce faisant, la discussion présentée dans cet article met en relation la question de la représentation médiatique et publique de l’assistance sociale avec les réformes récentes dont elle est l’objet. Elle procède en présentant une analyse critique de la place occupée par l’assistance sociale dans les médias québécois, puis des capacités des groupes de lutte à la pauvreté à diffuser leurs messages au sein d’espaces médiatiques, et enfin des représentations publiques à l’égard des programmes d’assistance sociale et de leurs prestataires. Cette analyse conclut à une convergence de facteurs qui limitent et contraignent les activités de contestation publique des réformes dont sont l’objet les programmes d’assistance sociale.

Médias, pauvreté et politiques publiques

Un imposant corps de littérature s’intéresse au traitement médiatique de la pauvreté (Autès, 2011 ; Bullock, Wyche et Williams, 2001 ; Chauhan et Foster, 2014 ; Clawson et Trice, 2000 ; Harkins et Lugo-Ocando, 2017 ; Hours, 2007 ; Kendall, 2011 ; Kitchener et Vandermensbrugghe, 2007 ; Lepianka, 2015 ; Lugo-Ocando, 2015 ; Pascale, 2013). Les études canadiennes qui y sont consacrées demeurent néanmoins peu nombreuses (Hacket et al., 2000 ; Redden, 2014) et les travaux qui étudient plus spécifiquement les processus de médiatisation des politiques et des enjeux sociaux liés à l’assistance sociale sont particulièrement rares (Mahon, Lawlor et Soroka, 2014).

L’actualité médiatique représente un site de débats et de conflits où se rencontrent et s’entrechoquent des conceptions antagonistes de la pauvreté (Gamson, 2004 ; Lister, 2004). Elle contribue conséquemment à baliser les paramètres du débat politique sur la pauvreté, tout en demeurant, en elle-même, un terrain de lutte sociale et politique où s’opposent des intérêts et des perspectives divergentes (Kendall, 2011 ; Kitzinger, 2007 ; Kitchener et Vandermensbrugghe, 2007). La littérature canadienne-anglaise, américaine et britannique fait état de tendances constatées chez les médias généralistes à couvrir les enjeux associés à la pauvreté de manière décontextualisée, à réitérer des représentations stéréotypées des personnes en situation de pauvreté et à cadrer la question de la pauvreté sous un axe de responsabilité individuelle, tout en mettant l’accent sur les coûts des programmes d’assistance sociale plutôt que sur les principes d’inclusion et de justice sociale (Bullock, Wyche et Williams, 2001 ; Chauhan et Foster, 2014 ; Redden, 2014).

Ces « cadres » médiatiques prennent place dans un contexte marqué par une aversion pour l’assistance sociale au Canada (Mahon, Lawlor et Soroka, 2014) et d’une réprobation collective des prestataires de cette aide. Les prestataires québécois d’assistance sociale sont confrontés à des taux de perceptions négatives supérieurs à ceux rencontrés par les minorités ethniques, religieuses ou sexuelles, de même que les personnes en situation de handicap (Noreau et al., 2016). Plusieurs études américaines ont mis en lumière l’existence de liens entre la couverture médiatique de la pauvreté et les attitudes du public à l’égard des personnes en situation de pauvreté et des aides qu’elles reçoivent de l’État (Chong et Druckman, 2007 ; Sotirovic, 2001 ; Kensicki, 2004).

Au Québec, les questions de l’analyse médiatique de l’assistance sociale et de la représentation des prestataires sont largement évacuées du champ de recherche sur la pauvreté (voir néanmoins Maugère et Greissler, 2019). Ce désintérêt s’inscrit paradoxalement dans un contexte où les programmes de lutte à la pauvreté, d’aide sociale et de solidarité sociale font l’objet de réformes et de controverses importantes (van den Berg et al., 2017; Vaillancourt, 2012).

Descriptif de la recherche

Le présent article met en relation deux objets de recherche sur les représentations de l’assistance sociale au Québec.

Le premier objet de recherche porte sur la couverture médiatique de l’assistance sociale au Québec. Les outils logiciels développés par l’Observatoire de la circulation de l’information (OCI) ont été mis à profit afin d’archiver l’intégralité de la production journalistique québécoise sur les programmes d’assistance sociale publiée en ligne entre le 1er janvier 2017 et le 31 décembre 2018. Des analyses informatisées ont été conduites sur ce corpus. La méthode d’analyse mixte employée a regroupé le traitement automatique des langues (TAL), l’analyse sémantique, la lexicométrie et la statistique. Les analyses permettent d’identifier et de pondérer le poids des thèmes et des acteurs associés à l’assistance sociale, tout en circonscrivant les temporalités où la couverture médiatique est la plus soutenue.

Le deuxième objet de recherche porte sur les représentations et les attitudes du grand public à l’égard des programmes d’assistance sociale et de leurs prestataires. Il s’appuie sur un sondage représentatif conduit en août 2019 auprès de 2051 répondants. Les conclusions de recherche mettent en lumière les opinions des Québécois à l’égard des prestataires des programmes d’assistance sociale, les conceptions dominantes quant aux objectifs des programmes d’assistance sociale, le rapport que ces programmes entretiennent avec l’emploi et avec la lutte à la pauvreté ainsi que les facteurs qui influent sur ces éléments.

ReprÉsentations mÉdiatiques de l’assistance sociale au QuÉbec

Nos travaux mettent en lumière trois éléments structurants du traitement médiatique de l’assistance sociale au Québec : l’importance de la couverture médiatique par rapport à cette question, l’identification des acteurs cités ou mentionnés dans cette couverture ; l’identification des principaux thèmes évoqués. Afin de faire émerger ces éléments, une méthode de recherche novatrice, basée sur l’analyse quantitative et qualitative de données numériques, a été utilisée.

Méthode

Constitution du corpus

Notre accès à la base de données de l’OCI a permis de recueillir sur une base régulière (4 fois par heure) tout nouvel article publié par un des 800 médias de la base de données. Pour les deux années (2017-2018) couvrant la présente étude, le corpus ainsi obtenu pour la production journalistique des médias québécois compte 1 385 688 articles, dont 1 345 496 sont de langue française ou anglaise. Ce corpus est représentatif de la production journalistique québécoise dans son ensemble. À partir de ces données de l’OCI, nous avons extrait les articles contenant les mots clés pertinents à notre objet d’étude[1] et sur lesquels nous avons conduit des analyses.

La production journalistique québécoise a été divisée en trois catégories : médias à forte diffusion (ex. La Presse, Radio-Canada, Journal de Montréal, etc.), médias à moyenne diffusion, souvent régionaux (ex. La Tribune, Le Quotidien, Le Nouvelliste, etc.) et médias ayant une faible diffusion, souvent locaux ou communautaires (ex. Entrée Libre, Le Journal des Voisins, Droit de parole, etc.)[2]. Ce classement permet d’éviter que des articles à faible diffusion (notamment en provenance de médias communautaires) soient traités au même niveau que des articles à forte diffusion rejoignant un public beaucoup plus vaste. Au final, notre classification comprend 24 médias à forte diffusion[3], 124 médias à moyenne diffusion et 47 à faible diffusion.

Méthodes mixtes pour l’analyse

Pour chacun des articles retenus, nous disposons d’un ensemble de métadonnées issu du moissonnage Web initial. Ces métadonnées permettent de faire des regroupements d’articles par média ou par groupe de médias et d’établir une chronologie du volume de publications par période. Nous pouvons ainsi identifier des moments forts dans l’actualité en ce qui a trait à l’assistance sociale et comparer les différences dans le traitement de ce sujet en ciblant certains médias.

Nous avons employé une méthodologie mixte empruntant au traitement automatique des langues (TAL), à l’analyse sémantique, à la lexicométrie et à la statistique, afin d’effectuer l’analyse des textes des articles. Le traitement automatique des langues a été utilisé pour identifier la langue dans laquelle un article est écrit. Cette opération simple permet une classification du corpus par langue (français et anglais) et un filtrage pour les autres langues[4]. Le traitement automatique des langues a également permis d’identifier les entités sémantiques présentes dans le texte de chacun des articles[5].

Analyse des résultats

Importance relative par rapport à d’autres thématiques d’actualité

Des quelque 1 385 688 articles recueillis, nous avons extrait les articles en lien avec l’assistance sociale à l’aide d’une requête faite à la base de données comprenant une trentaine de mots clés en français et en anglais. Au total, nous avons pu extraire 2 784 articles reliés à notre objet d’étude[6], soit l’équivalent de 0,2 % de la production médiatique de 2017 et 2018. À titre comparatif, une récente étude à propos des discours médiatiques touchant à la radicalisation (Rocheleau et de Briey, à paraître) avait observé que 2,8 % de la couverture québécoise avaient été alloués à cette thématique. En ce qui a trait à des thématiques plus générales telles que la politique ou le sport, elles génèrent respectivement 14,8 % et 12,3 % des articles produits par les médias québécois. Même des thématiques plus pointues comme les religions et croyances (1,7 %) obtiennent plus d’intérêt de la part des médias que les enjeux soulevés par l’assistance sociale.

Le poids relatif de la couverture médiatique de l’assistance sociale au Québec apparaît largement inférieur à sa pertinence sociale et politique. Bien que le taux de prestataires de l’assistance sociale en 2017 et 2018 ait connu un creux historique, ce groupe représentait toujours 5 % à 6 % de la population québécoise (ministère du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale, 2019-2006). La couverture médiatique est ainsi de 25 à 30 fois moindre que leur poids démographique. Les données obtenues démontrent une quasi-invisibilité des thèmes et des enjeux associés à l’assistance sociale au Québec et une marginalisation importante de l’assistance sociale dans les processus de mise à l’agenda public des questions et des controverses qui y sont associées.

Pour la période 2017-2018, dans les médias francophones, on dénombre 1743 articles (64 %) des médias à forte diffusion, 865 articles des médias à moyenne diffusion (32 %) et 118 articles des médias à faible diffusion (4 %). Bien que près de 200 médias aient publié au moins un article concernant notre thématique, ce sont 9 médias à forte diffusion qui sont responsables de 58 % des articles publiés.

Tableau 1

Médias à forte diffusion et couverture médiatique de l’assistance sociale au Québec

Médias à forte diffusion et couverture médiatique de l’assistance sociale au Québec

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La production médiatique portant sur l’assistance sociale émane ainsi principalement d’un groupe de médias qui compte pour un peu moins de 5 % du total des 195 médias ayant abordé cette question à au moins une reprise en 2017 ou 2018. Il y a ainsi au Québec une forte concentration de l’activité journalistique sur l’assistance sociale chez quelques médias à forte diffusion.

Chronologie de la production médiatique

La figure qui suit illustre la chronologie de la production médiatique francophone pour les années 2017 et 2018. Il s’agit d’une chronologie en dents de scie qui diffère sensiblement d’un mois à l’autre et où on ne peut observer de similarités appréciables entre les deux années.

Figure 1

Chronologie de la production médiatique à propos de l’assistance sociale (2017-2018)

Chronologie de la production médiatique à propos de l’assistance sociale (2017-2018)

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Les variations dans la production journalistique s’expliquent par la présence de thèmes et d’événements en lien avec l’assistance sociale ayant émergé dans l’actualité québécoise : migrations et intégration des réfugiés, instauration d’un « revenu minimum garanti » pour les personnes considérées inaptes au travail, mise en place du programme Objectif emploi et tenue des élections provinciales[7]. Les variations sont de très faible envergure et ne permettent pas d’identifier des moments où la question de l’assistance sociale se serait imposée au sein des médias québécois. La couverture demeure très faible tout au long des deux années, se situant autour de 50 à 100 articles publiés mensuellement.

Acteurs les plus souvent mentionnés dans les médias

La place et l’importance relative des individus cités et mentionnés dans la couverture médiatique consacrée à l’assistance sociale ont varié en fonction de l’actualité. L’année 2017 a vu le dépôt du projet de loi portant sur un revenu minimum garanti proposé par le gouvernement libéral et chapeauté par le ministre de l’Emploi et de la Solidarité sociale du Québec, François Blais[8]. Cette année fut également marquée par la course à la chefferie du Nouveau Parti démocratique[9]. L’année 2018 fut quant à elle marquée par les élections provinciales au Québec.

Figure 2

Acteurs cités et mentionnés dans les médias québécois (2017-2018)

Acteurs cités et mentionnés dans les médias québécois (2017-2018)

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Les acteurs politiques dominent sans conteste le nombre de mentions et de citations dans les médias d’information québécois. Ces derniers occupent 15 des 16 premières places dans la couverture médiatique de l’assistance sociale au Québec. Un seul porte-parole d’organismes communautaires, Serge Petitclerc, s’inscrit dans cette liste et aucun prestataire de l’assistance sociale n’y fait son entrée. Nous présenterons plus loin les impacts de cette distribution asymétrique entre catégories d’acteurs.

Thématiques abordées en lien avec l’assistance sociale

Une extraction et une compilation des entités sémantiques en cooccurrence avec l’assistance sociale ont été effectuées pour chacun des articles analysés[10]. Les analyses permettent de faire émerger les thèmes associés de la couverture médiatique de l’assistance sociale au Québec. Le diagramme de type « radar » (figure 3) illustre à la fois les sous-thématiques en lien avec l’assistance sociale et leur importance dans la couverture médiatique des médias à forte diffusion.

Figure 3

Thèmes associés à l’assistance sociale dans les médias québécois

Thèmes associés à l’assistance sociale dans les médias québécois

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Parmi les 16 entités sémantiques en lien avec l’assistance dans la couverture médiatique, on peut observer des thématiques qui sont en lien étroit les unes avec les autres. La thématique la plus prépondérante se dégage autour du travail et de l’emploi, puis viennent les aspects financiers (finance, chèque, budget, impôt), la famille, la santé, la pauvreté, l’école, l’éducation et, finalement, le logement[11]. Des analyses qualitatives subséquentes permettront de convenir avec précision des traitements réservés à ces thématiques par les médias d’information. Retenons toutefois ici que les cadres médiatiques dominants à l’égard de l’assistance sociale lient cette dernière à l’emploi, au travail et aux questions financières et économiques, poussant à la marge la thématique de la pauvreté et de l’exclusion sociale. Ils s’inscrivent ainsi en tension avec les cadres déployés par les groupes de lutte à la pauvreté sur l’assistance sociale et les vécus des prestataires (voir Macé, Daigneault et Goyette, 2019).

ReprÉsentations et opinion publique de l’assistance sociale

Les représentations médiatiques de l’assistance sociale et de ses prestataires ne sont pas sans impacts politiques. Elles sont en lien étroit avec la mise à l’agenda public et politique[12] des problèmes sociaux qui y sont associés et avec le développement des politiques publiques (voir par exemple Burnstein, 2003). En ce sens, nous avons voulu mesurer les perceptions et les attitudes des Québécois à propos des programmes d’assistance sociale et de leurs prestataires. À cette fin, nous avons mené un sondage représentatif auprès de 2054 Québécois entre le 19 août et le 1er septembre 2019[13].

Appréciation des prestataires

Afin d’évaluer le niveau relatif d’appréciation des prestataires des programmes d’assistance sociale, nous avons demandé aux répondants d’indiquer par un score thermométrique ‑ où 0 signifie qu’ils n’apprécient pas du tout le groupe cible et 100 qu’ils l’apprécient beaucoup ‑ leur niveau d’appréciation des prestataires, d’une série de groupes sociaux ainsi que des quatre principaux partis politiques québécois[14]. Ce type de question permet de comparer les scores obtenus par différents groupes afin de mieux saisir leur niveau d’appréciation relatif dans l’esprit du public. Afin de vérifier l’influence exercée par la caractérisation potentiellement négative des prestataires, nous avons aussi testé deux manières différentes de les nommer, l’une se voulant neutre et l’autre clairement péjorative. Les répondants au sondage se sont fait demander aléatoirement de donner un score d’appréciation thermométrique pour « Les personnes assistées sociales » ou « Les gens sur le bien-être social (les “BS”) », cette dernière dénomination étant évidemment de nature péjorative. La figure 4 rend compte des résultats et illustre, pour chaque groupe, le score thermométrique moyen (le point) ainsi que la marge d’erreur (barre horizontale) autour de cette moyenne.

Figure 4

Scores d’appréciation thermométrique de différents groupes sociaux

Scores d’appréciation thermométrique de différents groupes sociaux

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Les répondants ayant eu à donner leur appréciation des « personnes assistées sociales » ont donné un score moyen de 51, alors que ceux qui ont eu à donner leur opinion à propos des « gens sur le bien-être social (les “BS”) » ont attribué un score moyen significativement inférieur de 45 (t = 5, p < 0,001). C’est donc dire que la manière de nommer les personnes qui retirent des prestations des programmes d’assistance sociale affecte la perception des Québécois, une dénomination à connotation péjorative influençant négativement les perceptions.

Par ailleurs, même avec la dénomination sans connotation péjorative, les prestataires des programmes d’assistance sociale reçoivent des scores d’appréciation thermométriques significativement inférieurs à la quasi-totalité des autres groupes. À l’exception des partis politiques, seuls « les politiciens en général » obtiennent un score inférieur (score moyen de 45) à celui obtenu par « les personnes assistées sociales », et encore, ce score est identique au score moyen donné par les répondants ayant eu à réagir à la dénomination péjorative « les gens sur le bien-être social ». Tous les autres groupes sociaux mentionnés ‑ les Québécois, les Canadiens, les gais et lesbiennes, les chômeurs, les immigrants et les féministes ‑ obtiennent des scores significativement plus élevés. C’est donc dire que le niveau d’appréciation des Québécois à l’égard des prestataires des programmes d’assistance sociale est nettement plus faible que celui obtenu par une variété de groupes sociaux d’importance. Ces résultats confirment ceux obtenus précédemment par Noreau et al. (2016) et laissent entrevoir des défis communicationnels importants pour les prestataires des programmes d’assistance sociale et les groupes qui cherchent à promouvoir leurs intérêts auprès du grand public.

Coûts des programmes d’assistance sociale

À cet égard, nous avons aussi demandé aux répondants d’estimer au mieux de leur connaissance les pourcentages que représentent les dépenses en santé, en éducation et en assistance sociale pour l’ensemble du budget du Québec[15]. La figure 5 rapporte les pourcentages moyens en noir ainsi que les pourcentages réels en gris pour chaque domaine. Les résultats montrent que les Québécois surestiment de manière importante les coûts associés à l’assistance sociale, la moyenne des réponses obtenues étant de 21 % du budget, alors que l’assistance sociale n’en occupe dans les faits que 3 %. Il n’est formellement pas surprenant que les Québécois soient globalement peu informés quant aux proportions réelles des différents postes de dépenses dans le budget du Québec (Bartels, 1996 ; Fournier, 2002 ; Althaus, 2003) et bien que les Québécois surestiment aussi les coûts de l’éducation et sous-estiment les dépenses en santé, les écarts entre les pourcentages perçus et les pourcentages réels sont considérablement moindres que ceux obtenus pour l’assistance sociale.

Figure 5

Pourcentages du budget perçu et réel de chacun des postes de dépenses

Pourcentages du budget perçu et réel de chacun des postes de dépenses

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Notons par ailleurs que les Québécois semblent peu enclins à augmenter les budgets des programmes d’assistance sociale, et cela même lorsqu’on les informe des proportions réelles de chacun des trois postes de dépenses dans le budget du Québec. Après avoir demandé aux répondants d’estimer la proportion du budget du Québec allouée à l’assistance sociale, nous les avons informés que le chiffre réel était de 3 %, après quoi nous leur avons demandé de dire s’ils croyaient que le gouvernement du Québec devrait allouer plus, moins ou la même proportion du budget aux programmes d’assistance sociale[16]. Malgré une surestimation flagrante des coûts réels des programmes d’assistance sociale, seuls 14,8 % ont répondu que le gouvernement du Québec devrait allouer beaucoup plus de fonds publics, 30,2 % un peu plus, 37,7 % ont affirmé que le gouvernement du Québec devrait allouer la même chose et, respectivement, 11,5 % et 5,8 % ont affirmé qu’il faudrait allouer un peu moins ou beaucoup moins à l’assistance sociale. Notons que les opinions quant aux pourcentages du budget qui devraient être alloués à l’éducation et à la santé sont relativement similaires, et ce, malgré le fait que ces deux postes de dépenses ne donnaient pas lieu à un écart aussi grand entre les pourcentages d’allocations perçus et réels[17].

Montants des prestations

Nous avons également demandé aux répondants d’établir le montant mensuel des prestations qui devraient être versées aux ménages en fonction du contexte familial et de la situation d’aptitude au travail[18]. Les résultats rapportés à la figure 6 montrent que, autant pour les familles de quatre personnes que pour les personnes seules, les cas où les prestataires sont jugés aptes au travail se voient accorder des allocations mensuelles substantiellement inférieures à celles attribuées aux personnes considérées inaptes à travailler.

Figure 6

Montant d’allocation en fonction de l’aptitude au travail et de la composition des ménages

Montant d’allocation en fonction de l’aptitude au travail et de la composition des ménages

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En janvier 2020, les prestations mensuelles pour une personne seule considérée apte au travail étaient de 690 $ par mois. Une personne considérée inapte au travail recevait quant à elle 1088 $ mensuellement. Un couple (avec ou sans enfants) composé de deux adultes considérés aptes au travail recevait des prestations mensuelles de 1049 $, alors qu’un couple (avec ou sans enfants) composé de deux adultes considérés inaptes au travail recevait des prestations bonifiées à 1596 $[19].

En comparaison, les répondants à notre sondage ont attribué en moyenne 714 $ mensuellement aux personnes seules considérées aptes au travail. Ils ont plus que doublé ce montant pour les personnes seules considérées inaptes au travail, en leur attribuant en moyenne des prestations établies à 1493 $. Pour une famille composée de quatre personnes, dont deux adultes considérés aptes au travail, les répondants ont attribué en moyenne 1385 $ mensuellement. Cette somme passait en moyenne à 2588 $ lorsque les deux parents étaient considérés inaptes au travail. Les différences substantielles que l’on retrouve dans les montants des prestations que les Québécois consentent à verser aux prestataires en fonction de leur aptitude au travail témoignent de l’importance de ce critère dans l’établissement des attitudes à leur égard.

Aptitude au travail

Finalement, le jugement quant à la question de l’inaptitude au travail est clairement associé à des considérations d’ordre surtout médical. Nous avons posé la question suivante aux répondants : « À votre avis, quel(s) problème(s) suivants devraient pouvoir permettre de justifier qu’une personne demande d’être déclarée inapte au travail ? Sélectionnez tous les éléments qui devraient selon-vous être pris en considération. »

Figure 7

Motifs justifiant l’inaptitude au travail

Motifs justifiant l’inaptitude au travail

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Les répondants avaient l’occasion de sélectionner autant de motifs qu’ils le désiraient et les résultats rapportés à la figure 7 montrent clairement la tendance nettement plus forte à sélectionner les motifs médicaux par rapport aux problèmes d’une nature sociale ou comportementale. Les quatre motifs les plus sélectionnés concernent les problèmes de santé mentale (74,5 %), les handicaps physiques (73,3 %), les problèmes de santé physique (70,8 %) et les handicaps intellectuels (69,2 %). En comparaison, les proportions de répondants considérant que les graves problèmes de comportement (29,8 %), l’isolement social chronique (23,5 %) ou un problème de dépendance à la drogue (16,6 %) constituent des motifs légitimes d’inaptitude au travail nettement plus faibles. De manière analogue, lorsqu’on demande aux répondants de sélectionner parmi une liste de professionnels ceux qui devraient être en mesure de poser des jugements quant à l’inaptitude au travail[20], 86 % des répondants sélectionnent les médecins, 71 % sélectionnent les psychologues, 50,9 % les travailleurs sociaux, 27,3 % les juges, 12,2 % les proches de la personne et 7,6 % sélectionnent les chercheurs universitaires. Ces résultats témoignent du caractère largement médical de la notion d’inaptitude au travail dans l’esprit de la population québécoise, en concordance avec l’approche gouvernementale adoptée sur la question[21].

Globalement, les résultats du sondage montrent donc que les Québécois ont des perceptions relativement défavorables face aux prestataires des programmes d’assistance sociale, qu’ils surestiment très largement les coûts du programme d’assistance sociale, mais qu’être mis au courant des coûts réels ne les mène pas pour autant à considérer que davantage de fonds devraient être accordés à l’assistance sociale, que la question de l’aptitude au travail joue un rôle central dans le jugement qu’ils posent quant au caractère méritoire des prestataires des programmes d’assistance sociale et que l’inaptitude est d’abord et avant tout perçue de manière médicale. L’importance centrale de la question de l’aptitude au travail peut à cet égard être comprise au regard du rôle crucial des heuristiques de mérite[22] (deservingness heuristic). Des travaux récents en psychologie politique démontrent que lorsqu’ils doivent formuler une opinion à propos des politiques distributives, des heuristiques de mérite sont activées aisément dans l’esprit des individus aussitôt qu’ils reçoivent des signaux leur laissant penser que certains prestataires potentiels sont plus méritants que d’autres (Petersen et al., 2011 ; Petersen et al., 2012 ; Petersen, 2012). Les critères spécifiques permettant de déterminer qui est méritant ou non peuvent varier, mais ces résultats tendent à démontrer que la compassion des individus est fortement diminuée lorsque les comportements de prestataires potentiels peuvent être interprétés comme des actes opportunistes de gens qui refusent de contribuer à l’effort du groupe pour s’assurer une assurance sociale autrement vue comme étant légitime. Dans le cas de prestataires jugés aptes au travail, il semble donc que l’opinion des Québécois soit fortement modulée par ce mécanisme et des travaux supplémentaires à cet égard permettraient certainement de creuser davantage la question.

Discussion gÉnÉrale

La mise à l’agenda politique de questions sociales, présentées comme problèmes collectifs qui appellent l’intervention de l’État, est un processus compétitif et conflictuel (Hassenteufel, 2010 ; Landry et Caneva, 2020). Les acteurs qui s’y investissent doivent inscrire des enjeux sociaux au sein des priorités des pouvoirs publics, être en mesure d’imposer des interprétations particulières ‑ et fréquemment litigieuses ‑ des phénomènes sur lesquels agir, de distribuer les responsabilités, les blâmes, les tâches et les mesures évaluatives de « succès » de l’action politique. Dans ce contexte, l’ampleur et la persistance du traitement médiatique qui sont attribuées aux questions sociales sont simultanément des indicateurs de la considération qui leur est accordée par les acteurs médiatiques et des facteurs contributifs à leur mise à l’agenda politique (McCombs et Shaw, 1991 ; Shoemaker, 1991 ; McCombs, 2004).

À cet égard, deux conclusions générales émergent à propos de l’assistance sociale au Québec.

En premier lieu, celle-ci est un non-enjeu médiatique, et l’espace résiduel dont dispose cette question au sein des médias québécois est occupé principalement par des acteurs politiques. Trois éléments sont à retenir à cet égard. D’abord, la couverture médiatique consacrée à l’assistance est difficilement perceptible dans l’univers médiatique québécois. Cela traduit notamment une incapacité des groupes de lutte à la pauvreté à mobiliser les médias d’information autour de leurs thèmes et à engendrer une discussion publique conséquente sur ces derniers (Landry et al., 2020). Ensuite, cette couverture, tout en étant extrêmement réduite, est étroitement associée à des thématiques (migrations, élections, réformes de politiques publiques, etc.) qui émergent dans l’espace médiatique et viennent problématiser les programmes d’assistance sociale. Ces derniers, de même que les conditions et parcours de vie de leurs prestataires, ne constituent pas en eux-mêmes des objets d’intérêts pour les médias québécois. Finalement, les acteurs politiques dominent en mentions et en citations toute autre catégorie d’acteurs au sein de la couverture médiatique. Les groupes communautaires, les acteurs offrant des services aux prestataires et ces derniers occupent un espace médiatique négligeable. Nous voyons s’établir ici ce que la littérature appelle des « structures d’opportunités discursives[23] » fortement asymétriques, par lesquelles certaines catégories d’acteurs disposent d’un accès privilégié à la diffusion médiatique de masse, alors que d’autres s’en voient privés (Ferree et al., 2002). Dans le cadre de cette étude, ces opportunités inégalement réparties tendent à défavoriser les discours sociaux qui contredisent, qui s’opposent ou qui contestent les argumentaires déployés par la classe politique autour des réformes de l’assistance sociale.

En deuxième lieu, l’opinion publique québécoise supporte les piliers sur lesquels reposent les réformes successives des trente dernières années en matière d’assistance sociale (Ducharme, 2018). Elle se montre favorable à l’incitation musclée à l’insertion à l’emploi, au maintien de faibles niveaux de prestations, bien en deçà des seuils établis de pauvreté, ainsi qu’à la différenciation, à la catégorisation et au traitement différencié des prestataires selon leur aptitude au travail. Les travaux de Noreau et al. (2016) soulignent que les Québécois considèrent les inégalités sociales comme étant inéluctables et qu’ils entretiennent la conviction que les individus sont en mesure de s’extraire de leur condition sociale par le travail. Ces valeurs se manifestent ici dans la différenciation marquée entre les niveaux des prestations accordées aux prestataires selon leur aptitude au travail, et par une « aptitude au travail » déterminée essentiellement sous l’angle médical, détachée des conditions sociales et des parcours de vie des individus. Les données de l’étude mettent également en lumière la cohérence entre le niveau actuel des prestations offertes par les programmes d’assistance sociale et celui que les Québécois concèdent à offrir aux prestataires, en fonction de leur aptitude au travail.

Regroupées, ces conclusions laissent entrevoir un contexte où les structures d’opportunités politiques[24] sont défavorables à l’action sociale collective visant la contestation des réformes relatives à l’assistance sociale. La littérature fait état d’une diversité de perspectives sur les principales variables affectant les conditions structurelles d’opportunités politiques (Giugni, 2011). Elle souligne néanmoins l’importance de capacités organisationnelles fortes pour la mobilisation, la capacité d’articuler et de diffuser efficacement des revendications auprès de divers publics, l’usage de tactiques appropriées afin de créer des rapports de force avantageux envers l’État et la présence d’alliés au sein de la classe politique (Meyer et Minkoff, 2004). Des travaux subséquents permettront d’apprécier ces éléments au sein des groupes québécois de lutte à la pauvreté, dans le cadre d’un contexte où ceux-ci peinent à inscrire leurs préoccupations à l’agenda public et à se positionner de manière offensive dans l’espace public sur des enjeux associés à la justice sociale.

CONCLUSION

Les travaux de recherche dont rend compte cet article témoignent d’une couverture médiatique dont les caractéristiques structurelles sont profondément défavorables au soutien des activités de mobilisation qui contestent les réformes récentes apportées aux programmes d’assistance sociale au Québec.

L’actualité médiatique fait état d’une « réalité construite », résultant d’une série de prises de décision, de processus de sélection ‑ notamment éditoriaux et financiers ‑, de possibilités et de contraintes (Hannigan, 2006). Elle est conséquemment tant une manière de présenter des événements que d’exclure du champ de vision des acteurs, des perspectives et des phénomènes ; elle cadre des enjeux (Chong et Druckman, 2007 ; Gitlin, 1980). Ces « cadres médiatiques » confèrent des dimensions et des caractéristiques à des « problèmes » et offrent un diagnostic sur leurs causes, tout en distribuant des responsabilités à des acteurs sociaux et politiques (Hertog et McLeod, 2001 ; Johnston et Noakes, 2005). Les cadres médiatiques de l’assistance sociale se caractérisent, au Québec, par leur caractère marginal au sein de l’actualité, par la prépondérance marquée des discours portés par les acteurs politiques, et par une structuration des thèmes principaux associés à l’assistance sociale autour de questions liées au travail, à l’emploi et à l’économie.

De surcroît, l’opinion publique québécoise à l’égard des programmes d’assistance sociale et de leurs prestataires proscrit, dans l’immédiat, la mise en place d’un mouvement populaire pouvant représenter une force politique contestataire. Le débat public sur l’assistance sociale se fait actuellement principalement en fonction des lignes directrices des réformes qui ont orienté ses révisions successives : le poids des programmes sur les finances publiques, la responsabilité des prestataires à l’égard de leur condition sociale, la contrepartie comme principe directeur et l’intégration des programmes au marché du travail. La constitution d’une alternative à ces réformes pose comme exigence la circulation plus soutenue de discours qui proposent des schémas d’interprétation autres de la pauvreté et des aides qui visent son atténuation ou son éradication (voir Benford et Snow, 2000). Cette tâche est laborieuse dans un contexte où les groupes de lutte à la pauvreté au Québec peinent à communiquer efficacement dans l’espace public (Landry et al., 2020).