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1. Contexte

Les fermetures d’établissements dues à la COVID-19 ont touché 87 % de la population scolaire et étudiante mondiale (UNESCO, 2020). Suivant les recommandations du gouvernement et de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (UCAD), l’École supérieure d’économie appliquée de Dakar (ESEA) a déployé une solution d’enseignement à distance. En raison de la mise en place urgente du dispositif, qui couple une plateforme d’enseignement à distance et le système de visioconférence BigBlueButton, les enseignants n’ont eu droit qu’à une séance de présentation de la plateforme. À l’instar des autres collègues, nous devrions donc retravailler les contenus de cours pour les adapter à l’offre de formation à distance.

Responsable de plusieurs modules depuis une quinzaine d’années maintenant, notre approche a toujours été orientée vers la pratique, l’expérimentation. Conséquemment, nous n’avions pas forcément un support numérique (PowerPoint) à présenter aux étudiants. Alors, notre principale difficulté a été de bâtir un contenu structuré permettant de répondre à un objectif précis par séance. Nous avons ainsi dû retravailler « seuls » comme si c’était la première fois tous les contenus de cours.

Conscients depuis quelque temps maintenant que le numérique a bouleversé les modes d’apprentissage (Karsenti, 2018), mais ne maîtrisant pas le design pédagogique d’un cours à distance, nous nous sommes inspirés de notre expérience en enseignement et sur la formation reçue à l’Université Laval. Cependant, le contexte et les réalités n’étant pas les mêmes, il a fallu réajuster des éléments tels que les activités pratiques en classe pour atteindre notre public. Nous étions désormais confrontés à des problèmes jamais rencontrés auparavant : des absences du côté des étudiants, des remarques sur le son, sur des difficultés d’accès à la plateforme et sur les contenus des cours.

Nous partageons notre expérience à travers un témoignage inspiré d’un retour d’expériences de dix étudiants de 4e année après un mois d’échanges et de collaboration sur la plateforme. Ainsi, le récit suivant retrace les difficultés rencontrées par mes collègues enseignants et nous-mêmes ainsi que les enseignements tirés de cette première expérience de formation à distance.

2. Difficultés et défis

Bogues fréquents de la plateforme de cours

La plateforme de cours est conçue de façon expérimentale par un collègue enseignant et un étudiant de l’établissement à partir de la version gratuite de BigBlueButton (figure 1). Elle est présentement utilisée par plus de 500 étudiants (formation initiale et continue).

Figure 1

Aperçu de la salle virtuelle de la plateforme de l’ESEA

Aperçu de la salle virtuelle de la plateforme de l’ESEA

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Les étudiants et les enseignants accèdent à la plateforme et aux différentes salles virtuelles à l’aide d’un identifiant et d’un mot de passe. Les cours synchrones sont enregistrés et mis à disposition des étudiants quatre à cinq heures après le cours pour une durée d’une semaine. Les enseignants y déposent leurs contenus et matériels pédagogiques, accessibles en tout temps. Un forum est également ouvert pour permettre aux étudiants d’échanger entre eux et de poser leurs questions directement à l’enseignant.

La capacité de la plateforme étant limitée, étudiants et enseignants accèdent difficilement à la formation. La surcharge de la plateforme engendre fréquemment des retards dans le démarrage des cours, voire des annulations.

Un soutien technique est offert aux enseignants à quelques rares occasions par le collègue enseignant concepteur du projet, qui doit combiner ses activités d’enseignement et d’administration de la plateforme. Par contre, aucun soutien technique n’est proposé aux étudiants, qui doivent se contenter d’une séance de présentation de la plateforme au démarrage des activités de formation. Ceux-ci doivent très souvent attendre le désencombrement du serveur pour télécharger les contenus et les supports de cours. Avec la faiblesse du débit, le téléchargement peut prendre des heures ou même s’interrompre.

Cette situation pourrait être source de découragement et même de désengagement des étudiants, qui considèrent les problèmes techniques de la plateforme comme l’une des difficultés majeures de cette expérience de formation à distance. C’est ce qui fait dire à l’un d’eux que : « les difficultés rencontrées dans cette formation à distance sont entre autres : les problèmes techniques sur la plateforme, la difficulté d’accéder aux enregistrements ».

Le téléphone intelligent : principal outil de travail de nos étudiants

Pour des raisons de moyens, plusieurs étudiants utilisent le téléphone intelligent pour suivre les cours. Malgré la capacité de cet outil à se connecter sur les réseaux wifi et cellulaire, son petit écran est moins convivial pour naviguer sur Internet, télécharger des textes à lire et regarder des vidéos (Joseph et Dallaire, 2015). Dans cette situation, les activités de groupe en classe virtuelle deviennent difficiles, voire impossibles. L’absence d’écouteurs ou leur mauvaise qualité limite la prise de parole des étudiants et leur pleine participation aux activités de classe, ce qui oblige à recourir à un enseignement de type magistral parce que nous ne sommes pas préparés à faire face à de telles contraintes.

Un accès à Internet de faible débit

La formation à distance, surtout synchrone, nécessite un accès à une connexion Internet stable et rapide (Joseph et Dallaire, 2015). Au Sénégal, le réseau Internet reste faible dans la capitale et presque inexistant en région ou en campagne. Le problème de connexion empêche certains étudiants de participer aux travaux de groupe et d’effectuer leurs recherches documentaires et autres activités pédagogiques en ligne, ce qui fait dire à l’un d’eux : « Le réseau est faible du fait de la distance et très souvent, on n’en dispose pas pour effectuer à temps les travaux demandés ». De plus, les coupures d’électricité fréquentes rendent cette expérience encore plus difficile.

De notre côté, nous nous ajustons à cette réalité en rallongeant les échéances des devoirs et en traitant les étudiants au cas par cas. Il est possible d’en déduire que c’est un élément essentiel qu’il fallait prévoir avant de s’orienter vers la formation à distance synchrone.

Coût élevé de la connexion Internet

Les étudiants manquent de moyens financiers pour se payer des données mobiles ou s’abonner à Internet. Ils dépensent tous les quinze jours environ 10 000 francs CFA (25 $ CA environ) pour participer au cours. Sachant qu’ils ne sont pas tous boursiers de l’État et qu’ils sont généralement issus de familles modestes, cette somme est souvent exorbitante pour bon nombre d’entre eux. Ils s’absentent des cours et rendent tardivement leurs travaux.

Confrontés à cette situation de précarité de certains étudiants, des collègues et nous avons pris l’engagement de financer les dépenses liées à l’achat de leurs données Internet afin de leur permettre d’accéder à tous les cours. C’est une manière de limiter l’échec et de promouvoir la persévérance des étudiants et l’équité expérientielle.

La famille comme contrainte aux cours à distance

À ces difficultés s’ajoute parfois l’environnement des familles africaines. Selon Arias et Dehon (2007), l’environnement familial influence la réussite universitaire. Le niveau d’éducation des parents est l’une des variables permettant de le mesurer. Par exemple, un étudiant dont le père a atteint au moins le niveau supérieur aurait entre 68 % et 80 % plus de chances de réussir qu’un étudiant dont le père a un diplôme primaire. Aussi, toujours selon les mêmes auteures, l’étudiant ayant une mère universitaire « aura un ratio réussite/échec estimé à 41 % supérieur à un étudiant dont la mère n’a pas atteint les études supérieures » (paragr. 27).

Au Sénégal, le taux d’analphabétisme est estimé à 54,6 %, soit 46,3 % chez les hommes et 62,3 % chez les femmes (Agence nationale de la statistique et de la démographie [ANSD], 2018). Les cours à la maison sont alors considérés par plusieurs parents comme des vacances scolaires. Ainsi, les filles sont obligées de s’occuper des travaux domestiques, comme l’affirme cette étudiante : « Je suis celle qui fait presque tout à la maison. Peu de gens s’impliquent dans mes études. » Avec l’approche de l’hivernage, les hommes aussi s’occuperont des travaux champêtres.

D’autre part, nous constatons que les étudiants ont une préférence pour la formation en présence, soutenant que « les cours en présence sont meilleurs », et ont une réticence vis-à-vis de la formation à distance.

Même s’ils sont jeunes et font partie de la génération du Net (ayant grandi avec le numérique, comme le définissent Lomas et Oblinger, 2006), ils ne sont pas tous habiles à utiliser les technologies numériques dans leurs apprentissages parce que les universités africaines accusent du retard dans l’intégration des technologies numériques dans l’enseignement et l’apprentissage. Le modèle traditionnel de la salle de cours y est conservé et les nouveaux espaces physiques d’apprentissage intégrant différentes possibilités technologiques n’y sont toujours pas une réalité.

Cette expérience nous a permis de faire face à certaines réalités essentielles pour réussir un tel projet universitaire.

3. Enseignements tirés de l’expérience

Du côté des enseignants

De cette expérience, nous retenons que la formation à distance ne s’improvise pas. Il est important de prendre en compte le processus d’intégration des technologies dans toute sa complexité et toutes ses dimensions (Peraya, 2017). Comme tout projet, sa mise en place nécessite une analyse approfondie pour mieux établir les besoins et les caractéristiques des étudiants. Cette analyse permettrait de choisir le type de formation appropriée (synchrone, asynchrone, hybride) et les pratiques pédagogiques applicables à chaque situation. Cette improvisation dans la mise en place de la formation à distance à l’ESEA a du reste entraîné le report de la mise en oeuvre de certaines activités pédagogiques importantes de la formation (évaluation, stages…).

Les moyens financiers dont l’établissement doit disposer sont un autre élément à ne pas négliger, car dans notre contexte, les limites de la plateforme de cours sont en grande partie liées au manque d’argent. La plateforme est conçue par un collègue sociologue appuyé par un étudiant de l’établissement en rédaction de mémoire de maîtrise sur la formation à distance. Avec des moyens financiers et techniques plus importants, ils auraient pu mettre en place une plateforme accessible à tous avec des outils permettant aux enseignants de concevoir plus facilement leurs plans et contenus de cours et d’accompagner efficacement leurs étudiants.

De plus, nos collègues et nous ressentons un besoin de formation sur l’usage du numérique dans l’enseignement et sur la conception de scénarios pédagogiques, car selon Peraya (2017) : « Tout enseignant qui s’engage dans un processus d’intégration des technologies s’engage dans un processus d’innovation technopédagogique : l’émergence d’une nouveauté se situerait moins dans le contenu que dans le faire autrement dans un milieu donné. »

Du côté des étudiants

Du côté des étudiants, compte tenu des difficultés précitées, il serait nécessaire de privilégier le mode asynchrone en mettant à leur disposition des ressources textes téléchargeables facilement aussi bien sur ordinateur que sur téléphone intelligent et, pour les activités d’équipe, de les inciter à utiliser des outils de collaboration en ligne. Avec ces derniers, nous suivrons de près l’état d’avancement de leurs projets et nos rétroactions se feront facilement et à chaud.

De plus, pour garder une proximité avec les étudiants, une rencontre virtuelle une fois toutes les deux semaines et un accompagnement soutenu par courriel ou sur les réseaux sociaux seraient indiqués. Cette stratégie permettrait aux étudiants d’apprendre à leur rythme et de s’organiser socialement et financièrement pour accéder aux contenus de cours et satisfaire aux exigences pédagogiques.