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C’est après un long parcours législatif et au prix d’un bras de fer sur la privatisation d’Aéroports de Paris contre laquelle un référendum d’initiative partagée (RIP) a été enclenché, validé par le Conseil constitutionnel[1], que la loi PACTE[2] a été adoptée : un texte protéiforme, volumineux, jugé « insuffisant » par certains, « dangereux » par d’autres pour la sécurité juridique des entreprises ; un texte dont l’une des mesures phares, rejetée par le Sénat, puis réintégrée dans le texte final, est celle prônant le renforcement du rôle social et environnemental des entreprises, en vue d’améliorer leur contribution à la préservation de l’intérêt général, via une modification du Code civil français et collatéralement d’autres codes[3]. Plus précisément, si la disposition qui rappelle les éléments constitutifs du contrat de société reste inchangée[4], la loi complète les articles 1833[5] et 1835[6] du Code civil afin de pallier les effets pervers d’une financiarisation jugée excessive du capitalisme, empêchant les entreprises d’avoir « un effet positif sur les défis auxquels [nos sociétés] sont confrontées : bouleversement climatique, épuisement progressif de la biodiversité et de certaines ressources naturelles, explosion démographique, montée des inégalités […] ou encore malaise au travail[7] ».

En réalité, si la révision de l’article 1833 du Code civil constitue une « vieille question neuve », comme en témoignent les multiples propositions formulées en ce sens, tant s’en faut que tous leurs auteurs aient constitué un front uni.

C’est ainsi qu’une telle proposition de révision figurait dans les « 46 propositions » publiées par l’association Sherpa en 2010[8], mais également dans le rapport Attali sur l’« économie positive » de même que dans la loi Macron de 2015[9]. Se prononcèrent dans le même sens la proposition de loi Entreprise nouvelle et nouvelles gouvernances[10] ainsi que la fondation Jean Jaurès dans son rapport intitulé Entreprises engagées. Comment concilier l’entreprise et les citoyens[11]. Il faut naturellement évoquer le rapport Notat-Sénard[12], reflétant la conviction profonde selon laquelle si « [l]e rôle premier de l’entreprise n’est pas la poursuite de l’intérêt général », « le gouvernement d’entreprise lui-même doit incorporer […] dans sa stratégie » les « attentes croissantes [exprimées] à l’égard des entreprises, avec l’essor des défis environnementaux et sociaux[13] ». Soulignons cependant que, si des responsables économiques se prononcèrent également en faveur d’une réécriture des articles 1832 et 1833 du Code civil[14], tel ne fut pas le cas de certaines organisations patronales lesquelles, dans un premier temps au moins, s’opposèrent à une telle perspective[15].

Telles sont les raisons pour lesquelles, sans doute, le projet de loi présenté par le gouvernement avait initialement refusé de reprendre à son compte toutes les recommandations formulées par le rapport Notat-Sénard et décidé de substituer à la notion « d’intérêt propre » évoquée par ce rapport celle d’« intérêt social », le motif avancé étant que cette dernière notion étant déjà connue des juges, elle serait plus aisée à manier[16]. Plus précisément, et pour remédier au fait que les objectifs court-termistes de certains investisseurs ne sont pas propices à un développement durable de l’entreprise respectueux des droits humains, sociaux et de l’environnement, c’est une « voie unique », cependant susceptible d’être suivie à des « rythmes différents », que le législateur a finalement décidé de tracer[17] : une « voie unique », qui est celle de la consécration, dans le Code civil, de la dynamique de la responsabilité sociale des entreprises (RSE), mais pouvant être suivie selon un tempo variable, pour partie imposé, pour partie choisi par les entreprises. Ce faisant, c’est une « fusée à trois étages[18] » qui a été mise en place afin que la prise en compte des enjeux sociaux et environnementaux dans la stratégie et l’activité des sociétés commerciales soit renforcée : il s’agit là, plus précisément, d’une « évolution normative » opposable à toutes les sociétés concernées, mais qui est accompagnée d’« options » ouvertes à celles qui sont désireuses de se montrer particulièrement exemplaires[19].

C’est ainsi que le premier étage concerne toutes les sociétés qui, désormais, seront tenues de s’interroger sur l’impact de leur activité économique aux termes de l’article 1833 du Code civil dont le premier alinéa (« [t]oute société doit avoir un objet licite et être constituée dans l’intérêt commun des associés ») est complété par un second selon lequel « [l]a société est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité[20] » : dans son étude d’impact, le gouvernement explique que cette modification vise la consécration de la notion jurisprudentielle d’intérêt social, cette « boussole censée orienter les décisions sociales[21] ».

Le deuxième étage s’adresse « aux entreprises [souhaitant] aller plus loin[22] », en leur permettant d’inclure dans leurs statuts une « raison d’être, constituée des principes dont la société se dote et pour le respect desquels elle entend affecter des moyens dans la réalisation de son activité[23] ». Quant au troisième étage, il concerne les organisations « souhaitant aller encore plus loin », au point de « cristalliser[24] » dans leurs statuts la notion de « société à mission » dans les conditions posées par les articles L. 210-10 à L. 210-12 du Code de commerce.

Ce faisant, on observe que la société « à mission », venant « coiffer » le dispositif en permettant aux sociétés dotées d’une « raison d’être » de se fixer — plus ambitieusement encore — des objectifs sociaux et environnementaux, ne constitue pas un nouveau statut de société, c’est-à-dire ni une nouvelle forme sociale ni une nouvelle catégorie juridique : n’est donc pas créée — à côté des associations, des fondations, des coopératives ou des sociétés — une nouvelle « enveloppe » juridique, qui serait dénommée les « sociétés à mission ». En revanche, cette « mission » constitue une « qualité », dont tous types de groupements (sociétés commerciales, coopératives, mutuelles, sociétés d’assurance[25]) pourront se prévaloir, sous réserve de remplir les conditions requises, mais sans avoir besoin de se transformer, une conséquence essentielle en résultant : le fait que, loin de constituer « une entreprise hors-sol, immunisée des contingences matérielles », la société « à mission », comme toute autre organisation, « s’inscrit dans un cadre socio-économique singulier dont elle ne peut se soustraire », singulièrement celui façonné par « les lois du marché[26] ».

Alors que cette société « à mission » doit ainsi être perçue comme une démarche volontaire ouverte à des organisations déjà existantes, cette démarche présente alors ceci de notable qu’elle requiert l’assentiment des actionnaires, puisque reposant sur une modification statutaire visant l’attribution, à cette organisation, d’une « mission » tendant vers l’intérêt général (réduction de l’impact environnemental, contribution à l’activité économique locale : cette expérimentation s’inscrit dans un « questionnement commun à plusieurs pays[27] » portant sur les modalités possibles d’articulation entre performance économique et exercice d’une mission sociétale. Entreprise à mission, entreprise solidaire d’utilité sociale (ESUS), société à objet social étendu (SOSE[28]), en France ; entreprise d’intérêt pour la société (Benefits Corporation ou B Corp), aux États-Unis[29] ; société d’intérêt communautaire (community interest company) au Royaume-Uni ; ou bien encore società benefit en Italie[30] : tels sont, en effet, quelques-uns des modèles proposés ici ou là[31], pour inciter les organisations lucratives à oeuvrer en faveur de préoccupations relevant de l’intérêt général et pour développer l’investissement socialement responsable. À noter cependant que, si le législateur français s’est inspiré du droit américain, les enjeux sont bien différents outre-Atlantique, puisque les dirigeants y sont tenus « d’obligations fiduciaires de transparence et d’absence de conflit d’intérêts pour assurer qu’ils seront les garants de l’intérêt des associés ou des actionnaires[32] » : l’enjeu est donc de les protéger d’éventuelles actions lancées par des actionnaires au cas où ces dirigeants prendraient des décisions n’allant pas dans l’intérêt de ces derniers. En tout état de cause, de récentes prises de position confirment l’actualité de ces réflexions. Tel est le cas de la diffusion, par une organisation patronale américaine, la Business Roundtable, d’une déclaration sur « la mission d’une corporation[33] », donnant beaucoup d’importance aux objectifs non financiers des entreprises, et qui a été signée par 181 présidents-directeurs généraux (PDG) parmi les plus influents outre-Atlantique, ces évolutions témoignant « de l’importance grandissante accordée à la recherche de la satisfaction de l’ensemble des parties prenantes en dehors des actionnaires dans les décisions stratégiques des entreprises sous l’impulsion forte des dirigeants qui font aujourd’hui de la [RSE] un impératif absolu[34] » : un objectif poursuivi outre-Atlantique comme en Europe et, notamment, en France.

Pour autant, tant s’en faut que, là-bas comme ici, l’évolution se fasse linéairement comme l’atteste la réticence avec laquelle le gouvernement français a donc initialement accueilli les propositions du rapport Notat-Sénard, lequel préconisait, entre autres mesures, l’instauration d’un nouveau statut d’« entreprise à mission », dont le respect devait être garanti par un « comité d’impact » : des propositions qui ne furent donc pas reprises dans le projet de loi, mais qui réapparurent sous une forme édulcorée lors des débats parlementaires. En effet, ce furent les députés qui non seulement amendèrent les dispositions relatives à la « raison d’être », mais instaurèrent les nouvelles « sociétés à mission », et non plus « entreprises à mission » : un changement terminologique qui s’imposait puisque « l’entreprise n’a pas de définition juridique légale », de telle sorte que « la notion d’entreprise à mission n’aurait pas de sens d’un point de vue légal[35] ».

À ce stade, deux questions liées se posent alors : si la « société à mission » peut être qualifiée de « qualité » ou de « label vertueux », comment non seulement le conquérir (partie 1), mais également l’assumer (partie 2) ?

L’enjeu est tout sauf anodin, puisque se pose la question de savoir si :

cette création juridique [relève] de l’effet d’annonce, voire du voeu pieu, ou [si elle est] réellement susceptible d’influer sur [le] système capitaliste et de lui conférer un supplément de raison d’être, voire un supplément d’âme.

Pour le dire autrement, une entreprise [décidant] de s’affirmer « société à mission » sera-t-elle réellement contrainte, par la loi, de changer significativement ses pratiques business ou bien peut-elle utiliser ce vertueux étendard pour humaniser sa communication, à moindre frais[36] ?

L’actualité, à l’heure de la crise économique déclenchée par la crise sanitaire liée à la pandémie de COVID-19 reflète l’importance de ces questionnements et le « piège » menaçant les sociétés ayant résolu de se couler dans ce nouveau moule. En témoignerait le « cas » Danone présenté par certains comme une « allégorie de la faillite de cette idée de l’engagement volontaire. Le statut d’entreprise à mission donne un vernis de respectabilité. Mais on constate que les engagements ne tiennent pas face aux logiques de marché et ne permettent pas aux entreprises de s’en protéger[37] ».

Le sort des sociétés à mission « à la française » serait-il déjà scellé et leur échec, patent ?

1 La « société à mission » : un « label vertueux » à conquérir

À la question de savoir comment renforcer la prise en considération des enjeux sociaux et environnementaux dans la stratégie et l’activité des sociétés notamment commerciales, deux réponses complémentaires sont apportées par la loi Pacte : d’une part, une nouvelle contrainte se traduisant par la subordination de leur gestion au respect d’un intérêt social « élargi » ; d’autre part, de nouvelles options offertes aux actionnaires, notamment la possibilité de faire publiquement état de leur qualité de société à mission, dans les conditions posées par l’article L. 210-10 du Code de commerce. Certaines conditions sont internes et statutaires (1.1), les autres permettant le contrôle des premières (1.2). Ces conditions remplies, la société labellisée « à mission » est dès lors autorisée à rechercher des bénéfices, tout en poursuivant des objectifs sociaux et environnementaux, plusieurs sociétés françaises s’étant d’ores et déjà engagées dans cette voie, par exemple : La Camif, souhaitant « proposer des produits et services pour la maison, conçus au bénéfice de l’Homme et de la planète[38] » ; OpenClassrooms, se fixant l’ambition de « rendre l’éducation accessible [à tous][39] » ; le groupe Yves Rocher, s’étant donné la mission de « reconnecter [ses communautés] à la nature[40] », sans oublier, notamment, la mutuelle d’assurance La Maif et le groupe international Danone[41].

1.1 Une labellisation conditionnée 

Première condition statutaire requérant l’adhésion des actionnaires à la mission dessinée par l’organisation : la détermination d’une « raison d’être » au sens de l’article 1835 du Code civil, « constituée des principes dont la société se dote et pour le respect desquels elle entend affecter des moyens dans la réalisation de son activité » : des « moyens » dont, cependant, ni la portée ni la nature ne sont précisées, ce qui rend plus opaque encore cette notion mystérieuse dont les frontières avec l’objet social mais aussi l’intérêt social semblent poreuses[42].

Certes, un effort de clarification semble avoir été tenté par les auteurs du projet de loi, selon qui ces trois notions devraient s’emboîter aisément. D’une part, alors que l’« objet social » définit « la nature de l’activité que la société déploie pour partager un bénéfice ou profiter d’une économie », la « raison d’être » devrait plutôt s’appréhender « comme l’ambition que les fondateurs de la société proposent de poursuivre[43] ». D’autre part, tandis que l’« intérêt social » constitue une composante « essentielle » et « principale » de la société, « la raison d’être en est l’intérêt accessoire, éventuellement non patrimonial, qui ne contredit pas [cet] intérêt social mais que l’activité de la société doit contribuer à satisfaire[44] ». C’est ainsi que, selon l’exposé des motifs, l’objectif est d’inciter, « sous la forme d’un effet d’entraînement, les sociétés à ne plus être guidées par une seule “raison d’avoir”, mais également par une raison d’être, forme de doute existentiel fécond permettant de l’orienter vers une recherche du long terme[45] ». Pour sa part, le Conseil d’État définit cette « raison d’être » comme « un dessein, une ambition, ou toute autre considération générale tenant à l’affirmation de ses valeurs ou de ses préoccupations de long terme[46] ». Reste que — se rejoignant sur le caractère novateur du nouveau concept — les approches se révèlent particulièrement divergentes. Comme fils conducteurs, on peut cependant retenir que la « raison d’être » d’une société doit être suffisamment précise pour constituer un outil d’aide à la décision et/ou de prise de décision. Plus encore, la détermination d’une raison d’être est loin d’être anecdotique puisqu’elle pourra impacter, non seulement, l’activité en tant que telle, mais également la teneur des décisions sociales. Autre point d’accord : si la raison d’être ne doit pas être réduite à l’objet social ni à l’intérêt commun des associés et qu’elle doit

être utilisée pour éclairer l’objet social [, e]n aucun cas, elle ne devrait consacrer […] son extension. C’est important pour les sociétés de personnes ou pour les sociétés civiles, par nature à responsabilité illimitée. En effet, dans ces sociétés, le dépassement de l’objet social permet d’engager la responsabilité du dirigeant ou de mettre en jeu sa révocation. Dans ce type de société, l’objet social constitue [donc] une véritable limite aux pouvoirs des dirigeants sociaux[47].

Au-delà, ce sera à la pratique et à la jurisprudence qu’il reviendra de préciser cette notion originale, dont le caractère évanescent s’explique sans doute par le fait qu’il s’agit d’une nouvelle illustration de droit « souple ».

Deuxième condition requise pour bénéficier du label « vertueux » de société à mission : l’identification, parallèlement à la « raison d’être », « d’un ou plusieurs objectifs sociaux et environnementaux que la société se donne pour mission de poursuivre dans le cadre de son activité » : des « objectifs » qui ne sauraient être confondus avec les « enjeux » également sociaux et environnementaux de l’activité dont l’article 1833 al. 2 du Code civil impose désormais la prise en compte pour toutes les sociétés. Rappelons en effet que cet article impose que « [l]a société [soit] gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité », ce qui constitue une solution à la fois classique et originale : classique, en ce qu’elle acte la reconnaissance juridique d’un intérêt « social » propre à la structure, distinct de celui des associés, des salariés ou encore de l’entreprise[48], mais originale également puisque cet intérêt est élargi à d’autres préoccupations que strictement financières, et non plus seulement réductibles au profit. C’est ainsi qu’aujourd’hui, conformément au rapport Viénot,

[l]’intérêt social peut […] se définir comme l’intérêt supérieur de la personne morale elle-même, c’est-à-dire de l’entreprise considérée comme un agent économique autonome, poursuivant des fins propres, distinctes notamment de celles de ses actionnaires, de ses salariés, de ses créanciers dont le fisc, de ses fournisseurs et de ses clients, mais qui correspondent à leur intérêt général commun, qui est d’assurer la prospérité et la continuité de l’entreprise[49].

À l’avenir, il devrait donc être « difficile […] de prétendre en son nom maximiser à tout prix les bénéfices de la société au seul profit des actionnaires (“shareholder value”)[50] ». Qui plus est, cet intérêt est étendu à la « prise en considération des enjeux sociaux et environnementaux de l’activité économique[51] », auxquels les « objectifs » visés par l’article L. 210-10 du Code de commerce ne sauraient donc être assimilés : par exemple, « pour des objectifs sociaux, la société pourrait […] réfléchir aux conditions de travail de ses salariés, aux profils de ses salariés, ou à leurs conditions de recrutement ; pour des objectifs environnementaux, […] aux conditions de fabrication des produits manufacturés, en se dotant […] d’objectifs de réduction des émissions de carbone[52] ».

Concernant ces objectifs, on peut alors relever que les exigences relatives à leur identification ont été circonscrites de trois façons. D’abord, on note que les débats parlementaires ont assoupli les conditions d’obtention de la qualité de société « à mission », puisqu’il était initialement prévu « d’articuler [la] raison d’être avec une mission », et qu’une formulation moins exigeante a finalement été retenue. Ensuite, le recours au terme « objectifs » semble davantage renvoyer à une obligation de moyen que de résultat, alors même que ces objectifs vont constituer la base même de la « mission » qu’une société va souhaiter concrétiser à côté de son activité lucrative. Enfin, il ne s’agit pas de créer une « mission », « qui serait complètement séparée des activités normales de l’entreprise [et] qui n’aurait rien à voir avec son activité habituelle », mais qui doit, au contraire, être reliée « à l’activité même de la société[53] ».

À supposer ces conditions remplies pour qu’une société puisse publiquement se présenter comme étant « à mission », quelles sont alors les modalités de contrôle de cette labellisation vertueuse ? Sont-elles à la hauteur des enjeux ?

1.2 Une labellisation contrôlée

Outre la publication de la qualité de société à mission au registre du commerce et des sociétés, à charge pour le greffier de vérifier le respect des conditions statutaires requises, encore que nulle précision ne soit apportée sur les modalités de cet examen de conformité[54], deux dispositifs de contrôle sont prévus par la loi Pacte, censés garantir le respect des missions que les sociétés se donneront. Il s’agit, en interne, du comité « de mission », distinct notamment du conseil d’administration, qui est chargé d’évaluer si la stratégie de l’entreprise est conforme aux engagements sociaux et environnementaux (1.2.1) et, en externe, d’un organisme tiers et indépendant chargé, pour sa part, de vérifier que le premier contrôle — internalisé — ne se réduit pas à un autocontrôle (1.2.2).

1.2.1 Premier organe de contrôle

Le comité de mission, dont la mise en place doit être statutairement prévue, est chargé exclusivement du suivi des objectifs que la société s’est fixés, dans les conditions posées par l’article L. 210-10 du Code de commerce.

S’agissant plus précisément de ses attributions, la loi prévoit que, pour ce suivi, ce comité peut procéder à toute vérification qu’il juge nécessaire et dispose du pouvoir de se faire communiquer tout document utile au suivi de l’exécution de sa mission. Fort de ces informations, le comité présente annuellement un rapport, joint au rapport de gestion, à l’assemblée chargée de l’approbation des comptes de la société (sur le modèle de la déclaration de performance extrafinancière). Le rapport est donc public et accessible aux tiers.

Quant à sa composition, ce comité, distinct des organes sociaux, doit comporter au moins un salarié, les sociétés de moins de 50 salariés ayant la possibilité de prévoir statutairement qu’un « référent de mission », éventuellement un salarié, pourra se substituer au comité de mission[55].

Alors que ce comité de mission peut être perçu, si ce n’est comme le plus innovant, en tout cas comme un dispositif clé de la loi Pacte, on peut souligner la faible place finalement — et paradoxalement — octroyée aux parties prenantes internes par excellence que sont les salariés ainsi que le silence gardé sur les liens susceptibles d’être tissés entre le comité de mission et le comité social et économique (CSE), soit l’instance de représentation du personnel qui est pourtant chargée d’informer les salariés sur la marche générale de l’entreprise et de formuler des avis. On peut également noter qu’aucune précision réglementaire n’est donnée sur certaines « zones d’ombre » telles que la façon dont l’exercice de la mission devra être perçu dans le cadre de la relation subordonnée liant le salarié à la société « à mission » ; les modalités de participation du salarié au comité et le traitement du temps passé au contrôle de la mission (temps bénévole ? rémunéré ?) ; la manière dont « les salariés vont pouvoir effectivement évaluer et contrôler les choix stratégiques des entreprises dans la mise en oeuvre de la mission[56] ». Rien encore sur les conditions d’intervention des membres extérieurs, qu’il s’agisse de leur rémunération, de leur indépendance, de l’existence d’éventuels conflits d’intérêts. Plus globalement, on constate qu’aucune précision n’est donnée sur les pouvoirs effectifs de ce comité, ainsi que sur la teneur des moyens lui étant octroyés (financiers notamment) : un laconisme dont on peut craindre qu’il alimente les accusations d’écoblanchiment (greenwashing) ou de blanchiment éthique (fairwashing) adressées à la société à mission.

Des axes d’amélioration sont cependant envisageables, dans la droite ligne des démarches socialement responsables sous-jacentes à la loi Pacte et qui sont communément fondées sur le volontariat : le fait est que rien ne devrait interdire d’accueillir, dans le comité de suivi, « des parties prenantes, dont la qualité (devrait) dépendre des objectifs sociaux et environnementaux fixés […] qu’il s’agisse de salariés ou [d’autres parties prenantes] “de cercles plus larges”[57] ».

1.2.2 Second acteur de contrôle à dimension, cette fois, externe

L’organisme tiers indépendant (OTI), dont le rôle de vérification du respect de la mission doit se matérialiser par un avis joint au rapport du comité de mission. Directement inspirées des dispositions applicables à leurs alter ego dans le champ de la déclaration de performance extrafinancière, les principales règles relatives à la désignation et aux modalités d’intervention des organismes tiers indépendants dans les sociétés à mission sont décrites ci-dessous.

D’abord, l’article R. 210-21 du Code de commerce prévoit que l’OTI doit être désigné parmi ceux accrédités à cet effet par le Comité français d’accréditation (COFRAC) ou « par tout autre organisme d’accréditation signataire de l’accord de reconnaissance multilatéral établi par la coordination européenne des organismes d’accréditation » (European Cooperation for Accreditation). Identiquement aux commissaires aux comptes, cet OTI est soumis aux incompatibilités prévues dans l’article L. 822-11-3 du Code de commerce. Sauf clause contraire des statuts de la société, l’OTI est désigné par l’organe en charge de la gestion, pour une durée initiale qui ne peut excéder six exercices. Cette désignation est renouvelable, dans la limite d’une durée totale de douze exercices.

S’agissant ensuite « [d]es diligences que doit réaliser l’organisme dans sa mission de vérification de l’exécution des objectifs sociaux et environnementaux que la société se donne pour mission de poursuivre dans le cadre de son activité, tels que précisés dans les statuts[58] », il est précisé que l’OTI doit procéder, au moins tous les deux ans, à la vérification de l’exécution des objectifs, la première vérification devant se dérouler dans les 18 mois suivant la publication de la déclaration de la qualité de société à mission au registre du commerce et des sociétés. Cependant, lorsque la société répond aux conditions mentionnées à l’article L. 210-12 (un effectif inférieur à 50 salariés et la désignation d’un référent salarié en lieu et place de l’OTI), la première vérification a lieu dans les 24 mois suivant cette publication. En outre, lorsque la société emploie, sur une base annuelle, moins de 50 salariés permanents au titre du dernier exercice comptable ayant fait l’objet de la dernière vérification, elle peut demander à l’OTI de ne procéder à la prochaine vérification qu’au bout de trois ans.

Ayant eu accès, dans l’exercice de sa mission de vérification, à l’ensemble des documents détenus par la société, utiles à la formation de son avis (notamment, rapport annuel de gestion), l’OTI va rendre un avis motivé « qui retrace les diligences qu’il a mises en oeuvre et indique si la société respecte ou non les objectifs qu’elle s’est fixés. Le cas échéant, il mentionne les raisons pour lesquelles, selon lui, les objectifs n’ont pas été atteints ou pour lesquelles il lui a été impossible de parvenir à une conclusion[59] ». L’avis de l’OTI est alors joint au rapport du comité de mission[60]. Il fait l’objet d’une publication sur le site Web de la société, qui demeure accessible publiquement pendant au moins cinq ans.

Davantage que le comité de mission, l’OTI dispose-t-il alors des moyens lui permettant de réellement vérifier la conformité de la stratégie de la société à mission avec ses engagements sociaux et environnementaux ? Alors que l’OTI paraît disposer d’une grande marge de manoeuvre, puisqu’il est notamment autorisé à procéder à toutes vérifications sur place et à consulter tous documents jugés utiles, une incertitude résulte cependant de l’emploi de termes différents dans la loi et dans son décret d’application : d’un côté, vérification de l’« exécution » des objectifs selon l’article L. 210-104 du Code de commerce ; de l’autre, vérification de l’« atteinte » des objectifs, selon l’article R. 210-21 (III) du même code. Malgré ces différences terminologiques, on peut néanmoins estimer que la vérification de l’OTI ne saurait porter sur l’« atteinte » — et donc la réalisation — des objectifs visés pour cette raison, déjà qu’une telle réalisation s’inscrit dans le temps long : plus vraisemblablement, ce sont la teneur des moyens investis ainsi que l’effectivité des démarches lancées par la structure qui doivent donner lieu à vérification, avec un risque cependant lié à la qualité professionnelle des OTI. En effet, alors que ceux-ci seront vraisemblablement et principalement des commissaires aux comptes, ces professionnels du chiffre seront-ils toujours à même d’apprécier la teneur des engagements et des réalisations mis en oeuvre par une société dite « à mission » ?

Cela étant, il ne suffit pas qu’une société s’affiche publiquement « à mission ». Encore faut-il qu’elle assume cette qualité : une tâche délicate à l’ère des réseaux sociaux et de la viralité.

2 La  société à mission » : une « qualité » à assumer

Que la « société à mission » constitue « un modèle juridique aux nombreux atouts » n’est guère contestable. Cette « labellisation [permet] d’afficher […] le respect d’engagements altruistes[61] ». Elle « permet aux dirigeants de mener des actions non directement lucratives sans que leur responsabilité puisse être engagée puisque les statuts ont été modifiés[62] ». Elle peut donner « un avantage compétitif à l’entreprise en termes d’image, de notoriété, d’engagement [et] offrir des avantages dans le cadre de processus d’appel d’offres[63] ». Si l’on souligne encore que la « mission » a pour but « d’aligner l’ensemble des parties prenantes de l’entreprise sur une dynamique d’action orientée sur le long terme [de telle sorte que] [l]e profit, la croissance ne [soient] plus une fin en soi, mais un outil au service de la mission », on conçoit que « [l]’adoption du statut de société à mission a […] potentiellement un impact plus fort que la simple définition d’une raison d’être dans les statuts d’une société », sans minimiser le fait qu’elle peut également constituer un « outil de la marque employeur et une source d’attractivité accrue des salariés, des consommateurs et des investisseurs[64] ».

Pour autant, si le fait de devenir « à mission » recèle de nombreux intérêts potentiels, ne s’agit-il pas également d’une qualité à assumer, c’est-à-dire à justifier ou encore à endosser notoirement ?

Certes, il est vrai que le dispositif français reflète un souci de souplesse, révélateur d’une volonté publique de faire prévaloir l’incitation sur la contrainte. Pour autant, et « puisque la société à mission consiste en une “qualité” reconnue publiquement, […] cette qualité publique ne [saurait] être galvaudée, [l’enjeu étant qu’elle] puisse être utilisée auprès du public ou des parties prenantes de manière relativement fiable[65] ». La question n’est pas anodine. En effet, d’un côté, une société s’affichant comme responsable ne saurait minimiser les risques juridiques encourus en cas de violation des engagements sociétaux souscrits (2.1). D’un autre côté, et en raison de l’ambivalence du dispositif issu de la loi Pacte, c’est en situation de porte-à-faux que peut se trouver une telle société, chaque fois qu’elle est comme prise dans un étau entre l’affichage et la réalité (2.2). Alors que « l’introduction des sociétés à mission vient soutenir les initiatives RSE en développant un cadre juridique qui protège les projets sociaux et environnementaux les plus innovants[66] », se pose ainsi la question de la robustesse de ce cadre juridique. Au-delà se pose également celle de savoir si la société à mission peut être réellement considérée comme un outil efficace pour réduire la dépendance des sociétés lucratives aux logiques actionnariales, au nom d’intérêts supérieurs.

2.1 Des engagements sociétaux, sources de risques juridiques

À la question de savoir quels risques juridiques peuvent être encourus par une société « à mission » ne respectant pas ses engagements, la réponse paraît incertaine : en effet, l’article L. 210-11 du Code de commerce prévoit seulement que, lorsque la société ne respecte pas ses engagements statutaires, ou bien lorsque l’avis de l’organisme tiers indépendant conclut au non-respect des objectifs sociaux et environnementaux visés, le ministère public ou toute personne intéressée peut saisir le président du tribunal statuant en référé aux fins d’enjoindre, le cas échéant sous astreinte, au représentant légal de la société de supprimer la mention « société à mission » de tous les actes, documents ou supports électroniques émanant de la société. Cela étant, et sans qu’il soit question de minimiser l’impact potentiel de cette sanction sur l’image de la société, plusieurs autres pistes semblent exploitables en cas de violation de la « mission », susceptibles d’aboutir à une sanction juridique. Comme on va le voir, elles trouvent leur fondement dans le droit commun des sociétés et peuvent concerner tant les rapports internes, c’est-à-dire entre les organes de la société, qu’externes. Comment pourrait-il en aller autrement puisque les statuts de la société ont été modifiés pour y intégrer une « raison d’être » complétée par des « objectifs sociaux ou environnementaux » ?

S’agissant d’abord des relations entre dirigeants et associés, l’étude d’impact — concernant la « raison d’être » — souligne qu’« [é]tant inscrite dans les statuts, [elle] émane de la volonté de ceux-ci », ce dont il ressort qu’ils devraient pouvoir « décider de sanctionner le dirigeant qui, ne [la] respectant pas, ne respecterait […] pas [les] statuts [de la société], [la] sanction des violations les plus graves [pouvant] consister en sa révocation[67] » : une analyse transposable au cas de violation de la « mission », puisque celle-ci suppose, comme condition sine qua non, la détermination d’une telle raison d’être dans les statuts.

Par conséquent, outre une éventuelle révocation pour justes motifs décidée par les associés pour violation des statuts, c’est de la responsabilité civile des dirigeants à l’égard de la société et des associés qu’il s’agit, puisque l’article 1850 du Code civil ainsi que les articles L. 223-22 et L. 225-251 du Code de commerce disposent que les dirigeants répondent des fautes suivantes : manquement aux obligations légales et réglementaires, faute de gestion et violation des statuts (violation d’une clause limitative de pouvoirs, dépassement de l’objet social). Dans ce cas, c’est de la réparation du préjudice social (perte de valeur ?) qu’il devrait être question, laquelle pourrait être demandée par des associés dans les conditions de l’action ut singuli, visées par l’article 1843-5 du Code civil.

Certes, on sait que, si « [l]’action ut siguli [est] à première vue exercée dans le seul intérêt de la société », elle a cependant peu de succès, car « la charge financière en [est] assumée par l’actionnaire ou le groupe demandeur », ce qui constitue « un obstacle majeur à [son] exercice[68] ». Reste que son recours peut sanctionner la violation d’une « mission », à supposer que puissent être établis un dommage et un lien de causalité entre la violation des statuts et le dommage causé : comme on l’a souligné, le recours à « un tiers certificateur » pourrait être utile ici[69].

Selon toute vraisemblance, et eu égard aux objectifs poursuivis par l’insertion de cette « raison d’être » dans les statuts, la question essentielle est cependant celle-ci : des tiers — parties prenantes externes mais également internes (salariés) — pourraient-ils invoquer une telle violation statutaire pour contester un acte du dirigeant ne s’y conformant pas ? La solution ne va pas de soi, puisqu’il est désormais jugé qu’un manquement contractuel n’est pas suffisant pour constituer, à l’égard du tiers, une faute délictuelle[70] : ainsi pourrait-on en déduire que, en raison de l’effet relatif des conventions, des tiers ne sauraient se prévaloir des statuts d’une société, notamment de leur violation. Or telle n’est pas la position de la Cour de cassation. En effet, alors qu’un dirigeant social tient de son mandat le pouvoir d’engager la société vis-à-vis des tiers et que la loi précise que les limitations statutaires sont inopposables aux tiers, elle a admis qu’à l’inverse les tiers peuvent s’en prévaloir. Ainsi a-t-elle jugé, dans un arrêt du 14 juin 2018[71], qu’un tiers peut invoquer la violation des statuts d’une société pour critiquer le dépassement de pouvoir commis par le dirigeant et donc obtenir l’annulation de l’acte pris par celui-ci : une décision s’inspirant de précédents. En effet, il a été jugé qu’un salarié pouvait se prévaloir de la violation d’une clause statutaire subordonnant les licenciements à une autorisation préalable de la collectivité des associés pour faire reconnaître que son propre licenciement était dépourvu de cause réelle et sérieuse[72]. De même la Cour de cassation a-t-elle admis qu’un tiers puisse opposer au dirigeant son défaut de pouvoir d’exercer une action en justice au nom de la société, faute d’avoir obtenu l’autorisation préalable de l’assemblée générale, comme le prévoyaient les statuts de la société[73]. Conséquences ? Il apparaît ainsi que « toute limitation de pouvoirs des dirigeants est susceptible d’être utilisée par les tiers à leur avantage (alors que les limitations de pouvoir ont normalement pour objet de régir les prises de décisions au sein de l’entreprise, sans effet sur les tiers)[74] ». Dès lors et si l’on admet que l’introduction, dans les statuts, d’une « raison d’être » peut s’analyser comme une limitation statutaire, il devrait en résulter que, en cas de violation de celle-ci, les tiers/parties prenantes puissent requérir l’annulation de l’acte litigieux ; à noter cependant qu’a été jugée recevable une clause statutaire indiquant que la violation des statuts ne peut être invoquée par les tiers, ce dont il ressort qu’une « société peut empêcher les tiers d’invoquer ses propres statuts contre elle[75] ».

Outre l’éventuelle annulation d’un acte passé en violation de la « mission », d’autres pistes d’action sont, cependant, sans doute offertes aux tiers. D’abord, « on peut se demander si les tiers qui subissent un préjudice résultant de la violation de la mission pourraient songer à la responsabilité civile délictuelle de la société ou de ses dirigeants […] on pense notamment aux salariés de la société qui a une mission expressément sociale ou encore à des dommages causés à l’environnement que la société avait pour mission de protéger[76] ». Tel devrait être le cas sous réserve de pouvoir établir le caractère détachable de la faute reprochée aux dirigeants, celle-ci supposant la réunion d’une faute intentionnelle, d’une particulière gravité et qui soit incompatible avec l’exercice des fonctions sociales[77]. Ensuite, certains évoquent le recours au droit commun des contrats, que ce soit sur le fondement de l’erreur, vice de consentement, au cas où « la qualité de société à mission [constituerait] une qualité essentielle de la personne morale[78] », ou bien sur celui du dol, s’agissant d’une société qui se présenterait faussement, comme « étant à mission[79] ». Toujours sur le fondement du droit des obligations, le recours aux « engagements unilatéraux, aux quasi-contrats, ou encore à l’apparence qui est créée par la société qui se revendique comme société à mission sans respecter ses engagements[80] » pourrait être mobilisé.

À ce stade, la conclusion s’impose : manifestement, il faudra « attendre la construction d’une jurisprudence pour identifier les réelles conséquences du label de “société à mission” sur la responsabilité civile des dirigeants et sur celle de la société en tant que personne morale[81] ». Pour autant, d’autres conséquences que juridiques peuvent d’ores et déjà « sanctionner » une société qui altérerait la mission qu’elle s’est assignée.

2.2 Une société « responsable » en porte-à-faux ? Entre affichage et réalité

S’il fut une question débattue lors des débats parlementaires concernant la loi Pacte, c’est celle des rapports à établir entre la nouvelle société « à mission » et les entreprises relevant du secteur de l’économie sociale et solidaire (ESS), lequel désigne un ensemble d’entreprises organisées sous forme de coopératives, mutuelles, associations, ou fondations, dont le fonctionnement interne et les activités sont fondés sur un principe de solidarité et d’utilité sociale :

Ces entreprises adoptent des modes de gestion démocratiques et participatifs. Elles encadrent strictement l’utilisation des bénéfices qu’elles réalisent : le profit individuel est proscrit et les résultats sont réinvestis. Leurs ressources financières sont généralement en partie publiques [et elles] bénéficient d’un cadre juridique renforcé par la loi no 2014-856 du 31 juillet 2014 [qui a notamment] ouvert […] le champ de l’ESS aux sociétés commerciales respectant ses principes[82].

Alors que « [l]es entreprises de l’économie sociale et solidaire obéissent à des règles précises et se donnent des missions reconnues comme “sociales” du point de vue de l’État, voire d’utilité publique ou d’intérêt général, ce qui leur vaut des aides fiscales et en termes d’emploi[83] », le secteur de l’ESS s’est en effet montré hostile à la création des sociétés à mission pour plusieurs raisons. En premier lieu, le nouveau statut serait inutile parce que « le contexte français n’est pas le contexte anglo-saxon qui a inspiré les promoteurs de l’idée ; il n’existe pas en France d’obligation de “responsabilité fiduciaire”, [de telle sorte qu’]aucun dirigeant n’a jamais été poursuivi pour avoir consacré une partie des ressources de l’entreprise à l’augmentation des salaires, à l’amélioration des conditions de travail ou au mécénat[84] ». En deuxième lieu, « le risque […] est de voir l’objectif de responsabilité sociale pour toutes les entreprises vidé de toute signification : un statut spécifique pour les sociétés s’engageant dans la RSE conduirait les autres à prendre faiblement en compte des objectifs sociaux et environnementaux[85] ». Enfin, sans parler du risque de blanchiment éthique, « la création d’une quatrième voie aux côtés des sociétés privées de capitaux, des entreprises publiques et des entreprises de l’économie sociale et solidaire, mais qui n’aurait ni les mêmes obligations statutaires et surtout légales[,] [risque d’engendrer] une confusion des genres, entre les acteurs du secteur lucratif “à mission” et ceux du secteur non lucratif[86] ».

Or, le fait est là. Comme cela a été souligné, « la société à mission ne répond à aucune des conditions des sociétés relevant du champ de l’économie sociale et solidaire, [lesquelles, comme on l’a dit précédemment,] doivent poursuivre une “utilité sociale” définie par la loi[87], justifier d’une gouvernance démocratique et être soumises à une lucrativité limitée (mise en réserve obligatoire, dévolution de l’actif net à une autre entreprise de l’ESS)[88] ».

En outre, une société à mission n’est pas non plus tenue de remplir les conditions requises pour être éligible à l’agrément « ESUS » (Entreprise solidaire d’utilité sociale), notamment, poursuivre une utilité sociale à titre d’objectif principal (en direction des publics vulnérables, ou en faveur de la préservation et du développement du lien social, de l’éducation à la citoyenneté, du développement durable, de la transition énergétique…) ; prouver que la recherche d’utilité sociale a un impact soit sur le compte de résultat, soit sur la rentabilité de l’entreprise ; avoir une politique de rémunération respectant des conditions précises[89]… L’agrément ESUS permet alors d’accéder à des financements dédiés. Il permet également aux investisseurs de bénéficier de certains avantages fiscaux.

Certes, il est vrai que rien n’interdit aux sociétés à mission de se soumettre volontairement aux critères de l’ESS et d’assumer, ce faisant, les contraintes pesant sur les sociétés en relevant. Mais hors cette hypothèse, c’est à elles seules de fixer statutairement la nature et la portée de leurs engagements, ainsi que leurs niveaux de contraintes : à elles seules également de peser les avantages et les risques liés à l’adoption et au respect d’une « mission ».

C’est ainsi que, côté avantages, cette qualité offre, comme on l’a dit précédemment, « un intérêt significatif en termes d’image et de réputation pour l’entreprise qui (s’en prévaut) ». Qui plus est, elle peut

sécuriser des opérations à vocation sociale ou environnementale non liées directement à la nature des activités marchandes découlant de l’objet social ou ne présentant pas d’intérêt économique direct pour la société. La raison d’être et la mission [peuvent] ainsi permettre d’éviter certains risques juridiques ou fiscaux (abus de bien social, acte anormal de gestion, etc.), notamment lorsque l’entreprise s’engage dans des opérations non liées à ses activités commerciales[90].

Quant aux risques encourus, ils ne sont pas à minimiser puisque, sans revenir sur ceux à teneur juridique, ils sont liés au fait que les sociétés « à mission » — pouvant se prévaloir d’une utilité sociale sans être pour autant tenues par des exigences de « lucrativité limitée » — disposent de larges marges de manoeuvre en matière de distribution de dividendes : une liberté à assumer, spécialement en temps de crise. En effet, de tels choix sociétaires peuvent contredire l’affichage et mettre des sociétés s’affichant comme « responsables » en porte-à-faux, singulièrement dans le contexte actuel de crise économique générée par la crise sanitaire : une difficulté dont le groupe Danone est devenu le symbole à son corps défendant. En effet, alors que ce groupe est devenu, en juin 2020, le premier coté de taille mondiale à adopter le statut de société à mission[91] mais que, moins d’un an plus tard, un plan de restructuration a été adopté, destiné à économiser 1 milliard d’euros d’ici 2023, via notamment la suppression de 2 000 emplois et la réduction des frais généraux, le « cas » Danone est-il emblématique du caractère illusoire des objectifs poursuivis par la loi Pacte, soit le soutien à un « capitalisme plus responsable » ? Est-ce à dire que « la montagne a accouché d’une souris » parce que, « rendre effectifs une raison d’être, un statut d’entreprise à mission ou un label B Corp quand on dépend des marchés financiers[92] » ne peut qu’être utopique ? L’interrogation ne se justifie-t-elle pas d’autant plus qu’au coeur de la crise d’importants dividendes ont donc été versés aux actionnaires ?

À ce stade, deux constats semblent émerger. Le premier tient au fait que, « société à mission ou pas, le groupe Danone est comme toutes les multinationales cotées, prisonnier du cours de Bourse et des marchés financiers. D’où l’annonce d’un plan de restructuration en vue de donner un signal aux actionnaires[93] ». Le second met en lumière la difficile conciliation entre poursuite d’objectifs sociaux, sociétaux et environnementaux et « courses à la rentabilité pour satisfaire les exigences des actionnaires[94] ». Voilà pourquoi certains estiment que, même si « les entreprises [se déclarent] “à mission”, [et cherchent] à améliorer leurs performances environnementales et sociales […] rien de majeur ne changera si le rendement exigé du capital reste aussi élevé[95] » et que d’autres soulignent qu’il « n’y aura pas d’économie durable dans les entreprises cotées si celles-ci ne parviennent pas à convaincre leurs actionnaires qu’ils doivent réduire leur rémunération de quatre ou cinq points[96] ». Demeurent donc, encore et toujours, au coeur de la problématique les questions du juste partage de la valeur et de la modération des rendements exigés : voilà une problématique récurrente dont le traitement s’impose, faute de quoi les sociétés s’affichant comme responsables « risquent de se transformer en entreprises à mission… impossible[97] ».