Corps de l’article

Le propos principal de Cicéron, dans son ouvrage De officiis paru en 44 av. J.-C., est de convaincre son fils Marcus, qui étudie alors la philosophie à Athènes, que la divergence entre l’utilité individuelle et l’utilité collective n’est qu’apparente[1]. « On doit donc avoir en tout un seul but : identifier son intérêt particulier à l’intérêt général ; ramener tout à soi, c’est dissoudre complètement la communauté des hommes[2]. » Selon ce personnage célèbre de la Rome antique, c’est en se référant à la communauté et non uniquement à soi que chaque être humain peut aspirer à l’action juste. Or, même si cette analyse intéresse en premier lieu l’individu, il semblerait qu’elle puisse également concerner, mutatis mutandis, l’entreprise et sa finalité. En effet, l’entreprise devrait-elle poursuivre sa seule utilité individuelle ou bien également rechercher une « utilité collective » ? À travers la Loi no 2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises (dite « Loi PACTE », au sens de « Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises »)[3], le législateur français paraît avoir pris parti pour la seconde branche de l’interrogation. Il s’est notamment donné pour objectif de rendre les entreprises « plus justes[4] » en leur permettant de repenser leur place au sein de la société. L’un des dispositifs qui illustre le mieux cette démarche correspond au nouvel article 1835 du Code civil. Celui-ci offre la possibilité aux entreprises de préciser « une raison d’être, constituée des principes dont la société se dote et pour le respect desquels elle entend affecter des moyens dans la réalisation de son activité[5] ».

Selon Nicole Notat et Jean-Dominique Sénard, auteurs du rapport intitulé L’entreprise, objet d’intérêt collectif, la raison d’être servirait à « guider la stratégie de l’entreprise en considération de ses enjeux sociaux et environnementaux[6] ». Son but serait de revisiter la finalité de l’entreprise, de lutter contre sa financiarisation[7], de dépasser les doutes à l’égard de la responsabilité sociale des entreprises (RSE) et d’attirer les talents[8]. Elle trouve notamment sa source dans les travaux des chercheurs de l’école des Mines[9] et les nouvelles formes de sociétés américaines, telles que la Benefit Corporation ou la Social Purpose Corporation. Ces dernières sont à la base de la société à mission telle qu’elle est définie à l’article L. 210-10 du Code de commerce[10].

Sur le plan international, la notion de raison d’être (purpose) fait l’objet d’une attention grandissante. Celle-ci coïncide avec la récente déclaration de l’American Business Roundtable[11] et des deux rapports[12] de la British Academy sur le « futur de l’entreprise[13] ». La littérature anglophone compte en effet un nombre croissant de publications sur le sujet. Citons, parmi les nombreux chercheurs qui en ont fait leur objet d’étude, les professeurs Colin Mayer[14], de l’Oxford Business School, George Serafeim[15], de la Harvard Business School, Rosemary Teele Langford[16], de l’Université de Melbourne, ou bien encore Beate Sjåfjel[17], de l’Université d’Oslo.

Cependant, au-delà de l’intérêt qu’elle suscite mondialement, cette notion demeure encore mal comprise en France[18]. Maints acteurs du monde économique la confondent avec la mission en stratégie d’entreprise[19]. Cette confusion explique en pratique l’abondance de stipulations creuses et descriptives[20]. Or la raison d’être de l’article 1835 du Code civil français n’a rien à voir avec l’affirmation d’une intention fondamentale, comme cela peut être enseigné en sciences de gestion[21].

La raison d’être est un engagement de l’entreprise en réponse à ses enjeux sociaux et environnementaux.

Dans le présent texte, nous tenterons donc, sous l’angle du droit français, de déterminer les contours de cette nouvelle notion (partie 1) afin de préciser son fonctionnement et ses effets (partie 2).

1 La notion juridique de raison d’être

La notion de raison d’être pâtit d’un manque de clarté qui n’est pas gage de sécurité juridique. En effet, il est difficile de se prononcer a priori sur le sens de cette notion sans la rattacher au contexte législatif qui l’a fait naître. C’est pourquoi un travail d’interprétation préalable nous paraît indispensable (1.1). L’étude de la notion impliquera également d’établir en quoi celle-ci diffère des figures juridiques classiques avec lesquelles elle est en rapport (1.2).

1.1 Une notion aux contours incertains

Deux axes se révèlent au moment de l’analyse de la troisième phrase de l’article 1835 du Code civil. Le premier axe concerne la détermination des « principes » (1.1.1), tandis que le second porte sur l’affectation de « moyens » (1.1.2).

1.1.1 Quels principes ?

La nature des principes auxquels il est fait référence dans l’article 1835 du Code civil peut être précisée à partir des textes eux-mêmes (1.1.1.1), de leur esprit et de leur finalité (1.1.1.2).

1.1.1.1 La recherche du sens des principes à partir des textes eux-mêmes
Interprétation littérale[22]

La raison d’être consiste pour la société à se donner des « principes[23] ». Rappelons que le mot « principe » vient du latin principium qui signifie « commencement, origine » ; il revêt plusieurs acceptions. Il peut notamment être défini comme une « règle d’action, formulée ou non, s’appuyant sur un jugement de valeur et constituant un modèle, une règle ou un but[24] ». Une société souhaitant se donner une raison d’être devra donc établir des règles d’action qui guideront son activité. Ces règles prendront la forme d’un but dans la mesure où cette notion aura pour fonction de « revisiter la finalité classique de la société[25] ». En outre, toujours en vertu de la même définition, la détermination des principes s’appuie sur « un jugement de valeur », celui-ci s’opposant classiquement à un jugement de fait. Alors que ce dernier implique une observation neutre et objective, un jugement de valeur, quant à lui, suppose une évaluation et une appréciation subjective[26]. Selon Le Robert, les valeurs désignent « ce qui est vrai, beau, bien, selon un jugement personnel, plus ou moins en accord avec celui de la société de l’époque[27] ». Pour sa part, Max Weber relève l’existence d’un « pluralisme » de valeurs qui contrasterait avec le système monothéiste classique[28]. Ce pluralisme marquerait la résurgence d’un « polythéisme[29] » qui différerait de la période antique en ce que celui-ci serait « désenchanté[30] ». Dans ce monde « polythéiste et désenchanté », Weber estime que deux attitudes peuvent être adoptées : celle de l’éthique de conviction et celle de l’éthique de responsabilité. Alors que la première consiste pour l’être humain à se mettre inconditionnellement au service d’une fin, indépendamment des moyens à mettre en oeuvre pour la réaliser ; la seconde lui demande, au contraire, de diriger son attention sur les moyens à sa disposition afin d’agir le plus rationnellement possible dans une situation donnée[31]. Or les deux éthiques ne sont pas inconciliables, selon l’économiste et sociologue, car « l’action pleine devrait être capable de mettre le sens de la responsabilité au service d’une conviction[32] ». En conjuguant « principes » et « moyens », la raison d’être constituerait ainsi une parfaite synthèse de ces deux éthiques wébériennes.

Au demeurant, bien qu’elle soit éclairante sur la forme que revêt cette notion, l’interprétation littérale n’apporte aucune perspective nouvelle sur le fond. Un changement d’approche s’avère donc nécessaire.

Interprétation systémique[33]

Dans la Loi PACTE, la raison d’être figure à l’article 169. Cette disposition se trouve à la section 2 intitulée « Repenser la place des entreprises dans la société ». En vertu de ce positionnement, les principes auront pour but d’expliciter le rôle que l’entreprise entend jouer au sein de la société. Cette démarche, qui consiste pour l’entreprise à veiller « aux effets qu’elle exerce sur la société », s’inscrit dans le champ de la RSE, telle qu’elle est définie par la Commission européenne[34]. Les principes fixés, dans le contexte de l’adoption d’une raison d’être, devront donc convoquer la RSE, traduction microéconomique du développement durable[35]. La norme ISO 26000 permet, entre autres[36], d’avoir un cadre de référence systématisant ces considérations sociales, sociétales et environnementales. Cette norme est composée de six grandes thématiques : 

  • la gouvernance de l’organisation ;

  • les droits de l’homme qui impliquent notamment la lutte contre les discriminations ;

  • les relations et les conditions de travail, dans lesquelles on trouve, entre autres éléments, le dialogue social, la santé et la sécurité ;

  • l’environnement, c’est-à-dire la prévention de la pollution, l’utilisation durable des ressources, l’atténuation des changements climatiques et la protection de la biodiversité et des habitats naturels ;

  • la loyauté des pratiques, soit la lutte contre la corruption, la promotion de la responsabilité sociétale dans la chaîne de valeurs ;

  • les questions relatives aux consommateurs et au développement local.

Ainsi, les règles d’action adoptées par l’entreprise pourront notamment porter sur ces six thématiques.

Les interprétations littérale et systémique ont permis d’apporter un éclairage sur ce que peuvent être ces « principes ». Reste à les confronter au contexte social[37] qui a justifié l’introduction de cette nouvelle notion. Cela consistera, comme le recommandait François Geny, à prendre en considération les besoins sociaux, l’idéal du moment et le droit comparé.

1.1.1.2 La recherche du sens des principes à partir de l’esprit et de la finalité du texte
À partir de l’intention probable du législateur

Selon le ministre de l’Économie et des Finances, et ce, en réponse à un parlementaire qui l’interrogeait au sujet de la notion de raison d’être, le rôle de l’entreprise ne se limiterait « absolument pas à la réalisation de profits[38] ». Il faudrait « que toutes les entreprises s’interrogent sur ce qu’elles font : leur activité est-elle utile pour la société ? Améliore-t-elle la société française et l’environnement[39] ? » D’après Roland Lescure, rapporteur général du projet de loi PACTE, les dispositions portant sur l’intérêt social, la raison d’être et la société à mission constitueraient une « structure comprenant trois étages complémentaires ». Le premier correspondrait au souhait de voir « chaque entreprise se poser la question de l’impact social et environnemental de son activité, compte tenu de son secteur, du territoire dans lequel elle se trouve et de tous les autres facteurs la concernant[40] ». Le deuxième étage s’adresserait « aux entreprises qui veulent aller plus loin, et vise[rait] à leur permettre de répondre de manière formelle, dans leurs statuts, à cette question qu’elles doivent toutes se poser au sujet des enjeux sociaux et environnementaux de leur activité[41] ». C’est la raison d’être de la société. Enfin, le troisième étage concernerait « les entreprises souhaitant aller encore plus loin […] et qui, non seulement se posent la question des enjeux sociaux et environnementaux et y répondent de manière formelle dans leurs statuts, mais souhaitent aussi que la réponse qu’elles ont définie ait une valeur contraignante, jusqu’à avoir un impact éventuel sur leurs résultats économiques[42] ». C’est la société à mission.

À la lecture des débats parlementaires, la raison d’être ne saurait donc être conçue comme purgée de toute connexité avec les enjeux sociaux et environnementaux. Au contraire, elle permettrait à l’entreprise de s’affranchir de l’approche classique de la RSE, en intégrant, au coeur même de sa stratégie, des préoccupations sociales, sociétales et environnementales. Elle amorcerait « un glissement d’un ESG de conformité vers un ESG d’impact[43] ». En outre, l’article 1833 al. 2 et l’article 1835 du Code civil devront s’interpréter conjointement. Alors que le premier impose à toutes les sociétés de prendre en considération les enjeux sociaux et environnementaux liés à leur activité, le second article consiste à permettre aux sociétés de formaliser la manière dont elles souhaitent y répondre au sein des statuts.

À partir du contexte

D’après Coralie Dubost[44], rapporteuse thématique des chapitres III et IV du projet de loi PACTE, la raison d’être ne saurait être confondue avec le concept d’objet social étendu[45]. Pour autant, ce projet porté par Blanche Segrestin et Armand Hatchuel a grandement inspiré les promoteurs de cette notion[46]. C’est pourquoi il conviendra de l’exposer dans une perspective de re-contextualisation. De plus, les chercheurs de l’école des Mines le reconnaissent volontiers : la société à objet social étendu s’inspire notamment des benefit corporations et des social purpose corporations. Nous prêterons donc attention particulièrement à l’encadrement du purpose dans ces nouvelles formes sociales américaines.

Le projet de société à objet social étendu

La société à objet social étendu consiste à insérer, dans l’objet social, des objectifs économiques, sociaux ou environnementaux, ou les trois à la fois. Le constat des chercheurs de l’école des Mines est le suivant : « l’entreprise est prisonnière d’objectifs uniquement expliqués en termes financiers ». De plus, ils relèvent que les entrepreneurs qui veulent opter pour un projet « responsable » le font trop souvent à travers des organisations à but non lucratif[47], certains allant même jusqu’à construire des montages « hybrides » en combinant des sociétés commerciales avec des structures non lucratives[48]. Outre le fait que ces montages introduisent une certaine dose d’insécurité juridique[49], ils renforcent « le préjugé d’une incompatibilité entre l’entreprise et le souci de l’impact[50] ». Selon Segrestin et Hatchuel, l’entreprise a un rôle fondamental à jouer pour assurer une « croissance durable, le développement de technologies non polluantes, la construction de nouveaux systèmes de mobilité[51] ». Ils estiment que la mission de l’entreprise ne se caractérise pas par le profit, mais par sa capacité « [à] innover, [à] créer des produits nouveaux, [à] conduire des progrès collectifs[52] ». La société à objet social étendu aurait ainsi vocation à mettre la capacité d’innovation de l’entreprise au service des enjeux sociaux et environnementaux liés à son activité. À travers sa mission, celle-ci amenderait la « dissymétrie traditionnelle [qui existe] entre [le] capital et [le] travai », en reconnaissant la place que les actionnaires et les salariés occupent dans ce processus d’innovation collective[53].

Les sociétés à mission américaines

Une société à mission peut être définie comme une entreprise « constituée par des associés qui stipulent, dans leur contrat de société, une mission sociale, scientifique ou environnementale qu’ils assignent à leur société en plus de leur objectif de profit[54] ». Deux modèles se sont imposés aux États-Unis : la benefit corporation (depuis 2010) et la social purpose corporation (depuis 2012). Cette dernière[55], d’après la section 2602 du Code des sociétés de l’État de la Californie, exerce son activité « dans l’intérêt général de la société et de ses actionnaires et dans la poursuite des finalités [purposes] énumérées ci-après[56] ». La section 2602.2 donne des indications sur ce que peuvent être ces purposes[57]. La disposition prévoit que la société peut avoir pour raison d’être « une activité caritative ou d’intérêt général à l’instar d’un groupement à but non lucratif ; la création d’un impact positif ou la réduction de ses impacts négatifs à l’égard des employés, fournisseurs, consommateurs, créanciers, la communauté, la Société et l’environnement[58] ». Concernant la benefit corporation, en vertu de la section 14610 du Code des sociétés de l’État de la Californie, celle-ci a pour but de créer « un avantage public général » (general public benefit) auquel peuvent s’ajouter des buts précis (specific purposes). La législation apporte des précisions sur ce que l’on doit entendre par ces notions. En effet, la section 14601 (c) définit l’expression « avantage public général » comme « un impact positif sur la société et l’environnement[59] ».

S’agissant des specific purposes, ils sont définis de manière énumérative et non exhaustive. Y figure notamment la préservation de l’environnement ou bien encore la fourniture de biens ou de services à des personnes en situation de précarité[60]. Au sein de ces formes sociales américaines, la raison d’être est donc intimement liée aux enjeux sociaux et environnementaux. Que ce soit la social purpose corporation ou la benefit corporation, toutes deux ont vocation à créer un « impact positif » sur les parties prenantes et l’environnement.

Grâce à ces diverses approches interprétatives, il est possible d’avoir une vision plus fidèle de la notion de raison d’être. Celle-ci serait constituée de règles d’action en matière sociale, sociétale et environnementale. Elles peuvent concerner notamment la gouvernance, les droits de l’homme, les relations et les conditions de travail, la protection de l’environnement, les pratiques commerciales et l’engagement dans les territoires. La raison d’être — en tant que but à atteindre — correspond à la manière dont l’entreprise entend répondre aux enjeux sociaux et environnementaux propres à son activité.

La nature des principes étant éclaircie, il nous reste désormais à déterminer ce que peuvent être ces « moyens », au sens de l’article 1835 du Code civil.

1.1.2 Quels moyens ?

Afin de respecter ses principes statutaires, la société doit, selon les termes du Code civil, « affecter des moyens ». Cette affectation[61] doit se faire « dans la réalisation de son activité ». En d’autres termes, les moyens serviront à assurer la mise en conformité de l’activité avec les règles d’action en matière sociale, sociétale et environnementale que la société s’est données. L’affectation de moyens permettra de conformer l’activité sociale aux principes statutaires. Le profit réalisé par la société contribuera à accroître le potentiel transformateur de la raison d’être. Il n’est plus l’unique justification de l’entreprise, mais bien un « moyen » de conformer l’activité qu’elle réalise à ses principes. Plus l’entreprise réalisera des bénéfices, plus elle disposera de moyens suffisants pour transformer durablement son activité. Bien que l’affectation de moyens financiers semble une constante (1.1.2.1), le législateur français a toutefois fait preuve d’une grande souplesse sur la forme que ces « moyens » peuvent prendre (1.1.2.2).

1.1.2.1 La constante : l’affectation de moyens financiers

Lorsqu’une entreprise fait des bénéfices, les associés peuvent décider soit de la mise en réserve du résultat, soit de sa distribution[62]. Cette dernière correspond aux dividendes, c’est-à-dire aux sommes distribuées par une société à ses associés, au titre de leur participation aux bénéfices[63]. Les réserves, quant à elles, constituent toute somme prélevée sur les bénéfices et affectée à une destination déterminée[64]. Elles peuvent être obligatoires en vertu de la loi ou des statuts ou bien facultatives. Comme nous l’avons mentionné précédemment, l’article 1835 du Code civil use de l’expression « affectation de moyens », qui désigne l’emploi de ressources à une fin déterminée. Or, puisque les réserves se caractérisent justement par le prélèvement de sommes affectées à une destination précise, leur constitution sera donc consécutive à l’adoption d’une raison d’être. Les associés auront l’obligation d’affecter des moyens financiers au respect de leurs règles d’action. Cette obligation de mise en réserve sera toutefois conditionnée à la réalisation de bénéfices par la société. Ainsi, une partie des bénéfices devra précisément être affectée à la réalisation de l’activité sociale en conformité avec les principes statutaires[65]. Pour autant, cette quote-part n’étant pas fixée par la loi, elle dépendra du libre choix des associés.

1.1.2.2 La variable : l’affectation de moyens humains et matériels

Outre l’affectation de moyens financiers, qui constituent la preuve du bon respect de la raison d’être, la société pourra également y affecter tout moyen humain et matériel. Une grande liberté est laissée à la société pour se conformer aux principes qu’elle s’est fixés. La professeure Isabelle Urbain-Parleani souligne que ces moyens peuvent être notamment des moyens de formation, la mise en place d’un comité de parties prenantes ou la conception de tableaux de bord multidimensionnels permettant d’évaluer la cohérence de la stratégie de l’entreprise avec sa raison d’être[66]. Cette notion s’avère donc éminemment pratique. Son appropriation dépendra des usages des entreprises. Par exemple, l’entreprise CAMIF a fait le choix de prévoir un comité qui regroupe des représentants de toutes les parties prenantes (fournisseur, acteur du territoire, représentant des clients), mais également des administrateurs indépendants spécialistes de la RSE, des représentants des actionnaires, le dirigeant et un salarié ou une salariée. La mission de ce comité est de garantir le respect de l’objectif exprimé dans les statuts en définissant des indicateurs clés liés à cette mission et de veiller à la sincérité de la démarche. La société Carrefour, pour sa part, a mis en place un indice « RSE et transition alimentaire » lui permettant de mesurer la progression de sa performance extrafinancière. Enfin, la compagnie d’assurance MAIF a notamment créé un poste d’administrateur en chef de mission (chief mission officer) qui a pour fonction de suivre et de piloter la transformation de cette société. Son rôle est de mettre en place des indicateurs et d’apporter un soutien au comité de suivi qui intégrera des parties prenantes[67]. Les moyens susceptibles d’être « affectés » par les entreprises, au sens de l’article 1835 du Code civil, sont donc infiniment variés.

En tout état de cause, l’étude de la raison d’être per se n’a guère d’intérêt si elle n’est pas replacée dans son environnement juridique. Ainsi, il convient à présent de considérer cette notion dans l’univers du droit des sociétés.

1.2 Une notion juridique inédite

La notion de raison d’être est définie à l’article 1835 du Code civil et figure au sein du titre IX intitulé « De la société ». En intégrant l’acte sociétaire, cette notion aura une incidence tant sur le but (1.2.1) que sur l’appréhension de certaines figures classiques en droit des sociétés (1.2.2).

1.2.1 L’impact de la raison d’être sur le but de la société

Le but classique du contrat de société est de partager des bénéfices ou de réaliser une économie entre les associés. Or, en se donnant des règles d’action en matière sociale et environnementale, la société revisite sa finalité. Nous nous intéresserons donc, d’une part, au but « général et abstrait » de l’acte sociétaire (1.2.1.1) pour appréhender, d’autre part, la notion de raison d’être en tant que but subsidiaire (1.2.1.2).

1.2.1.1 Le but général et abstrait de l’acte sociétaire

La société est un contrat à titre onéreux[68]. En vertu de l’article 1107 al. 1 du Code civil, le but de l’acte sociétaire correspond à l’avantage que les associés entendent retirer de leur engagement. Au moyen de la société, ceux-ci veulent obtenir une contrepartie de leur opération d’apport. En effet, les associés apportent des biens ou des services qu’ils affectent à une entreprise commune afin de partager des bénéfices ou de réaliser une économie. Si l’associé s’engage à réaliser un apport, c’est pour recevoir une part des profits réalisés par la société. Son engagement est lié au fait de devenir titulaire d’une part sociale ou d’une action, c’est-à-dire d’un « droit qui lui donne vocation à recevoir une partie des bénéfices réalisés par la société[69] ». Par conséquent, l’avantage attendu par l’associé en contrepartie de l’avantage qu’il procure correspond, dans un contrat de société, au partage des bénéfices ou à la réalisation d’une économie. C’est une contrepartie immédiate, abstraite et objective. Comme le précise le professeur Guillaume Wicker, « rien n’impose que la contrepartie convenue s’entende toujours et nécessairement de façon abstraite et objective comme l’obligation réciproque ou la contre-prestation. Elle pourrait encore être appréhendée de façon plus concrète comme l’avantage attendu du contrat au regard de son économie d’ensemble, de la situation des parties ou de leur prévision telles qu’elles sont intégrées au contrat[70] ». En d’autres termes, cette contrepartie objective, bien qu’elle corresponde au but nécessairement poursuivi par les associés, n’en constitue pas l’unique justification. D’autres motivations particulières peuvent être précisées.

1.2.1.2 La raison d’être : un but subsidiaire

Selon l’article 1832 du Code civil, la société a pour but général et abstrait le partage d’un bénéfice ou la réalisation d’une économie. C’est une contrepartie prédéterminée en vertu du contrat nommé qu’est la société. Or la raison d’être constitue une justification spécifique, venant compléter la finalité classique du contrat de société. Selon Le grand Robert de la langue française, l’adjectif subsidiaire signifie ce « qui est destiné à être utilisé en second lieu, qui est à l’appui d’une chose plus importante, qui constitue un élément accessoire[71] ». Comme nous l’avons souligné plus haut, le partage des bénéfices ou la réalisation d’une économie participe du but premier du contrat de société. Toutefois, sans écarter ce but classique, la raison d’être cherchera, au contraire, à le « compléter[72] ». Sa stipulation au sein du pacte social reviendra à préciser le but « général et abstrait » de la société[73]. La raison d’être ne remet donc pas en cause la finalité lucrative de la société. Elle détaille simplement la manière dont l’activité sociale sera poursuivie.

1.2.2 L’impact de la raison d’être sur les notions classiques du droit des sociétés

L’objet social et l’intérêt social sont des notions incontournables en droit des sociétés. Il faut donc déterminer dans quelle mesure la raison d’être se distingue de ces notions (1.2.2.1) et son éventuelle influence sur ces dernières (1.2.2.2).

1.2.2.1 La raison d’être distincte de l’objet social

De prime abord, l’objet social ne saurait se confondre avec l’objet du contrat de société, c’est-à-dire son contenu selon l’article 1128 du Code civil. Tandis que l’objet du contrat, au sens d’objet de l’obligation de chacun des associés, vise la remise d’un apport, l’objet social peut être défini comme le type d’activité choisi par la société. Il doit impérativement[74] figurer dans les statuts en vertu de l’article 1835 du Code civil et de l’article L. 210-2 du Code de commerce. En outre, l’objet social se distingue de l’activité sociale. En effet, celle-ci, en ce qu’elle est juridiquement limitée par l’objet social, constitue l’activité réellement exercée par la société. De son côté, la notion de raison d’être ne s’assimile pas aux activités que la société projette de réaliser dans ses statuts. Elle ne détermine pas l’activité que la société compte poursuivre, mais spécifie plutôt la manière dont celle-ci sera réalisée. Ainsi, la raison d’être ne fixe pas les activités que la société va mener, mais la manière[75] dont elles seront accomplies. Par conséquent, si la raison d’être n’a pas d’influence directe sur l’objet social, elle en a toutefois une sur l’activité sociale[76].

1.2.2.2 L’influence de la raison d’être sur l’intérêt social

Si la société doit être « gérée dans son intérêt social », cela signifie que la gestion sociale n’a pas pour préoccupation première l’intérêt commun des associés, mais plutôt l’intérêt de la société en tant que telle. Autrement dit, l’intérêt social constitue l’intérêt fondamental de la société considérée comme personne morale, indépendamment de l’intérêt des associés[77]. L’intérêt social a été consacré par la Loi PACTE et figure désormais à l’article 1833 al. 2 du Code civil. Son introduction dans la loi est réalisée à droit constant. En effet, le législateur vient confirmer les effets actuels assignés par la loi et la jurisprudence à cette notion, sans pour autant en donner de définition[78]. L’exposé des motifs précise que cette consécration entérinerait au niveau législatif un aspect fondamental de la gestion des sociétés, soit « le fait que celles-ci ne sont pas gérées dans l’intérêt de personnes particulières, mais dans leur intérêt autonome et dans la poursuite des fins qui leur sont propres[79] ». Le législateur estime donc que l’intérêt social ne se confondrait pas avec l’intérêt personnel des associés ou des dirigeants. En vertu de l’exposé des motifs, la société aurait ainsi un intérêt propre. L’étude d’impact complète d’ailleurs cette analyse en énonçant que « l’intérêt social est l’intérêt de la société, en tant que personne morale, dans ses aspects patrimoniaux. Il correspond à l’intérêt pour la société à avoir une viabilité économique, du moins à conserver une aptitude pérenne à fonctionner normalement et à ne pas faire faillite[80] ». L’étude d’impact du projet de loi PACTE énonce de plus que « l’intérêt social est l’intérêt principal de la société, [tandis que] la raison d’être en est l’intérêt accessoire, éventuellement non patrimonial, qui ne contredit pas l’intérêt social mais que l’activité de la société doit contribuer à satisfaire[81] ». En d’autres termes, la raison d’être viendrait compléter l’intérêt social en lui ajoutant une composante extrapatrimoniale. Si le bon respect de l’intérêt social doit conduire les organes de gestion à assurer la pérennité économique de la société au travers de l’activité sociale, la raison d’être consistera à conformer la même activité aux principes que la société s’est donnés.

En somme, la raison d’être correspond à des règles d’action en matière sociale, sociétale et environnementale. Ces règles vont guider la société dans la réalisation de son activité. Pour assurer la mise en conformité de l’activité sociale par rapport aux principes statuaires, la société devra affecter des moyens financiers, humains et matériels. Par ailleurs, la raison d’être se distingue de l’objet social, mais elle contribuera à influer sur la manière dont l’activité sociale sera réalisée. En outre, l’introduction de principes au sein des statuts permettra d’enrichir l’intérêt social d’une composante extrapatrimoniale.

Les contours de la notion juridique de raison d’être ayant été abordés, nous verrons à présent la manière de déterminer son régime juridique.

2 Le régime juridique de la raison d’être

Bien qu’il soit désormais possible d’apporter une définition à ce nouveau dispositif qu’est la notion de raison d’être, son régime juridique demeure encore inconnu. Or il découle de cette notion un ensemble de règles qui tiennent tant aux modalités de stipulation qu’aux modalités d’adoption (2.1). De plus, la question centrale qui traverse la doctrine et la pratique concerne les effets juridiques de la raison d’être (2.2). Cette dernière ne pourra pleinement se déployer qu’à partir du moment où ses conséquences juridiques seront établies. De ce fait, puisque cette notion est éminemment pratique, il sera nécessaire de prendre appui sur des stipulations d’ores et déjà adoptées par certaines entreprises.

2.1 Les conditions de détermination d’une raison d’être

L’étude de la stipulation d’une raison d’être est primordiale. En effet, la formulation de la clause de raison d’être conditionnera le degré d’engagement de la société. Nous étudierons, dans un premier temps, les conditions de stipulation d’une raison d’être (2.1.1) ; nous analyserons, dans un second temps, certaines stipulations issues de la pratique (2.1.2).

2.1.1 Les conditions de stipulation d’une raison d’être

La raison d’être est une stipulation facultative (2.1.1.1) qui devrait, lorsqu’il y a lieu, apparaître dans les statuts (2.1.1.2).

2.1.1.1 Une stipulation facultative

La raison d’être fait l’objet d’une option dont la levée sera fonction des choix stratégiques de l’entreprise. En ce sens, le législateur a consacré un dispositif facultatif qui dépendra de l’engouement des milieux d’affaires. Sa volonté est de susciter une réaction en chaîne. Selon l’exposé des motifs, « ce projet d’article incite ainsi, sous la forme d’un effet d’entraînement, les sociétés à ne plus être guidées par une seule “raison d’avoir”, mais également par une raison d’être[82] ». D’après Colin Mayer, cette démarche serait fortement bénéfique : « One should encourage as many flowers as possible to bloom and promote innovation and experimentation in corporate purpose. One of the main merits of this approach is that it enhances the successful functioning of competitive markets and “runs to the top” in both the identification of beneficial purposes and commitments to their fulfilment[83] ». Cette « floraison » de raisons d’être serait donc la prémisse d’une concurrence d’un nouveau type, soit réputationnelle. Les entreprises « engagées » bénéficieront d’une meilleure réputation que leurs concurrentes, ce qui incitera ces dernières à amorcer elles-mêmes un processus d’engagement. Lorsque la raison d’être aura fait l’objet d’une appropriation étendue, la rivalité ne portera plus sur l’existence d’une clause de raison d’être, mais bien sur la qualité de sa mise en oeuvre. La réputation de l’entreprise sera bien évidemment corrélée avec la qualité de la stipulation. Sans stipulation substantielle, c’est-à-dire qui n’évite pas l’écueil de la superficialité de la « mission statement[84] », l’entreprise courra le risque de perdre tout crédit aux yeux de ses parties prenantes, qui pourront notamment y voir une tentative de purpose-washing[85].

2.1.1.2 Une stipulation statutaire
Analyse théorique

Les statuts correspondent à l’acte écrit dressé par les associés au moment de la constitution d’une société. Selon l’article 1835 du Code civil, les statuts doivent déterminer les apports de chaque associé, la forme de la société, son objet, son appellation, son siège, son capital, sa durée[86] et les modalités de son fonctionnement. Ce sont là des mentions obligatoires. La raison d’être, quant à elle, est une mention statutaire facultative prévue par la loi. Elle vient préciser l’engagement des associés. À la lecture de l’article 1835 du Code civil, la raison d’être devrait figurer, en principe, dans le pacte social. Or certaines sociétés, à l’instar de Carrefour, ont fait le choix de stipuler leur raison d’être au sein des préambules[87]. Quel document faut-il privilégier ? Les statuts peuvent en effet être complétés par des annexes, qu’il soit question des préambules, des règlements intérieurs ou des pactes extrastatutaires. En ce qui concerne les préambules, ils rappellent en quelque sorte le préambule des constitutions[88]. Ils contiennent généralement les objectifs fondamentaux de la société. Pour sa part, la jurisprudence est assez nuancée relativement à la valeur de ces documents. Certaines décisions ont précisé que les préambules et les statuts forment un tout que les associés doivent exécuter sans procéder à des dissociations[89]. D’autres soulignent que les statuts ont tout de même une autorité supérieure à celle des préambules « en ce sens que l’abrogation d’une disposition statutaire vaut abrogation tacite de la stipulation du préambule qui y fait référence[90] ». Pour ce qui est des règlements intérieurs, « en tant qu’ils règlent le détail du fonctionnement de la société, dont les bases sont arrêtées par les statuts », ils ont une « valeur infra-statuaire[91] ». De plus, ceux-là ne sont pas opposables aux tiers car, à la différence des statuts, ils ne font l’objet d’aucune mesure de publicité. Enfin, s’agissant des pactes extrastatutaires, ils sont conclus entre tous les associés ou entre certains d’entre eux seulement et même parfois avec la société. Ces pactes ne sont pas non plus soumis au mécanisme de publicité légale. Après étude de ces documents, nous croyons qu’il serait inopportun d’user des règlements intérieurs ou des pactes extrastatutaires pour stipuler une raison d’être. Seuls les préambules font figure d’exception. En effet, les règlements intérieurs ou les pactes d’associés sont inconnus des tiers et ont une valeur infrastatuaire. Ils constituent donc un obstacle au rayonnement de l’engagement de l’entreprise[92]. Ainsi, la raison d’être apparaît en principe dans les statuts. Toutefois, rien n’empêche de la stipuler dans un autre document. Mis à part les préambules, le choix d’un autre document juridique semble peu pertinent.

Analyse pratique

L’exemple du Crédit Mutuel Arkéa — La raison d’être de ce groupe bancaire coopératif et territorial peut se diviser en trois grands axes. Le premier exprime la volonté de la société de considérer le long terme en prenant en considération les enjeux sociétaux et environnementaux : « Nous voulons être acteur d’un monde qui se conçoit sur le long terme et prend en compte les grands enjeux sociétaux et environnementaux de notre planète pour les prochaines générations[93]. » Le fait que l’entreprise emploie le terme « vouloir » souligne l’intention, le souhait de parvenir à l’objectif visé. L’idée est d’atteindre un résultat lointain et non immédiat. À ce stade, la société affiche une ambition générale sans rapport avec son activité. Le deuxième axe apporte une précision en ce sens : « Nous y contribuons en pratiquant une finance au service des territoires et de leurs acteurs, qui s’inscrit dans la durée et aide chacun à se réaliser[94]. » Ici, la société précise l’activité exercée et à qui elle s’adresse. En employant le verbe « contribuer », elle rattache sa volonté abstraite de tenir compte des enjeux sociétaux et environnementaux à son activité concrète. Dans le troisième axe, le groupe Arkéa conclut en précisant que, sur le plan social, il a « fait le choix » de favoriser un partage équilibré de la valeur entre ses parties prenantes et que, sur le plan environnemental, il se montre attentif « au respect de son environnement ». En outre, cette société se qualifie d’« entreprise solidaire, éthique et inclusive[95] ». Remarquons que la formulation de la raison d’être d’Arkéa est exprimée à la première personne du pluriel. Cela pourrait s’interpréter comme la volonté de considérer l’ensemble des parties prenantes de l’entreprise. La démarche subdivisée en trois axes qui a été adoptée par Arkéa semble à première vue convenable ; toutefois, cette société n’a pas mis en évidence les enjeux sociaux et environnementaux propres à son activité ni apporté une réponse substantielle sur la manière dont elle souhaiterait y répondre. Cette stipulation demeure donc insuffisante.

L’exemple de la MAIF — La raison d’être de la MAIF est formulée comme suit : « Convaincus que seule une attention sincère portée à l’autre et au monde permet de garantir un réel mieux commun, nous [la] plaçons au coeur de chacun de nos engagements et de chacune de nos actions[96]. » Ici, la formulation est beaucoup plus succincte. L’expression « attention sincère portée à l’autre et au monde » reprend la dualité sociale et environnementale inhérente à la notion de raison d’être. Cette stipulation est toutefois critiquable, car elle ne rattache pas l’activité de la société à sa vision de long terme. La MAIF semble avoir fait le choix d’une raison d’être « mobilisatrice », c’est-à-dire courte mais suffisamment évocatrice pour fédérer les parties prenantes. Néanmoins, celle-ci n’apporte aucun guide concret à la gestion. Elle ne propose en effet aucune véritable règle d’action pour contribuer au « mieux commun ». La raison d’être de la MAIF correspond plutôt à l’affirmation d’une intention imprégnée de valeurs. Or, si cette approche est utilisée en stratégie d’entreprise[97], elle ne correspond pas à la définition juridique de la notion. Les entreprises devront veiller à ne pas confondre la raison d’être « intention » et la raison d’être « engagement ». Seule la seconde caractérise la notion juridique de raison d’être.

Ainsi, la portée de l’engagement des sociétés sera fonction de la qualité des stipulations[98]. Alors que certaines sociétés présenteront des raisons d’être correctement stipulées, d’autres, au contraire, n’auront que des pis-aller. La souplesse de ce dispositif fait donc peser sur l’entreprise un risque de mauvaise stipulation. Ce biais sera peut-être dû à une mauvaise maîtrise de l’exercice ; dans d’autres hypothèses, il pourra être analysé comme une manoeuvre de l’entreprise en vue de diminuer la vigueur de son engagement.

En outre, une fois déterminée, la stipulation devra faire l’objet d’une adoption par l’assemblée des associés.

2.1.2 L’adoption d’une raison d’être

L’adoption marque le début du déploiement de la raison d’être. Elle n’est nullement une fin en soi, car cet engagement devra être mis en oeuvre tout au long de l’activité de la société. Cette adoption doit répondre à certaines conditions de validité (2.1.2.1). De plus, la raison d’être devra faire l’objet d’un suivi lorsque son introduction statutaire aura été pleinement validée en assemblée (2.1.2.2).

2.1.2.1 La validité de l’adoption

Pour que l’adoption d’une raison d’être soit valide, celle-ci doit respecter certaines conditions. En effet, comme la raison d’être a vocation à intégrer les statuts, son adoption suivra le régime des modifications statutaires. Par ailleurs, celle-ci devra être précédée d’une consultation du comité social et économique (CSE), s’il existe.

Une adoption par la collectivité des associés

La modification des statuts est de la compétence exclusive de la collectivité des associés. Dans les sociétés anonymes, les modifications des statuts doivent être décidées par une assemblée générale extraordinaire qui statue à des conditions de quorum et de majorité renforcée[99]. Pour les autres formes de sociétés, la loi ne fait pas la distinction entre les décisions collectives qui ont pour objet la modification des statuts et les autres décisions. Pour autant, les associés prévoient, dans la majorité des cas, au sein du pacte social, que la modification des statuts devra être décidée en assemblée générale extraordinaire. Par conséquent, l’adoption d’une raison d’être, en principe, devra avoir lieu en assemblée générale extraordinaire.

De surcroît, une consultation préalable du CSE sera requise éventuellement si, bien entendu, le nombre de salariés répond aux exigences de seuil.

La consultation préalable du comité social et économique (CSE)

Le CSE a pour objet d’assurer l’expression collective des salariés. Sa mise en place est impérative dès que l’entreprise emploie au moins 11 salariés. À partir de 50 salariés, les compétences du CSE sont plus étendues. Parmi elles se trouvent notamment des attributions en matière économique. En vertu de l’article L. 2312-8 du Code du travail, le CSE est informé et consulté sur les questions intéressant l’organisation, la gestion et la marche générale de l’entreprise. Comme la raison d’être a vocation à revisiter l’organisation de l’entreprise et son fonctionnement général de même qu’à encadrer le comportement des dirigeants, le CSE devra donc nécessairement être consulté. Par ailleurs, en vertu de l’article L. 2312-24 du Code du travail, le CSE doit produire un avis « sur les orientations stratégiques de l’entreprise et peut proposer des orientations alternatives[100] ». Selon le rapport Notat-Sénard, la raison d’être constituerait un élément « essentiel du management stratégique des entreprises[101] ». Par conséquent, avant que la raison d’être soit adoptée, les organes de gestion devront préalablement consulter le CSE.

Dans le projet de société à objet social étendu (SOSE), les auteurs envisageaient déjà la consultation du CSE (anciennement dénommé « comité d’entreprise ») au moment de la définition de la mission sociétale de l’entreprise[102]. Cette situation témoigne, si cela était encore nécessaire, du rôle majeur que jouera le CSE dans la définition, l’adoption et le suivi de la raison d’être[103].

2.1.2.2 Après l’adoption

Alors qu’il existe un suivi des objectifs dans le contexte d’une société à mission, rien n’est prévu par la loi pour une société simplement dotée d’une raison d’être. Or le suivi du bon respect des principes statutaires s’avère capital. À l’occasion des assemblées générales annuelles, l’inscription d’une raison d’être statutaire imposera de mentionner, dans le rapport de gestion, la manière dont la société aura veillé au bon respect de ses engagements. Selon l’article L. 232-1 du Code de commerce, « le rapport de gestion expose la situation de la société durant l’exercice écoulé, son évolution prévisible, les événements importants survenus entre la date de la clôture de l’exercice et la date à laquelle il est établi ». Cela signifie que la société devra préciser, chaque année, les moyens qu’elle a affectés à la mise en conformité de son activité sociale avec ses principes statutaires. En ce qui concerne les sociétés anonymes, le rapport de gestion doit comprendre « des indicateurs clefs de performance de nature financière et, le cas échéant, de nature non financière ayant trait à l’activité spécifique de la société, notamment des informations relatives aux questions d’environnement et de personnel[104] ». En présence d’une raison d’être, ces sociétés devront donc détailler, dans leur rapport annuel de gestion, la manière dont elles ont mis en oeuvre leurs règles d’action en matière sociale et environnementale. Cela vaudra également pour les sociétés cotées et non cotées d’une certaine taille pour lesquelles une déclaration de performance extrafinancière est imposée.

En tout état de cause, la fragilité du dispositif réside principalement dans l’absence de véritable contrôle des informations fournies par l’entreprise. Bien que la raison d’être figure au sein du contrat de société et qu’elle implique que les associés doivent s’y conformer[105], rien n’empêche ces derniers de passer sous silence des comportements clairement hostiles au respect des engagements pris ou de faire preuve de mauvaise foi[106]. Ainsi, il devrait pouvoir être assuré un certain contrôle de ces informations grâce à des veilles à intervalles réguliers. Cette pratique amorcerait une sorte de corégulation, conjonction entre une autorégulation des acteurs privés et une régulation menée par des organismes tiers indépendants[107]. D’après la Commission européenne, « les pouvoirs publics devraient avoir un rôle de soutien en combinant intelligemment des mesures politiques facultatives et, le cas échéant, des dispositions réglementaires complémentaires afin par exemple de favoriser la transparence, de créer des mécanismes de marché qui incitent à une conduite responsable des affaires[108] ». Pour être pleinement effective, la raison d’être devra donc faire l’objet d’un accompagnement dans le temps. Des mécanismes de prévention ou de sanction, ou des deux à la fois, pourraient être prévus. C’est d’ailleurs tout l’objet de la société à mission.

En outre, à partir du moment où la raison d’être sera adoptée, celle-ci produira des effets qu’il convient de déterminer.

2.2. Les effets de l’adoption d’une raison d’être statutaire

L’exposé des motifs énonce que la raison d’être ne produirait pas « d’effets juridiques précis ». Or cela ne signifie pas qu’elle en soit complètement dépourvue. Au contraire, ses effets juridiques découleront de son intégration statutaire[109]. À partir du moment où les statuts de la société seront modifiés, il existera des conséquences juridiques. Ainsi, nous analyserons ci-dessous les effets de l’adoption d’une raison d’être en situation tant normale (2.2.1) que pathologique (2.2.2), c’est-à-dire en situation litigieuse.

2.2.1 Les effets de la raison d’être en situation normale

Il est possible de voir dans les prérogatives des membres de la société — que ce soit les associés ou leurs représentants — des « pouvoirs[110] ». En effet, la qualification de pouvoir[111] se justifie, car l’activité de la société, comme ses modalités d’exercice, est finalisée en contemplation d’un but particulier[112]. En l’occurrence, la raison d’être précise, de manière statutaire, le but poursuivi par la société. Nous examinerons dans ce qui suit l’impact qu’est susceptible d’avoir la raison d’être, que ce soit sur les pouvoirs des associés (2.2.1.1) ou sur ceux des organes de gestion (2.2.1.2).

2.2.1.1 L’influence d’une raison d’être sur les pouvoirs des associés
Influence théorique

A priori, l’associé qui exerce ses prérogatives au sein de la société le fait dans son intérêt propre[113]. Quand un associé use de son droit de vote, par exemple, il l’exerce d’abord en considération de son propre intérêt. Par conséquent, cette prérogative s’analyserait non pas comme un pouvoir, au sens retenu par Emmanuel Gaillard, mais comme un simple droit subjectif. Or cette conception est sujette à critique lorsqu’on s’intéresse au cas d’abus du droit de vote. Prenons en guise d’illustration l’hypothèse de l’abus de majorité. Selon la Cour de cassation, il y a abus de majorité quand la résolution litigieuse est prise contrairement à l’intérêt social et dans l’unique dessein de favoriser les membres de la majorité au détriment de la minorité[114]. Cela constitue donc une limite au « libre » exercice des prérogatives de l’associé. Or comment peut-on admettre, d’une part, que les associés votent dans leur intérêt propre, tout en considérant, d’autre part, qu’un vote contraire à l’intérêt social puisse être estimé abusif par les juges ? En d’autres termes, il n’est pas question de soutenir que le droit de vote ne s’exerce pas dans l’intérêt propre de l’associé. Il faut plutôt envisager que l’exercice de ce droit de vote n’est pas réalisé dans l’intérêt exclusif de l’associé, mais également compte tenu de l’intérêt de la société personnifiée. Autrement dit, en exerçant son droit de vote, l’actionnaire représente à la fois son intérêt propre et l’intérêt de la société. Ainsi, puisque l’associé exerce son droit de vote dans un intérêt partiellement distinct du sien, il est possible d’y voir un pouvoir au sens qu’en a donné Gaillard[115]. Comme nous l’avons soulevé précédemment, l’introduction d’une raison d’être aurait une incidence sur l’appréhension de l’intérêt social. Dès lors, en ajoutant une composante extrapatrimoniale à l’intérêt social, la raison d’être aura nécessairement une influence sur l’exercice du droit de vote des associés. Plus précisément, lorsque les associés devront voter, il leur faudra impérativement prendre en considération la raison d’être, et ce, tant en vertu de la force obligatoire du contrat de société que de la finalité de leur pouvoir.

Comme le précisait Michel Despax, « [l]e droit, à moins de n’être qu’un jeu de l’esprit, ne peut se réduire à de simples analyses théoriques sans contact avec le réel[116] ». C’est pourquoi nous croyons nécessaire de présenter une application pratique de cette proposition théorique afin d’analyser dans quelle mesure la raison d’être peut influer sur le droit de vote des associés.

Influence pratique

Considérons la raison d’être de la société mère Société nationale des chemins de fer français (SNCF) : « apporter à chacun la liberté de se déplacer facilement en préservant la planète[117] ». Cette société a vocation à permettre au plus grand nombre la possibilité de se déplacer, mais également à promouvoir un modèle de transport respectueux de l’environnement. Lorsque les actionnaires de la SNCF seront amenés à statuer sur les comptes sociaux, ils devront décider de l’affectation du résultat sur la base des propositions venant des dirigeants. Selon l’article 1835 du Code civil, une raison d’être doit nécessairement faire l’objet d’affectation de moyens. En l’espèce, la SNCF a choisi d’adopter une raison d’être dans ses statuts. Par conséquent, en vertu de la force obligatoire du contrat, les associés devront affecter des moyens nécessaires au bon respect des principes statutaires. En outre, les actionnaires de la SNCF doivent exercer leur droit de vote en fonction de leur intérêt propre et de l’intérêt social. Or la raison d’être influe sur l’intérêt social en y ajoutant une composante extrapatrimoniale. Par conséquent, le respect de l’intérêt social imposera aux associés, dans l’exercice de leur droit de vote, d’affecter des moyens financiers pour respecter les règles d’action en matière sociale et environnementale que la société s’est fixées.

La raison d’être encadrera donc le droit de vote des associés, notamment au moment de l’affectation du résultat. Elle leur imposera de réserver une quote-part des bénéfices afin de mettre en conformité l’activité de la société avec ses principes statuaires. Cette notion, qui s’inscrit dans le prolongement de la RSE, influera donc nécessairement sur les pouvoirs des actionnaires[118].

2.2.1.2 L’influence d’une raison d’être sur les pouvoirs des organes de gestion

Sans même la présence d’une raison d’être, tous les dirigeants sociaux sont désormais sommés de prendre en considération les enjeux sociaux et environnementaux liés à leurs activités[119]. Cette obligation concerne la gestion de la société. Or, à la lecture de l’avis du Conseil d’État, elle ne constitue pas le versant « extra patrimonial » de l’intérêt social[120]. L’idée est plutôt d’inciter les sociétés à examiner, dans l’accomplissement de l’objet statutaire, l’impact social et environnemental de leur activité[121]. La raison d’être, quant à elle, permet de formaliser, dans les statuts de la société, la manière dont elle entend répondre aux enjeux sociaux et environnementaux propres à son activité. Par sa présence dans l’ordre statutaire, la raison d’être aura une influence sur l’intérêt social. Ainsi, le dirigeant, pour exercer son pouvoir dans l’intérêt de la société, devra assurer l’harmonie entre les aspects « sociétal » et économique d’un projet.

Par ailleurs, en vertu de l’article L. 225-35 du Code de commerce, le conseil d’administration doit veiller à la mise en oeuvre des orientations de l’activité de la société anonyme : il prendra en considération, « s’il y a lieu, la raison d’être de la société définie en application de l’article 1835 du Code civil ». En tant qu’orientation de l’activité de la société à long terme, la raison d’être sera donc mise en oeuvre par le conseil d’administration. Autrement dit, celui-ci devra assurer le bon respect des principes adoptés par la société, en soumettant, à l’assemblée des actionnaires, des projets de résolution allant en ce sens. Le conseil d’administration jouera dès lors un rôle central dans l’alignement de l’activité sociale sur les principes statuaires.

Ayant abordé jusqu’à maintenant les effets de la raison d’être en situation de paix, nous devons déterminer ce qu’il pourrait advenir en « situation de guerre », pour reprendre la fameuse expression du juriste Charles Demolombe.

2.2.2 Les effets de la raison d’être en situation litigieuse

À l’heure où l’environnement normatif se complexifie, certaines entreprises n’hésitent plus à adopter une démarche active afin d’anticiper les risques de non-conformité à des normes juridiques ou extrajuridiques. De plus en plus de directions juridiques adoptent une vision managériale du droit consistant à réaliser une cartographie des risques de non-conformité[122]. Celle-ci permettrait la reconnaissance et le traitement des risques juridiques pouvant impacter les objectifs de l’organisation. En prenant appui sur cette approche, nous analyserons les risques que la raison d’être serait susceptible de faire peser sur la société, tant dans l’ordre interne (2.2.2.1) que dans l’ordre externe (2.2.2.2).

2.2.2.1 Dans l’ordre interne
À l’égard des associés

Pour que la raison d’être soit respectée, la société doit affecter des moyens. Or cela passe principalement par l’allocation de ressources financières. Celle-ci prend la forme de réserves. Par conséquent, un des risques juridiques, pour une société dotée d’une raison d’être, pourrait être la mise en réserve abusive de ses bénéfices. Les tribunaux saisis par les associés minoritaires prononcent la nullité des mises en réserve lorsqu’est apportée la preuve d’un abus de majorité[123], c’est-à-dire lorsqu’une décision est prise contrairement à l’intérêt social et dans l’unique dessein de favoriser les membres de la majorité au détriment des membres de la minorité[124]. La chambre commerciale a eu notamment l’occasion de se prononcer en 2003 et a considéré comme mise en réserve non abusive celle qui avait été effectuée en vue de réaliser des investissements très importants[125]. En effet, la Cour de cassation a jugé les investissements comme des mesures favorables à l’intérêt social, même si cela impliquait, en l’espèce, de suspendre la distribution des dividendes pendant six années. Ainsi, en présence d’une raison d’être, la jurisprudence ne devrait pas se montrer hostile à des mises en réserve systématiques, si celles-ci sont réalisées pour respecter les règles d’action en matière sociale et environnementale que la société s’est données. Toutefois, si une société mettait en réserve ses bénéfices dans l’unique but de thésauriser[126] ses richesses, soit sans aucune finalité d’investissement, et que cette décision avait comme conséquence de défavoriser les associés minoritaires, alors les juges pourraient la percevoir comme un abus de majorité. En effet, les juges de la troisième chambre civile ont notamment établi que des mises en réserve non justifiées par des besoins ou des projets précis, ni dictées par l’intérêt social, et qui avaient placé un associé minoritaire dans une situation personnelle précaire, étaient constitutives d’un abus de majorité[127].

Le risque juridique découlant d’une mise en réserve systématique par les associés majoritaires, dans le cas d’une société dotée d’une raison d’être, semble donc très faible.

À l’égard des dirigeants
La responsabilité des dirigeants envers la société

L’action en responsabilité civile à l’encontre d’un dirigeant suppose d’établir que celui-ci ait commis une faute. D’après les articles 1850 du Code civil ainsi que L. 223-22 et L. 225-251 du Code de commerce, les dirigeants répondent des manquements aux dispositions légales et réglementaires applicables aux sociétés, de la violation des statuts et de leurs fautes de gestion. Plus précisément, s’agissant de la faute de gestion, son critère réside dans la notion d’intérêt social : est jugé fautif le comportement du dirigeant non conforme à l’intérêt de la société[128]. Ainsi, la violation d’une raison d’être pourrait constituer une faute du dirigeant susceptible d’engager sa responsabilité civile à double titre, soit en raison de la violation des engagements pris par les associés qui figurent dans les statuts et au titre d’une faute de gestion, puisque la raison d’être constitue la composante extrapatrimoniale de l’intérêt social. Lorsque la société subit un préjudice causé par une faute des dirigeants, l’action peut être exercée par les dirigeants — ut universi — ou par les associés — ut singuli. En ce qui concerne la première hypothèse, elle ne peut advenir qu’en cas de changement des dirigeants sociaux, car « les intéressés sont rarement enclins à tresser la corde qui servira à les pendre[129] ». Dans la seconde hypothèse, elle s’analyse comme une action en substitution, les associés agissant dans l’intérêt de la société. L’action sociale peut être intentée par chaque associé même s’il ne possède qu’une seule part ou une seule action[130]. Dans les sociétés anonymes, l’action d’un groupe d’actionnaires n’est recevable que s’il représente au moins 1/20e du capital social[131]. Dans les sociétés cotées, l’action peut également être engagée par une association d’actionnaires dans les conditions prévues par l’article L. 225-120 du Code de commerce[132].

La révocation du dirigeant

Par ailleurs, le dirigeant peut être également révoqué par décision des associés selon les modalités qu’exige la forme sociale. En effet, le régime de la révocation du dirigeant dépend du type de société. Par exemple, les gérants de sociétés civiles, de sociétés en nom collectif, de sociétés en commandite simple, de sociétés à responsabilité limitée, les directeurs généraux délégués d’une société anonyme, ou le directeur général lorsqu’il n’est pas président du conseil d’administration, ainsi que les membres du directoire d’une société anonyme doivent être révoqués pour juste motif. À défaut, la décision de révocation pourra donner lieu à des dommages et intérêts. Cette menace limite indirectement l’exercice du droit de révocation et assure aux dirigeants une relative stabilité. La notion de juste motif n’est pas définie par la loi. Toutefois, selon la jurisprudence, celle-ci peut tenir soit au comportement fautif du dirigeant, soit à une divergence de vues sur la politique de la société[133]. D’après la jurisprudence, pour être de nature à justifier la révocation du gérant, les motifs invoqués doivent révéler une faute[134] de gestion ou encore compromettre l’intérêt social ou le fonctionnement de la société[135]. La faute du gérant peut également être une méconnaissance systématique des dispositions légales, réglementaires ou statutaires. On imagine alors qu’un dirigeant qui ne respecte pas la raison d’être statutaire pourra être révoqué pour juste motif. Par ailleurs, en tant que composante extrapatrimoniale de l’intérêt de la société, le non-respect de la raison d’être pourra être perçu comme une violation de l’intérêt social, et donc constitutif d’une faute de gestion. S’agissant du président du conseil d’administration d’une société anonyme, qu’il assume ou non les fonctions de directeur général, celui-ci est révocable à tout moment sur décision du conseil d’administration ou de l’assemblée générale. Il peut être démis de ses fonctions sans juste motif. Cette règle de révocation ad nutum est d’ordre public. Cela signifie que toute clause contraire est réputée non écrite. Ainsi, le président d’un conseil d’administration qui ne respecterait pas la raison d’être pourrait a fortiori faire l’objet d’une révocation, car aucune mesure dissuasive n’est prévue pour limiter l’usage de cette prérogative[136].

La violation de la raison d’être, constitutive d’une faute, justifiera donc une action sociale à l’encontre du dirigeant, tout comme sa révocation. En outre, dans les cas où la révocation doit être pour juste motif, la violation de l’engagement représentera un motif suffisant.

Au demeurant, les effets attachés à la raison d’être ne se limitent pas à l’ordre interne. C’est pourquoi nous analyserons ci-dessous les risques d’invocation de la raison d’être par des tiers, en prenant l’exemple des consommateurs.

2.2.2.2 Dans l’ordre externe : l’exemple des consommateurs

Selon Notat et Sénard, la raison d’être s’adresse notamment aux clients de la société[137]. Dans la mesure où les consommateurs réalisent de plus en plus leurs achats en fonction de l’éthique[138] de l’entreprise fournisseuse de produits ou prestataire de services, la raison d’être — en tant que règles d’action en matière sociale et environnementale — constituera un argument commercial important[139]. Une consommation peut être qualifiée d’« éthique » lorsqu’elle est réalisée par des consommateurs soucieux des problématiques environnementales et sociétales[140].

La question qui se pose ici est de savoir sur quel fondement juridique le consommateur pourra invoquer le non-respect de la raison d’être. Selon l’article L. 121-1 du Code de la consommation, une pratique commerciale peut être vue comme trompeuse si elle repose sur des allégations, des indications ou des présentations fausses ou de nature à induire en erreur le consommateur. C’est notamment le cas en ce qui concerne la portée des engagements de l’annonceur. Ainsi, une société qui ferait le choix d’afficher sa raison d’être s’expose à un risque de condamnation si elle ne respecte pas ses engagements. En d’autres termes, si un consommateur détient la preuve du non-respect de la raison d’être, il sera en mesure d’avoir recours éventuellement à l’article L. 121-1 du Code de la consommation. La preuve résidera principalement dans l’absence d’affectation de moyens par la société. En démontrant qu’aucun moyen n’a été affecté par la société, le consommateur pourra être fondé à faire appel au délit de pratique commerciale trompeuse. Les consommateurs pourront donc invoquer la violation de la raison d’être sur le fondement de l’article L. 121-1 du Code de la consommation en exerçant une action individuelle à l’encontre de l’entreprise qui ne respecterait pas ses engagements, ou encore en mandatant une association de consommateurs, dès lors que leurs préjudices auront pour origine commune la violation de la raison d’être. L’association de consommateurs exercera une « action en représentation conjointe[141] », en vertu de l’article L. 422-1 du Code de la consommation. Il existe donc un certain risque pour l’entreprise de se voir opposer le non-respect de sa raison d’être par des consommateurs.

Conclusion

La raison d’être permet de formaliser la manière dont l’entreprise souhaite répondre à ses propres enjeux sociaux et environnementaux. Celle-ci prend la forme de règles d’action en matière sociale, sociétale et environnementale. Elle vient préciser le but général et abstrait que poursuit la société. Tout porte à croire que la raison d’être influera nécessairement sur l’intérêt social en y ajoutant une composante extrapatrimoniale. Voilà pourquoi les pouvoirs des associés et des dirigeants s’en trouveront modifiés. De plus, pour être respectée, la raison d’être devra faire l’objet d’une affectation de moyens. Les principes posés permettront d’encadrer la répartition des bénéfices. Ainsi, les associés devront mettre en réserve une certaine somme, qu’ils détermineront en fonction de la situation économique de la société. Cette somme permettra de poursuivre les objectifs généraux que l’entreprise s’est fixés en matière de gouvernance, de droits de l’homme, de protection de l’environnement, de relations et de conditions de travail, de pratiques commerciales ou d’engagement dans les territoires locaux. En outre, la raison d’être sera notamment opposable aux consommateurs. Ces derniers pourront l’invoquer dans l’hypothèse où l’entreprise ne respecterait pas ses engagements. La consultation des documents sociaux, et plus précisément du rapport annuel de gestion, permettra de déterminer si des moyens y ont été affectés. Si ce n’est pas le cas, cette absence constituera une preuve du non-respect de la raison d’être.

Près d’un an après la promulgation de la Loi PACTE du 22 mai 2019, plus d’une centaine de grandes entreprises[142] ont fait le choix de se donner une raison d’être en France. La souplesse du dispositif semble donc avoir entraîné une réaction en chaîne dans les milieux d’affaires. Pour autant, toutes les entreprises n’ont pas souhaité voir figurer leurs engagements dans les statuts. Or, la stipulation extrastatutaire constitue un dévoiement du dispositif et la preuve d’un manque de sincérité des acteurs économiques. En outre, l’efficacité de ce nouvel instrument dépendra tant de la qualité des stipulations que du suivi des engagements pris. Si un contrôle externe est prévu au sein d’une société à mission, aucun contrôle n’existe pour une société simplement dotée d’une raison d’être. L’invocation de cette dernière par des consommateurs ou l’usage des pratiques de mise au pilori (name and shame) pourront constituer, néanmoins, des moyens de pression efficaces.