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« Une grande responsabilité est la suite inséparable d’un grand pouvoir[1] » : par ces termes, les membres du Comité de salut public indiquaient aux représentants en mission auprès des armées révolutionnaires les obligations attachées à leurs prérogatives. À leur large pouvoir était adjointe une grande responsabilité, car un représentant en mission qui commettait une faute engageait non seulement sa responsabilité, mais celle de la Convention dans son intégralité[2]. Si cette dernière liait par une promesse sa responsabilité morale, les premiers, quant à eux, risquaient une responsabilité pénale.

Force est de constater que, quelques siècles plus tard, cette mise en garde est aussi applicable aux sociétés, particulièrement aux plus grandes. Les sociétés stricto sensu disposent d’un vaste pouvoir au sein de la société lato sensu : pouvoir économique, mais malheureusement aussi pouvoir de nuisance. À ce pouvoir ont été attachées depuis quelque temps de plus larges responsabilités, notamment une responsabilité civile accrue[3].

C’est ainsi que le projet Terré[4] s’est intéressé dès 2011 à la responsabilité des personnes morales, d’une part en prévoyant que « [l]a faute de la personne morale résulte de l’acte fautif de ses organes ou d’un défaut d’organisation ou de fonctionnement[5] » et d’autre part en proposant d’introduire une responsabilité de la société mère du fait d’une autre personne morale qu’elle contrôle[6], ayant commis un fait fautif en raison d’une instruction, d’une immixtion dans la gestion ou, au contraire, d’une abstention de vérification de l’action de sa filiale[7]. Ces réflexions ont, pour partie, abouti à la proposition de réforme du droit de la responsabilité civile communiquée par la Chancellerie le 13 mars 2017, mais qui n’a pas encore été consacrée en droit positif[8].

D’autres textes de droit positif prévoient des mesures introduisant de nouvelles formes de responsabilité pour les sociétés. C’est le cas tout d’abord de la Loi no 2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages[9], par laquelle le législateur introduit les articles 1246 et suivants au sein du Code civil. Ceux-ci indiquent les conditions dans lesquelles le préjudice écologique peut être réparé et donc entraîner la responsabilité de la personne causant un tel dommage. Ensuite, nous devons souligner l’entrée en vigueur de l’ordonnance relative à l’action en dommages et intérêts du fait de la commissions d’une pratique anticoncurrentielle du 9 mars 2017[10] ayant vocation à favoriser les actions en dommages et intérêts lorsque des pratiques anticoncurrentielles sont en jeu. Transposition d’un texte émanant de l’Union européenne[11], cette ordonnance permet de faciliter[12] les actions en responsabilité civile à l’encontre d’entreprises qui ont commis un agissement nuisible au marché concurrentiel et d’encourager l’indemnisation des victimes de ces comportements. Enfin, la Loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre du 27 mars 2017[13] crée une obligation à l’égard de certaines sociétés commerciales[14] dont le manquement peut être sanctionné par une action en responsabilité répondant aux « conditions prévues aux articles 1240 et 1241 du code civil[15] ».

Il conviendra aussi de considérer la Loi relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique du 9 décembre 2016[16], qui impose dans son article 17 de nouvelles obligations aux sociétés « employant au moins cinq cents salariés […] et dont le chiffre d’affaires […] est supérieur à 100 millions d’euros » et dont le siège social est situé en France[17]. Les représentants légaux de ces sociétés, c’est-à-dire les présidents, directeurs généraux ou gérants, doivent instaurer un plan de prévention, dont le but est de prévenir la survenance de faits de corruption ou de trafic d’influence au sein de l’entreprise, en mettant en place notamment un code de conduite où seront définis « les différents types de comportements à proscrire comme étant susceptibles de caractériser » de tels faits[18], un dispositif d’alerte ou encore une « cartographie des risques […] destinée à identifier, [à] analyser et [à] hiérarchiser les risques d’exposition de la société à des sollicitations externes aux fins de corruption[19] ». Tout manquement à cette obligation signifie pour ces représentants légaux un risque de condamnation à une sanction pécuniaire prononcée par la Commission des sanctions de l’Agence française anticorruption, dont le montant ne peut excéder 200 000 euros[20]. Les sociétés sont tout autant passibles d’une telle sanction, dans un quantum différent toutefois[21], mais il conviendra d’écarter ce nouveau type de responsabilité de la présente étude. Les sommes que les sociétés peuvent être contraintes de verser ne représentent pas une sanction au titre de la responsabilité civile en ce qu’elles ne répondent à aucun préjudice, mais correspondent plutôt à une sanction de nature pénale.

De même, nous éloignerons du champ de notre étude la nouvelle définition de l’intérêt social déterminée par la Loi relative à la croissance et la transformation des entreprises[22]. Il est vrai que, en affirmant que la « société est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité[23] », le texte semble étendre le champ de la responsabilité des sociétés en créant des fautes, soit les éventuelles atteintes environnementales et sociales causées au cours de leurs activités. Pour autant, l’extension de la notion de responsabilité civile consacrée par la loi nouvellement adoptée concerne les dirigeants de sociétés et plus largement les organes sociaux, investis du pouvoir de « gérer » la société, et donc de « [prendre] en considération » les nouveaux enjeux fixés par la loi PACTE[24]. L’accroissement des cas de responsabilité civile est indubitable, mais il concerne principalement — sinon exclusivement — les personnes responsables de la gestion de la société, et non les personnes morales elles-mêmes. En dépit de l’importance de cette réforme, nous ne traiterons pas la précision des contours de l’intérêt social dans les pages qui suivent.

Nombreux sont donc les textes imposant des cas inédits de responsabilité civile aux sociétés, et ce, même si l’ensemble de ces textes ne vise pas exclusivement ces personnes morales. De tous les textes mentionnés, seule la Loi vigilance est applicable uniquement aux sociétés, mais il ne faut pas en conclure qu’elles échappent aux autres.

Ainsi, la loi introduisant le préjudice écologique ne crée aucun régime de responsabilité propre aux sociétés, car « [t]oute personne responsable d’un préjudice écologique est tenue de le réparer[25] ». Toutefois, si toute personne peut être responsable, cela ne signifie pas que toute action est recevable, car seuls sont réparables les préjudices écologiques consistant en une « atteinte non négligeable » à l’environnement[26]. Ce standard[27] paraît taillé sur mesure pour désigner les atteintes à l’environnement principalement causées par les entreprises, notamment celles qui sont exploitées sous forme de société.

Il en est de même avec l’Ordonnance du 9 mars 2017, où le législateur introduit un régime de responsabilité qui pèse sur « [t]oute personne physique ou morale formant une entreprise » ayant causé un dommage en raison de la commission d’une pratique anticoncurrentielle[28]. Comme il est rare que des entreprises exploitées par une personne physique soient condamnées par les autorités de concurrence nationale ou de l’Union européenne[29], ce texte concerne donc spécialement les sociétés.

Le renforcement de la responsabilité civile applicable aux sociétés par l’addition de normes nouvelles et de divers projets législatifs pourrait, à première vue, être considéré comme un tout éparpillé, les divers textes qui concernent des secteurs de responsabilité se révélant disparates : environnement, activités anticoncurrentielles, sous-traitance, etc. Cependant, à tout bien considérer, plutôt qu’un patchwork, une véritable mosaïque se met en place, où se dessine une image globale qui se traduit par deux mouvements. Le premier tend à renforcer la responsabilité civile des sociétés prises individuellement, en étant plus exigeant avec ces personnes morales (partie 1). Le second, plus insidieux — et plus novateur aussi en matière de responsabilité civile — semble être une responsabilité du fait d’autrui étendue au groupe de sociétés, c’est-à-dire une responsabilité de la société mère du fait de sa filiale (partie 2).

1 La responsabilité civile extracontractuelle renforcée des sociétés

Les sociétés peuvent faire l’objet, en raison des lois nouvelles et des projets législatifs les concernant, d’actions en responsabilité plus nombreuses. Le triptyque de l’article 1240 du Code civil demeure inchangé, car il conviendra toujours à un demandeur à une action en responsabilité de prouver une faute commise par la société, un préjudice subi par le demandeur et un lien de causalité entre les deux.

Néanmoins, les textes récents introduisent de nouveaux comportements fautifs (1.1), ce qui crée donc d’autres cas de responsabilité à l’encontre des sociétés. De plus, ces règles novatrices entendent développer les fonctions punitive[30] et préventive[31] de la responsabilité en favorisant des actions de la part des victimes et en renforçant les sanctions susceptibles d’être prononcées à l’encontre des sociétés (1.2).

1.1 Le renforcement des comportements fautifs

Les textes adoptés en 2016 et surtout les lois et les ordonnances du mois de mars 2017 ont modifié le régime de la responsabilité civile de telle sorte qu’un auteur a pu qualifier l’oeuvre législative de « printemps de la responsabilité[32] ». L’analogie avec les événements survenus au Maghreb ne doit cependant pas tromper : plutôt que de renverser un ordre établi, il est question de poursuivre un mouvement, en mettant en évidence de nouveaux faits fautifs engageant la responsabilité des sociétés. La Loi vigilance en est l’illustration topique.

Le Code de commerce comprend, depuis la Loi vigilance, une obligation à l’égard des sociétés anonymes et des sociétés par actions simplifiées qui emploient au cours de deux exercices consécutifs au moins « cinq mille salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français, ou au moins dix mille salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français ou à l’étranger[33] ». Le nombre de sociétés soumises à une telle obligation est donc faible[34], mais l’obligation à laquelle elles sont astreintes se révèle contraignante.

Les sociétés mères ou donneuses d’ordre respectant ces seuils doivent rédiger et mettre en oeuvre de manière effective un plan de vigilance, ayant vocation à être élaboré avec les parties prenantes de la société. Ce plan de vigilance doit comporter les « mesures de vigilance raisonnable propres à identifier les risques et à prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement[35] ». Ledit plan a pour ambition de prévenir toute atteinte à ces intérêts en raison de l’activité de la société qui doit le mettre en place, de sa filiale ou de celle de l’un de ses sous-traitants ou fournisseurs « avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie[36] ». Pour ce faire, la méthodologie et le contenu du plan sont mentionnés au même article, celui-ci devant notamment comporter en son sein une cartographie des risques, des actions adaptées d’atténuation des risques ou de prévention des atteintes graves ainsi qu’un dispositif de suivi des mesures mises en oeuvre et d’évaluation de leur efficacité[37].

La méconnaissance de ces obligations est sanctionnée par une mise en oeuvre de la responsabilité de la société mère ou de la société donneuse d’ordre[38]. La faute dont il est question n’est pas, à proprement parler, une atteinte aux intérêts mentionnés à l’article L. 225‑102-4 du Code de commerce, mais l’absence de plan de vigilance, son insuffisance ou encore l’absence de suivi d’un tel plan[39].

Un nouveau régime de responsabilité civile apparaît dès lors, lié à l’absence ou à l’insuffisance d’actes de procédure interne permettant de prévenir la survenance de risques. Les sociétés par actions soumises à la Loi vigilance peuvent être sanctionnées pour ne pas avoir instauré des mécanismes qui auraient permis d’éviter la survenance d’un événement portant atteinte à l’environnement ou aux droits et libertés fondamentaux. La responsabilité civile vient donc sanctionner une négligence particulière : plutôt que viser la négligence qui conduit à la commission d’un fait, le législateur veut sanctionner la négligence dans l’établissement de mesures de contrôle interne adoptées en vue d’empêcher certains comportements néfastes. En d’autres termes, la société n’est pas responsable pour avoir agi négligemment, mais pour s’être montrée négligente dans la prévention.

Le fait fautif pour les sociétés est l’absence de prévention quant à la gestion des risques liés à leur activité ou à celle de leur filiale ou de leur sous-traitant, ou encore pour ne pas avoir montré au public qu’elles ont été prudentes[40]. La rédaction d’un plan de vigilance n’était pas, en soi, une révolution dans la pratique des sociétés visées par le texte, car la plupart d’entre elles avaient effectivement mis en place des mesures internes de prévention des risques dans leur chaîne d’approvisionnement, conformément à leur politique de responsabilité sociétale des entreprises. La nouveauté réside dans la responsabilité civile extracontractuelle venue sanctionner ce manquement.

La Loi vigilance, en introduisant dans le Code de commerce une pratique des sociétés, opère un passage du droit souple (soft law) au droit dur (hard law)[41]. La caractérisation d’une faute en cas de violation de cette pratique devient totalement logique. Cependant, on peut aussi se demander si cette loi n’opère pas une modification importante de la responsabilité sociétale des entreprises, sans même en changer les termes.

À l’origine responsabilité morale, la responsabilité sociétale des entreprises tend désormais vers la responsabilité civile extracontractuelle, modifiant la traduction anglaise de responsabilité sociale de l’entreprise de corporate social responsibility en corporate social liability. Un double mouvement de durcissement s’opère, dans lequel sont visées à la fois la responsabilité — qui passe de morale à civile — et la norme, par la consécration dans la loi, sinon le durcissement, d’une règle de droit souple.

1.2 L’accroissement du nombre des victimes et des sanctions

Pour renforcer le régime de responsabilité pesant sur les sociétés, deux voies se dessinent : les règles de droit peuvent, d’une part, mettre l’accent sur le préjudice et, d’autre part, renforcer les sanctions prononcées par les tribunaux. Les lois récentes, comme les réflexions en matière de réforme du droit de la responsabilité civile, explorent ces deux pistes.

D’un côté, les lois récentes visent le préjudice pour renforcer la responsabilité pesant sur les sociétés. Elles le font à la fois en créant d’autres préjudices et en proposant des solutions pour permettre à un nombre plus élevé de personnes d’agir contre les sociétés fautives.

L’illustration de la première voie est l’introduction du préjudice écologique par la Loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, qui avait repris les travaux préparatoires d’une proposition de loi de 2012[42] et le rapport Jégouzo[43]. Selon le Code civil[44], toute personne physique ou morale est tenue de réparer le préjudice écologique dont elle est responsable. Ce préjudice doit toutefois consister en une atteinte non négligeable à l’environnement[45]. Application de la règle de minimis[46], cette norme affirme que seules les atteintes sérieuses à l’environnement pourront faire l’objet d’une action en responsabilité civile. Tout dépendra de la conception de ce qu’est une atteinte de ce type : si une pollution par hydrocarbures cause une atteinte non négligeable à l’environnement[47], il y aura des cas où l’atteinte à l’environnement se révélera plus faible, pour lesquels l’appréciation du juge sera prépondérante. L’incertitude dans l’appréciation du cas d’ouverture de la responsabilité environnementale expose alors les sociétés à un risque de responsabilité en raison des conséquences écologiques de leur propre activité. Ce risque augmentera d’autant plus que le nombre de personnes en mesure de demander la réparation de ce préjudice s’avérera, lui aussi, considérable.

L’action en réparation du préjudice écologique se trouve ouverte à toute personne ayant qualité et intérêt à agir[48]. Il en est de même de l’action en responsabilité civile pour défaut de rédaction ou de mise en oeuvre effective du plan de vigilance ou bien son insuffisance[49]. Toutefois, le Code civil, à la différence du Code de commerce, donne une liste de personnes ayant intérêt à agir en justice à l’encontre de la société pollueuse, parmi lesquelles on compte l’État, l’Agence française pour la biodiversité, les collectivités territoriales ou encore certaines associations[50].

Préciser que l’action en responsabilité pour le préjudice écologique, comme pour la violation du devoir de vigilance, est ouverte à toute personne ayant qualité et intérêt à agir semble relever du truisme au premier abord. Ce n’est rien d’autre que la combinaison des articles du Code civil relatifs à la responsabilité civile et des règles du Code de procédure civile concernant l’action en justice. Pour autant, cela s’avère nécessaire, car la détermination des personnes qui ont intérêt et qualité pour agir est plus délicate dans ce cas que dans une hypothèse classique de responsabilité civile. Tant la responsabilité pour préjudice écologique que la responsabilité rattachée au plan de vigilance répondent à des intérêts qui peuvent dépasser ceux des victimes directes. C’est la raison pour laquelle le Code civil précise que les associations peuvent agir en réparation du préjudice écologique, à condition qu’elles aient dans leur objet la protection de l’environnement.

Il y a lieu de constater un renforcement de la responsabilité des sociétés soumises à ces obligations. Cela nous permet aussi d’observer que ces cas de responsabilité civile des sociétés dépassent l’objectif traditionnel, soit celui d’indemniser les victimes[51]. La responsabilité civile, lorsqu’elle pèse sur les sociétés, aurait vocation à travers ces textes à orienter les comportements en créant des obligations civilement sanctionnées. Parmi les fonctions de la responsabilité civile communément reconnues, la fonction sanctionnatrice prendrait le pas sur la dimension réparatrice. Les textes nouveaux qui introduisent un droit d’action à certaines associations pourraient aboutir à un faible montant d’indemnisation, mais également aux conséquences fâcheuses d’un procès et d’une condamnation en responsabilité civile sur la réputation de la société. La responsabilité civile serait alors couplée au risque réputationnel.

D’un autre côté, un moyen différent pour développer la responsabilité civile des sociétés consiste à lever les difficultés probatoires. Ce choix a été opéré par l’Ordonnance du 9 mars 2017, relative aux actions en responsabilité civile pour des agissements anticoncurrentiels. Parmi les articles introduits dans le Code de commerce par cette ordonnance, notons que la loi présume qu’une entente entre concurrents cause un préjudice[52]. Cette présomption simple[53], dont nul ne sait si elle porte sur le lien de causalité ou le préjudice subi par des tiers à l’entente[54], appelle deux observations.

D’abord, l’action en responsabilité est facilitée pour toute victime d’une entente horizontale[55]. S’il n’est plus nécessaire qu’une telle victime prouve le lien de causalité, reste évidemment à déterminer le montant de son préjudice[56]. Nous pensons bien entendu aux consommateurs, directement ou par l’entremise d’associations, mais aussi à toute personne pâtissant de l’entente horizontale, tels les concurrents hors de l’entente. Le droit de l’Union européenne avait considéré les difficultés probatoires comme un frein aux actions en responsabilité contre les membres d’une entente[57], singulièrement en raison du caractère occulte de l’infraction anticoncurrentielle. En facilitant l’action en responsabilité contre les membres de l’entente, l’ordonnance accroît nécessairement le risque pesant sur les sociétés.

Ensuite, il y a lieu de s’interroger sur le bien-fondé de cette présomption. Il est vrai que les ententes entre concurrents sont parmi les plus graves de l’ordre concurrentiel, notamment les ententes injustifiables (hardcore cartels)[58]. Cependant, toutes les ententes horizontales ne sont pas, par nature, défavorables au fonctionnement du marché, car elles peuvent avoir des effets bénéfiques, tels des gains de productivité ou encore des avancées technologiques[59]. Dès lors, pourquoi présumer que toute entente cause un préjudice — ne serait-ce que par l’intermédiaire d’une présomption simple — alors que le droit de l’Union européenne[60] et le droit français[61] prévoient qu’une entente peut ne pas être sanctionnée par les autorités en raison de l’absence d’effet significatif sur le fonctionnement du marché ? Cette présomption pourrait aboutir à la situation kafkaïenne dans laquelle une société partie à une entente pourrait ne pas être sanctionnée administrativement grâce à l’absence d’effet néfaste, mais l’être civilement du seul fait de l’entente.

Une nouvelle fois, la dimension sanctionnatrice de la responsabilité civile vient s’ajouter à la fonction réparatrice, l’intérêt de cette mesure étant principalement de favoriser les actions en responsabilité à l’encontre des sociétés parties à l’entente. Nous voyons aussi poindre une autre fonction de la responsabilité civile dans cette mesure, soit la fonction dissuasive ou prophylactique[62]. Le risque de sanction étant davantage élevé, les sociétés seraient incitées à ne plus participer à ce type d’infractions anticoncurrentielles. La fonction primaire de la responsabilité civile ne semble donc plus être la réparation, mais plutôt la sanction, voire la dissuasion.

Ce changement de fonction de la responsabilité civile visant les sociétés peut apparaître dans deux dispositions qui renforcent les sanctions prononcées éventuellement. La première fait partie du droit positif, alors que la seconde est une proposition.

Le Code de commerce dispose un principe selon lequel les sociétés soumises à l’obligation de rédiger et de mettre en oeuvre un plan de vigilance doivent réparer le préjudice que « l’exécution de ces obligations aurait permis d’éviter[63] ». Cette disposition illustre bien l’origine de la loi du 27 mars 2017 : la catastrophe du Rana Plaza, immeuble au Bangladesh dont les décombres contenaient des étiquettes appartenant à certaines sociétés françaises et européennes. Cette loi entend condamner la société n’ayant pas élaboré un plan de vigilance, ayant insuffisamment rédigé un tel plan, ou ne l’ayant pas mis en oeuvre, au versement de dommages-intérêts équivalents au préjudice qui aurait pu être évité[64]. Cette disposition a pour objectif de sanctionner les sociétés, plus que de réparer les dommages causés[65]. Ceux-ci peuvent en effet ne pas avoir été commis par la société qui aurait dû respecter l’obligation relative au plan de vigilance[66], qui pourtant sera tenue d’en assumer les conséquences.

Quant au projet de réforme du droit de la responsabilité civile présenté par la Chancellerie, il comportait une disposition relative aux personnes morales commettant une faute lucrative. Cette faute est qualifiée comme une « faute délictuelle ou une inexécution contractuelle commise volontairement et [ayant] permis à son auteur un enrichissement que la seule réparation du dommage n’est pas à même de supprimer[67] ». Le principe de réparation intégrale du préjudice interdisait, jusqu’à présent, de sanctionner efficacement ces comportements, le profit retiré se révélant par hypothèse supérieur à la sanction prononcée[68]. Le projet de réforme de la responsabilité civile, dans sa version du 13 mars 2017, disposait ainsi que le juge pouvait condamner la personne ayant commis une telle faute au paiement d’une amende civile, dont le montant pouvait être, pour une personne morale, porté à un pourcentage du chiffre d’affaires hors taxes réalisé en France[69]. Le mécanisme attirait l’attention à propos du calcul de l’amende civile pour les personnes morales. Alors que cette dernière pouvait être proportionnée à la gravité de la faute commise, aux facultés contributives de son auteur et aux profits retirés pour toute personne[70], dans les limites du décuple du profit retiré de la faute[71], les personnes morales, pour leur part, pouvaient être condamnées à une somme égale à 5 p. 100 du montant du chiffre d’affaires hors taxes réalisé en France, ce qui excéderait donc la limite du décuple dans certains cas.

La décorrélation entre le profit retiré et l’amende civile prononcée à l’encontre d’une société marquait la dimension sanctionnatrice et prophylactique de cette mesure. En effet, si le législateur faisait peser le risque d’une sanction qui pouvait aller jusqu’à 5 p. 100 du montant du chiffre d’affaires hors taxes réalisé en France pour une faute lucrative entraînant un profit par essence moindre, il est à penser que cette sanction était disposée pour que les sociétés évitent de commettre de telles fautes. Cela prouve que le mécanisme de la responsabilité civile permettait de dissuader la commission de fautes lucratives en raison de la sanction que la réforme aurait pu introduire.

Nous nous devons toutefois de préciser que ces dernières dispositions n’ont pas été reprises dans la proposition de loi qui entend concrétiser le projet de la Chancellerie[72]. Elles ont été qualifiées de mesures « controversées » dans le rapport préparatoire à la proposition de loi[73], qui souligne les risques pesant sur la mesure quant à sa « constitutionnalité, voire [s]a conventionnalité[74] ». Il est possible en effet de douter de la validité d’une telle mesure, en ce que la notion de « faute en vue d’obtenir un gain ou une économie » est insuffisamment définie afin de la sanctionner d’une amende civile, pouvant être assimilée à une sanction de nature pénale. Malgré tout, et parce que la mesure a été accueillie favorablement par certaines parties prenantes[75], elle réapparaîtra peut-être au cours des débats parlementaires.

Ainsi, les nouvelles règles relatives à la responsabilité civile pesant sur les sociétés imposent des standards comportementaux différents. Devant limiter, dans la conduite de leurs affaires, les atteintes à l’environnement, ou aux droits et libertés fondamentaux, les sociétés se voient imposer par ces textes — déjà en vigueur ou prochainement applicables — des comportements moraux, ou à tout le moins qui respectent une certaine éthique des affaires[76]. La responsabilité civile applicable aux sociétés permet d’intégrer dans le corpus juridique et de normaliser les notions de droit souple que sont la responsabilité sociétale des entreprises et celle de l’éthique des affaires (business ethic). Un mouvement clair vers une plus grande juridicisation de ce qui était jusqu’à présent du droit souple se dessine. Ce mouvement s’opère en parallèle d’un autre, moins explicite, et peut-être plus important quant à l’approche traditionnelle du droit de la responsabilité civile des sociétés.

2 La responsabilité civile au sein des groupes de sociétés

Alors que les groupes de sociétés, internationaux ou non, maillent de plus en plus le paysage économique, la question de la répartition de la responsabilité civile au sein de ces groupes soulève interrogations et débats. Les données de ce débat naissent d’un paradoxe quasi insurmontable entre économie réelle et théorie juridique : les groupes de sociétés sont organisés selon une structure verticale au sein de laquelle les sociétés mères donnent des instructions à leurs filiales, qui perdent donc — pour partie à tout le moins — une autonomie de décision. Cependant, toutes les entités composant le groupe de sociétés sont juridiquement indépendantes et autonomes. En d’autres termes, une filiale est économiquement et en pratique soumise à sa société mère, mais elle est juridiquement une personne autonome et différente de celle-ci.

Ainsi, un travail doctrinal de réglementation a proposé de reconnaître le droit aux sociétés mères de donner des instructions à leurs filiales, sans créer un régime spécifique de responsabilité[77]. Élaborée par des enseignants-chercheurs issus de divers États membres de l’Union européenne dès 2007, la loi modèle européenne en droit des sociétés[78] a pour objectif de proposer des voies d’harmonisation du droit des sociétés entre les États membres, sans pour autant se substituer aux outils du droit dérivé de l’Union européenne, ni constituer un outil impératif d’harmonisation[79] : elle s’inspire en cela de la Model Business Corporation Act étasunienne[80]. Présenté en 2015, le texte comporte seize chapitres abordant tous les aspects de réglementation des sociétés, depuis leur constitution jusqu’à leur dissolution. Outil offert aux États membres — ainsi qu’à la Commission européenne —, la loi modèle européenne en droit des sociétés ouvre des pistes d’évolution du droit des sociétés, sans que son texte soit immuable afin de le rendre adaptable[81].

Parmi les propositions les plus notables, celle de la constitution d’un droit des groupes de sociétés doit être avancée. Selon les auteurs de la loi modèle, il conviendrait de combiner la réalité économique et les principes juridiques, en reconnaissant le droit pour les sociétés mères — et plus précisément leurs dirigeants — de donner des instructions à leurs filiales sans encourir de responsabilité pour les fautes commises par ces dernières. Il est en effet difficilement envisageable que la société mère donne des consignes qui inciteraient directement une filiale à commettre des agissements fautifs. Cette dernière devrait donc, selon cette conception, être responsable des seules fautes par elle commises, et en aucun cas sa société mère ne devrait engager sa responsabilité civile du fait de ses agissements.

Cependant, force est de constater que cette conception est en partie battue en brèche, sous l’impulsion de la jurisprudence et de la loi. Dans certains cas, la responsabilité de la société mère ne doit plus seulement être morale mais aussi juridique, alors que la filiale a pu commettre des faits répréhensibles. La responsabilité civile de sociétés mères dans le contexte du groupe de sociétés apparaît, d’une part, lorsqu’un manquement peut être imputé à cette société mère (2.1), mais aussi, d’autre part, quand aucune faute particulière ne peut être reprochée à celle-ci (2.2).

2.1 La responsabilité de groupe par la preuve d’un agissement de la société mère

La première forme de responsabilité de la société mère en raison des fautes de sa filiale répond à une réalité économique. Bien que le principe d’autonomie juridique de la filiale empêche en principe que la société mère engage sa responsabilité du fait de sa filiale, de nombreuses exceptions existent, fixées à la fois par la loi et la jurisprudence. Des travaux de certaines commissions de réforme du droit de la responsabilité civile ont en outre proposé des cas de responsabilité de la société mère en cas de faute de la filiale, afin d’en dégager un principe général, détaché de toute contingence. La philosophie, plus que la substance, de ces travaux apparaît parfois dans la Loi vigilance du 27 mars 2017.

La responsabilité de la société mère du fait de sa filiale a déjà été reconnue par la jurisprudence et la loi dans deux domaines particuliers, soit ceux du droit du travail et de procédures collectives. Empreints de réalisme, ces deux droits ont permis la reconnaissance d’une responsabilité de la société mère, à des conditions toutefois précises et encadrées.

D’une part, le droit du travail vient appliquer une telle responsabilité dans les cas de licenciement pour cause économique engagés par la filiale. Selon un arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation, une société mère peut supporter les conséquences d’un tel licenciement, dès lors qu’elle a entretenu une confusion d’intérêts, d’activité et de direction avec sa filiale[82]. L’autonomie des sociétés composant le groupe vient dans ce cas s’effacer au profit de la protection des intérêts des salariés qui seraient en réalité en situation de subordination envers la société mère et sa filiale. Cette situation de coemploi, à condition de reconnaître la triple confusion, fait peser sur la société mère les conséquences pécuniaires d’un licenciement illicite décidé par sa filiale, au mépris du principe de responsabilité personnelle.

Cette exception est toutefois compréhensible en ce que les critères mis en évidence par la chambre sociale de la Cour de cassation caractérisent l’engagement, sinon l’immixtion[83], de la société mère au sein de la gestion de sa filiale, ce qui justifierait de ce fait sa condamnation, la faute de la filiale étant en substance la sienne propre. Malgré cela, et parce que c’est une exception, la chambre sociale fait preuve d’une certaine réticence à retenir le coemploi[84]. Cette voie, en partie refermée par ce qui pourrait être considéré comme l’application du principe exceptio strictissimae interpretationis est, peut être supplantée par une action, à la croisée du droit social et du droit des entreprises en difficulté.

Une société mère peut ainsi, selon la chambre sociale de la Cour de cassation, être condamnée à supporter les conséquences d’un licenciement illicite sans qu’un coemploi ait à être admis, à la condition de caractériser une faute délictuelle de sa part ayant conduit à la déconfiture de sa filiale[85]. À première vue, c’est uniquement une application du principe de responsabilité civile de droit commun, la faute sanctionnée n’étant pas la faute de la filiale, mais celle de la société mère. Toutefois, cette décision de la chambre sociale est intimement liée à la figure du groupe de sociétés et donc à la responsabilité de la société mère en raison du comportement fautif de sa filiale. Il convient, pour le comprendre, de prendre à rebours la solution proposée par la chambre commerciale.

Cette hypothèse commence par la perte de l’emploi d’un salarié au sein d’une filiale en raison de ses difficultés économiques. Plutôt que de contester le licenciement, au moyen d’une procédure dont l’issue se révèle incertaine et qui peut aboutir à des dommages-intérêts dont le montant est plafonné par la loi[86], le salarié peut engager la responsabilité de la société mère sur le fondement de la responsabilité civile extracontractuelle de droit commun, à la condition de caractériser la faute ayant conduit à la déconfiture de sa filiale, au sein de laquelle il exerçait son activité. Le fait à l’origine du litige est bel et bien accompli par la filiale, mais la faute recherchée, et source de responsabilité, est celle de la société mère. Il y a donc effectivement un régime de responsabilité particulier dans cette hypothèse, qui suppose cependant de caractériser trois éléments essentiels : d’abord la faute de la société mère, ensuite la déconfiture de la filiale et, enfin, le lien de causalité entre ces deux éléments.

Ce cas de responsabilité au sein du groupe de sociétés de même que le coemploi sont donc strictement encadrés et ont engendré peu de cas d’application devant les tribunaux. Les voies existent, mais sont étroites. Il en est de même des cas spéciaux prévus par la loi reposant sur les difficultés économiques de la filiale.

Deux textes peuvent être retenus pour déterminer des régimes de responsabilité spéciaux au sein des groupes de sociétés, ce qui permettrait d’engager la responsabilité de la société mère en raison de faits de sa filiale, lorsque celle-ci se trouve en difficulté.

D’une part, il existe le régime d’extension des procédures[87]. Ce cas de figure repose sur l’hypothèse d’une filiale faisant l’objet d’une procédure collective — sauvegarde, redressement ou liquidation judiciaires — au sein de laquelle les fonds ne pourront visiblement pas suffire à désintéresser les créanciers. Ceux-ci peuvent alors tenter d’obtenir du tribunal une entorse au principe de l’unicité des patrimoines, voire une « négation de la personnalité juridique[88] », de telle sorte que la procédure ouverte devant les tribunaux vise aussi la société mère.

Pour ce faire, il convient à la lettre du Code de commerce de caractériser une « fictivité » de la filiale, ou une confusion des patrimoines[89]. Si la fictivité correspond à une situation dans laquelle la filiale n’est qu’une apparence de société, et donc ne donne lieu qu’à peu de cas d’ouverture dans le contexte d’un groupe de sociétés classique, la confusion des patrimoines permet aussi d’engager la responsabilité financière de la société mère. Pour la caractériser, les magistrats exigent la mise en évidence de flux financiers anormaux, c’est-à-dire de versements sans aucune contrepartie[90] ou encore une comptabilité ne permettant pas de distinguer les comptes des différentes sociétés[91].

C’est donc bel et bien un cas de responsabilité civile de la société mère du fait de sa filiale car, à considérer que la fictivité ou la confusion des patrimoines soient caractérisées, la société mère se trouvera responsable des dettes dont la filiale est à l’origine, en raison de son propre comportement. La notion de responsabilité est toutefois largement entendue, car la faute de la société mère ne réside que dans la mise en place d’une filiale fictive ou dans le fait d’avoir confondu son patrimoine avec celui de la filiale qui, quant à elle, n’a pas commis de faute en principe. L’extension des procédures représente ainsi un cas particulier de responsabilité au sein des groupes de sociétés, sans nécessairement commission d’une faute, contrairement à un autre cas lié à l’insolvabilité d’une filiale.

D’autre part, la Loi portant engagement national pour l’environnement[92] a créé une disposition dans le Code de l’environnement, par laquelle une société mère peut être condamnée à assumer l’obligation de dépollution mise à la charge de sa filiale en liquidation judiciaire[93]. Le texte pose l’exigence d’une « faute caractérisée commise par la société mère qui a contribué à une insuffisance d’actif de la filiale[94] ». La société mère peut donc être responsable en raison d’une faute par elle commise, mais pour une obligation qui n’a pas été assumée par sa filiale soumise à la liquidation judiciaire : l’obligation de dépollution liée à l’exploitation d’un site pollué. Une fois encore, nous sommes devant un régime de responsabilité particulier, qualifié d’« action en recherche de maternité[95] », car il fait peser sur la société mère les conséquences des agissements de sa filiale, sans que ceux-ci soient nécessairement fautifs. Pour ce faire, un comportement fautif de la société mère doit être reconnu, à condition que la faute soit « caractérisée », ce qui signifie ainsi qu’une faute simple n’est pas suffisante. De plus, une causalité doit être prouvée, la faute devant conduire à la déconfiture de la filiale par insuffisance de son actif. Le régime de responsabilité au sein du groupe existe bien dans cette loi spéciale, mais il est tout à fait restreint et conditionné.

Les régimes spéciaux de responsabilité au sein du groupe de sociétés par lesquels une société mère peut engager sa responsabilité du fait de sa filiale sont donc réels, qu’ils aient été créés par la loi ou la jurisprudence, mais strictement encadrés, de telle sorte qu’ils ne seront que peu retenus. C’est alors que des projets doctrinaux ont entendu travailler au développement et à la généralisation de la responsabilité intragroupe.

Les travaux du groupe de travail réuni sous l’égide de Pierre Catala[96] avaient proposé un nouvel article 1360 au sein du Code civil, selon lequel « est responsable celui qui contrôle l’activité économique ou patrimoniale d’un professionnel en situation de dépendance, bien qu’agissant pour son propre compte, lorsque la victime établit que le fait dommageable est en relation avec l’exercice du contrôle. Il en est ainsi notamment des sociétés mères pour les dommages causés par leurs filiales ». S’il y a lieu de s’interroger sur la pertinence de la notion de dépendance économique retenue à l’époque — le contrôle d’une société ne se confondant pas nécessairement avec la dépendance économique au sens de l’article L. 420-2 du Code de commerce[97] —, nous remarquons que dès 2005 l’idée de la doctrine était d’étendre la responsabilité de la filiale à sa société mère hors de toute contingence du droit spécial. La volonté était de faire peser les responsabilités sur les véritables décideurs, afin d’être plus juste à l’égard de la filiale — qui n’aurait pas à assumer seule les conséquences d’un fait fautif qu’elle s’est contentée d’exécuter — et plus protecteur des victimes[98].

Cette justification, compréhensible d’un point de vue économique, semblait faire fi du principe de la personnalité juridique de la filiale, le rapport n’exigeant pas un quelconque fait commis par la société mère, mais seulement la preuve que la faute de la filiale se trouve en « relation avec l’exercice du contrôle ». Cette solution n’a pas été retenue dans un autre projet de réforme de la responsabilité civile, car elle a sans doute été jugée trop manichéenne.

Le projet de réforme du droit de la responsabilité civile présenté par le groupe de travail présidé par le professeur François Terré[99] a choisi une autre voie afin de retenir la responsabilité de la société mère pour les faits de sa filiale et de créer une responsabilité civile au sein du groupe. Ainsi, « [u]ne personne morale ne répond du dommage causé par une autre personne morale qu’elle contrôle ou sur laquelle elle exerce une influence notable que si, par une participation à un organe de cette personne morale, une instruction, une immixtion ou une abstention dans sa gestion, elle a contribué de manière significative à la réalisation du dommage[100] ».

Le projet Terré proposait d’introduire alors un régime de responsabilité civile au sein du groupe à une double condition : un fait fautif de la part de la filiale et une contribution significative à la réalisation du dommage de la part de la société mère. Cette contribution pourrait être un acte ponctuel, telle une abstention délibérée ou une instruction donnée[101], ou encore un acte continu dans le temps, comme le manque de diligence dans la surveillance de l’activité de la filiale[102]. Pour créer une responsabilité au sein du groupe de sociétés, deux fautes seraient donc nécessaires, celle de la filiale et celle de la société mère.

En cela, ce projet se rapproche en partie du droit anglo-américain, qui admet la levée du voile social[103] en cas de haut degré de contrôle de la société mère sur sa filiale, de sorte que celle-ci est considérée comme un simple instrument dans l’accomplissement de faits fautifs[104]. Le droit anglo-américain exige toutefois un faisceau d’indices tendant à prouver que la filiale ne bénéficie pas d’une réelle autonomie de décision. En fonction d’éléments purement factuels, il est possible de trouver des décisions étasuniennes selon lesquelles une société mère exploitant des taxis ne devait pas être jugée responsable des fautes commises par ses filiales en raison de l’autonomie de celles-ci[105], et d’autres retenant la responsabilité d’une société pétrolière à cause du contrôle exercé sur sa filiale étrangère[106]. Une décision de la Court of Appeal britannique a mentionné des éléments devant être caractérisés pour aboutir à la responsabilité de la société mère du fait de sa filiale[107] : 1) la société mère et la filiale doivent être au sein du même secteur d’activité ; 2) la société mère doit avoir un degré d’expertise supérieur à celui de sa filiale de même qu’une connaissance profonde du système de fonctionnement de sa filiale et savoir — ou aurait dû savoir — que cette dernière est dépendante de ce fonctionnement pour éviter la commission du fait fautif[108].

Ces mécanismes de droit anglo-américain, empreints de réalisme et de subjectivité, ne sont pas totalement repris dans la Loi vigilance en date du 27 mars 2017, qui instaure un régime spécial de responsabilité reposant sur deux conditions cumulatives.

Il est ainsi nécessaire de mettre en évidence une atteinte grave « envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement » résultant de l’activité d’une société contrôlée au sens du titre II de l’article L. 233-16 du Code de commerce[109]. Aussi une société doit-elle être contrôlée à titre exclusif par une autre société, directement ou indirectement, et commettre une faute dans l’exercice de son activité mettant en péril des intérêts fondamentaux. Nous pensons évidemment à un cas de pollution ou encore à la méconnaissance des règles fondamentales du droit du travail, telles qu’elles sont reconnues par l’Organisation internationale du travail, ou bien à l’utilisation de produits chimiques présentant un danger pour la santé des salariés ou des utilisateurs des produits de cette société. La filiale, par ce fait, peut engager sa responsabilité.

Cependant, il est aussi nécessaire qu’une autre faute ait été commise, cette fois‑ci par la société mère, à condition qu’elle ait un nombre de salariés suffisant. Cette faute réside dans le défaut ou bien dans l’insuffisance de la rédaction ou de la mise en oeuvre du plan de vigilance. Ladite faute peut entraîner la responsabilité de la société mère afin qu’elle répare le préjudice que la rédaction ou la mise en oeuvre du plan de vigilance aurait pu permettre d’éviter. La société mère pourrait être reconnue responsable du dommage qu’elle n’a pas réussi à prévenir ou à éviter, sans être responsable. En effet, le Conseil constitutionnel, dans sa décision relative à cette loi, précise que le renvoi aux articles 1240 et 1241 du Code civil signifie que le droit commun de la responsabilité délictuelle trouve à s’appliquer[110]. Les sages poursuivent en précisant que le lien de causalité direct doit être établi entre les manquements à l’obligation d’élaborer ou de mettre en oeuvre le plan de vigilance et le dommage subi. Il n’est pas question alors d’une responsabilité pour le fait de la filiale, la société mère n’étant responsable que de sa propre faute ou insuffisance dans la rédaction du plan de vigilance, ce qui respecte ainsi le principe de responsabilité du fait personnel[111].

Il y a donc bien une extension de la responsabilité de la société mère qui pourrait être condamnée à prendre en charge le préjudice dont sa filiale est à l’origine[112], à condition toutefois de la preuve d’une faute ou d’une insuffisance de sa part. Cette extension importante, qui a déjà donné lieu à une décision de justice[113], se trouve sans commune mesure avec celle qui a été opérée par la transposition de la Directive 2016/106.

2.2 L’avènement d’une responsabilité de la société mère sans faute prouvée

L’Ordonnance du 9 mars 2017 crée une forme de responsabilité au sein du groupe de sociétés de manière induite, sans jamais l’énoncer expressément. Pour s’en convaincre, il suffit d’examiner le mécanisme prévu par les articles L. 481-1 et suivants du Code de commerce.

Le coeur du mécanisme réside dans la combinaison de deux articles. Aux termes du premier, « toute personne physique ou morale formant une entreprise […] est responsable du dommage […] du fait de la commission d’une pratique anticoncurrentielle[114] », à savoir singulièrement les ententes et les abus de position dominante. Le second article, quant à lui, introduit une présomption irréfragable de faute devant les juridictions civiles lorsque la pratique anticoncurrentielle est constatée par une décision devenue définitive de l’Autorité de la concurrence, la Commission européenne[115] ou une juridiction interne[116]. La présomption devient simple lorsque les infractions sont signalées par des autorités de marché étrangères[117].

En conséquence, une telle décision suffira à établir la faute devant des juridictions civiles statuant sur la responsabilité civile de son ou de ses auteurs. Il leur sera alors impossible de se dégager de la faute, seuls les débats sur le préjudice et le lien de causalité demeurant ouverts. Grâce à cette présomption, la décision relevant de la matière pénale[118] tient la décision civile en l’état, uniquement à propos de la qualification de la faute ; mais encore faut-il déterminer qui est visé par cette présomption.

Selon l’article L. 481-1 du Code de commerce, la présomption de faute est au bénéfice des victimes des agissements anticoncurrentiels effectués par « toute personne physique ou morale formant une entreprise ». Il faut garder à l’esprit que la logique à laquelle répond cette disposition est propre au droit de la concurrence[119], dont le sujet de droit est l’entreprise[120].

Toutefois, une difficulté en apparence insoluble apparaît : l’entreprise n’est nullement personnifiée, ce qui s’oppose à ce qu’elle fasse l’objet de toute condamnation. C’est la raison pour laquelle l’article L. 481-1 du Code de commerce précise que la responsabilité ne repose pas sur l’entreprise, mais sur « la personne physique ou morale[121] ». Il y a bien dissociation entre l’entreprise, sujet du droit de la concurrence, et les personnes juridiques la composant, assujetties à la responsabilité civile[122]. De la détermination des contours de l’entreprise par les autorités de concurrence nationale dépendra l’identification des personnes physiques ou morales pouvant être déclarées civilement responsables dans le contexte d’une procédure de suivi (follow-on).

Or, les autorités de concurrence nationale peuvent considérer que plusieurs sociétés d’un même groupe, et notamment une société mère et sa filiale, constituent une seule et même entreprise peuvent donc être condamnées en raison de l’infraction anticoncurrentielle[123]. Ces autorités adoptent une analyse empreinte de réalité économique, en énonçant que le comportement de la filiale peut être imputé à sa société mère lorsque la filiale ne détermine pas de façon autonome son comportement sur le marché, mais se contente d’appliquer les instructions données par la société mère[124]. La jurisprudence de la Cour de justice va plus loin encore : elle instaure une présomption d’influence déterminante de la part de la société mère qui détient l’intégralité de la filiale à l’origine d’une infraction anticoncurrentielle, la société mère devant prouver que sa filiale dispose d’une autonomie de décision pour éviter d’être condamnée par l’autorité de marché[125]. Une société mère peut alors être condamnée au titre du droit de la concurrence pour un fait anticoncurrentiel commis exclusivement par sa filiale, en raison du principe de réalisme économique du droit de la concurrence.

L’Ordonnance du 9 mars 2017 va encore plus loin, car elle transpose la notion d’entreprise en droit de la responsabilité civile et présume irréfragablement la faute lorsqu’une condamnation est prononcée à titre définitif par l’Autorité de la concurrence ou la Commission européenne. Une conclusion logique s’impose : dès lors qu’elle est reconnue coupable en droit de la concurrence alors que la pratique anticoncurrentielle est effectuée par sa filiale, une société mère pourrait être considérée comme responsable civilement[126] sans qu’une faute de sa part puisse, et doive, être prouvée. Les sociétés mères détenant intégralement une filiale responsable d’une pratique anticoncurrentielle pourraient être civilement responsables en raison d’une double présomption : d’abord en droit de la concurrence, une présomption simple d’instructions données l’intégrant dans le périmètre de l’entreprise fautive et la rendant donc coupable de la pratique anticoncurrentielle ; ensuite en droit de la responsabilité civile, une présomption irréfragable de faute par la condamnation définitive prononcée par l’Autorité de la concurrence. La responsabilité civile de la société mère du fait de sa filiale semble alors inévitable, même sans faute de sa part.

Il est aisé de comprendre les impératifs économiques sous-tendant cette solution qui font peser un risque de responsabilité civile sur les sociétés mères, pour lesquelles il n’est plus nécessaire de prouver une quelconque faute. Le législateur adjoint en effet d’autres débiteurs afin d’accroître la solvabilité des personnes condamnées. Cependant, nous ne pouvons que nous interroger quant à la conformité de cette solution avec les principes juridiques du droit des sociétés et du droit de la responsabilité civile. En droit des sociétés, la présomption de responsabilité de la société mère du fait des agissements de sa filiale interpelle. Que cette dernière soit responsable en raison de ses agissements anticoncurrentiels est logique, car cette situation résulte de la stricte application de la loi. Pour les conséquences civiles des pratiques anticoncurrentielles, l’organisation en groupe de sociétés intégré aboutirait ipso facto à la responsabilité de la société mère in solidum avec sa filiale fautive, sauf à démontrer que la seconde bénéficiait d’une réelle autonomie de décision en droit de la concurrence, ce qui est rarement le cas. L’importation en droit de la responsabilité civile d’une notion de droit de la concurrence — l’entreprise — et de son interprétation par les juridictions aboutit à ébranler les principes fondamentaux du groupe en droit des sociétés et est résolument en opposition avec les travaux doctrinaux en droit européen des sociétés[127]. Ce constat doit conduire à s’interroger sur l’opportunité de modifier l’approche du groupe de sociétés. S’il existe une responsabilité civile au sein du groupe de sociétés, ne serait-il pas envisageable de créer un régime juridique propre au groupe de sociétés[128], inspiré par exemple du droit allemand, connaissant à la fois les notions de groupe de droit et de groupe de fait[129] ? Dans une telle hypothèse, la responsabilité de la société mère pour les faits de sa filiale serait plus pertinente, à condition d’être plus réglementée.

En droit de la responsabilité, il y a lieu de se questionner relativement aux conséquences de la solution introduite par l’Ordonnance du 9 mars 2017 sur les fonctions de la responsabilité civile. Il est vrai qu’ajouter un autre débiteur facilite la réparation du préjudice subi par toute victime, objectif clairement annoncé par le texte de l’Union européenne à l’origine de l’ordonnance. Cependant, le véritable objectif poursuivi ici n’est-il pas plutôt de sanctionner et de dissuader la commission de pratiques anticoncurrentielles ? Ces objectifs seraient atteints non par l’octroi de dommages-intérêts — le montant de la sanction prononcée par l’Autorité de la concurrence ou la Commission européenne pouvant être bien plus comminatoire que des dommages-intérêts —, mais par la simplification des actions devant les juridictions civiles. L’ordonnance entend favoriser les actions, et les présomptions instaurées participent de cet objectif. Or, encourager les actions en responsabilité à l’encontre d’acteurs économiques ne représente-t-il pas un choix législatif consacrant, pour les conséquences civiles des pratiques anticoncurrentielles, la fonction sanctionnatrice et dissuasive de la responsabilité civile ?

Notre propos n’est pas de regretter ce choix qui peut se comprendre au regard de la pratique sanctionnée. Les pratiques anticoncurrentielles sont en effet les plus graves, les plus néfastes à l’organisation du marché concurrentiel et se révèlent de nature à nuire à tous les opérateurs sur ce marché, notamment les consommateurs. En revanche, le basculement du rôle de la responsabilité civile issu de l’Ordonnance du 9 mars 2017, ainsi qu’il a été opéré par la Loi vigilance du 27 mars 2017, n’offrirait-il pas l’occasion de consacrer définitivement les autres fonctions de la responsabilité civile, singulièrement les fonctions sanctionnatrice et dissuasive[130] ? Si ce sont assurément des cas de responsabilité spéciale, il n’en demeure pas moins que ces fonctions de la responsabilité civile sont partagées par tous les régimes de responsabilité, dans une mesure chaque fois différente. Le projet de réforme de la responsabilité civile déposé devant le Sénat serait alors le véhicule idoine pour parachever cette évolution en l’inscrivant clairement dans la loi.