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Introduction

L’implication parentale est reconnue comme un des facteurs déterminants pour l’apprentissage, le mieux-être et le développement des jeunes autochtones (Barlow et coll., 2011; Macvean et coll., 2015). À ce titre, il existe plusieurs programmes visant à soutenir et à développer les compétences des parents de jeunes enfants (Gerlach, Browne, et Greenwood, 2017), mais peu d’outils s’adressent spécifiquement aux parents d’adolescents. Pourtant, cet âge correspond à une période complexe pendant laquelle les relations avec les parents peuvent être plus difficiles, alors que la quête identitaire des jeunes s’intensifie et qu’ils se trouvent le plus à risque d’envisager des comportements problématiques.

Cet article présente les formes de soutien qui ont émergé au sein du comité Witcihitisotan (entraide, en atikamekw), mis en oeuvre par des familles d’adolescents vivant en milieu urbain. L’expérience de ce comité ouvre une fenêtre sur les préoccupations des familles autochtones ainsi que sur les formes collectives de soutien que ces dernières préconisent. Documenter cette initiative permet de mieux comprendre le potentiel de l’implication familiale et des approches culturellement pertinentes pour les parents et familles de jeunes autochtones en milieu urbain.

Perspectives sur l’implication des familles

L’approche centrée sur les forces (strength-based approach) sert de cadre de référence pour aborder l’implication des familles autochtones (Greenwood et de Leeuw, 2005). Ce positionnement se distingue du discours qui prédomine dans l’intervention et dans le milieu de l’éducation selon lequel les parents sont perçus comme inactifs, et incapables d’aider leurs enfants (Kaomea, 2012 ; Scott, Anaquot et Healt, 2013). Cette perspective négative présuppose que les parents dépendent de l’aide extérieure pour développer leurs compétences parentales. Les programmes et services visent donc à « régler les problèmes » et à « combler les déficits » des parents, considérés comme des victimes impuissantes (Irvine, 2009, p. 3). Ceci engendre le plus souvent des évaluations d’irresponsabilité, de négligence et d’incompétence parentale chez les familles autochtones (Scott, Anaquot et Healt, 2013).

L’approche centrée sur les forces se base sur la reconnaissance de la résilience des communautés autochtones et de leur capacité à mettre en oeuvre des processus de changements et à générer des solutions par elles-mêmes (Greenwood et de Leeuw, 2005). Cette posture prend en considération les séquelles des pratiques coloniales et les politiques discriminatoires qu’ont subies les Autochtones sans pour autant voir les Autochtones comme des victimes passives (Grammond et Guay, 2016). Ainsi, les traumatismes et autres effets intergénérationnels liés au déracinement, à la perte du territoire et au placement dans les pensionnats ou en foyers d’accueil ont affecté les habiletés parentales et rendu les liens affectifs plus complexes. Aujourd’hui encore, les inégalités structurelles perdurent et façonnent les réalités familiales : une grande proportion d’Autochtones vit dans la pauvreté, est victime de racisme et souffre de conditions inadéquates de logement (Allan et Smylie, 2015 ; Arya et Piggott, 2018). De plus, les enfants autochtones sont surreprésentés au sein du réseau de protection de la jeunesse (CERP, 2019; Levesque, Clarke et Blackstock, 2016).

La reconnaissance de l’agencéité et de la résilience des communautés autochtones s’accompagne d’une mise en valeur de leurs savoir-faire (Kulis et al., 2019 ; Irvine, 2009). Ceci inclut la prise en compte de la parentalité autochtone comme un rôle qui va au-delà de la famille nucléaire, qui concerne notamment un réseau élargi incluant les aînés, la fratrie, les cousins et les amis des parents biologiques (Guay, Grammond, et Delisle-L’Heureux, 2018). Comme le démontrent Tam, Findlay et Kohen (2017), la conception de la famille en contexte autochtone est plus complexe et fluide que dans les définitions institutionnelles, qui ne tiennent pas compte de la mobilité des populations et du fait que le soin et l’éducation des enfants peuvent être partagés.

La socialisation des enfants s’exprime aussi différemment dans les communautés autochtones : on accorde une grande place au respect de l’autonomie et au rythme personnel du développement de l’enfant (Muir et Bohr, 2014). Ceci contraste avec les phases standardisées du développement sur lesquelles reposent les programmes et services pour les jeunes (BigFoot et Funderburk, 2011). Bien que beaucoup de pratiques autochtones aient été perturbées par le passé colonial et assimilationniste, ces dernières n’en demeurent pas moins vivantes et se manifestent notamment dans la forme que prend l’organisation familiale autochtone (Muir et Bohr, 2014).

Cette contextualisation est importante pour déconstruire les perceptions de l’implication parentale qui perdurent. C’est le cas dans le milieu scolaire, où les parents sont perçus comme étant désintéressés par l’éducation de leurs enfants et reçoivent même le blâme pour l’échec scolaire de ces derniers (Kaomea, 2012 ; Trudgett et coll., 2017). Or, des études montrent que les parents de jeunes du secondaire sont préoccupés par leurs enfants, mais qu’ils ont l’impression que ceux-ci ont moins besoin d’eux (Anonymisé, 2018 ; Levesque et coll., 2015). D’autre part, ils ne se sentent pas équipés pour soutenir leur cheminement scolaire.

D’autres écrits présentent des interventions facilitant l’implication des familles auprès des enfants. Plusieurs expériences positives de participation parentale ont notamment été documentées dans des programmes pour la petite enfance (Bowes et Grace, 2014). Ainsi, une recherche sur le programme Aboriginal Head Start, mis en oeuvre hors communauté en Colombie-Britannique, démontre que l’implication familiale est liée au mieux-être de la famille. Les familles ont particulièrement apprécié les pratiques d’intervention qui adoptaient une approche de nature relationnelle et qui permettaient de prendre le temps de connaître les membres de la famille. Ces pratiques mettaient en valeur les forces et la place du parent ainsi que l’importance de renforcer le sentiment d’appartenance à une communauté (Gerlach et Gignac, 2019). Une étude de cas australienne portant sur l’appréciation d’un programme de visite à domicile et d’entraide par les pairs autochtones en milieu urbain a aussi fait valoir l’importance d’un lieu sécuritaire dans lequel les participants ont un sentiment d’appartenance, de contrôle et de confiance. Ainsi, les interventions qui reflètent leurs besoins, qui s’adaptent à ceux-ci et qui maintiennent la communication à travers des moyens variés sont porteuses (Munns et coll., 2017).

Les recherches sur l’implication familiale autochtone mettent en lumière la contribution positive des programmes culturellement sécurisants pour favoriser le fonctionnement familial (Henson et coll., 2017), la culture faisant partie intégrante de l’ancrage identitaire et du cheminement vers le mieux-être. Ainsi, selon une étude longitudinale auprès d’adolescents maöris, le lien de proximité familiale, l’identité ethnique et le bien-être sont des variables liées les unes aux autres (Stuart et Jose, 2014). Une des rares études menées sur un programme pour parents autochtones d’enfants entre 10 et 17 ans vivant en milieu urbain (Parenting in two worlds), démontre l’impact positif d’une intervention qui suscite des discussions entre les parents. À travers ces groupes de partage, les participants sont en mesure de dégager des moyens pour rappeler, récupérer, redécouvrir, réintégrer et restituer le sens de leur héritage culturel et sa pertinence pour la parentalité et le fonctionnement positif de la famille dans l’environnement urbain (Kulis et coll., 2019). Malgré ce que révèlent ces recherches, les interventions préformatées prévalent pourtant encore comme façon d’intervenir auprès des parents autochtones (Barlow et coll. 2011).

Cette présente étude s’inscrit dans ce contexte où encore peu de documentation porte sur les formes de soutien adéquates pour les familles d’adolescents autochtones. Ceci s’avère une importante lacune considérant les ruptures que vivent les jeunes autochtones. Ces derniers sont aux prises avec la difficulté de devoir réconcilier leur besoin d’appartenance et de fierté identitaire avec les exigences quotidiennes, dans un contexte urbain de racisme et de non-reconnaissance culturelle (Fast et coll., 2016). Cette expérience s’ajoute à la réalité familiale, où les tensions entre les adolescents et les parents sont teintées par l’isolement et l’insécurité du quotidien en milieu urbain.

Contexte et déroulement du comité

Cette étude documente la formation et l’évolution du comité de parents Witcihitisotan. Ce comité a été formé après un évènement concernant plusieurs jeunes atikamekw de la ville de Joliette. Des parents fréquentant le Centre d’amitié autochtone de Lanaudière (CAAL) ont alors exprimé leurs inquiétudes quant aux nouveaux comportements et habitudes de consommation de leurs adolescents. « On a décidé de se mobiliser pour nos enfants, pour mieux les aider […] en tant que parents » (#13), raconte une des mères du groupe.

C’est lors de la première rencontre rassemblant plusieurs mères, pères et grands-parents que l’idée du comité s’est concrétisée. À l’image du nom que les parents ont donné à ce comité, Witcihitisotan, ce groupe veut rendre disponible un espace de soutien et de discussion aux membres des familles autour de leurs préoccupations communes. C’est au sein du CAAL que le comité a décidé de se réunir. Cet organisme, qui existe depuis 2001, offre plusieurs services et programmes pour améliorer les conditions de vie des Autochtones en milieu urbain de la région de Lanaudière. C’est aussi un lieu de rencontre hors communauté pour un nombre grandissant de jeunes autochtones et leurs familles, majoritairement d’origine atikamekw, qui déménagent en ville pour poursuivre leurs études ou pour trouver un emploi (RCAAQ, 2018).

Les réunions mensuelles du comité ont pris la forme de rassemblements de parents et de grands-parents (kokums), auxquels se sont ajoutés deux soupers-causeries incluant les adolescents dont les parents et grands-parents participaient au comité. La plupart du temps, les réunions mensuelles avaient lieu à l’heure du dîner, et leur durée d’une heure trente était rythmée en trois temps : d’abord le partage de nourriture, ensuite, un cercle de parole (activité et discussion selon un thème choisi), puis la planification collective de la prochaine rencontre. Le format de ces rencontres est demeuré ouvert et flexible ; les activités et les thèmes des rencontres ont été établis selon ce qui émergeait des besoins et intérêts exprimés par les participants. La création d’outils visuels (collage, dessin et peinture) a été proposée pour stimuler la réflexion individuelle et faciliter le partage (voir Tableau 1 sur le déroulement des rencontres). Le nombre de participants présents aux rencontres fluctuait, allant de quatre à dix personnes, avec une présence en continu de quatre mères d’adolescents. Les participants réguliers étaient majoritairement des femmes, à qui se sont occasionnellement joint des hommes, participant à titre de pères et de grands-pères.

Tableau 1

Rencontres du comité entraide

Rencontres du comité entraide

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La grande majorité des femmes participant à titre de mères d’adolescents étaient monoparentales, et certaines, (ayant plusieurs enfants), étaient aussi grand-mères. Nous soulignons aussi la présence ponctuelle d’une aînée plus âgée qui était présente à titre d’accompagnatrice d’une mère participante dans le cadre d’un service de soutien intergénérationnel mis en place par le Centre d’amitié.

Des soirées communautaires ont aussi été organisées par le comité, regroupant en moyenne 15 personnes, incluant des membres des familles (parents et aînés), des jeunes adolescents issus de ces familles, des intervenants du CAAL, et l’équipe de recherche. Ces rencontres se déroulaient sous la forme de soupers-causeries incluant des activités portant sur des problématiques choisies. Un format ouvert a été préconisé, pour favoriser la discussion et l’échange. Pour partager l’expérience du comité, une capsule vidéo a aussi été réalisée avec les participants.

La promotion et la mobilisation des familles pour les rencontres ont été assurées par deux intervenantes du CAAL également participantes du comité en tant que mères d’adolescents dont une est 3e auteure de cet article. Les participants étaient contactés au moyen d’une conversation de groupe sur Messenger, par téléphone ou par texto. Le CAAL offrait le transport entre le domicile et le lieu de rencontre pour faciliter l’accès au comité. En plus de documenter les séances, l’équipe de recherche a joué un rôle de soutien. Ainsi, l’auxiliaire de recherche (2e auteure) a collaboré avec l’intervenante du CAAL pour accompagner le groupe, ainsi que pour la recherche d’activités et de thèmes à aborder.

Méthodologie

Cette étude repose sur une approche collaborative à la recherche, les priorités ayant été établies par le partenaire communautaire lors de rencontres entre la chercheure principale (1re auteure), la directrice et l’intervenante en éducation du CAAL, et validées par le CA de l’organisme. La posture adoptée par l’équipe a été celle de chercheures « invitées » dans le sens développé par Mataira (2019), qui rappelle l’importance de bâtir une relation flexible et une co-construction entre chercheurs et participants lors d’une recherche en milieu autochtone. Dans cette optique, nous avons priorisé le développement de liens sociaux, de l’écoute et de l’adaptation.

Il est à noter que cette recherche s’inscrit dans une démarche de collaboration antérieure autour d’une recherche-action avec les jeunes sur les enjeux de la persévérance scolaire autochtone en milieu urbain (voir article 2018). En fait, le CAAL avait initialement identifié l’implication des familles dans le parcours scolaire et éducatif des enfants comme sujet prioritaire. Un dîner exploratoire avait eu lieu avec les parents, lequel n’a pas eu de suite. La recherche avait été alors orientée vers les jeunes du CAAL. Ce n’est qu’un an et demi plus tard, lorsque les parents ont manifesté leur intérêt, que la démarche du comité de parents a commencé. L’association à un projet de recherche a vraisemblablement été facilitée par les liens déjà établis avec l’équipe de recherche et les membres de la communauté.

Au cours de la phase de collecte de données, qui a duré 14 mois (avec une pause lors d’un décès), le choix des outils a été modifié. La démarche de documentation a commencé par une série d’entrevues individuelles portant sur les défis et les besoins des parents autochtones en milieu urbain, incluant des questions sur l’histoire familiale, la relation parent-école et la relation avec les jeunes. Après cinq entrevues, nous avons constaté que ces entretiens ne captaient pas la richesse des rencontres de groupe. Notre intérêt était en effet, à l’instar d’une étude de cas (Yin, 2012), d’observer et de raconter ce qui se passait au sein du comité. Plusieurs sources de données ont donc nourri cette recherche : les notes d’observation, le matériel visuel produit durant les séances (voir Tableau 1), ainsi que les transcriptions des rencontres du comité entraide. Les rencontres ont été enregistrées à la suite du consentement verbal et écrit octroyé lors de la première rencontre et revalidé au début des séances subséquentes. Le verbatim des séances a ensuite été codé thématiquement (Guest, MacQueen, et Namey, 2012) à l’aide du logiciel HyperResearch. Le processus de rétroaction collectif mené lors de la création du vidéo a été important pour faire ressortir et confirmer les thématiques de l’article.

Un espace de soutien

Le comité Witcihitisotan a représenté avant tout un espace permettant aux familles autochtones de se rassembler pour échanger dans un contexte émotionnellement et culturellement sécuritaire. Les témoignages, les discussions et le matériel issus des séances du comité mettent en valeur son utilité à plusieurs niveaux : les familles ont construit un espace leur servant non seulement à exprimer leurs préoccupations quant à leurs jeunes, mais aussi à se soutenir mutuellement et à construire ensemble. Une participante précise « le but, c’est de donner, c’est le partage parce que quand le comité se réunit ici, on écoute ce qu’il y a à dire » (#12). Une autre témoigne du soutien qu’elle y reçoit : « [le comité] aide beaucoup. [..] Des fois, je pleurais dans les réunions, puis les autres parents, ils donnent de bons conseils aussi » (#10).

La prévalence de l’aspect collectif ressort vivement des commentaires des parents. Ainsi, tous les dessins réalisés lors d’une activité de peinture visant à identifier les apports du comité illustrent l’importance de ce lien communautaire (voir Figure 1 sur la page suivante). Les parents ont utilisé des symboles qui font allusion à l’ancrage du soutien collectif. Une participante s’explique : « Les deux mains que j’ai mises ensemble, c’est se tenir ensemble puis prendre [les] conseils, tous les conseils pour que nos enfants soient bien » (#10). Une autre présente son oeuvre en affirmant : « J’ai mis un arbre […] l’arbre, c’était grandir ensemble, tu sais, comme le soutien qu’on s’apporte à chacune d’entre nous » (#10). Comme l’explique cette mère, l’idée qu’en groupe, les parents pourront avancer, prédomine : « Créer des liens, tisser des liens, sortir de la maison, tu sais, sortir du quotidien, puis pas être tout seul, pas se retrouver tout seul. C’est avec les autres qu’on est capable de s’en sortir » (#10).

Figure 1

Dessins sur les apports du comité

Dessins sur les apports du comité

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Plus spécifiquement, le comité est décrit comme étant un espace qui offre trois formes de soutien, à savoir un contexte pour : (1) se dire et échanger en tant que parent ; (2) se raconter pour cheminer vers la guérison ; et (3) se projeter pour prendre en considération les préoccupations quant à la vie en ville collectivement.

Se dire : échanger en tant que parent

L’occasion d’échanger en tant que membres de familles d’adolescents constitue la première forme de soutien apporté par le comité. L’adolescence amène de nouveaux défis pour les parents, comme l’explique une mère : « Ça commençait à 12–13 ans, l’influence de ses amis. À un moment donné, ça ne marchait plus mon rôle de mère, au niveau de l’encadrement, sa crise d’adolescence et mon pouvoir d’agir en tant que parent » (#13). À cet égard, le comité s’avère un contexte où les participants sont à l’aise de se confier à des personnes qui vivent des situations similaires. Une participante explique :

On était avec d’autres parents […], on pouvait discuter où est-ce que mon enfant [est rendu], [est-ce qu’il n’]est pas correct, ou est-ce que c’est moi [qui n’est]pas correcte, [qu’]est-ce que je devrais améliorer […]. On peut aller chercher des outils avec certains parents. Tu sais, on voit qu’on n’est pas tout seul, à ce moment-là.

#15

Lors d’une rencontre dédiée à la communication entre les jeunes et leur famille, on évoque le fait que les jeunes s’isolent souvent dans leur chambre et qu’ils ne respectent pas les règles. Certains font des fugues, ce qui cause de l’inquiétude pour une mère qui craint un autre signalement auprès de la Protection de la jeunesse. Pour une autre, le milieu urbain amène une inquiétude supplémentaire : « on ne connaît pas le monde qui [vit] ici, ils sont des étrangers » (#13).

Dans les échanges, le sujet de la grossesse durant l’adolescence a été abordé à plusieurs reprises, démontrant l’inquiétude des parents à l’égard de cette réalité bien présente dans les familles. Certaines mères ayant elles-mêmes eu des enfants jeunes s’expriment sur la vie qu’elles souhaitent pour leurs enfants : « c’est important la famille, mais il faut pas aller trop vite, [il faut prendre le temps d’]avoir la base […] Quand ils ont la fondation, quand ils ont fini leurs études, ils pourront songer à faire une famille, à leur choix, c’est sûr. (#3). Les mères maintiennent une attitude positive, même si les émotions sont partagées. D’un côté, elles accueillent l’arrivée de leur petit-enfant de manière positive, mais de l’autre, elles sont conscientes des défis liés à la grossesse à un jeune âge. C’est le cas de cette mère qui, lors d’une rencontre du comité, annonce la grossesse de sa fille de 15 ans. Elle éprouve un sentiment de culpabilité, mais a l’intention d’accepter cette situation au meilleur de ses capacités et d’être présente pour soutenir sa fille :

Quelque part c’est comme si j’avais manqué mon coup en tant que parent, étant donné qu’elle est tombée enceinte […], c’est comme si j’avais manqué mon coup sur la prévention, les précautions […], mais si c’est comme ça que ça arrive, c’est comme ça que je le prends.

#10

Il est aussi arrivé que la séance soit axée sur les préoccupations spécifiques d’une mère vivant une problématique familiale. Les participantes lui ont laissé la place pour s’exprimer, pleurer, et se taire lorsqu’elle en avait envie : « on ne veut pas qu’elle se sente toute seule, ça fait qu’on est là quand elle en a besoin. Puis c’est à ça qu’il sert, le comité » (#10). Elle était accompagnée par une aînée collaboratrice auprès du CAAL, pouvant ainsi profiter du soutien d’une femme d’expérience.

Le lien de solidarité entre générations est d’ailleurs souvent évoqué, reflétant l’importance du rôle de la famille élargie dans l’éducation des enfants. Une grand-mère raconte comment elle a aidé sa petite-fille à poursuivre ses études tout en prenant soin de son jeune enfant :

En secondaire 5, pendant l’année, elle est tombée enceinte, puis au milieu de l’année, elle voulait lâcher. On a continué à dire non, non, continue. On l’a supportée, on lui a montré qu’on était présent, puis au mois de juin bien elle nous a invités à aller chercher son diplôme.

#2

Plusieurs autres histoires d’entraide familiale ont été partagées. C’est le cas de cette participante qui parle du soutien qu’elle a reçu durant l’enfance et l’adolescence de sa fille de la part de membres différents de sa famille : 

J’ai beaucoup de problèmes avec ma fille [depuis qu’elle a 13 ans], beaucoup, parce qu’elle parlait du suicide […] J’ai demandé à mon frère qu’[il] m’aide. [Je n’]ai pas demandé aux services sociaux parce que je [ne] voulais pas que…. Puis j’ai demandé à mon frère, qu’il l’amène dans le bois.

#4

Ainsi « se dire » en tant que parent fait émerger le besoin d’échanger sur la parentalité, la place de la famille élargie, le soutien des aînées et la connexion au territoire, toutes des stratégies gagnantes pour accompagner les jeunes qui vivent des moments difficiles.

Se raconter : l’écoute qui fait cheminer vers la guérison

Le comité a également fourni un espace aux membres pour s’exprimer sur leur propre vécu. Cette occasion donnée aux parents d’être écoutés à propos de leurs histoires de vie respectives les aide à poursuivre leur propre guérison : « moi aussi, quand je viens ici, le partage, ça me fait du bien » (#11).

Les participants ont souvent fait des parallèles entre les difficultés traversées dans leur vie personnelle et les réalités d’être parent. Certains aspects de leur passé teintent leur sentiment de compétence parentale actuel. La grande majorité des participants ont ainsi témoigné avoir manqué de modèles parentaux lorsqu’ils étaient enfants. Ce manque amène un sentiment d’insécurité face aux choix et aux attitudes à adopter en tant que parent ; les parents veulent par ailleurs donner à leurs jeunes l’attention qui leur a fait défaut : « moi, tu sais, c’est pour ça que je veux donner de l’amour à mes enfants parce que moi je [ne] l’ai pas eu » (#4). Une autre lors de la même séance raconte : « C’est dur d’être un parent quand tu n’as pas eu un parent » (#4).

Une mère explique les difficultés de sa fille à la lumière de son propre vécu :

Je pense à ma fille aujourd’hui, et je me dis, c’est peut-être pour ça qu’elle a de la misère parce que mes parents ont été séparés, ils ont divorcé, j’ai eu de la misère à l’école […] Sans le vouloir, j’ai été dans le même cercle vicieux que mes parents. Là, aujourd’hui, ma fille, elle a tellement, tellement de misère à l’école, elle [ne] veut pas y aller.

#2

Les réflexions des parents sur leur propre vécu aident à mettre en contexte les difficultés de leurs jeunes et font ressortir la résilience des parents :

Aujourd’hui, je parle avec ma fille de cette situation-là. J’essaie de lui montrer à ne pas être dépendante envers une autre [personne]. Je [lui] dis : « il faut que tu sois capable, toute seule. [Ne] compte pas sur un, puis sur l’autre […] c’est bien important, si tu [ne] vas pas à l’école, il n’y a pas d’emploi plus tard, oublie ça ».

#3

Lorsque les parents ont participé à une activité de collage sur la parentalité ayant comme but de se représenter en tant que père ou mère actuel(le) idéal(e) les images étaient très diversifiées. Plusieurs parents mentionnent se sentir seuls parce qu’ils sont monoparentaux, ou remettent en question leurs comportements trop autoritaires. Cet exercice d’introspection a été apprécié, mais a aussi été éprouvant pour certains : « c’est trop dur, je suis trop émotive » (#2).

L’activité de « l’arbre de soutien » (voir Figure 2 sur la page suivante) va dans ce sens. Invités à dessiner un arbre dont les racines symbolisaient les sources de soutien perçues et les branches, les rêves et les aspirations, les participants ont pu réfléchir à leur perception des formes de soutien auxquelles ils ont accès. La grande majorité n’a nommé que la famille nucléaire et élargie comme sources de soutien. Une participante a représenté des racines qu’elle a recouvertes par la suite d’une feuille blanche pour refléter sa réalité : elle n’a pas eu accès au soutien de ses parents ou de ses grands-parents. Elle rêve donc que ses enfants étudient le plus longtemps possible, qu’ils se sentent bien dans leur environnement, qu’ils aient un travail, des amis, mais qu’ils n’oublient pas l’importance de la famille. Ceci l’amène à faire le lien avec son parcours de mère aujourd’hui, jalonné de doutes :

Essayer de trouver […] c’est quoi tes bases. Tu as beau regarder autour de toi pour essayer de trouver ce qui est bon, qu’est-ce qui est à faire. Quand on t’a toujours autant abandonné… À partir de là, c’est sûr que tu te poses des questions, à quelque part […] Ta mère t’a abandonnée, ton père t’a abandonnée ; bon, où est-ce que sont mes bases ?

#3

Figure 2

Exemples d’arbre de soutien

Exemples d’arbre de soutien

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Certains parents évoquent la complexité de montrer le bon exemple face à la consommation de drogues de leurs jeunes, ayant eux-mêmes eu à surmonter ce problème dans le passé.

Je suis préoccupée par la consommation de mon jeune parce que j’ai peur qu’il soit pris avec ces problèmes-là. Tu sais, ce n’est pas facile de sortir de ce problème-là. Moi j’ai beaucoup consommé. Me sortir de là, ça a été quelque chose. J’ai trouvé ça très dur, mais je suis passée à travers. Je suis bien aujourd’hui.

#7

Plusieurs préfèrent être transparents avec leurs jeunes par rapport à leurs expériences passées : « Mes enfants le savent, parce que des fois je vais leur parler de mon temps où quand j’ai consommé et c’est quoi que ça a donné, c’est quoi que ça fait » (#7).

Reconnaissant le besoin de sensibilisation des jeunes face à la consommation, les parents se sont mobilisés pour organiser une soirée sur ce thème, menée par un parent qui a offert un témoignage personnel. L’intention était de faire profiter les jeunes de son expérience : « Avoir des discussions avec eux autres, avoir des partages, leur parler de qu’est-ce que j’ai vécu, qu’est-ce [qui est] arrivé, tu sais, faire de la prévention avec eux autres » (#7).

L’occasion de « se raconter » en tant qu’individu, avec son histoire passée, ses blessures et ses questionnements personnels devant un groupe qui offre une compréhension et un soutien collectif permet aux parents de cheminer personnellement vers une guérison. Ce processus aide particulièrement dans la création de ponts avec leurs jeunes.

Se projeter : le besoin de mieux vivre sa culture en ville

Le comité est un espace où les familles partagent leurs difficultés de vivre la culture atikamekw en ville. Plusieurs parents se préoccupent de la transmission de la culture auprès des jeunes. Ils veulent conserver leur culture et les liens familiaux tout en élevant leurs enfants en ville : « Aussi, mon plus grand souhait, c’est que mes enfants aient des amis autour, mais qu’ils n’oublient pas leur base que c’est les parents  » (#3).

Le fait d’habiter en ville est parfois une source de tension avec leur jeune : « Bien, c’est plus moi qui est déchiré entre mes deux cultures, tu sais. Moi j’aimerais mieux qu’il vienne dans la communauté, vivre dans la communauté, qu’on aille à la chasse, qu’on aille à la pêche, on va faire un peu de trappes et tout ça. Mais elle, c’est plus je vais aller au centre-ville  » (#3). Les participants parlent de la difficulté de vivre la culture atikamekw en ville étant donné la non-reconnaissance et l’intimidation vécue dans plusieurs contextes urbains. Il y a « toutes les remarques qu’ils te font, ce qu’ils disent, ce qu’ils font » (#3).

L’éloignement de la communauté est souvent mentionné comme obstacle à la transmission de la culture. Les participants souhaitent préserver le lien au territoire comme source d’identité : « J’aimerais ça aller vivre dans le bois, dret dans le bois » (#3). Les parents discutent du besoin d’exposer les jeunes au territoire pour y maintenir une continuité. Une mère précise : « C’est de [les] amener avec nous autres, faire des activités avec eux, il faut aller à la pêche avec eux autres, s’ils aiment ça. Aller camper, il y a la chasse. Ça, les jeunes, ils aiment ça. Ils aiment ça quand on leur montre qu’est-ce que leurs ancêtres faisaient » (#7). Les participants au comité se donnent des conseils à ce sujet. Un père raconte : « Quand je vois des enfants qui naissent ici puis qui résident ici, je me dis souvent, essaie d’amener ton enfant le plus possible à la forêt pour qu’il maintienne certaines, qu’il s’identifie, de ce que sont leur origine » (#3).

On considère d’ailleurs que le CAAL facilite la culture autochtone en milieu urbain : Si tu viens ici, tu te retrouves parce que tu as des affaires qui sont culturelles, à nous. Mais si je restais à la maison, s’il n’y avait pas un lieu de rassemblement comme le CAAL, ça aurait été encore plus difficile de maintenir la culture, organiser des activités qui se rapportent aux traditions.

#3

Selon un jeune : « quand je vois ma mère au Centre, elle a tendance à être plus souriante, je sais qu’elle a été en contact avec son peuple  » (#13). Le Centre d’amitié a ainsi été un facteur favorisant les partages entre les membres du comité Witcihitisotan puisqu’il est considéré comme étant un espace culturellement sécuritaire, connu et utilisé autant par les plus jeunes que les plus âgés. Ce genre d’endroit, où chacun peut se réunir, est rare (voire inexistant) pour les parents autochtones de Joliette.

Le comité offre ainsi un espace culturellement sécuritaire pour « se projeter », où parents, jeunes et aînés réfléchissent ensemble à la manière de continuer à transmettre leur culture auprès des jeunes en ville. Ils se rassemblent pour célébrer leur fierté identitaire et confronter le racisme.

Discussion

Résultat d’une démarche amorcée et modulée en fonction des besoins des familles pour soutenir les jeunes en milieu urbain, le comité Witcihitisotan (entraide) est significatif à plusieurs égards. Des aspects bénéfiques se dégagent de cette expérience, qui pourraient donner des informations pour permettre des initiatives similaires dans d’autres contextes.

L’aspect collectif constitue un élément central de l’expérience du comité. Ce rassemblement de membres de famille offre un contexte favorable pour permettre aux parents d’aborder des problématiques actuelles, de se soutenir mutuellement et de construire un réseau de solidarité. D’abord, c’est un espace pour « se dire », au sein duquel il est possible de partager ses préoccupations et recevoir des conseils de ses pairs. Ensuite, le comité permet de « se raconter », c’est-à-dire de partager son propre parcours pour cheminer vers la guérison. Enfin, le comité est un espace pour « se projeter » dans l’avenir. À travers les discussions, les familles se questionnent quant à la façon de vivre la parentalité et la culture autochtones en milieu urbain. Bien que ces formes de soutien aient été présentées de manière séparée dans cette analyse, elles sont interreliées, interdépendantes, et complémentaires dans le fonctionnement du comité (voir Figure 3 sur la page suivante).

Figure 3

Les formes de soutien du comité du comité Witcihitisotan (entraide)

Les formes de soutien du comité du comité Witcihitisotan (entraide)

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Ces formes de soutien, dans une temporalité fluide, font écho au storytelling. Le partage des histoires personnelles favorise la valorisation, le renforcement et l’autoguérison (Episkenew, 2009). Les récits offrent une occasion de s’exprimer et de (re)trouver sa voix. Ceci permet de reprendre confiance en ses compétences, ce qui constitue un élément particulièrement important dans le contexte où, comme nous le rappelle la mère dans la citation d’ouverture, les parents vivent un sentiment d’échec, et se sentent souvent seuls dans leur rôle. Laisser une place au récit a permis de mettre l’accent sur les forces des membres du groupe et d’envisager une réelle décolonisation de l’intervention (Pihama et coll., 2019). Le format choisi fait également écho à la manière dont la plupart des peuples autochtones appréhendent le monde qui les entoure. Leur mode de vie est ancré dans une vision du monde circulaire et relationnelle et fondée sur des valeurs de partage, de respect, d’écoute, de responsabilité, d’entraide qui dictent la plupart des choix qu’ils font (Absolon, 2010). De telles valeurs sont aussi ancrées dans et par le mode de vie traditionnel sur le territoire (Guay et Delisle-L’Heureux, 2019), d’où l’importance pour les parents de maintenir le lien au territoire et à la culture atikamekw.

Au-delà d’une recherche de solutions aux défis que vivent les parents d’adolescents, l’apport plus fondamental du comité a été la création collective d’un espace émotionnellement sécuritaire pour pouvoir se raconter, se dire, et se projeter comme mères, pères et plus largement comme familles membres d’une communauté autochtone vivant dans un contexte urbain. Cette (ré)appropriation par les parents de leurs capacités dans une optique d’apprentissage collectif de compétences parentales et d’un mieux-être personnel n’est pas possible lorsque les programmes sont préconçus pour livrer une information standardisée par des experts extérieurs. L’importance de la guérison individuelle et collective est aussi ressortie comme partie intégrante du cheminement des parents pour soutenir leurs jeunes, un constat qui rejoint d’autres études sur le sujet (Clément, 2007; Guay et Delisle-L’Heureux, 2019). L’histoire coloniale et les traumatismes intergénérationnels sont indissociables des réalités présentes dans les communautés autochtones. C’est pourquoi les pratiques et les programmes développés pour les allochtones ne peuvent pas simplement être transposés en contexte autochtone (Bedi, 2018 ; Brascoupe et Waters, 2009).

Le comité s’est réuni dans un espace culturellement sécuritaire comme celui que représente le CAAL. Étant donné l’éloignement de la communauté et le racisme envers les Autochtones qui perdure en ville (RCAAQ, 2018), cette occasion de se rassembler semble une condition essentielle pour pouvoir échanger, se soutenir et surtout « être soi-même » (#13). Puisque pour les Autochtones, la parentalité englobe la famille élargie, limiter la participation au comité Witcihitisotan aux parents biologiques aurait été inapproprié. Ainsi, l’aspect intergénérationnel du comité se manifeste par la présence d’aînés et de jeunes aux soupers-causeries. D’une part, les aînés ont un rôle de soutien et de transmetteurs de culture. D’autre part, les adolescents ont été dans une posture d’écoute et de partage enrichissante pour les parents. Cet aspect confirme l’importance de refléter les conceptualisations différentes de la famille dans les interventions (Tam, Findlay et Kohen, 2017).

Tout en soulignant l’autonomie qui a caractérisé ce groupe de soutien par les pairs, il faut reconnaître également l’importance du rôle d’encadrement qu’ont joué le CAAL et l’équipe de recherche. Ces derniers ont rendu accessibles des ressources matérielles (l’espace physique, les repas, l’accès au transport), une structure et les moyens de communication, facilitant la mobilisation des familles et stimulant la participation des membres de la communauté urbaine (Greenwood et coll., 2017). Ainsi, l’expérience de ce comité soulève l’importance des espaces de soutien des familles dans des organismes autochtones, pour favoriser les conditions adéquates à la mobilisation des familles.

Il sera intéressant de poursuivre la documentation du comité à long terme pour comprendre la portée de ce type d’entraide auprès des parents, des jeunes et des membres de la famille élargie. Ces démarches de partage collectif de compétences parentales peuvent aussi être un tremplin pour améliorer les liens de collaboration entre la famille, l’école et les jeunes. Des expériences de valorisation parentale comme celle-ci peuvent renforcer la confiance des parents et contribuer à rendre plus équitable leur interaction avec le milieu scolaire, dans une dynamique qui transcende, entre autres, l’approche centrée sur les déficits des individus ou des familles.

Conclusion

L’expérience du comité Witcihitisotan est inspirante, car elle démontre le potentiel d’une démarche entreprise par et pour les familles qui fait place à l’agencéité des membres de la communauté dans la définition des besoins et priorités pour soutenir leurs jeunes. Ce projet illustre les multiples formes de soutien nécessaires pour que les parents, les familles, les jeunes et les aînés autochtones puissent s’épanouir dans un contexte d’urbanisation grandissante. Se dire, se raconter, se projeter, contribuent à briser l’isolement, à renforcer et à retrouver la confiance en ses capacités à soutenir les jeunes adolescents. Cette entraide entre pairs à travers un processus de storytelling permet de se doter de stratégies porteuses adéquates au cheminement individuel et collectif, vers un mieux-être qui favorise une autochtonie urbaine forte, incluant toutes les générations.