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NPS – Votre travail scientifique et militant a porté sur de nombreux objets au cours des cinq dernières décennies : l’assistance publique comme stratégie de contrôle social (Piven et Cloward, 1971), les stratégies d’organisation des communautés disposant de peu de ressources politiques, culturelles et économiques (Piven et Cloward, 1977), la restructuration des services publics dans la foulée de l’offensive néolibérale (Piven et Cloward, 1982) et les obstacles à la participation électorale, notamment pour les citoyens et citoyennes les plus démuni.e.s (Piven et Cloward, 1988), parmi plusieurs autres exemples. Quels sont les fils conducteurs qui lient ensemble votre oeuvre ?

Je pense que, depuis le tout début, mon fil conducteur a été la pauvreté. J’étais intéressée par le travail intellectuel, mais j’ai toujours lié ce dernier à un objectif plus large, soit de développer une théorie du changement social qui éliminerait la pauvreté. Vous devez vous rappeler que j’ai débuté ma carrière universitaire dans les années 1960, à une époque où la pauvreté était un problème social très visible, qui était l’objet de nombreuses mobilisations populaires. Nous pouvons penser entre autres au mouvement des droits civiques et au mouvement portoricain à New York, qui s’intéressaient tous deux à ce problème. La place occupée par la pauvreté dans le débat public reflétait également les calculs stratégiques de l’aile présidentielle du Parti démocrate. Vous ne pouviez pas devenir président des États-Unis durant cette période, en tant que démocrate, si vous ne remportiez pas le vote des grands États industriels. Pour remporter ces États, vous deviez gagner l’allégeance électorale des personnes dans ces États qui avaient été attirées par des opportunités économiques, mais aussi forcées de quitter leur ville ou leur pays d’origine. C’était le cas des Portoricains et des Portoricaines, ainsi que des Afro-Américaines et Afro-Américains qui ont été forcé.e.s de quitter le Sud. Nous avons eu ainsi des héros improbables (unlikely heroes), comme John F. Kennedy et Lyndon Baines Johnson, qui ont joué le rôle de combattants pour les droits de la communauté afro-américaine. Ce qui a mené ces individus à devenir des politiciens importants dans notre histoire, c’est le mouvement des droits civiques qui a fait pression sur eux.

La montée de Reagan dans les années 1980 m’a profondément marquée, et m’a aussi fait porter beaucoup plus d’attention à l’histoire de la participation électorale aux États-Unis. J’ai alors étudié la manipulation des institutions électorales par les élites politiques afin de limiter cette participation. Le Parti républicain est devenu très conscient, à partir des années 1980, qu’il pouvait créer ses propres victoires électorales avec une telle manipulation. De plus, au début de cette décennie, appeler à une insurrection semblait un peu exagéré, et c’est pourquoi je me suis tournée vers la politique électorale. Nous avons lancé une campagne en 1982, que nous avons nommée Human Serve Fund, et qui invitait les services sociaux à enregistrer leurs clients et clientes pour voter. Nous avons supposé que les employé.e.s dans ce secteur le feraient par intérêt professionnel et, bien sûr, que leurs clients et clientes seraient des démocrates favorables à une expansion du New Deal. Nous cherchions à intégrer l’enregistrement électoral au protocole d’inscription des clients et des clientes aux services sociaux. Après que Bill Clinton a été élu en 1992, nous avons réussi à faire adopter par le Congrès américain une loi nommée National Voter Registration Act, qui obligeait les agences de permis de conduire et les services sociaux à proposer d’enregistrer leurs clients et clientes pour voter.

NPS – Vous avez développé, dans la deuxième moitié des années 2000, le concept de pouvoir interdépendant, qui complémente à certains égards vos réflexions sur le développement de la capacité d’interruption (disruptive force) des personnes et communautés les plus démunies dans les sociétés contemporaines (Piven, 2008, p. 3 ; Piven, 2006, p. 20). Pouvez-vous définir le concept d’interdépendance, puis préciser les rapports entre ce concept et la capacité d’interruption des personnes et communautés avec un pouvoir social limité ?

Lorsque nous parlons de société, je pense que nous référons à un vaste ensemble d’activités coopératives. Ces activités sont menées par des familles, des communautés, des usines, des fermes, parmi bien d’autres exemples, et elles sont reproduites, dans une certaine mesure, tant par la loi que par la coutume. Beaucoup de personnes participent à ces activités coopératives. Si vous allez dans un centre-ville et que vous attendez que le feu devienne vert avant de traverser, vous participez à une activité interdépendante qui est essentielle pour qu’un centre-ville fonctionne. Cette activité ne peut pas fonctionner si vous n’obéissez pas aux règles, explicites et tacites, qui permettent son déroulement. Cela vaut également pour les règles et les comportements attendus qui structurent les activités dans les familles, les lieux de travail, les écoles, etc. Si nous faisons bel et bien partie d’un vaste ensemble d’activités coopératives, nous sommes alors interdépendants et interdépendantes, ce qui signifie que chacun et chacune d’entre nous doit jouer plus ou moins son rôle pour que le système fonctionne. Par exemple, à New York et dans la plupart des métropoles mondiales, il y a des milliers de femmes instruites qui travaillent dans les secteurs de la finance, de l’assurance et de l’immobilier. Elles ont besoin d’aller travailler le matin, ce qui suppose qu’une gardienne vienne s’occuper des enfants. Si la gardienne ne se présente pas, ces femmes ne peuvent pas aller travailler.

Il s’avère donc que la gardienne détient une certaine forme de pouvoir, une capacité d’interrompre le cours normal des choses. Les définitions traditionnelles du pouvoir en sciences sociales n’expliquent pas aux gardiennes ni aux travailleurs et travailleuses dans les usines ou le secteur des services que leur activité est une source de pouvoir. Si d’autres personnes dépendent de vous, vous détenez du pouvoir. Les Wobblies le savent bien, comme en témoigne cette chanson où ils et elles chantent : « Mais sans notre cerveau et nos muscles, aucune roue ne peut tourner[1]. »

En gardant à l’esprit cette interdépendance, vous pouvez mobiliser votre entourage et, peut-être, exercer un certain pouvoir. Les sociologues définissent généralement le pouvoir comme une capacité d’action liée à la détention de ressources comme l’argent, le contrôle des investissements ou de la création d’emplois, que les personnes pauvres n’ont pas, par définition. Cependant, ces mêmes personnes détiennent une autre forme de pouvoir qui découle du rôle qu’elles jouent dans des relations interdépendantes. Si elles ne vont pas travailler ou, pour celles qui n’ont pas d’emploi, si elles empêchent un environnement donné de fonctionner en bloquant des rues, en occupant des bureaux, et ainsi de suite, le système de coopération est interrompu.

Si une personne affirme que le pouvoir dépend de la détention de certaines ressources et que la distribution du pouvoir dans une société est simplement le reflet d’autres systèmes de stratification tels que la race, le genre et la classe, elle n’offre pas une base solide pour contester cette distribution du pouvoir et ces systèmes de stratification. En revanche, si elle reconnaît que les sociétés sont des systèmes de coopération dans lesquels de nombreuses personnes sont impliquées, elle peut alors réfléchir à différentes stratégies pour remettre en question les inégalités et les hiérarchies qui prévalent dans ces mêmes sociétés.

NPS – Selon vous, est-ce que les stratégies d’organisation des personnes et communautés avec peu des ressources culturelles, économiques et politiques ont évolué depuis la publication de vos travaux sur cette question au début des années 1970, notamment avec la montée de la mondialisation néolibérale, et si oui, comment ?

Certaines catégories de travailleurs et de travailleuses qui avaient beaucoup de pouvoir durant l’ère industrielle, comme ceux et celles qui sont employé.e.s dans le secteur de l’automobile, en ont beaucoup moins maintenant. Cela ne signifie toutefois pas que les travailleurs et les travailleuses n’ont pas de pouvoir, mais plutôt que certains d’entre eux et certaines d’entre elles en ont moins.

Le secteur de l’éducation est un bon exemple. Il est évident que les écoles ne peuvent pas être délocalisées, et les enseignantes et enseignants peuvent utiliser cette réalité à leur avantage. Ils et elles ont dû accomplir plusieurs tâches pour que leurs grèves en 2018 et en 2019 fonctionnent[2]. Leur mobilisation a reposé sur des alliances fortes avec d’autres organisations et communautés dans leurs villes respectives et de nombreux défis demeurent à relever, mais les travailleurs et travailleuses du secteur des services ont peut-être plus de pouvoir que jamais.

NPS – Dans vos travaux avec Richard Cloward, vous avez mis de l’avant l’idée que les personnes tendent à être organisées, dans une société donnée, à travers des réseaux et des institutions (par exemple, des Églises, des écoles, des groupes communautaires, etc.), tandis que la mobilisation de leur capacité d’interruption tend à être menée par des militants et des militantes (Cloward et Piven, 1984, p. 595 ; Piven et Cloward, 1977, p. 284 ; Cloward et Piven, 1974). Pouvez-vous nous en dire plus long sur cette idée ?

Il y a sans doute des conditions où même les autorités locales, qui gèrent des institutions telles que les écoles et les gouvernements municipaux, sont tellement indignées qu’elles en viennent à mener des mobilisations. Toutefois, lorsque ces mobilisations se produisent, c’est généralement parce que de nouvelles organisatrices et de nouveaux organisateurs communautaires émergent. Par exemple, je ne peux pas penser à une lutte syndicale récente qui a été menée par des dirigeants syndicaux et des dirigeantes syndicales établi.e.s. Les personnes qui jouent présentement un rôle central dans les luttes syndicales ont tendance à être plus jeunes.

Les principales mobilisations dans l’histoire américaine, et il y en a eues beaucoup, n’ont généralement pas été menées par les leaders communautaires établi.e.s. Le mouvement des droits civiques, par exemple, a été largement mené par d’anciens combattants afro-américains démobilisés après la Seconde Guerre mondiale. Ils sont retournés dans le Sud, avec le courage que leur avait apporté leur expérience militaire, et certains d’entre eux sont devenus des militants importants dans le mouvement des droits civiques. Cette lutte n’a pas été menée, dans tous les cas, par les figures qui avaient précédemment organisé la communauté.

NPS – Dans un article corédigé avec Roger Friedland et Robert Alford sur les crises fiscales en contexte urbain, vous avancez que les gouvernements municipaux font face à deux pressions contradictoires, soit les pressions structurelles pour le maintien de l’accumulation capitaliste et les pressions démocratiques pour une meilleure gestion des conséquences sociales associées à cette même accumulation, ce qui suppose généralement des investissements plus importants dans les services publics ainsi qu’une certaine redistribution des revenus (Friedland, Piven et Alford, 1977, p. 449). Plus récemment, vous avez soutenu que l’analyse des grandes réformes sociales adoptées dans l’histoire américaine révèle le rôle central de mouvements qui ont su activer la capacité d’interruption des masses, tandis que l’analyse des périodes de recul de ces mêmes réformes indique plutôt la faiblesse des stratégies électorales pour obtenir des concessions en l’absence de mouvements sociaux forts (Piven, 2006, p. 109-110). Selon vous, quel rôle peuvent jouer les personnes et les partis qui se font élire à partir d’une plateforme inspirée, au moins en partie, par les mobilisations populaires ?

Les politiciens et les politiciennes qui partagent une base d’appui avec les mouvements sociaux jouent un rôle très important. Par exemple, si Alexandria Ocasio-Cortez veut être réélue à New York, elle doit prendre en compte le mouvement pour le droit au logement, car plusieurs de ses électeurs et de ses électrices font partie de ce mouvement. En écoutant les mouvements sociaux, elle remplit certaines fonctions essentielles à leur réussite. Elle les aide par exemple à formuler et à préciser leurs aspirations, comme l’ont fait Franklin D. Roosevelt et John F. Kennedy. Les positions défendues par les mouvements ne proviennent pas seulement des mouvements eux-mêmes, mais viennent aussi des politiciens et des politiciennes qui leur prêtent attention. De plus, lorsque les politiciens et les politiciennes partagent les objectifs et les aspirations de certains mouvements, ils et elles contribuent à leur diffusion. Ces politiciens et politiciennes limitent aussi la répression étatique contre les mouvements, ce qui est absolument décisif. Finalement, si un mouvement donné survit et prospère, il doit y avoir une réponse à ses demandes, et les personnes qui occupent des positions élues peuvent contribuer à une telle réponse.

Évidemment, la politique électorale peut conduire à de nombreuses déceptions, mais nous devons nous rappeler que les grands mouvements sociaux ne sont jamais de courte durée. Il suffit de penser aux grands exemples de l’histoire, notamment le mouvement anti-esclavagiste, le mouvement ouvrier, le mouvement féministe et le mouvement des droits civiques. Aucun de ces mouvements ne s’est produit en un éclair.

NPS – Vous avez souligné dans plusieurs travaux les effets dévastateurs du tournant punitif dans la gestion néolibérale des problèmes sociaux, avec la montée de la présence policière dans la vie quotidienne des personnes marginalisées et de l’incarcération de masse qui affecte non seulement les personnes détenues, mais aussi leurs familles et communautés (Piven, 2010a, p. 115 ; Piven, 2011, p. 120-121). Une partie de la littérature soutient que l’expansion de l’appareil carcéral a été encouragée par un ressac contre le mouvement des droits civiques (Alexander, 2011, p. 15 ; López, 2010, p. 1013). Selon vous, comment les mouvements sociaux peuvent-ils faire face à la répression, sous ses différentes formes ?

Les mouvements sociaux entraînent effectivement des ressacs et précipitent des réactions qui causent de grandes souffrances. Nous avons connu quelques victoires importantes dans notre histoire, mais nous avons aussi connu plusieurs reculs. Il y a eu de nombreuses fois où une personne raisonnable pouvait se dire que tout cela n’en valait pas la peine. Par contre, avec les menaces que les changements climatiques font peser sur nous, nous risquons de disparaître si les gens ne se mobilisent pas. D’une certaine manière, les raisons pour participer à des mouvements sociaux et pour faire face à la répression qu’ils provoquent sont plus évidentes de nos jours, car nous n’avons plus le choix.

Il y avait une décision à prendre dans le cas du mouvement des droits civiques. On pouvait s’impliquer dans le mouvement, ou on pouvait courber l’échine, et la décision de ne pas s’impliquer pouvait sembler tout à fait rationnelle lorsqu’on prend en compte le nombre de personnes qui ont été brutalisées ou même tuées à cause de leur participation dans ce mouvement. Les menaces liées aux changements climatiques nous permettent, en quelque sorte, d’éviter ce dilemme très inconfortable entre, d’une part, nous adapter à un ordre social injuste et, d’autre part, prendre des risques importants pour le changer.

Dans tous les cas, se préparer contre une éventuelle répression est crucial pour l’ensemble des mouvements sociaux. C’est pourquoi les syndicats ont des fonds de grève. Nous devons partager ce fardeau si nous prenons part à des mouvements. Cela implique de connaître plusieurs avocats et avocates, de collecter beaucoup d’argent pour payer les cautions et les amendes, de développer et d’entretenir des réseaux d’entraide larges pour soutenir les personnes et les communautés impliquées dans les différents mouvements. Nous devons bien planifier nos actions, et réfléchir à comment les forces auxquelles nous nous opposons peuvent réagir.

NPS – L’ensemble de votre carrière a été mené à la croisée de la production scientifique et de l’engagement politique. Vous avez rédigé dans les dernières années des articles portant sur l’articulation entre le travail scientifique et militant, en invitant entre autres les chercheuses et chercheurs à concentrer leurs efforts sur l’analyse des problèmes qui affectent les populations les plus marginalisées (Piven, 2007, p. 163) tout en contribuant au développement de réseaux d’analyse critique et engagée dans leurs disciplines respectives (Piven, 2010b, p. 809). Comment êtes-vous parvenue à vous assurer, tout au long de votre carrière, que votre travail scientifique soit utile pour les personnes et communautés dont vous souhaitiez comprendre les défis et défendre les revendications ? Quelles stratégies avez-vous mobilisées pour vous assurer que votre collaboration avec ces personnes et ces communautés soit respectueuse de leurs attentes, de leur temps et de leurs ressources ?

Nous devons toujours accorder la priorité aux besoins et aux préoccupations des mouvements avec lesquels nous collaborons, ce qui suppose d’accomplir des tâches pratiques. Tous les mouvements sociaux ont besoin d’argent pour louer un local, pour couvrir certains frais, et ainsi de suite. J’ai donc toujours collecté de l’argent pour les mouvements auxquels j’étais associée, et je leur ai donné tous mes honoraires de conférence. Tout ce que je faisais pour moi-même, je devais le faire très tard dans la nuit, et le travail que j’ai accompli pour différents mouvements sociaux n’a pas contribué du tout à ma carrière universitaire. Je ne pense pas que l’on puisse faire confiance aux universitaires, lorsqu’ils et elles disent que leurs recherches sont utiles pour les mouvements. Pourquoi ? Comment ? De telles affirmations sont très douteuses.

NPS – Quels conseils aimeriez-vous partager aux intervenantes sociales et aux intervenants sociaux qui devront conjuguer, dans les années à venir, avec les différents défis que nous avons abordés ici ?

Utilisez votre bon sens pour aider les gens à répondre à leurs besoins. Vous jouez un rôle important pour faciliter l’accès aux services publics et pour obtenir du financement. Il y a de nombreux endroits et de nombreuses opportunités pour accomplir ce genre de travail dans les grandes villes, où les besoins de tellement de gens ne sont pas comblés. J’ai grandi dans un quartier immigrant à Queens. New York est un endroit où vivent et travaillent plusieurs personnes à faible revenu, mais c’est aussi une ville ravagée par la finance et l’industrie immobilière. Les quartiers et les logements où se concentrent les personnes à faible revenu sont particulièrement affectés, mais ces personnes sont toujours là et elles doivent vivre. Les travailleuses sociales et les travailleurs sociaux, ainsi que les militantes et les militants, veulent mobiliser ces personnes, ce qui est tout à fait louable, mais ils et elles peuvent aussi les aider à survivre. Vous avez peut-être un talent pour mobiliser les gens, mais même si vous n’êtes pas intéressé.e par un tel travail, les gens doivent survivre et prospérer, et leur épanouissement est essentiel pour nos mouvements.