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Aujourd’hui au Québec, moins de 10 % des individus vivent sous le seuil de pauvreté (Tremblay-Pépin, 2020). Selon le taux de faible revenu par la mesure du panier de consommation (MPC), il est possible d’observer une légère amélioration : de 10,8 % qu’il était en 2002[1], le taux de faible revenu est passé à 9,7 % en 2018[2]. Parallèlement, le nombre de personnes admises à l’aide sociale diminue également de façon constante depuis plus d’une vingtaine d’années (Observatoire de la pauvreté et des inégalités, 2016). Malgré tout, certaines études indiquent que les politiques actives du marché du travail, mises en place au cours des 20 dernières années pour maximiser l’insertion en emploi, n’atteignent que partiellement leur objectif de sortie de l’assistance de certaines catégories de populations marginalisées. De plus, l’accès à l’emploi comme condition d’autonomie financière est dorénavant complexifié par les enjeux issus de la transformation du marché du travail (automatisation du travail, innovation technologique, soutenabilité de la croissance…). Les analyses comparatives de Ferdosi (2019) permettent d’observer une détérioration du marché du travail au sein de 16 pays occidentaux, dont le Canada[3].

Par conséquent, le discours public sur la protection sociale se transforme, accompagné d’un intérêt grandissant des pouvoirs publics en regard de la notion de revenu de base. Ces dernières années, diverses initiatives associées à des dispositifs et formes variées de revenu de base se déploient un peu partout[4]. Au Québec, la mise en place récente d’une nouvelle allocation de revenu de base pour les Québécoises et Québécois ayant des contraintes sévères à l’emploi admis au régime d’assistance publique témoigne de la prise en compte de ce nouveau dispositif comme hypothèse de travail en regard du renouvellement des régimes de protection sociale, ici comme ailleurs.

En s’inspirant de la théorie sur les finances publiques de Richard Musgrave (1959), l’analyse proposée ici consiste à examiner les résultats de quelques études économiques récentes centrées sur l’estimation des coûts d’un programme de revenu de base au Canada et les enjeux que sous-tendent les paramètres pris en compte dans ces études, en regard des politiques fiscales québécoise et canadienne. Il s’agit d’abord de mettre en lumière l’importance du recours à la fiscalité dans l’évolution récente des régimes de protection sociale et de distinguer les deux grandes formes possibles que peut prendre un programme de revenu de base soit l’allocation universelle (AU) et le revenu minimum garanti (RMG). Suivra ensuite l’état des connaissances actuel au sujet des coûts d’implantation d’un revenu de base au Canada. Enfin, la présentation des récents travaux au sujet des scénarios de financement à coût nul d’un programme de type revenu minimum garanti et des mécanismes de financement associés permettra de conclure l’analyse sur les pistes de recherche à poursuivre pour alimenter la réflexion à ce sujet au Québec.

Protection sociale, fiscalitÉ et revenu de base : de l’allocation universelle au revenu minimum garanti

Tel que démontré dans sa théorie sur les finances publiques, Musgrave (1959) soutient que les budgets publics servent à assumer trois fonctions interdépendantes : la fonction d’allocation des ressources et de financement des biens collectifs, la fonction de redistribution des revenus et la fonction de régulation/stabilisation de la conjoncture économique. Puisque les actions que mène l’État dans le but de stimuler la croissance économique entraînent des effets sur la redistribution des revenus, l’État a également pour fonction d’agir sur les inégalités au moyen du transfert de ressources à travers différents systèmes de protection sociale. Ces systèmes sont forgés des compromis auxquels parviennent des acteurs sociaux et institutionnels d’une société donnée à une époque donnée, compromis dont l’État se trouve à la fois dépositaire et régulateur.

Globalement, les systèmes de protection sociale traduisent un ensemble de processus, de mécanismes et d’institutions ayant pour fonction 1. d’assurer une protection collective contre les grands risques sociaux (vieillesse, maladie, invalidité, chômage, charge de famille, exclusion sociale) et 2. de favoriser le bien-être individuel et collectif en élargissant les opportunités, notamment au moyen de l’égalité des chances (Guienne, 2001 ; Euzéby, 2004 ; Raynier, 2005 ; Join-Lambert, 1997 ; Dauphin, 2010 ; De Maillard et Kübler, 2015). Toutefois, l’apparition et le maintien d’un niveau de chômage élevé à partir du début des années 1980 ont remis en cause la capacité des États industrialisés d’exercer leur fonction de redistribution et leur rôle de producteur de solidarité.

Ainsi, les régimes de protection sociale d’aujourd’hui, même s’ils conservent encore des traits distinctifs des modèles libéral, conservateur ou social-démocrate[5], sont assujettis à une autre vision du rôle social de l’État que celle qui prévalait au moment de l’émergence des régimes dits d’État-providence. Des réformes en profondeur ont été entreprises au cours des années 1990, accompagnées d’une nouvelle génération de politiques actives du marché du travail (ALMP’s ou Active Labor Market Policies), la protection sociale se posant plus que jamais en harmonie avec les forces du marché (Dhang, Outin et Zajdela, 2006 ; Provencher, 2017 ; Lascoumes et Le Gales, 2012 ; Arrignon, 2016).

Si l’analyse de l’évolution des régimes de protection sociale survenue au cours des trente dernières années permet de mettre en évidence une hétérogénéité de dispositifs, d’instruments et de modes de financement, elle laisse également apparaître une intervention publique caractérisée par le recours de plus en plus significatif au régime fiscal, devenu partie prenante des systèmes de reconfiguration de l’État social. Aux dépenses de programmes en espèces (allocations aux individus) et en nature (fourniture de services publics) s’ajoutent de plus en plus les dépenses fiscales comme troisième mode d’intervention des pouvoirs publics en matière de protection sociale (Godbout, 2006 ; Provencher et Godbout, 2020).

C’est notamment dans ce contexte que se pose l’idée d’un revenu de base comme une alternative aux dispositifs actuels et allocations diverses d’aide à l’emploi. Même une fois qu’on retient ce possible mécanisme, le champ des possibles reste vaste et plusieurs questions se posent. Pour quelles catégories de population et sous quelles conditions la mise en place d’un programme de revenu de base peut-elle s’avérer plus efficace et plus efficiente que le système actuellement en place afin de réduire le mieux possible la pauvreté au Québec et au Canada ? Comment concilier l’idée d’un programme de revenu de base avec la vision de l’économie de marché selon laquelle l’accès à l’autosuffisance des individus passe par l’activité de travail salariée ? Dans ce contexte, pour certains, l’option d’un programme de revenu de base apparaît la meilleure voie à suivre. Pour d’autres, dépendamment des modalités, son introduction aurait pour effet d’exercer une pression sur les finances publiques et sur la croissance économique. Entre les deux se profile l’idée d’un revenu de base ciblé par rapport à une approche plus universelle.

Le concept de revenu de base renvoie à des significations diverses. Les conceptions différentes portées par les uns et les autres expliquent en partie les divergences d’opinions concernant le bien-fondé de ce dispositif en regard de la lutte aux inégalités et des dépenses publiques en matière de sécurité sociale. Les divergences au sujet du revenu de base font aussi référence à la question du libre-arbitre dans la contribution à la vie collective, à celle du rapport au salariat, etc. Cela étant, l’idée fondamentale qui traverse toutes les conceptions du revenu de base demeure celle d’un droit d’accès citoyen à un revenu versé par les autorités publiques et lié à l’appartenance à une communauté politique. En ce sens, le revenu de base « pur » ne serait assujetti à aucune contrepartie, ni soumis à aucune exigence d’insertion en emploi. Il découle d’un droit citoyen, dans une société donnée, de disposer d’un revenu. Au Québec, depuis près de trente ans, plusieurs travaux ont permis de contribuer à la production de connaissance sur le revenu de base et de faire avancer la réflexion collective à son sujet (Auclair et Issalys, 1991 ; Aubry, 1999 ; Bernard et Chartrand, 1999 ; Blais, 2001 ; Morel et Brossard, 2003 ; Groulx, 2005 ; Boucher, 2014 ; Fourrier, 2019).

Par ailleurs, si le droit d’accès à un revenu de base s’applique à tous, des différences apparaissent en regard des conditions d’accès à ce droit, notamment en fonction du niveau de revenu préalable des individus. Ces différences s’incarnent alors dans les deux principales figures du revenu de base que sont l’AU et le RMG[6] (Van Parijs et Vanderborght, 2019).

D’un côté, l’AU réfère au droit de chaque citoyen appartenant à une société donnée de percevoir une allocation, peu importe son niveau de revenu et l’état de son patrimoine. De l’autre, le RMG réfère pour sa part au droit à une prestation dont le montant est déterminé de façon à ce que chaque membre d’une communauté politique dispose d’un seuil minimal pour la couverture de ses besoins de base (alimentation, logement, habillement, transport, etc.). En somme, si l’AU et le RMG sont assujettis à l’appartenance à une société donnée, le RMG sous-tend un principe de conditionnalité ; ne perçoivent une prestation que ceux et celles dont les revenus sont inférieurs à un seuil déterminé.

En somme, l’AU fait surtout référence à l’émancipation du marché pour assurer sa survie, alors que le RMG est plus directement associé à l’idée de la lutte contre la pauvreté et les inégalités de revenus. Le montant de ce revenu garanti est souvent fixé en fonction d’une mesure de faible revenu. C’est dans ce contexte qu’ont été menés la plupart des travaux de recherche au sujet du financement du revenu de base au Canada.

Estimer les coÛts d’un RMG : les diffÉrents paramÈtres pris en compte

Combien coûterait la garantie d’un revenu minimal et en fonction de quels mécanismes ce régime pourrait-il être financé ? D’abord, il est possible d’observer qu’un certain nombre de travaux ont été réalisés au Québec (Lamirande, 2000 ; Alliance Revenu de Base des Régions Est [ARBRE], 2020 ; Clavet, Duclos et Lacroix, 2013) et au Canada (Boadway, Cuff et Koeble, 2016 ; MacDonald, 2016 ; Stevens et Simpson, 2015 ; 2017 ; Directeur parlementaire du budget [DPB], 2018 ; Pasma et Regehr, 2020 ; Canadian Center for Economic Analysis, 2020) sur l’estimation des coûts liés à l’instauration d’un revenu de base, sous la forme d’un revenu minimum garanti et sous la forme d’une allocation universelle.

Pour effectuer leurs estimations, ces différents auteurs se sont appuyés sur des méthodes et paramètres de calcul variés. L’une des méthodes consiste à conserver les dispositifs fiscaux et programmes de paiements de transfert existants et à calculer l’écart à combler pour que chaque personne/ménage dont les revenus sont inférieurs à un seuil déterminé puisse bénéficier d’une prestation additionnelle lui permettant d’atteindre ce seuil. C’est ce qu’a réalisé notamment le Canadian Centre for Policy Alternatives en estimant à 14,5 milliards de dollars supplémentaires la mise en oeuvre d’un « revenu minimum supplémentaire de 10 000$ » qui s’additionnerait aux sommes déjà consacrées à une trentaine de programmes de paiements de transferts provinciaux et fédéraux[7]. Selon cette étude, ce « minimum supplémentaire » profiterait surtout aux Canadiens adultes sans enfants, en âge de travailler, en raison du niveau actuel de sécurité du revenu qui leur est accordé (Macdonald, 2016).

Parallèlement, en 2018, le projet-pilote Ontario Basic Income Pilot[8] avait suscité suffisamment d’intérêt pour mener à la publication d’un rapport du Directeur parlementaire du budget (DPB) estimant à un peu plus de 79 milliards de dollars brut l’instauration au pays d’un dispositif similaire (DPB, 2018). En prenant en considération les dépenses associées à 14 programmes[9] et 8 mesures fiscales[10] dont bénéficient en partie[11] les individus/familles à faible revenu au Canada, le Directeur avait ensuite établi à 44 milliards de dollars le coût net additionnel d’un RMG variant entre 9421$/an et 10 169$/an, versé aux adultes canadiens de 18 à 64 ans et correspondant à 75 % de la mesure du faible revenu (DPB, 2018).

Enfin, le Comité d’experts québécois sur le revenu minimum garanti chargé d’examiner les options afin de rendre le régime de sécurité du revenu plus efficace en matière de lutte contre la pauvreté avait estimé à 14,3 milliards de dollars supplémentaires l’instauration d’une prestation versée aux personnes admises à l’assistance sociale en fonction de paramètres similaires à ceux de l’Ontario (Comité d’experts sur le revenu minimum garanti, 2018).

Pour effectuer leurs estimations, les auteurs prennent généralement pour point de départ le manque à gagner afin que tous les individus d’un territoire donné puissent bénéficier d’un paiement de transfert leur permettant de combler l’écart, s’il existe, entre leur niveau de revenu disponible existant et ce seuil minimal fixé. Tel que mentionné précédemment, l’estimation de cet écart peut s’appuyer sur les sommes supplémentaires à ajouter aux dispositifs fiscaux, programmes de services ou de transfert déjà existants. L’estimation peut aussi tenir compte de l’abolition de certains programmes et mesures fiscales ; les ressources ainsi dégagées permettant de réduire le coût net d’implantation de la prestation d’un RMG.

Lorsqu’elles traitent du mécanisme de mise en oeuvre du RMG, la plupart des études font référence au principe de l’impôt négatif. Le concept de l’impôt négatif est né des travaux de Juliet Rhys-Williams[12] (1898-1964), activiste et femme politique britannique qui s’est opposée sans succès à la proposition du régime de protection sociale de William Beveridge. L’idée de Rhys-Williams fut reprise et popularisée par Milton Friedman quelques décennies plus tard (Friedman, 1962). Si l’impôt sur le revenu tel qu’on le connaît fait référence au prélèvement par l’État d’un pourcentage des revenus gagnés, l’impôt négatif procède de la logique inverse au moyen du versement par l’État d’un revenu complémentaire jusqu’à hauteur d’un certain seuil, dit seuil d’exemption. Il s’agit du seuil maximum de gains avant que la prestation commence à être réduite pour un individu. Passé ce seuil, la prestation est réduite graduellement en fonction d’un pourcentage, appelé taux de récupération ou taux de réduction. La réduction de la prestation au-delà du seuil d’exemption permet de limiter les coûts du programme. Il faut par ailleurs s’intéresser aux incidences sur les comportements au travail (effets sur l’offre de main-d’oeuvre) du taux de réduction.

Pour certains auteurs en effet, la réduction de la prestation versée à un individu en fonction des revenus gagnés peut avoir pour effet de limiter sa participation au marché du travail. L’incidence sur l’offre de main-d’oeuvre, à la suite de l’introduction d’un dispositif de revenu de base, s’est toutefois révélée mineure dans les expériences recensées (Burtless, 1986 ; Hum et Simpson, 1993 ; Robins, 1985, cité dans Steven et Simpson, 2018). Les estimations publiées dans le rapport du Canadien Center for Policy Alternatives, celui du directeur parlementaire du budget et celui du Comité d’experts sur le revenu minimum garanti cités précédemment s’appuyaient toutes trois sur un taux de récupération de 50 % dès le premier dollar gagné. Dans chacune de ces études, le seuil d’exemption correspond au montant exact de la prestation déterminée, faisant en sorte que pour chaque dollar gagné, chaque dollar de la prestation de RMG est réduit de moitié. Au final, la prestation devient nulle (équivaut à 0 $) lorsque le revenu gagné atteint un niveau deux fois supérieur au montant du revenu de base.

Si les études évoquées ci-dessus tiennent compte des paiements de transfert existants, dans le calcul des coûts nets d’implantation, elles prennent en compte également la plupart du temps des mesures fiscales, notamment des crédits d’impôt visant à réduire l’impôt à payer d’un contribuable. Il existe deux formes de crédit d’impôt : remboursable ou non remboursable. Lorsque le crédit d’impôt est remboursable, le contribuable peut en bénéficier sans égard à l’impôt qu’il a à payer. Par contre, lorsque le crédit est non remboursable, la valeur du crédit ne peut que ramener l’impôt à payer par le contribuable à zéro, dans ce cas, son coût correspond à la valeur de l’impôt non perçu par l’État[13]. Or, il faut savoir qu’en 2016 au Québec, 35,9 % des contribuables étaient non imposables après avoir complété leur déclaration fiscale. De ce fait, ces contribuables ne peuvent bénéficier pleinement de certaines mesures fiscales, contrairement aux contribuables imposables (Chaire en fiscalité et en finances publiques, 2020).

Par ailleurs, une première étude de Steven et Simpson (2015) avait contribué à faire avancer la réflexion à ce sujet en estimant à 6,6 milliards de dollars le coût supplémentaire engendré par la conversion des crédits d’impôt fédéraux en une seule prestation (un crédit remboursable dont la valeur est réduite au fur et à mesure que le revenu du ménage augmente). Ce crédit est versé aux ménages vivant sous le seuil de faible revenu. Pour effectuer leur calcul, les auteurs avaient d’abord estimé la valeur de tous les crédits d’impôt non remboursables fédéraux existants, puis comparé la part de ces crédits réclamés par les particuliers vivant au-dessus du seuil de pauvreté et par ceux vivant sous le seuil de pauvreté[14]. Leur examen a montré que la valeur des crédits obtenus par les personnes vivant au-dessus du seuil de faible revenu est supérieure à celle obtenue par les personnes à faible revenu. Les auteurs ont ainsi calculé le coût de la conversion des crédits d’impôt non remboursables en une seule prestation pour les ménages à faible revenu en fonction de deux scénarios : un crédit remboursable sans seuil d’exemption (le crédit d’impôt octroyé est ainsi réduit dès le premier dollar gagné) et un crédit remboursable avec un seuil d’exemption égal à 25 % du seuil de faible revenu (le crédit d’impôt octroyé commence alors à être réduit seulement à partir du moment où le revenu gagné est supérieur à 25 % du SFR). La seule variation entre les deux scénarios est le moment à partir duquel la prestation commence à être réduite (équivalent du seuil d’exemption) ainsi que le pourcentage de réduction qui s’applique sur les revenus gagnés (équivalent au taux de récupération). Dans les deux cas, plus les revenus du ménage augmentent, plus la nouvelle prestation diminue, jusqu’à ce que le revenu gagné par le ménage soit équivalent au seuil de faible revenu. Une fois rendue au seuil de faible revenu, la nouvelle prestation devient inexistante (= 0 $), répondant ainsi à l’objectif du dispositif à l’effet de procurer un seuil minimal pour tous.

En somme, pour configurer le type de régime envisagé ainsi que pour en estimer son coût d’implantation, il faut déterminer le niveau de prestation de revenu garanti qu’on souhaite mettre en place, le remplacement des dépenses publiques déjà encourues en matière de sécurité sociale, le seuil d’exemption applicable avant que la prestation ne commence à diminuer ainsi que le taux de récupération fixé de la prestation.

C’est dans ce contexte que certains chercheurs se sont penchés récemment sur des scénarios de financement d’un RMG à coût nul pour l’État au Canada, c’est-à-dire sans coûts supplémentaires. Leurs travaux illustrent des modalités d’implantation d’un RMG au moyen d’une modification substantielle de plusieurs programmes et dispositifs fiscaux liés à la protection sociale, aux niveaux fédéral et provinciaux.

Les scÉnarios de financement À coÛt nul d’un revenu de base au Canada

En 2016, Boadway, Cuff et Koeble ont, les premiers, proposé l’instauration d’une prestation de RMG à coût neutre financé au moyen du remplacement de la plupart des paiements de transfert gouvernementaux et des crédits d’impôt des gouvernements fédéral et provinciaux. Leur proposition tient dans l’instauration d’un revenu garanti composé d’un volet fédéral de 14 322 $/an et d’un volet provincial de 5678 $/an pour une personne adulte vivant seule, pour un revenu total garanti de 20 000 $/an[15]. Dans leur proposition, l’Allocation canadienne pour enfants est conservée et devient le revenu de base versé aux enfants. Dans ce scénario, hormis le réaménagement de transferts et de crédits d’impôt, aucune augmentation d’impôt n’est requise pour financer le nouveau programme de transfert.

La prestation est réduite au moyen d’un taux de récupération de 30 % fondé sur le revenu net. Leur démonstration porte plus spécifiquement sur la capacité d’autofinancement de la portion fédérale du RMG, lequel remplacerait la grande majorité des crédits d’impôt fédéraux remboursables et non remboursables[16] et les deux programmes majeurs de la Sécurité de la vieillesse (SV) et du Supplément de revenu garanti (SRG) pour les personnes âgées à faible revenu[17]. Un taux de réduction est établi de manière à ce que le système puisse s’autofinancer. La prestation de revenu de base devient inexistante (équivaut à 0) pour un adulte vivant seul dont le revenu s’élève à 47 740 $, ce qui est inférieur au seuil de revenu actuel à partir duquel certains crédits existants disparaissent.

La proposition des auteurs fait en sorte que les personnes les plus pauvres recevront davantage. Toutefois, certains ménages, au seuil de sortie proposé par les auteurs, verront également leur revenu diminuer en raison de l’abolition de ces crédits. Ainsi, dès le cinquième décile (revenu moyen de 36 123 $), les ménages seraient désavantagés par la modification. Ceux-ci verraient leur revenu disponible diminuer de 6,4 %, l’équivalent d’une perte moyenne de 2331 $/an. De part et d’autre de ce quintile, 30 % des ménages canadiens les plus riches verraient leurs revenus diminuer de 5 % en moyenne (une perte nette moyenne de 5220 $/an), tandis que les 30 % des ménages les plus pauvres verraient leurs revenus augmenter de près de 60 % (pour un gain net moyen de 7000 $/an). Les ménages compris dans les 6e et 7e déciles de revenu accuseraient les pertes les plus importantes, avec une diminution de leur revenu disponible de près de 10 % (4975 $ en moyenne par an).

En 2017, Steven et Simpson ont approfondi leurs analyses sur l’effet de redistribution du système d’impôt et taxes en faveur des Canadiens à faible revenu. En examinant la répartition des dépenses fédérales en matière de sécurité du revenu[18] selon les types de familles, les auteurs montrent d’abord que si 90 % des individus/familles à faible revenu bénéficient l’un ou l’autre des dispositifs existants en matière de sécurité du revenu, la répartition des bénéfices n’est pas la même selon le type de famille. Globalement, les familles avec enfants et les personnes âgées vivant seules en reçoivent davantage que les personnes célibataires et les couples sans enfants. L’analyse montre également que le montant moyen des allocations reçues par les individus vivant sous le seuil de faible revenu équivaut à 3057 $/personne, une somme inférieure à la moyenne des allocations reçues par l’ensemble des adultes canadiens qui bénéficient de l’un ou de l’autre de ces dispositifs, laquelle s’élève à 4028 $/personne.

Tout comme Boadway, Cuff et Koeble (2016), ces auteurs ont établi les paramètres de financement d’un RMG à coût nul en utilisant certains crédits d’impôt non remboursables totalisant des dépenses de 50,9 milliards en 2015[19]. Quatre scénarios de financement ont été élaborés en fonction d’un taux de récupération imposé à partir du premier dollar gagné variant de 15 % à 75 %. Selon les auteurs, cette transformation permettrait d’offrir des avantages fiscaux mieux ciblés vers les individus et familles à faible revenu et d’améliorer l’équité fiscale au Canada. En répartissant l’ensemble des familles économiques en 5 catégories de tranches de revenu[20], leurs résultats indiquent que 40,5 % des familles économiques voient leurs revenus augmenter, tandis que 59,5 % voient leur revenu diminuer à la suite de l’instauration du dispositif. C’est donc dire qu’il y a davantage de perdants que de gagnants découlant du changement. De plus, l’ampleur des pertes et des gains diffère selon les classes de revenu.

D’un côté, le groupe des familles les plus pauvres, composant 10,7 % de la population totale et dont le revenu annuel moyen équivaut à 12 652 $, est le plus grand gagnant avec une augmentation de plus de 34 % du revenu net disponible (correspond à une augmentation moyenne annuelle de 4342 $), tandis que le groupe des familles, dont le revenu représente de deux à trois fois le seuil de faible revenu représentant 26,7 % des familles économiques canadiennes, perd le plus. Or, les familles de ce groupe, dont le revenu moyen annuel est de 47 409 $, voient leur revenu diminuer en moyenne de 3,1 %, équivalant à 1453 $/an en moyenne. En comparant les résultats obtenus pour les 4 scénarios, les auteurs en arrivent à la conclusion que le dispositif de RMG associé à un taux de récupération de 15 % représente le scénario de financement le plus avantageux en regard de son effet global sur l’incidence de la pauvreté au Canada. Selon ce scénario, la prestation de RMG s’élève à 6657 $ pour une personne vivant seule et cesse d’être versée (devient nulle) lorsque le revenu disponible équivaut à 44 380 $ (Steven et Simpson, 2017).

Conclusion : Une rÉflexion À poursuivre

Ces quelques études économiques rendent possibles quelques constats concernant l’estimation des coûts de la mise en place d’un RMG au Canada.

Premièrement, l’analyse révèle que la mise en place d’une prestation de RMG peut prendre différentes formes et cibler différents groupes de la société. Cela a non seulement un effet sur le coût d’implantation d’un RMG, mais sur l’ambition de la réforme souhaitée. En effet, il est possible de couvrir uniquement les personnes de 18 à 64 ans en laissant les actuelles prestations pour les enfants (Allocation canadienne pour enfants et Allocation famille) et pour les aînés (SRG) poursuivre leur existence et représenter une forme de RMG pour les clientèles qu’elles ciblent. Il est également possible de viser l’ensemble de la population et de réviser un plus grand nombre de programmes existants.

Deuxièmement, l’analyse souligne qu’il existe une panoplie de transferts gouvernementaux et de crédits d’impôt pour soutenir le revenu des ménages. En outre, plusieurs des dépenses publiques en matière de sécurité du revenu au Canada touchent une proportion bien plus large de la population canadienne que les seules catégories de population en situation de pauvreté. À ce titre, une étude réalisée par le Directeur parlementaire du budget (DPB) (2017) indique que l’Allocation canadienne pour enfants vise un objectif bien plus large que la seule réduction de la pauvreté en aidant les familles à assumer les coûts inhérents au fait d’avoir des enfants. De ce fait, seulement 18,6 % des fonds accordés dans le cadre de ce programme sont effectivement versés aux familles vivant sous le seuil de faible revenu[21].

Troisièmement, jumelé à l’existence d’une panoplie de transferts gouvernementaux et à leurs révisions dans le cadre de l’implantation d’un RMG, un autre constat apparaît autour de l’équilibre à avoir entre le coût d’efficience et la justice fiscale. À ce titre, la question de l’effet sur l’offre de travail découlant du remplacement des transferts existants par une nouvelle prestation de RMG doit également être analysée. Par exemple, dans son analyse critique des travaux de Boadway, Cuff et Koeble (2016) et ceux de Stevens et Simpson (2018), Kesselman (2018) met l’accent sur les désavantages liés à l’instauration d’un régime de RMG en faisant valoir l’effet sur les taux effectifs marginaux d’imposition (TEMI)[22] des Canadiens.

Quatrièmement, les études réalisées à ce jour révèlent que le remplacement des transferts gouvernementaux provinciaux et fédéraux par un RMG modifie la redistribution des revenus. Les résultats montrent une redistribution plus importante des revenus des ménages plus fortunés vers ceux qui le sont moins, mais également que cette transformation entraîne davantage de perdants que de gagnants. Cet état de fait met en lumière la nécessité d’examiner plus attentivement le poids relatif de ces gains et de ces pertes pour les uns et les autres. Par exemple, si la population des 6e et 7e déciles de revenu voit ses transferts diminuer dans la proposition de Boadway, Cuff et Koeble (2016), celle du premier décile le plus pauvre voit augmenter les siens fortement. Un constat similaire apparaît avec la proposition de Stevens et Simpson (2017). En somme, le financement à coût nul d’un revenu de base implique d’évaluer de manière approfondie l’effet qu’exercera la transformation des transferts sociaux et des mesures fiscales sur la redistribution des revenus certes entre les riches et les pauvres, mais aussi d’en estimer l’impact sur les classes intermédiaires. Il sera alors possible d’analyser la faisabilité d’améliorer l’équité fiscale sans effets trop négatifs sur les catégories de population des classes moyennes.

Cinquièmement, dans une perspective québécoise, il faut en savoir davantage sur l’effet net redistributif de nos programmes et mesures fiscales. Comment se répartissent les dépenses en matière de sécurité du revenu en fonction des différents types de famille ? Comment estimer les coûts de dédoublement possible de nos programmes et services en matière de protection sociale ou mieux appréhender l’effet de différents dispositifs des politiques et programmes de sécurité du revenu comme celui de la récupération des gains au-delà du seuil maximal permis pour les personnes admises à l’aide sociale (et qui correspond, dans les faits, à un taux de récupération très élevé pour des personnes parmi les plus désavantagées) ? Cette précaution semble encore plus importante en regard du calcul des coûts d’instauration d’un volet québécois d’un revenu de base, compte tenu de l’existence de certaines mesures fiscales particulières comme les crédits d’impôt pour la solidarité, la Prime au travail[23] et le Bouclier fiscal[24] destinées explicitement à réduire les inégalités de revenus et qui profitent en partie aux populations des classes moyennes et populaires. Or, ces mesures québécoises n’ont pas leur équivalent dans les autres provinces canadiennes. Plus largement, les travaux au sujet des scénarios de financement d’un RMG contribuent du même coup à mettre en lumière l’efficience économique des investissements publics en matière de sécurité sociale.

Fondamentalement, la question du revenu de base, considéré de plus en plus comme vecteur d’un modèle renouvelé de protection sociale pour le XXIe siècle, mérite un examen attentif de sa faisabilité financière. Elle ne peut faire l’économie de la discussion sur les enjeux et les limites d’acceptabilité financière de ce dispositif encore inédit de réduction des inégalités. Les travaux exposés dans la présente analyse, tout comme dans le volume intitulé Financing Basic Income, de Richard Pereira (2017)[25], indiquent qu’il est possible d’illustrer la faisabilité de l’implantation d’un revenu de base à coût nul permettant d’éliminer la pauvreté en révisant la manière d’offrir les transferts gouvernementaux et sans augmenter les impôts et les taxes des particuliers. Or, une telle réforme, faite à coût nul, entraîne cependant une réallocation majeure entre toutes les classes de revenus, incluant les classes moyennes, et rend nécessaire plus que jamais le débat social à son sujet.

Seul un examen attentif et minutieux des dispositifs de notre régime fiscal pourra mener à l’élaboration de scénarios de financement crédibles, faisant en sorte qu’un revenu de base au Québec et au Canada passe du statut d’utopie irréaliste et irréalisable faisant plus de perdants que de gagnants, à celui de proposition novatrice de protection sociale adaptée à notre réalité d’économie de marché.

S’il peut paraître moins séduisant que celui sur les principes, le débat financier au sujet du revenu de base n’en demeure pas moins une condition essentielle. Autant que celle d’ouvrir le débat au-delà des seuls cercles d’économistes.