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Introduction

Cet article s’inscrit dans un contexte marqué par une situation exceptionnelle. L’épidémie de COVID‑19 a entraîné la fermeture des établissements scolaires et des universités de France dès le 16 mars 2020. Les analyses se multiplient à tous les niveaux pour énoncer les incertitudes et insister sur le caractère inédit de cette situation. Ces discours s’accordent sur le fait qu’« il y aura un avant et un après », sans pour autant s’avancer sur de quoi cet « après » sera fait.

Dans cette contribution, nous partageons les premiers résultats statistiques d’une enquête menée plus largement sur le travail des enseignants et leurs élèves, de la maternelle à l’université durant cette période inédite. Nous présentons ici les résultats issus d’un questionnaire adressé aux enseignants universitaires, mis en ligne le 14 avril 2020, soit presque quatre semaines après la fermeture des universités. Durant le confinement, les enseignants ont dû faire face à l’urgence de la situation et mettre en place des dispositifs visant à assurer une continuité pédagogique. Notre travail a pour objectif de documenter la façon dont ces enseignants se sont efforcés de répondre à cette prescription soudaine et les modalités selon lesquelles ils ont mis en oeuvre, dans l’urgence, un enseignement à distance[3].

Nous faisons le choix, dans notre travail, de considérer les outils numériques comme faisant référence aux équipements technologiques (ordinateurs, serveurs, caméras numériques, projecteurs, etc.) pouvant servir d’outils pédagogiques (outils de présentation, d’organisation, de communication et de collaboration) (Raby, 2004). Le numérique est aussi appréhendé dans une perspective sociotechnique selon laquelle les usages participent de l’évolution des dispositifs. Notre travail s’attache à analyser les usages ainsi explorés de façon contextualisée à travers la rencontre entre les individus confinés et les différents dispositifs numériques qu’ils ont mobilisés pour mettre en place un enseignement à distance. Cette étude des usages numériques liés à l’enseignement à distance pendant le confinement se situe au carrefour de plusieurs champs de recherche. Elle articule les sciences de l’éducation (SE) et les sciences de l’information et de la communication (SIC) en croisant trois approches distinctes portant sur :

  • l’activité enseignante en général et au-delà du numérique;

  • les TIC comme outil pédagogique;

  • les usages numériques hors de la sphère éducative héritée de la sociologie des usages largement renouvelés au sein des SIC ces dernières années.

Qu’ont fait les enseignants pour assurer la continuité pédagogique avec leurs étudiants? En quoi et comment les usages numériques préexistants (formels et informels) et hétérogènes ont-ils influé (ou non) sur les pratiques enseignantes durant cette période de confinement? Peut-on dégager des profils types chez les enseignants-chercheurs préfigurant un certain impact des usages préexistants? Que nous apprennent ces profils dans la perspective d’une réouverture partielle des universités et d’un enseignement hybride, voire à distance dès la rentrée de septembre 2020?

La prise en compte dans notre enquête des usages formels et informels s’est traduite par une série de questions consacrées aux pratiques infocommunicationnelles des enseignants avant le confinement. S’ajoute une dimension temporelle visant à mieux caractériser le « moment confinement » en déterminant les éléments de rupture et les continuités, selon une approche sociohistorique des usages.

1. Cadre théorique et empirique : une approche située des usages numériques axée sur les enjeux d’appropriation

Dans cette recherche, l’étude de l’utilisation des objets et des services numériques par les individus est considérée comme une pratique sociale (Jouët, 2011) où s’articulent dimensions culturelles, historiques, professionnelles, médiatiques, politiques, etc. Celle-ci peut agir sur les potentiels d’usage, voire accentuer les inégalités si l’on s’accorde sur les travaux qui ont montré que ce ne sont pas tant les technologies qui influent sur les valeurs et les attitudes, mais bien les attitudes qui influencent l’usage des technologies (Endrizzi, 2012; Pedró, 2012). L’usage est donc appréhendé comme un processus complexe dont la construction résulte de multiples facteurs, au-delà de l’accès aux technologies ou des différents critères de catégorisation sociale. L’intérêt dans ce contexte est donc de s’interroger sur les modalités de prise en compte des connaissances antérieures et extérieures au système formel (Bouchard, 2011).

Il s’agit, dans le sillon des SIC et des sciences and technologies studies, de mettre à distance tout déterminisme, qu’il soit social ou technologique. Nous privilégions ainsi une interprétation contextualisée des usages.

De multiples travaux ont été produits ces dernières années sur les usages et le non-usage du numérique par les enseignants (Fusaro et Couture, 2012; Gremmo et Kellner, 2011; Massou, et Lavielle-Gutnik, 2017). Ici, l’étude des usages intègre une réflexion sur la prescription et les discours portés par les différents acteurs en jeu, notamment institutionnels, avec laquelle les usages effectifs sont mis en regard afin de mettre en lumière « les bricolages et les détournements » éventuels (Jauréguiberry et Proulx, 2011). En effet, en imposant aux enseignants le recours aux outils numériques afin de maintenir les apprentissages, le confinement a produit un renversement soudain, éludant de fait les questions de motivation et d’adhésion des individus au numérique éducatif. Dans le cas du numérique éducatif, ces discours sont souvent enthousiastes et empreints de déterminisme technique, prenant la forme d’une « injonction paradoxale » doublée d’une confusion entre « pédagogie avec le numérique et innovation pédagogique »” (Cordier, 2017).

Dans notre contexte particulier et face à la prescription, il s’agit de considérer les usagers comme des « acteurs en situation qui possèdent des habiletés spécifiques et partagent des pratiques de travail avec [leurs] collègues » (Bannon, 1991, cité par Jauréguiberry et Proulx, 2011). Cette démarche globale et située des usages prend donc acte d’un appel à une « approche sociocritique du numérique en éducation » (Collin et al., 2015).

Notre travail s’appuie sur une enquête quantitative composée de trois questionnaires mis en ligne à la mi‑avril 2020 et clôturée près de deux mois plus tard, le 5 juin 2020 (http://doi.org/10.5281/zenodo.3888211). Le questionnaire présenté dans cet article est composé de 70 questions, réparties en quatre parties[4] :

  • Situation professionnelle et personnelle (18 questions)

  • Rapports, sentiment de compétence, et usages des enseignants du supérieur relativement au numérique avant la période du confinement (12 questions)

  • Travail des enseignants en période de confinement : planification, communication, évaluation, ressources (32 questions)

  • Point de vue sur cette période de confinement et sur l’expérience de continuité pédagogique (8 questions)

Nous nous intéresserons ici plus particulièrement à la dimension diachronique présente au sein du questionnaire. En effet, en prenant acte des travaux les plus récents, nous avons souhaité intégrer plusieurs facteurs afin de mieux cerner les situations et les stratégies des enseignants interrogés lorsqu’ils s’efforcent d’adapter leur enseignement aux contraintes du confinement. Ainsi, le questionnaire comporte, outre les variables traditionnelles, la possibilité de mettre en perspective les usages observés pendant le confinement avec les pratiques préexistantes, qu’elles soient formelles ou informelles, en incluant la dimension perceptive à travers une série de questions consacrées aux pratiques infocommunicationnelles des enseignants avant le confinement. Cette dimension temporelle vise à mieux caractériser le « moment confinement » en déterminant les éléments de rupture et les continuités, selon une approche sociohistorique des usages.

2. Résultats : prosopographie des enseignants de l’échantillon et catégorisation

Les résultats présentés sont issus d’un premier niveau de traitement statistique obtenu à partir de tris à plat et de tris croisés entre différentes variables. Ceci nous permet de dégager des profils d’enseignants et d’enseignants-chercheurs qui offrent la possibilité de mieux comprendre les usages du numérique durant la période du confinement.

2.1. Tendances générales

Les enseignants de l’enseignement supérieur qui ont répondu au questionnaire en ligne sont au nombre de 1 015. Parmi ces répondants, 55 % sont des femmes et 45 % des hommes, et 70 % d’entre eux ont entre 40 et 60 ans. Plus de la moitié des répondants (59 %) sont confinés avec 1 ou 2 enfants. Les répondants sont essentiellement des enseignants-chercheurs (EC) : maîtres de conférences (MCF) (56,1 %) et professeurs des universités (PR) (19,9 %). Plus de la moitié des répondants (52 %) ont entre 15 et 20 ans d’expérience (18,5 %), voire plus de 20 ans (34 %). Pendant le confinement, 90 % des enseignants du supérieur interrogés ont été contraints d’improviser un enseignement à distance alors que, majoritairement, ils ne possédaient aucune expérience en la matière.

Ainsi, dans l’optique de déterminer l’impact des usages antérieurs sur les stratégies adoptées pendant le confinement, nous avons réalisé un premier tri. Les associations les plus significatives ont été sélectionnées en croisant le sentiment de compétence exprimé face aux outils numériques et le temps déclaré passé devant écran avant le confinement (tableau 1). Ceci permet de retenir un échantillon de 710 répondants répartis en quatre profils, comme l’indique le tableau ci‑dessous.

Tableau 1

Tri croisé réalisé entre les questions issues de la rubrique « Rapport au numérique avant le confinement » concernant le temps passé devant l’écran et le sentiment de compétence face aux outils numériques, et profils associés aux croisements les plus significatif

Tri croisé réalisé entre les questions issues de la rubrique « Rapport au numérique avant le confinement » concernant le temps passé devant l’écran et le sentiment de compétence face aux outils numériques, et profils associés aux croisements les plus significatif

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D’ores et déjà, un premier résultat réside dans la mise en exergue de quatre profils distincts d’enseignants face au confinement, au regard de leur sentiment de compétence et du temps passé devant écran, qu’il s’agisse d’un usage professionnel ou personnel.

Le profil A, d’un effectif très réduit (26), rassemble les répondants qui ont déclaré un volume horaire d’exposition écran inférieur à 2 h par jour avant le confinement et qui se considèrent comme « pas à l’aise du tout » (4) ou « à l’aise » face aux outils numériques (22).

Le profil B comprend les 144 répondants qui ont déclaré passer de 2 h à 4 h par jour devant écran avant le confinement et qui se considèrent comme étant « à l’aise » concernant l’usage des outils numériques.

Le profil C inclut les 343 répondants qui ont déclaré un temps écran pré-confinement de 4 h à 8 h par jour et se considèrent comme étant « à l’aise ».

Le profil D est composé des 197 répondants cumulant une consommation très élevée avant le confinement (au-delà de 8 h par jour) avec le sentiment d’être « à l’aise » et « très à l’aise » quant au maniement des outils numériques en général.

Observons les traits distinctifs de chacun des profils allant des enseignants les moins familiarisés et à l’aise avec l’usage des outils numériques à ceux qui y sont le plus rompus, avant le confinement, dans la figure 1 présentée ci‑dessous.

Figure 1

Visualisation des caractéristiques des profils A, B, C et D

Visualisation des caractéristiques des profils A, B, C et D

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2.2. Profil A

Les répondants du profil A se caractérisent par une féminisation importante (+10 % par rapport à l’échantillon total) et une moyenne d’âge plus élevée avec près de 50 % ayant entre 40 et 50 ans ainsi qu’une proportion plus importante d’enseignants de plus de 60 ans (+15 % par rapport à l’échantillon total), corrélée avec une moindre présence d’enfants au domicile. Statutairement, ce sont principalement des enseignants certifiés ou agrégés du second degré détachés au profit de l’université (PRAG ou PRCE). Avant le confinement, ils privilégiaient davantage que les autres groupes les objets mobiles pour se connecter à Internet (46,1 %) au détriment de l’ordinateur professionnel dont ils semblent moins équipés (53,8 % contre 71,4 % des répondants). Seulement 1 sur 10 avait fait l’expérience de l’enseignement à distance. Ils sont moins nombreux à avoir bénéficié d’une formation aux pratiques pédagogiques numériques (26,9 % contre 29,7 % au total). Cette faible pratique est associée, plus que pour les autres profils, à l’idée que le numérique ne change rien aux apprentissages (28 %). Un groupe donc peu connecté, au sein duquel les usages numériques sont marginaux sans pour autant être problématiques en soi.

2.3. Profil B

Les répondants sont plus jeunes en moyenne que ceux du profil A, mais plus âgés que l’échantillon global avec 25,7 % ayant entre 30 et 40 ans ainsi que 41,7 % entre 40 et 50 ans. Composé à 58 % de femmes et à 54,5 % de MCF – ce qui correspond aux proportions globales observées au sein du questionnaire –, le groupe se caractérise par une plus forte présence d’enseignants certifiés ou agrégés détachés au profit de l’université (PRCE, PREC, PRAG : 18,2 %). Le profil B rassemble une proportion moindre d’enseignants dans les secteurs des sciences et techniques (43,06 % contre 52,98 %) et une plus forte représentation de l’Institut national supérieur du professorat et de l’éducation ou INSPÉ (+10 %). Concernant leur représentation du numérique éducatif, les membres du groupe sont moins enclins à considérer que le numérique favorise les apprentissages (23,1 % contre 30 %), même s’ils l’envisagent à condition d’être formés (34,3 % contre 29,5 %). En revanche, s’agissant des usages pédagogiques préexistants, 16 % déclarent avoir déjà fait l’expérience de l’enseignement à distance, ce qui est supérieur aux autres profils. C’est aussi le groupe qui comprend le plus d’enseignants ayant bénéficié d’une formation en la matière (32,2 %), même s’ils étaient peu nombreux à mettre en place des activités numériques avec leurs étudiants. Au contraire, plus d’un sur cinq déclarent ne quasiment pas utiliser d’outils numériques en classe avant le confinement, ce qui est bien supérieur en regard de l’effectif total (12,9 %). Consommateurs et utilisateurs réguliers de dispositifs numériques avec lesquels ils se sentent à l’aise en général, les membres du groupe B se caractérisent finalement par des usages pédagogiques épars.

2.4. Profil C

Au regard du A et du B, le profil C est le plus jeune et correspond à peu près aux proportions de l’échantillon total. Ce groupe comprend davantage de femmes (61,1 % contre 55,2 %). Il est principalement composé d’enseignants-chercheurs, dont 57 % de MCF et 22,7 % de PR et de doctorants contractuels (6,1 % contre 2,9 %). En revanche, le profil C rassemble peu d’enseignants certifiés ou agrégés détachés au profit de l’université (5,6 %); 50 % enseignent en sciences et technologies et 25,9 % en arts, lettres et sciences humaines et sociales. Dans l’ensemble, les caractéristiques sont proches de celles de l’effectif total. Ces répondants disposent d’un ordinateur professionnel qu’ils utilisent pour se connecter à Internet (70 %) et 54,4 % déclarent utiliser les outils numériques pour se divertir, avec un score supérieur aux profils A et B, mais inférieur au profil D. Alors que 29,7 % d’entre eux mettaient en place des activités numériques en classe avant le confinement, 28,8 % ont déjà suivi une formation aux pratiques pédagogiques numériques. Ils sont d’ailleurs 32,2 % à considérer que le recours aux TIC pourrait favoriser leur apprentissage s’ils étaient formés. Le profil C se caractérise donc par un usage intense des outils numériques en général et pour un tiers de ses répondants, avec une intégration dans la pratique pédagogique avant le confinement.

2.5. Profil D

Le profil D est le plus masculin des groupes avec 48,7 % d’hommes (+4 %). Il compte 53,7 % de MCF et se caractérise par une proportion importante de PR (+4 %) associée à une faible présence d’enseignants certifiés ou agrégés détachés au profit de l’université (-3 %). Autre trait distinctif, ses membres exercent principalement dans le secteur des sciences et des techniques (+6 %). Dotés d’un meilleur équipement que pour les autres groupes, 80 % d’entre eux disposent d’un ordinateur professionnel et 53,3 % déclarent accéder à Internet à leur domicile par la fibre. Élément notable, l’usage intensif des TIC n’est pas seulement professionnel ou informationnel puisque 66,5 % déclarent aussi utiliser ces outils pour se divertir (+8 %). Ceci corrobore le fait que la pratique des usages numériques se construit empiriquement dans leur contexte professionnel, mais aussi en lien avec leurs pratiques personnelles le cas échéant (Gremmo et Kellner, 2011). Comprenant 25,4 % de spécialistes de l’intégration du numérique en éducation, ils sont 44,4 % à mettre en place des activités numériques en classe avec leurs étudiants avant le confinement. Cependant, seuls 10 % d’entre eux ont fait l’expérience de l’enseignement à distance (15 % pour l’effectif total) à proprement parler. Néanmoins, leur point de vue sur les effets pédagogiques du numérique reste critique : 29,4 % considèrent que le numérique favorise les apprentissages, 28,9 % conditionnent cette affirmation à une formation préalable, mais 9,8 % pensent que le numérique freine les apprentissages contre 8,3 %, et 18,6 % pensent que ce recours aux TIC ne change rien aux apprentissages. Ce profil regroupe finalement de grands consommateurs d’outils numériques dont l’usage en présence était très répandu avant le confinement, qui ne sont pas pour autant totalement convaincus du bénéfice ajouté.

Comme nous venons de le voir, si la majorité des enseignants du supérieur ayant répondu au questionnaire sont parvenus à mettre en place un enseignement à distance dans l’urgence pendant le confinement, il existe une grande hétérogénéité de pratiques (choix des outils, mise en place des activités…) et certaines demeurent conformes aux usages numériques préexistants au confinement.

4. Discussion : les profils A, B, C et D face au poids du sentiment de compétence et de l’expérience préexistante en contexte d’enseignement à distance subi

La période exceptionnelle qui vient de s’écouler a plongé les enseignants dans « l’usage forcé » des outils numériques. Au regard des résultats obtenus par le questionnaire, on peut dire qu’ils ont dû développer des habiletés pour permettre une « mise à distance » de ces usages en vue d’assurer la continuité pédagogique. Ces premiers résultats permettent d’engager une discussion sur les facteurs de différenciation quant à l’adoption des TIC à des fins d’enseignement durant le confinement. En effet, dans un contexte d’utilisation accrue des outils numériques, les enseignants ont fait appel à des habiletés d’adaptation et d’ajustement de postures pédagogiques (Béziat, 2012) et à de nouveaux modes d’accès aux contenus faisant évoluer la relation entre étudiants et enseignants (Dubrac et Djebara, 2015; Gremmo et Kellner, 2011). Pour ce faire, ils ont principalement mobilisé des ressources antérieures.

En effet, nos résultats mettent en exergue le caractère heuristique de la prise en compte des pratiques préexistantes et du sentiment de compétence dans l’appréhension des usages numériques à distance pendant le confinement. Cette approche renvoie aux questions d’appropriation qui sont au coeur du « face à face » entre l’utilisateur et le dispositif technique, pouvant être considérées comme des pratiques sociales (Jauréguiberry et Proulx, 2011). La catégorisation par profil fondée sur les usages préexistants révèle les différences observées quant à l’utilisation des outils d’échanges, des ressources mobilisées, des modalités d’enseignement et de soutenance ainsi que des stratégies mises en oeuvre pour faire face aux difficultés rencontrées par les étudiants.

La mise en place de la poursuite des enseignements à distance a d’abord nécessité une intense activité de communication entre pairs et avec les étudiants. Concernant les échanges avec les équipes pédagogiques, les résultats du questionnaire illustrent l’appropriation du courriel institutionnel. Pour les profils A, B, C et D, ils sont respectivement 80,8 %, 84 %, 86,9 % et 92,9 % à déclarer utiliser le courriel institutionnel pour échanger avec l’équipe pédagogique. La comparaison entre les quatre profils montre que plus le degré de connexion antérieur et le sentiment de maîtrise des TIC étaient importants avant le confinement, plus le recours au courriel institutionnel est massif, à rebours de certaines représentations présentes au sein de la profession. Ce constat est corrélé avec l’usage du courriel personnel deux fois plus utilisé au sein des répondants du profil A par rapport à ceux du profil B pour accomplir cette même fonction. Ce résultat se retrouve dans la communication avec les étudiants qui s’effectue, pour une large majorité de répondants, avec le courriel institutionnel et l’environnement numérique de travail (ENT).

Ce phénomène converge vers des travaux récents qui ont mis en évidence le fait que l’incitation institutionnelle, par l’introduction de services numériques à l’université, engendre des pratiques nouvelles susceptibles de faire évoluer l’existant (Poteaux, 2017).

Les étudiants sont aussi contactés par téléphone comme moyen de communication complémentaire mais là encore, à différents degrés : 34,6 % des profils A, 31,2 % des profils B, 26 % des profils C et 24,7 % des profils D déclarent y avoir recours dans ce cadre.

Ces usages classiques côtoient un recours aux services de messagerie instantanée et aux réseaux socionumériques (RSN), en particulier au sein des profils B et D dont 16 % des enseignants déclarent les utiliser pour échanger avec leurs étudiants. Des questions relatives aux services auxquels chaque répondant était abonné fournissent des explications. Il apparaît en effet que les répondants des profils B et D ont indiqué, avant le confinement, être abonnés à plusieurs services de ce type. De ces indicateurs découle l’hypothèse selon laquelle les compétences développées avant le confinement quant à l’utilisation des plateformes de RSN ont fait l’objet d’un transfert au profit de l’activité enseignante. Ici se met en place un mécanisme, qualifié dans les études consacrées aux pratiques informelles et scolaires des jeunes de transfert selon « une modalité autoformatrice » (Alava et Morales, 2015), dont l’étude fera l’objet d’une analyse qualitative. Le recours aux plateformes fournies par les GAFAM pose la question de la prise en compte des données personnelles dans le choix de l’outil de communication. Par ailleurs, la question de l’utilisation des plateformes renvoie également aux travaux de (Lebrun, 2011) pour qui ceux qui ont adopté leur usage l’ont fait parce qu’elles sont faciles d’utilisation et contribuent à simplifier la mise en place de leur enseignement et à améliorer les expériences d’apprentissage.

Quel que soit le profil, le critère principal reste la facilité d’utilisation et d’accès pour les étudiants et les enseignants, confortant les travaux de Béjean et Monthubert (2015). Ces recherches montrent que l’accès problématique des étudiants au matériel numérique et aux infrastructures universitaires entrave l’essor de l’usage du numérique, alors que les enseignants eux-mêmes souhaiteraient le développer davantage.

Ce premier critère conforte ainsi l’adoption d’outils déjà majoritaires mis à leur disposition par les GAFAM. Cependant, notre recherche montre que des divergences existent en fonction des profils au sujet des critères secondaires de sélection de l’outil de communication. D’une part, plus le profil tend vers D, plus le caractère institutionnel de l’outil constitue un critère important. D’autre part, 53,8 %, 62,5 %, 60,9 % et 68,4 % des répondants respectifs des profils A, B, C et D déclarent que la protection des données personnelles est primordiale dans le choix de l’outil de communication avec les étudiants, ce qui entre en contradiction avec le recours aux plateformes non institutionnelles évoquées précédemment et particulièrement présent au sein des profils B et D. Ces résultats illustrent la nécessité de faire des choix, dans l’urgence, en hiérarchisant ainsi les priorités : alors que les enseignants experts sont très sensibles aux questions des données personnelles – ce qui concorde avec le recours aux outils institutionnels –, la nécessité de garder le lien amène à diversifier les outils communicationnels quitte à renoncer à la protection des données personnelles. L’énonciation de ces tensions et des enjeux qui y sont associés par les enseignants eux-mêmes lors d’entretiens à venir dans la poursuite de notre étude permettra sans doute d’éclairer le phénomène.

Un constat similaire se retrouve d’ailleurs dans le suivi et l’évaluation des productions des étudiants qui ont nécessité de trouver un outil permettant la remise et la régulation des travaux. Si le courriel institutionnel et l’ENT sont largement privilégiés, plusieurs enseignants ont utilisé un service en ligne, non institutionnel, de stockage et de partage de fichiers (de type Dropbox, Google Drive, etc.). Là encore, plus le profil se rapproche de D, moins ces outils sont mobilisés puisque respectivement 29,2 % (A), 20,6 % (B), 17 % (C) et 15,3 % (D) déclarent utiliser ces services en ligne. Ainsi, plus les enseignants étaient à l’aise et consommateurs de dispositifs numériques en général avant le confinement, plus ils ont utilisé les outils institutionnels pour mettre en place le suivi des étudiants à distance pendant le confinement.

Outre le fait de communiquer avec leurs étudiants, les enseignants les ont aussi dirigés vers des ressources en ligne. Une fois encore, la familiarité et le sentiment de compétence ont un impact sur les pratiques de recommandations faites aux étudiants. Pour les profils les moins familiarisés avec l’usage des outils numériques, le site du service commun de documentation est plus utilisé : 62,5 % des répondants du profil A et 64 % des répondants du profil B y renvoient les étudiants contre 57 % de l’effectif total. À l’inverse, 20,8 %, 25,7 %, 25,7 % et 28 % des enseignants des profils A, B, C et D déclarent recommander des ressources aux étudiants sur les portails interuniversitaires en ligne (UNT, FUN‑MOOC, etc.) dont ils avaient déjà connaissance antérieurement ou qu’ils ont découvertes pendant le confinement. Ainsi, l’éventail des ressources proposées aux étudiants est plus homogène au sein des profils A et B par rapport aux profils C et D. Près du tiers des enseignants de ce dernier profil déclarent orienter les étudiants vers des ressources qu’ils ont personnellement créées et rendues accessibles sur leur propre site Web ou page de réseau social.

Ces résultats doivent être contextualisés au regard des pratiques pédagogiques. En effet, nous savons que la vision des TIC est souvent réduite à de simples véhicules d’information (Albero, 2011) où la mise à disposition des ressources numériques prime sur l’accompagnement et la communication pédagogiques (Degache et Nissen, 2008). L’enquête qualitative à venir devra notamment envisager les modalités d’accompagnement pédagogique mises en oeuvre en lien avec la multitude de ressources proposées aux étudiants. Le choix de l’outil illustre également le fait que les enseignants, en tant qu’acteurs en situation, sont aussi porteurs de représentations et d’imaginaires liés aux TIC (Flichy, 2001). Une deuxième piste de réflexion qui devra être menée réside dans le choix d’une plateforme plutôt qu’une autre, au regard des usages préexistants mais aussi de la dimension symbolique qui leur est associée.

Enfin, l’enseignement à distance pendant le confinement a aussi nécessité d’organiser des cours ou des soutenances de travaux au moyen d’un outil numérique depuis son domicile. Parmi les enseignants ayant répondu au questionnaire, 89,9 % avaient effectivement des cours initialement prévus. Lorsque les cours ont été remplacés, le choix du support et de la modalité s’est posé. Les profils A et B ont adressé aux étudiants des documents textuels en proportion importante (60,9 % et 57,9 %). À l’inverse, l’enregistrement d’un cours sous forme de fichier sonore ou de vidéo ne concerne que 8,7 % des enseignants du profil A contre 22,1 % pour le profil D. Ces formats s’ajoutent aux diaporamas sonorisés utilisés par l’ensemble des enquêtés, témoignant du fait que les pratiques préexistantes ont influé sur la diversification des supports de cours proposés aux étudiants. Nos résultats corroborent les travaux montrant que plus les enseignants ont une conception « riche » du potentiel des technologies, mieux ils les intègrent dans leur enseignement (Ellis et Goodyear, 2013).

Parmi les modalités de remplacement, 55 % de l’ensemble des enseignants ont mis en place une classe virtuelle. Seuls 21,7 % des répondants du profil A déclarent avoir fait ce choix contre 53,2 % et 54,7 % de ceux des profils C et D. Pour ces trois profils, il s’agissait d’une première expérience pour près de la moitié d’entre eux avec un faible écart entre les membres des profils A et C (respectivement 52,2 % et 53,2 %).

Même en étant moins familiarisés, les enseignants du groupe A ont tout de même opté pour cette solution. Cependant le profil B se distingue ici : 63,2 % ont mis en place une classe virtuelle, ce qui constituait une première expérience pour 68 % d’entre eux. Une hypothèse peut être faite ici en croisant avec les données sur la formation aux pratiques numériques puisque le profil B possède le taux le plus élevé en la matière parmi les répondants, mais il faudrait approfondir l’analyse pour pouvoir confirmer ou infirmer cette corrélation. Le recours à la visioconférence a également permis de remplacer les soutenances de travaux initialement prévues, ce qui était le cas de 53,4 % des enseignants ayant répondu au questionnaire. Dans l’ensemble, l’usage de la visioconférence s’est effectué au moyen d’un outil inconnu des enquêtés et mis à leur disposition par leur université, et ce, dans des proportions variables : 63,1 % des enseignants du profil A, 42 % et 41,9 % de ceux des profils B et C et seulement 36,1 % de ceux du groupe D déclarent avoir expérimenté pour la première fois un outil de visioconférence institutionnel. C’est donc, pour les moins familiarisés ayant un sentiment de compétence moindre, un effort supplémentaire dans la prise en main d’une palette d’outils institutionnels ou non. Cela est manifeste dans les réponses concernant le caractère chronophage de certaines tâches pendant le confinement : 48 % et 49,3 % des répondants des profils A et B cochent l’item « apprendre à utiliser de nouveaux outils » lorsqu’il leur est demandé ce qui leur a pris le plus de temps pendant la continuité pédagogique. Seuls 43,1 % et 35,1 % des profils C et D ont coché cette même réponse. Ce résultat renvoie à la réflexion sur le non-usage du numérique qui ne serait pas simplement lié à la sphère cognitive (Trestini, 2012), mais principalement à des facteurs liés à la sphère psychosociale : manque de temps, peur du plagiat (Raby et al., 2011). En revanche, les efforts consentis par les enseignants des profils A et B, de surcroît dans un contexte anxiogène et dans l’urgence, laissent penser que cette période a renforcé, au sein de la profession, « l’iniquité numérique » (Collin et Brotcorne, 2019).

Pendant le confinement, les stratégies mises en place pour faire face aux éventuelles difficultés sont également hétérogènes selon les profils. Les enseignants sont souvent contraints de se renseigner par eux-mêmes, de construire leurs connaissances dans leur environnement propre en cherchant toutes les ressources possibles (tutoriels, collègues, entourage familial...). Nous pouvons alors envisager l’idée d’une démarche d’autodidaxie (Tremblay, 2003), hypothèse qui gagnerait à être plus largement documentée.

Conclusion

Un premier tri des nombreuses données du questionnaire nous a permis d’ouvrir une réflexion sur l’impact des usages pédagogiques numériques antérieurs pour faire face au maintien de l’activité enseignante à l’université pendant le confinement, dans la lignée des réflexions sur les usages et le non-usage du numérique par les enseignants (Gremmo et Kellner, 2011). Nous pouvons dire que ceux-ci ont constitué un atout incontestable pour les enseignants les plus familiarisés avec l’usage des outils numériques. À l’inverse, pour les plus distants vis-à-vis des outils et de la culture numériques, l’effort d’autoformation ressort comme une difficulté plus importante. Les outils institutionnels ont été largement mobilisés et recherchés, notamment par les enseignants les moins habitués à la diversité des services en ligne. Ces derniers ont, d’ailleurs, plus que les autres, sollicité la structure dédiée au sein de leur université. En revanche, on note que les usages numériques pré-confinement ont peu d’impact sur le sentiment d’efficacité pendant le confinement. La majorité des enquêtés considèrent avoir été globalement efficaces dans une situation complexe et exceptionnelle. Les différents profils reflètent le fait que chacune et chacun ont mobilisé des ressources, cherchant des solutions, des ruses (Lantheaume, 2007) et combinant les supports institutionnels, mais aussi les compétences accumulées grâce aux pratiques informelles ou professionnelles antérieures.

Plus précisément, l’approche par ces quatre profils et notre interprétation contextualisée des usages du numérique montrent l’impact du sentiment de compétence et des pratiques infocommunicationnelles préexistantes dans un contexte de transformation accélérée de l’activité enseignante. Ces résultats reflètent ce qu’Abric (2003) appelle les croyances porteuses de nombreuses fonctions, dont les épistémiques qui cherchent à donner un sens aux expériences vécues, à comprendre le sens des innovations et donc à réajuster ses croyances le cas échéant.

En outre, notre démarche diachronique permet de replacer le « moment confinement » dans le temps plus long des usages antérieurs. Pour cerner les enjeux de cette période exceptionnelle, le croisement des multiples critères ouvre des perspectives riches et nombreuses. Ces premiers résultats gagneront à être mis en relation avec d’autres variables : le sexe, l’âge, les conditions de confinement, la présence d’enfants, la localisation des établissements, l’organisation institutionnelle de la continuité pédagogique, etc. La comparaison avec les 6 485 réponses des enseignants et des élèves en milieu scolaire issues des deux autres questionnaires réalisés dans le cadre de ce projet, croisée avec une approche clinique à travers des entretiens individuels, permettra sans doute d’établir de nouveaux invariants et spécificités de l’activité enseignante.

Pour finir, il nous semble important de préciser que le poids des compétences préalables ici mis en évidence dans le cadre d’un enseignement à distance forcé nuit à la possibilité d’envisager en l’état l’enseignement à distance comme un dispositif satisfaisant. Il nous semble essentiel de maintenir le point de vue que les outils numériques doivent en priorité servir à améliorer l’enseignement tel qu’il existe, et non pas anticiper un « tout à distance » permanent. Rappelons dans ce contexte que lorsque les étudiants sont interrogés, ils ne souhaitent pas que l’enseignement en face à face disparaisse; il semblerait que la qualité de l’enseignement importe davantage pour eux que la qualité de l’environnement technologique (Gierdowski et al., 2020).