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Introduction

Les injonctions à l’innovation dans l’université française se multiplient au fur et à mesure que les pressions sur cette dernière s’intensifient : massification des étudiants sans augmentation proportionnelle des postes enseignants, fractures sociales amplifiées avec la précarisation des étudiants (inflation supérieure à l’augmentation des aides sociales, distance par rapport au domicile, etc.) et la nécessaire différenciation (reconnaissance des situations de handicap) qui en découle (Mazzella, 2008). Dans le même temps, les outils numériques apparaissent petit à petit comme une solution partielle à ces problèmes (Julien et Gosselin, 2016), ce qui rejoint la « doctrine » institutionnelle en faveur de l’innovation et de la modernité de l’enseignement supérieur. Si de nombreux dispositifs, sur des financements partiellement fléchés à travers le Programme d’investissements d’avenir (PIA), par exemple, vont dans le sens d’une reconnaissance de la nécessité de créer des structures d’accompagnement à la pédagogie universitaire et au numérique, les préoccupations ressenties par les enseignants face à ce (énième) changement de paradigme conduisent à des disparités sur le plan national. La crise sanitaire liée au virus SRAS‑CoV‑2, et plus précisément la mise en place d’une continuité pédagogique en 100 % numérique, a été un (malheureux) terrain d’expérimentation sur les capacités des universités et des enseignants à adapter leurs pratiques du présentiel (potentiellement hybride) à du 100 % distanciel. Cependant, cet impératif de mise en place — tout autant que les conditions sociales dégradées (garde d’enfant, anxiété généralisée, etc.) — et la visibilisation de la fracture numérique chez les enseignants comme chez les étudiants posent la question de la pérennité de ce que nous apprenons de cette période, au moment même de l’écriture de cet article. Ce dernier cherche ainsi à examiner les liens entre des pratiques déclarées pendant la crise sanitaire et des processus de changement de praxis professionnelle. Cette étude se veut exploratoire en s’appuyant sur les résultats d’un questionnaire adressé aux enseignants d’une faculté de lettres et sciences humaines de l’Université de Rouen Normandie. Elle mobilisera, avant tout, un cadre théorique et des outils d’analyse issus des sciences du langage et de la didactique des langues en travaillant à partir des éléments déclarés par les répondants même si nous éclairerons cette analyse à la lumière de certains travaux en sciences de l’éducation. Nous verrons, dans un premier temps, que l’injonction à l’innovation par le numérique « hors temps de crise », que ce soit à l’éducation nationale ou dans l’enseignement supérieur, est un processus qui a un impact direct sur la manière dont les acteurs de terrain perçoivent l’intégration du numérique dans leurs pratiques. C’est pour cela que nous reviendrons sur l’importance de l’accompagnement lorsqu’il est question d’innovation pédagogique en temps de crise et au-delà. Enfin, l’analyse et l’interprétation des données issues du questionnaire nous permettront de contextualiser à un niveau local les implications de ce double cadre global : la crise sanitaire mondiale et le numérique dans l’enseignement supérieur.

1. L’injonction française à l’innovation en temps « normal »

La continuité pédagogique à l’université, comme au sein de l’éducation nationale, a signifié un recours exclusif aux outils du numérique pour assumer des cours à distance. Toutefois, l’innovation n’est pas sémantiquement liée aux questions du numérique; elle désigne par exemple le fait de trouver une solution inédite à un problème (Lison et Bédard, 2014). Même si l’innovation pédagogique n’est pas naturellement liée aux questions numériques, ce lien peut être éclairé par le concept d’idéologie didactique. L’idéologie didactique est un néologisme formé à partir de l’idéologie linguistique (Chiss, 2005), qui renvoie au résultat de la circulation des idéologies sur la langue entre la sphère académique (les chercheurs sur la langue), la sphère politique (les décisionnaires des politiques linguistiques) et la société civile. Le résultat de cette circulation a de grandes conséquences sur les formats d’enseignement-apprentissage. Nous parlerons donc dans cet article d’idéologie didactique pour comprendre la manière dont le terme « innovation » est mobilisé à l’université française et plus généralement au sein du système éducatif français. Le recours au terme « innovation » pour la définition des politiques éducatives françaises est une constante des rapports et des discours politiques depuis les années 2010, avec la publication du rapport Fourgous (2012) avançant un Plan numérique pour l’école. Ce plan, alliant propositions d’outillage numérique et lutte contre l’échec scolaire, construit un parallèle entre l’apprentissage médié par ordinateur et l’amélioration des techniques pédagogiques. Ce parallèle se matérialise à la fondation, en 2013, du Conseil national de l’innovation pour la réussite au sein du ministère de l’Éducation nationale française et, en 2014, de la Direction du numérique pour l’éducation. Dès 2015 sont mis en place une concertation nationale du numérique et le cahier des charges du projet numérique Innovations pédagogiques. Ce mouvement, faisant systématiquement appel au numérique derrière l’appellation « innovation », trouve son corollaire au sein du ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation (MESRI). Parmi les textes les plus récents, on compte le Plan national pour l’innovation ou encore l’agenda stratégique France Europe 2020 » et, à titre indicatif, on trouve au sein de l’organigramme du MESRI une Direction du numérique pour l’éducation, mais également une Direction de la recherche et de l’innovation. Il existe néanmoins une différence de taille : là où l’innovation est pensée comme un outillage numérique pour lutter contre les inégalités scolaires, l’innovation du MESRI se développe en deux axes visant à 1) décloisonner le lien entre les entreprises et le monde de la recherche, tout en 2) maintenant la dimension numérique (12 millions d’euros y sont consacrés dans le PIA).

Une étude (Cros et al., 2018) des cooccurrences du mot « innovation », grâce à une exploration de corpus de rapports (10), de communiqués (41) et de discours (33), dans les discours du MESRI et du MEN sur la période 2010‑2017 fait apparaître que les trois premiers collocats lexicaux sont « pédagogiques » et « numériques » (tableau 1).

Tableau 1

Cooccurrences dans un corpus de documents politiques issus du MESRI et du MEN avec le mot « innovation ». (L) signifie que le mot est trouvé dans le contexte gauche et (R) dans le contexte droit

Cooccurrences dans un corpus de documents politiques issus du MESRI et du MEN avec le mot « innovation ». (L) signifie que le mot est trouvé dans le contexte gauche et (R) dans le contexte droit

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On peut donc avancer que le lien unissant innovation pédagogique et numérique relève d’une idéologie didactique permettant la définition de stratégies pour l’éducation nationale et l’enseignement supérieur en France, et ce, au moins depuis le début de 2010. Cette idéologie a eu d’importantes conséquences pour le développement de projets éducatifs. Le plus frappant dans les discours considérés, c’est que les outils constituent une entrée centrale de cette idéologie didactique. Il semblerait donc que l’idée des outils du numérique pensés comme accélérateurs pédagogiques (Karsenti et Larose, 2001) se soit transformée en outils du numérique comme colonne structurale de l’innovation pédagogique.

2. L’accompagnement au centre de l’innovation en temps de crise et au‑delà

Face à cette situation macroscopique, des enjeux davantage micro- et mésoscopiques, se jouent sur le plan de l’ingénierie pédagogique. Car, s’il est clair que sur le plan institutionnel, le numérique se couple toujours avec la notion d’innovation, il apparaît que son introduction dans la pédagogique universitaire est inexorable; elle correspond autant à une mise en conformité des modalités pédagogiques avec celles qui sont disponibles dans la société (Miras et Narcy-Combes, 2019) qu’à une gestion technique des crises sociales annuelles (grèves et blocages) et sanitaires (COVID‑19). Le numérique apparaît dès lors comme un support de maintien « à tout prix » du lien pédagogique. Cette volonté peut être justifiée par des projets politiques opposés : soit sous un prisme néolibéral reconnaissant la valeur de l’activité (apprenante) sous la pression des enjeux sociaux et économiques (Pachod, 2015), soit avec la vision d’un service public et social comme le seraient les universités populaires (Dartigues, 2012). La gestion de crise en France a fait émerger une forme de discours hybride où le rôle social et démocratique de l’université servirait une démarche néolibérale, du moins dans la parole publique du gouvernement (visant notamment à décloisonner l’université et les entreprises depuis 2013). Néanmoins, quelle que soit l’analyse que l’on puisse faire de ce processus, son accélération, tant dans l’éducation nationale que dans l’enseignement supérieur, est fortement appuyée par des logiques (partiellement) descendantes au niveau du MESRI ou des directions universitaires. Ainsi, les enseignants de terrain voient les modalités techniques et humaines de leur contexte professionnel changer, ce qui a un impact (in)direct sur leur praxis. Or, ces changements dépassent la distinction entre les outils du présentiel et ceux du numérique, puisque c’est une transformation paradigmatique à laquelle les enseignants doivent se confronter : reconnaissance d’un savoir distribué (Hutchins, 2000) par Internet, éclatement de la frontière sociocognitive présence/distance à l’ère postnumérique (Jandrić et al., 2018) ou prise en compte de publics de plus en plus composites (âge, milieu social, etc.) (Endrizzi et Sibut, 2015). Ainsi, c’est bien un changement dans les compétences des enseignants (Ferone, 2017) qui se met en place et ces derniers y appliquent (ou non) leur agentivité (Al‑Hoorie, 2014). Nous adoptons la position de Duclos (2015) pour qui il est nécessaire de prendre en compte le fait que tout processus humain de changement, d’autant plus quand il est engagé de manière descendante, suscite des préoccupations. Cette autrice réfute notamment l’idée d’une « résistance au changement » dans l’éducation, laquelle considérerait uniquement le prisme des décideurs qui perçoivent un obstacle aux efforts déployés en lien avec leurs propres intentions. Ces intentions ne sont que partiellement partagées par les enseignants eux-mêmes si leurs intérêts ne sont pas pris en compte. Ceci est d’autant plus le cas en France où les réformes de l’éducation sont régulièrement associées à des changements politiques tels que les élections présidentielles et où ces changements tendent à s’accélérer dans une forme « d’épidémie de changements » (Levin, 1998). Une précédente étude, à travers une analyse du discours de tuteurs/concepteurs en ligne plus ou moins néophytes réalisée de manière longitudinale (Burrows et Miras, 2019), a pu montrer que la prise en compte des préoccupations individuelles des enseignants, et ce, de manière idiosyncrasique, est déterminante dans la possibilité de proposer un accompagnement personnalisé. Dans le cas de cette étude, il s’agissait d’une transition vers des pratiques numériques d’enseignement des langues à l’université. L’étude a également montré que ce sont d’abord les conceptions qui changent avant les comportements, ce qui corroborait un certain nombre d’autres travaux menés sur d’autres terrains comme l’Afrique (Fantognon, 2015).

Les établissements d’enseignement supérieur ont progressivement pris la mesure de ce besoin en développant des services d’appui à la pédagogie universitaire et/ou au numérique (par exemple, SAPIENS, http://sapiens-uspc.com) en profitant notamment des grands financements nationaux (Programme d’investissements d’avenir) en complément des moyens alloués à la restructuration des universités (principalement les fusions). Toutefois, si ces programmes ancrés sur le moyen terme montrent une certaine efficacité par capillarité (Stes et Van Petegem, 2011), les limites restent importantes, notamment en matière de valorisation (salaire ou perspectives d’évolution) du temps investi par les équipes pédagogiques (Wouters et al., 2011). Pourtant, la voie s’est ouverte en France récemment avec les congés pour projet pédagogique (MESRI, s.d.) ou le décret portant sur « la formation pour les nouveaux maîtres de conférences donnant lieu à une décharge d’enseignement ». Néanmoins, certains chercheurs (Kiffer, 2016) notent l’importance de reconnaître l’informalité des pratiques des novices au sein d’un cadre faiblement contraignant, mais également d’encourager l’utilisation combinée de modèles pédagogiques tout en admettant que certains seront moins adaptés au contexte. Face à cette situation à moyen et long terme, la crise sanitaire liée au SRAS‑CoV‑2 a propulsé ces questions sur le devant de la scène de manière exceptionnellement rapide. Les enseignants ont été amenés à devoir s’adapter à la continuité pédagogique impliquant un enseignement et des évaluations à distance même si les formes de cette obligation, au regard d’une « liberté pédagogique », se sont concrétisées différemment selon les fonctionnements des départements, des facultés ou des établissements mais aussi des statuts de chacun, par exemple les plus précaires de l’université, comme les vacataires. Le caractère inédit de cette situation nous a amenés à nous poser la question des formes qu’a prises le (non‑)changement pédagogique dans ce contexte en opposition à celui à plus long terme qui constituait notre cadre de recherche habituel. Si des travaux (Detroz et al., 2020) commencent à foisonner sur ce terrain, il semble que tout reste à faire dans la perspective d’une prise de recul sur les processus qui émergent. Nous reviendrons de manière synthétique sur quelques tendances qui pourront faire écho au terrain de cette étude. Tout d’abord, la prescription est forcément génératrice de besoins et de questions auxquels il est nécessaire de porter attention de manière idiosyncrasique, et plus particulièrement quand le numérique peut être perçu comme une perte de contrôlabilité (Alonso Vilches et al., 2020). Il semblerait que, face à cette dernière, il y ait eu à la fois une forme de MOOCification des pratiques évaluatives (Charroud et al., 2020) et des stratégies alternatives comme le recours massif à l’évaluation formative (Barras et Dayer, 2020) ou à l’exposé oral enregistré (Colognesi et Dumais, 2020). Nous chercherons donc à déterminer, à travers un terrain spécifique et de manière déclarative uniquement, le (non‑)changement chez des enseignants du supérieur tel qu’il a été vécu individuellement sur le plan tant de l’enseignement en général que de l’évaluation.

3. L’étude empirique : un contexte local

Dans cette partie, nous détaillerons les caractéristiques particulières du contexte local et la méthodologie de recueil des données.

3.1 Contextualiser la crise sanitaire à l’échelle locale

Cette étude a été menée dans le cadre de la mise en place de la continuité pédagogique au sein de l’Unité de formation et de recherche (UFR) des Lettres et sciences humaines (LSH) de l’Université de Rouen Normandie. La composante comprend 12 départements : études anglophones, germaniques et romanes, géographie, histoire, humanités, langues étrangères appliquées, lettres modernes, métiers de la culture, musicologie, philosophie et sciences du langage. Conformément à l’arrêté du 14 mars 2020 visant à limiter la propagation du virus, l’accueil des étudiants et du public a été suspendu jusqu’à nouvel ordre le 16 mars à l’Université de Rouen Normandie (2020). Cette mesure a été étendue jusqu’à la fin du semestre 2 et la passation des rattrapages jusqu’au 30 juin. Ainsi, dans l’urgence, cinq semaines de cours du semestre 2 de l’année 2019‑2020 ont dû être poursuivies à distance. Au niveau de l’établissement, le Service des usagers du numérique (SUN), composé de plusieurs ingénieurs pédagogiques, propose un accompagnement tout au long de l’année pour l’utilisation d’outils numériques dans le cadre de la pédagogie universitaire. Ce service a su créer un lien durable avec les enseignants, et ces derniers le sollicitent largement. Cependant, avec la crise et l’augmentation importante des besoins, le SUN a décidé de se consacrer principalement à une activité de conseil et de suggestions de formation plutôt qu’à une aide au paramétrage des différents outils accessibles au regard de ses capacités à gérer le flux des demandes (figure 1). À ce sujet, le SUN et la Direction des systèmes informatiques (DSI) ont su s’adapter à l’augmentation massive des besoins du numérique en renforçant la robustesse du Moodle local (UniversiTICE) et en proposant différents outils « natifs » pour le travail synchrone (BigBlueButton et Adobe Connect) tout comme des outils de vote (Wooclap) ou de drive (Seafile).

Figure 1

Connexions au Moodle de l’Université sur la période avant et après la continuité pédagogique en fonction du nombre de visites et du temps moyen de connexion (données fournies par le SUN – Université de Rouen Normandie)

Connexions au Moodle de l’Université sur la période avant et après la continuité pédagogique en fonction du nombre de visites et du temps moyen de connexion (données fournies par le SUN – Université de Rouen Normandie)

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Un « Guide pratique pour les examens à distance par le numérique » a été voté dans une annexe 3 (21 avril 2020) relative à une note de cadrage concernant les adaptations des modalités de contrôle des connaissances et des compétences (MCCC) du 10 avril 2020. De manière générale, ces notes au niveau de l’établissement, tout autant que les prises de décision au niveau du conseil de gestion de l’UFR LSH, allaient dans le sens du respect de « la liberté pédagogique » des enseignants. Néanmoins, un large cadre juridique (respect du principe d’équité entre les étudiants, annonce des dates d’évaluation au minimum 15 jours avant l’examen, etc.) accompagné de recommandations pédagogiques fortes (utiliser des outils internes, ne pas s’engager dans des tests Moodle sans être autonome dans leur paramétrage, etc.) a été posé. De plus, les enseignants de la composante avaient un choix important de modalités à la fois pédagogiques et d’évaluation dans leurs matières. Les prises de décision ont donc largement été dirigées au niveau local même si les décisions étaient entérinées par la composante puis par l’établissement.

3.2 Le questionnaire

Cette étude repose sur un questionnaire[1] adressé à l’ensemble des enseignants de l’UFR LSH en utilisant trois listes de diffusion visant les enseignants-chercheurs titulaires (maître de conférences et professeur des universités), les vacataires et les enseignants du second degré, soit un total de 446 destinataires. La diffusion a été faite le 27 mai avec une relance 2 juin 2020. Le questionnaire (accessible en annexe) a été construit en utilisant l’outil LimeSurvey et se compose de trois parties :

  • Partie 1 – La pédagogie et le numérique au coeur de la continuité : 13 questions cherchent à dresser le portrait des pratiques pédagogiques et d’évaluation mises en place pendant la continuité pédagogique;

  • Partie 2 – L’enseignant(e) dans la continuité pédagogique : 15 questions visent la compréhension des processus de changement des enseignants pendant cette continuité;

  • Partie 3 – Profil : étant donné le caractère sensible du recueil de telles données au sein de l’établissement, il a été décidé de ne recueillir que des métadonnées qui pourraient être mises en perspective avec les tendances mesurées, tout en veillant à ce que les individus ne puissent pas être reconnaissables au sein de thématiques rares d’enseignement. Les participants qui ont choisi de ne pas remplir cette partie ont été retirés de l’analyse de cette étude.

Plusieurs types de questions ont été utilisés : d’une part, des questions à choix multiple ou des échelles de Likert afin de mesurer des tendances générales et, d’autre part, des questions ouvertes afin de mener une réflexion principalement qualitative (questionnaire présenté en annexe).

Nous avons obtenu 51 réponses (soit 11 % de la cohorte). Ce taux limité de réponse peut s’expliquer par le taux de perte inhérent à toute diffusion large au moyen de listes de diffusion qui ne sont pas toujours actualisées, tout autant que par le faible taux de réponse à ce type de questionnaire lancé par l’établissement face à des personnels contractuels évanescents par nature. De plus, le questionnaire a été envoyé à la fin du semestre entre les examens terminaux du S2 et les rattrapages. C’est une période habituellement très chargée pour les collègues enseignants et d’autant plus en situation de crise sanitaire où tous les enfants ne sont pas retournés à l’école. Néanmoins, la démarche qualitative que nous abordons vise à tracer des indicateurs idiosyncrasiques révélateurs de positions face aux changements des répondants. La confrontation des réponses à choix multiple ou sur une échelle de Likert avec des réponses ouvertes permet une granularité suffisamment fine pour en extraire des tendances pertinentes.

3.3 Profil des répondants

Dans cette partie, dont nous rappelons qu’elle était facultative pour les répondants mais conditionnait l’utilisation des données dans la présente recherche, nous nous sommes focalisés sur des éléments qui pourraient permettre d’éclairer les tendances dans le cadre des pratiques numériques en temps de crise. Nous n’avons pas retenu de questions sur le genre des participants, faisant l’hypothèse que cette variable n’aurait pas d’impact sur les tendances mesurées (Spiel et al., 2019). Nous avons également décidé de ne pas présenter les données sous forme de pourcentages étant donné le nombre limité de participants et afin de ne pas déformer les proportions.

Dans son ensemble, la cohorte est de (bi)nationalité française (n = 45 sur 51) et quarantenaire (18 sur 51) avec un plus grand nombre de personnes âgées de 50 ans et plus (22) que de 40 ans et moins (11) (figure 2).

Figure 2

Échelle des âges des répondants au questionnaire

Échelle des âges des répondants au questionnaire

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On peut penser que ce profil est en lien avec le fait qu’une majorité des répondants sont titulaires ou occupent un poste permanent (33 sur 51). En effet, en 2016 et en lettres et sciences humaines, l’âge moyen de recrutement d’un maître de conférences était de 36 ans et celui d’un professeur des universités de 48 ans (Tourbeaux et Thirion, 2017). Pour les 18 répondants qui sont en situation de contrat de courte durée, 13 occupent un poste pérenne ou stable en dehors de l’Université. Dans la continuité de ces éléments, ce sont principalement des enseignants qui ont une longue expérience dans l’enseignement supérieur, soit 6 ans et plus (40 sur 51) avec une majorité qui ont une expérience supérieure à 16 années (figure 3).

Figure 3

Expérience des répondants dans l’enseignement supérieur

Expérience des répondants dans l’enseignement supérieur

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Leur maîtrise générale des outils numériques est plutôt bonne, sur une échelle de 1 (grande maîtrise) à 5 (maîtrise limitée), avec en moyenne 2,8 (écart type = 1,2). Avant leur expérience dans la continuité pédagogique, leur position à l’égard des outils numériques pour l’enseignement à l’université était tout aussi partagée avec une moyenne de 2,7 (écart type = 1,1) sur une échelle allant de très positif (1) à très négatif (5).

Toutefois, la moitié des répondants n’ont jamais suivi de formation sur l’intégration du numérique dans l’enseignement à l’université même si un certain nombre en a déjà suivi en formation initiale ou continue (10) ou en autodidaxie (8) (tableau 2).

Si l’on résume le profil de notre cohorte, ce sont plutôt des enseignants universitaires titulaires ayant une expérience pédagogique importante et une utilisation plutôt régulière du numérique adoptant une position, quant à leur usage en pédagogie universitaire, ni très positive ni très négative.

Tableau 2

Formation des répondants sur l’intégration du numérique dans la pédagogie (universitaire) – Plusieurs réponses possibles (N = 51)

Formation des répondants sur l’intégration du numérique dans la pédagogie (universitaire) – Plusieurs réponses possibles (N = 51)

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4. Analyse des données et discussion des résultats

Dans le but de présenter une analyse synthétique, nous avons décidé de mêler dans la discussion l’analyse et l’interprétation des résultats. Ce choix nous permettra, entre autres, de mettre en évidence les principales tendances qui émergent des données obtenues par le questionnaire.

4.1 Pratiques numériques au service d’une continuité pédagogique

Nous allons, tout d’abord, chercher à analyser les pratiques pédagogiques numériques qui ont été mises en place par le panel pendant la continuité pédagogique (figure 4).

Figure 4

Modalités retenues, pendant la continuité pédagogique, pour l’enseignement (à gauche) et pour les évaluations (à droite)

Modalités retenues, pendant la continuité pédagogique, pour l’enseignement (à gauche) et pour les évaluations (à droite)

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Il est possible de constater, dans un premier temps, que les documents écrits longs ont été privilégiés tant dans l’enseignement que dans l’évaluation pendant la continuité pédagogique, laissant à penser qu’il y a principalement eu un phénomène de calque entre les ressources du présentiel et celles de la distance, sur un modèle potentiellement transmissif (Nissen, 2019). On peut également noter que le questionnaire à choix multiple (QCM) a très peu été implanté dans les pratiques du panel alors que des modalités asynchrones longues (demi-journée ou plus) (45) et/ou des modalités synchrones (créneau court de moins de 3 heures) (22) ont été majoritairement retenues. Ces tendances peuvent être expliquées à plusieurs niveaux. D’une part, il s’agit d’une composante de lettres et sciences humaines et les enseignants de ce domaine ont tendance à justifier la nécessité d’un recours à des outils permettant de développer une rhétorique par le fait qu’elle serait plus ou moins inhérente à la discipline. Ensuite, le « manque de formation » (REP47) préalable à la crise que note un répondant et la non‑possibilité de soutien technique pour la constitution de QCM Moodle, par exemple, ont amené les enseignants à réduire leur usage afin d’éviter tout problème. Enfin, l’attention portée aux étudiants, qui n’avaient pas accès (facilement) aux outils numériques, a conduit à privilégier les formes d’enseignement et d’évaluation permettant un accès plus long aux ressources et avec moins de plagiat/tricherie possible. Cette inquiétude se reflète dans la réponse à l’un des champs ouverts sur les modalités d’évaluation « La continuité pédagogique est possible UNIQUEMENT si les étudiants ont accès aux outils informatiques » (REP39). Cette préoccupation trouve également sa source dans la crainte des recours juridiques, ce qui peut expliquer l’utilisation importante des outils mis en place par l’Université. Sur une échelle de 1 (tout à fait d’accord) à 5 (pas du tout d’accord), les répondants ont déclaré en moyenne à 2,2 (écart type = 1,3) qu’ils avaient privilégié les outils mis à leur disposition par l’Université avec une prédominance de la réponse « tout à fait d’accord » (figure 5).

Figure 5

Réponses à la question « De manière générale, avez-vous privilégié les outils mis en place par l’Université? »

Réponses à la question « De manière générale, avez-vous privilégié les outils mis en place par l’Université? »

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En complément de cette question, les répondants pouvaient laisser un commentaire libre pour justifier les raisons de ce choix. On retrouve trois éléments : la facilité d’utilisation (12 sur 34), la sécurité et l’éthique (9 sur 34). Cependant, d’autres réponses montrent que les principaux outils utilisés en dehors des outils institutionnels sont principalement ceux de la visioconférence synchrone (Zoom, Jitsi, etc.), mais également que le recours aux outils de l’Université a subi l’impact de la « doctrine » institutionnelle qui insistait (5 sur 34) sur : « les consignes officielles » (REP75) ou « se conformer à l’offre institutionnelle » (REP84). Le répondant 7 ajoute que l’usage des outils institutionnels permet d’avoir l’aide du service d’appui (SUN). Les tendances sont partagées sur cette question puisque 29 répondants ont bénéficié d’un accompagnement, dont 17 en ressentaient le besoin. Parmi ceux-ci, les deux principales formes d’aide sont venues du SUN puis des collègues du même département (tableau 3). Ainsi, on peut constater, d’une part, l’inscription du SUN comme un service reconnu ayant une capacité d’accompagnement et, d’autre part, la nécessité d’une communauté de pratiques (Wenger et al., 2002) sur le plan de la discipline pour répondre aux besoins en temps de crise. Il est néanmoins indispensable de rappeler qu’en raison des effectifs restreints du SUN, des choix d’accompagnement ont dû être faits en limitant notamment les aides techniques systématiques sur les paramétrages des ressources Moodle.

Tableau 3

Acteur qui a fourni l’accompagnement lors de la continuité pédagogique, qu’il soit institutionnel ou non (n = 51)

Acteur qui a fourni l’accompagnement lors de la continuité pédagogique, qu’il soit institutionnel ou non (n = 51)

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Prenant en compte l’ensemble de ces éléments, on peut constater une tendance bimodale en ce qui concerne le sentiment général des répondants en tant qu’enseignants pendant la continuité pédagogique. En effet, une petite majorité d’entre eux (28 sur 51) indiquent s’être sentis prêts à assurer cette période tandis que 16 sur 51 se sont sentis perdus ou déstabilisés (figure 6).

Figure 6

Comparaison des réponses données à la question « Avez-vous l’impression que cette expérience a provoqué des changements dans vos façons de faire pédagogiques? » en fonction du sentiment général perçu pendant la continuité pédagogique (positif ou négatif)

Comparaison des réponses données à la question « Avez-vous l’impression que cette expérience a provoqué des changements dans vos façons de faire pédagogiques? » en fonction du sentiment général perçu pendant la continuité pédagogique (positif ou négatif)

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On voit se dessiner une tendance confirmant que le changement s’inscrirait plus facilement, dans notre cohorte, lorsque les individus ont un sentiment positif leur permettant d’inscrire des transformations envisagées dans le plus long terme, ce qui confirme la position de chercheurs comme Duclos (2015) sur les conditions de conduite du changement pédagogique.

4.2 À situation exceptionnelle… moyens exceptionnels

L’analyse des pratiques déclarées tend à montrer que la généralisation des usages du numérique dans cette situation d’urgence s’avère déconnectée de l’innovation pédagogique à l’inverse d’un effet d’accélérateur pédagogique (Karsenti et Larose, 2001). Nous considérons, à partir des données ci-dessus, que le format (transmissif) présentiel a été majoritairement reproduit dans les usages des outils pour la distance par une dématérialisation des supports écrits de cours.

Nous allons donc procéder à deux types d’analyses pour tenter de comprendre si les idéologies didactiques, liant numérique et innovation pédagogique, se traduisent concrètement sur le terrain. Pour cela, nous diviserons en deux le groupe des enseignants, en prenant comme critère l’utilisation des outils d’activités adaptés à la distance, au premier titre desquels, sur Moodle, le QCM pour l’enseignement (et non l’évaluation). Nous faisons l’hypothèse que, dans notre cohorte, l’usage d’outils « natifs » de Moodle (comme le test, la base de données, le wiki…) engagerait potentiellement leurs utilisateurs dans des dynamiques de granularisation propres à la distance pour tendre éventuellement vers des scénarisations spécifiques de l’enseignement à distance (Nissen, 2019).

Les réponses des enseignants ayant utilisé le QCM de Moodle (EQCM)

Quatorze enseignants affirment avoir utilisé l’outil QCM de Moodle et expriment majoritairement une volonté propre de prolonger leurs enseignements et le contact pédagogique avec les étudiants indépendamment des décisions institutionnelles (figure 7).

Figure 7

Réponses du sous-panel EQCM à la question « Sur l’échelle suivante, diriez-vous que votre utilisation du numérique pour vos enseignements a davantage été influencée par un impératif institutionnel ou une volonté de maintenir vos cours? »

Réponses du sous-panel EQCM à la question « Sur l’échelle suivante, diriez-vous que votre utilisation du numérique pour vos enseignements a davantage été influencée par un impératif institutionnel ou une volonté de maintenir vos cours? »

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Les deux schémas de la figure 8 montrent une contradiction entre les réponses aux questions en lien avec la conception pédagogique et celles en lien avec le ressenti. Le graphique du haut représente les réponses à la question « Avez-vous l’impression que cette expérience a provoqué des changements dans vos façons de faire pédagogiques? » et celui du bas : « Si oui, à quels niveaux : ». Les niveaux étaient présentés sous forme de QCM. Chaque proposition était paraphrasée afin de s’assurer que les répondants comprenaient les concepts sous-jacents.

Sur le plan de la conception pédagogique, ces enseignants affirment majoritairement que cette expérience a provoqué du changement dans leur manière de concevoir un cours (9 sur 14). Cette transformation s’opère autant sur leur manière de concevoir le déroulement d’un cours que sur leurs compétences numériques. De plus, la majorité des enseignants interrogés affirment envisager un changement de leurs conceptions sur le long terme (11 sur 14), ce que les travaux de Fantognon (2015) démontrent pour le terrain béninois.

Cependant, malgré les positionnements en faveur des possibilités d’innovation pédagogique, les émotions exprimées concernant le ressenti pédagogique pour cette période sont quasi unanimement négatives. Les réponses à la question ouverte « Quel a été votre sentiment général en tant que professionnel(le) sur cette expérience d’enseignement en temps de crise? » révèlent les principaux domaines que les enseignants estiment responsables de ces préoccupations. Elles mentionnent 1) le sentiment d’isolement : « le sentiment de faire des cours devant un public “fantôme” » (REP38) et 2) le manque d’humanité des plateformes : « Mais ça ne change rien à ma conviction première : la relation pédagogique est d’abord une relation sociale/humaine et je la préfère “in the flesh”! Et, au fond, je la crois plus efficace ainsi... » (REP7), ou encore 3) l’investissement en temps : « Activités très chronophages » (REP49).

Figure 8

En haut, la perception du changement pour le sous-panel EQCM et en bas, les domaines où le changement opère pour EQCM – Catégories tirées de Stes et Van Petegem (2011)

En haut, la perception du changement pour le sous-panel EQCM et en bas, les domaines où le changement opère pour EQCM – Catégories tirées de Stes et Van Petegem (2011)

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La situation d’isolement et les sentiments d’anxiété en résultant, complètement conjoncturels, doivent bien évidemment être pris en compte. Cependant, nous les analysons comme étant le témoin des préoccupations liées aux outils et à leur généralisation, sans réflexion de fond sur les processus de scénarisation à distance, même chez des enseignants volontaires et engagés dans des démarches « innovantes ». Ces résultats font émerger des préoccupations qui rejoignent celles qui sont exprimées dans d’autres contextes pédagogiques comme les classes virtuelles (Vignes, 2019).

Le profil des enseignants n’ayant pas utilisé le QCM de Moodle

Trente-sept enseignants affirment n’avoir utilisé que des documents fixes, accompagnés éventuellement d’échanges synchrones ou asynchrones. Ces enseignants expriment autant la volonté de poursuivre leurs enseignements dans une logique de continuité pédagogique que les enseignants ayant utilisé le QCM (figure 9).

Figure 9

Réponses du sous-panel ENQCM à la question « Sur l’échelle suivante, diriez-vous que votre utilisation du numérique pour vos enseignements a davantage été influencée par un impératif institutionnel ou une volonté de maintenir vos cours? »

Réponses du sous-panel ENQCM à la question « Sur l’échelle suivante, diriez-vous que votre utilisation du numérique pour vos enseignements a davantage été influencée par un impératif institutionnel ou une volonté de maintenir vos cours? »

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Les enseignants de ce groupe expriment moins de changements pédagogiques (13 sur 37; figure 10, haut), mais paradoxalement, ils placent majoritairement ce changement, lorsqu’il a eu lieu, au niveau des conceptions de ce qu’est l’enseignement tout autant que des compétences (figure 10, bas). Il serait nécessaire de procéder à des entretiens pour pouvoir analyser de manière fine ces déclarations, mais il semble que ce changement dans les conceptions soit à lier en partie à des retours des étudiants qui ont étonné certains enseignants : « Les étudiants m’ont remerciée chaleureusement pour une bonne part alors que je n’étais moi‑même pas convaincue de ce type de travail! » (REP81).

Figure 10

En haut, la perception du changement pour le sous-panel ENQCM et en bas, les domaines où le changement opère – ENQCM

En haut, la perception du changement pour le sous-panel ENQCM et en bas, les domaines où le changement opère – ENQCM

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Enfin, les enseignants de ce groupe ont une réponse plus mitigée sur la possibilité de pérenniser ces changements, 19 répondent que cette circonstance exceptionnelle n’aura pas de changement sur le long terme contre 18 qui pensent le contraire.

En ce qui a trait aux préoccupations, il semblerait que ce groupe se soit senti moins déstabilisé par les modalités à distance : on décompte autant de ressentis positifs que de ressentis négatifs et les points négatifs mentionnés concernent avant tout l’investissement temporel et l’impossibilité de remplacer « le contact direct ».

Il ressort de cette analyse comparée une contradiction apparente : les enseignants s’étant saisis d’outils témoignant d’une volonté de granularisation à distance semblent être dans un « mal‑être » plus important que les enseignants ayant transposé directement leur cours du présentiel en distanciel en maintenant un format essentiellement transmissif. Nous pourrions en tirer deux pistes d’analyse :

  • La première piste concerne les phénomènes d’affordance (Gibson, 1979) en l’absence de formation pédagogique spécifique à la distance. La transposition, sans remise en cause du modèle pédagogique, offre aux enseignants une forme de protection, tout en entrant en contradiction avec l’idéologie didactique unissant la généralisation des outils du numérique aux innovations pédagogiques. Certains outils de planification en gestion de crise semblent néanmoins pertinents dans un cadre exceptionnel tel que celui-ci (Barras, 2020);

  • La seconde piste concerne les risques encourus par la généralisation de dispositifs d’enseignement en ligne ne bénéficiant pas d’un accompagnement à la hauteur de cette généralisation (Guichon, 2012). Les enseignants ayant entrepris un processus de transformation de leurs pratiques pédagogiques pour les adapter à la distance pendant cette crise manifestent des préoccupations qui doivent pouvoir s’exprimer et être entendues dans le cadre d’un accompagnement personnalisé.

Pour terminer, nous pouvons constater que, de manière générale, les réponses aux questions ouvertes ne font que très peu référence aux processus d’apprentissage (d’ordre didactique) et au potentiel d’apprentissage des activités proposées – objectif principal de tout enseignement (Narcy‑Combes et al., 2019). Seuls trois répondants y font référence en mentionnant : « l’essentiel des apprentissages a été bien intégré », « cela a été positif au niveau de l’apprentissage » ou encore « approfondir leurs connaissances ». Néanmoins, la majorité des répondants mobilisent une réflexion d’ordre pédagogique voire d’ingénierie – probablement exacerbée par le biais thématique du questionnaire. Un accompagnement pédagogique devrait donc viser la capacité des enseignants à confronter, en premier lieu, leurs choix pédagogiques d’enseignement aux effets sur le potentiel d’apprentissage en s’appuyant sur les résultats scientifiques (cf. une responsabilité épistémologique).

Conclusion

Cette étude nous a permis de voir le lien entre les dispositions pédagogiques d’urgence pour l’enseignement-apprentissage des langues en temps de crise et des injonctions sur le plus long terme à l’introduction « innovante » des outils du numérique. Ce lien perçu par les enseignants de l’enquête fait émerger leurs préoccupations concernant les changements de posture auxquels ils ont été confrontés. La confrontation de ces verbalisations avec les pratiques déclarées fournit des indices sur l’agir enseignant de crise montrant que sans accompagnement et dans l’urgence, les enseignants contourneraient les difficultés propres au format de la distance. Cette tendance se traduit par la manière dont les changements opèrent concrètement sur les agirs enseignants déclarés. De ce fait, une grande partie des enseignants déclarent des changements très inégaux entre les compétences, les connaissances, les conceptions et les comportements avec une focalisation sur les changements dans les conceptions. On peut postuler que ces tendances dominantes chez des individus dans le processus de changement, repérées dans une étude précédente (Burrows et Miras, 2019), sont exacerbées par le caractère d’urgence de la situation et qu’elles influent sur le « mal‑être » exprimé dans les verbalisations. La prise en compte de ces préoccupations paraît alors essentielle pour réfléchir à une innovation — entendue cette fois comme une solution inédite à un problème contextuel (Lison et Bédard, 2014) — afin de saisir collectivement les évolutions du métier d’enseignant. Dans ce cadre, un dispositif d’accompagnement, mettant en valeur des démarches ascendantes favorisant l’agentivité des enseignants et laissant la place à des communautés de pratiques entre pairs, semble être une voie à explorer.