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Introduction

Suivant la décision de confinement, en mars 2020, les autorités ont souhaité assurer une continuité pédagogique par des modalités numériques. Leur but était que la formation à distance (FAD) puisse rapidement se substituer à l’enseignement en présentiel. La notion de « substitution » fait ici référence au modèle SAMR (Levy, 2017; Puentedura, 2013) qui propose quatre types d’intégration des technologies dans l’enseignement : la substitution (faire la même chose mais en numérique), l’augmentation (mener le même type d’activité avec une plus-value), la modification (faire autrement de par les possibilités offertes) et la redéfinition (faire tout autre chose, la tâche nouvelle n’étant possible que par le numérique).

Dans l’urgence, les participants et les formateurs s’adaptent, tâtonnent, essaient… et les effets sont parfois surprenants. Nous nous arrêtons dans ce texte sur un effet observé, sur une plus-value inattendue : la distance spatiotemporelle semble imposer à certains étudiants, très discrets ou peu impliqués dans les formations en présentiel, de « se prendre en charge » et de devenir acteurs de leur propre formation… Cet article partage deux expériences de formateurs, deux surprises pédagogiques survenues au moment de cette mise à distance contrainte. La FAD est souvent perçue comme un risque de détérioration de la relation pédagogique. Ces deux récits témoignent d’un autre possible.

Expérience de Laurent

L’expérience décrite concerne un groupe d’ambulanciers diplômés d’ES[1] suisses, au début d’un cursus de « formateur à la pratique professionnelle ». Cette formation, dispensée sur cinq journées, permet de développer des compétences en accompagnement et gestion d’entretiens réflexifs avec des ambulanciers (registered paramedic with advanced federal diploma of higher education) en formation.

La session de formation de « formateur à la pratique professionnelle » dont il est question ici a démarré en janvier 2020, quelque temps avant les mesures de confinement liées à la COVID‑19. Après une première journée en présentiel, participants et formateurs ont dû, très rapidement, redéfinir leur mode de fonctionnement, leur relation, le programme et les modalités du cours.

Sylvie (prénom d’emprunt), participante à cette formation, occupe déjà la fonction d’accompagnante pour les stagiaires ambulanciers depuis sept ans. Elle pratique l’accompagnement de manière intuitive et conduit des entretiens plus prescriptifs que réflexifs (Gremion, 2016), posture éloignée de l’intention d’accompagnement du dispositif. Pendant la première journée de formation en présentiel, les deux formateurs ont senti Sylvie très résistante face aux contenus du cours.

Lors de la réorganisation du cours en FAD, une première phase a rapidement orienté tout le groupe vers des cours ex cathedra, par visioconférence, dans le but de suivre tout de même le programme et de correspondre a minima au : « faire la même chose mais en numérique », soit le S du SAMR (Puentedura, 2013). Les activités initialement prévues comme les présentations interactives, les travaux de groupe, les analyses vidéos et les réflexions sur leur pratique professionnelle ont pu être garanties grâce à la visioconférence et à la création de salons de discussion. Le « tableau blanc » a été remplacé par des documents collaboratifs en ligne. D’emblée, les formateurs ont été très surpris par l’enthousiasme des participants à travailler en confrontant leurs idées, en mobilisant les références théoriques et en produisant des documents d’excellente qualité. Ensuite, Facebook a été utilisé entre les sessions de visioconférence pour travailler de manière asynchrone sur les représentations de la conduite d’un débriefing, outil principal d’accompagnement pour le formateur à la pratique professionnelle. C’est donc un sujet central qu’il est nécessaire de traiter de manière approfondie, malgré la distance.

Les personnes en formation ont publié une capsule vidéo présentant leurs conceptions du débriefing, et un stagiaire dont ils assurent l’accompagnement a dû faire de même. L’intention était de confronter les représentations des « accompagnants » et des « accompagnés ». Cela a favorisé une véritable rencontre, tout en laissant une grande liberté à chacun d’échanger au moment le plus opportun pour lui.

Dans cet exercice et à leur grande surprise, les formateurs ont perçu Sylvie dans une nouvelle posture, évoluant rapidement vers le questionnement et l’analyse de certaines pratiques. Elle était la première à être active sur le groupe Facebook, à « aimer » les éléments ajoutés par les formateurs et à participer à la vie du groupe en remettant en question certaines pratiques d’accompagnement exposées, voire en proposant de les réguler, n’hésitant pas pour le faire à s’appuyer sur des éléments théoriques abordés en cours. Les formateurs ont remarqué une évolution de la posture de Sylvie, qui a rapidement quitté le mode prescriptif pour adopter une posture interprétative.

Par la suite, Sylvie sera la première, mais surtout la seule, à demander un accompagnement pour la rédaction de son travail de validation. Elle qui était connue pour être dans une posture très prescriptive face à ses stagiaires est passée rapidement d’une posture de retranchement à une posture de questionnement et d’autoévaluation face à sa pratique (Jorro, 2004). Elle a été ensuite très engagée sur Facebook en ayant des interactions constructives tant avec ses collègues qu’avec les étudiants ambulanciers.

Lors d’un échange, ce changement de posture a été évoqué avec Sylvie. Elle l’explique en disant être plus à l’aise en se trouvant dans un endroit familier, être moins influencée par le point de vue des autres, ce qui a libéré sa prise de parole.

Expérience de Fabrice

Dans ce qui suit, Fabrice se fait l’écho d’un moment d’échange bilatéral qui s’est déroulé à la faveur d’un cours à distance dispensé durant la période de confinement dans le contexte de la formation professionnelle suisse. Afin de restituer l’incrémentation émotionnelle de la séquence, le style dit du dialogue fictif a été choisi.

– De quoi s’agit-il?

– Je voudrais me faire l’écho d’une chose singulière, un moment inédit. Une jolie tranche de surprise relationnelle.

Une surprise, d’accord, mais d’où a-t-elle surgi?

– À la faveur d’un moment en FaceTime avec Ricardo (prénom d’emprunt), jeune homme de 19 ans d’origine portugaise. Il appartient au groupe de neuf jeunes gens d’une classe d’horticulteurs-paysagistes suisses romands en cursus court : l’Attestation de formation professionnelle. Cette formation, destinée à des élèves qui présentent des difficultés d’apprentissage, dure deux ans.

Sont-ils scolarisés à plein temps?

Non. Ils suivent une formation duale : 4 jours chez un patron et un jour de cours par semaine.

Et quel est ton rôle dans cette affaire?

Le cours que je leur propose s’intitule « Entretien et aménagement de jardin ». Un cours général dont la vocation est de leur donner les bases théoriques du métier. Nous passons ensemble toute la matinée du jeudi.

Quelle est la posture de Ricardo dans la configuration en présentiel?

Très dissipé. Sous perfusion de mes bons soins. Dès que je m’éloigne, il cherche l’attention des autres, observe le paysage.

– Quel dispositif as-tu mis au point à la faveur du confinement?

Je me suis tourné vers une plateforme interactive appelée Quizinière, une plateforme de création d’activités numériques interactives. Mon but a été de les faire travailler en autonomie, puis de revisiter leur travail avec chacun.

Et cette fameuse surprise?

J’y viens. Par où commencer? Par les maîtres-mots : qualité de présence, niveau de concentration, qualité de la performance. En clair, j’ai découvert un autre apprenti. La qualité de ses réponses m’a stupéfié. Il faisait des liens, corrigeait ses erreurs, convoquait des sources externes, évoquait sa pratique de terrain. Comme dans les livres. Les silences qui avaient de la place pour s’installer entre nous se sont peuplés de réflexions, de recherches. Ricardo pouvait travailler à couvert, à l’abri de mon regard, sans peur de faire faux. En présentiel, l’expression « non, rien à voir?! » est récurrente dans son discours chaque fois qu’il échafaude une hypothèse. Une forme d’autosabotage chronique qui dit sa difficulté à accorder du crédit à sa propre pensée. Rien de tel dans notre échange à distance. Comme si la question lui venait, mais qu’il avait l’espace pour y répondre lui-même. « Je » est un autre, et la distance semble permettre à cet autre de se manifester.

Et à quoi attribues-tu cela?

– Les autres apprentis sont absents, un rideau de pixels sépare l’apprenti de l’enseignant. Grâce à ce tête-à-tête aveugle (les protagonistes ne se voient pas car les vidéos sont débranchées, seul le travail de l’apprenti apparaît), j’ai réalisé ceci : en classe, Ricardo est comme une mésange sur une mangeoire à graines : sa perception est constamment happée par les mouvements du groupe, les sons, les déplacements. Et son téléphone, il bondit souvent de sa poche.

– Vis-à-vis de moi, son regard est fuyant, son corps devient une masse un peu liquide qui aimerait disparaître, échapper à mon regard, à ma présence corporelle. Au rayon anamnèse, je dirais : peu de confiance en soi, blessures d’apprentissage, une dose d’hyperactivité, une très forte sensibilité à laquelle peu de place a été donnée.

Alors que dans la modalité à distance?

Justement, tout est changé, bien au-delà de ce que j’aurais pu soupçonner. Je ne suis là que pour lui (un quart d’heure environ), mais distant et patient. Ma présence est donc aussi différente. Le dispositif technique installe une distance entre nous qui rend la relation plus hospitalière. Je souligne ici que ma relation de confiance avec Ricardo était née en présentiel. Qu’en serait-il dans une relation pédagogique construite déjà à distance? J’ai constaté aussi que Ricardo a pris confiance en moi à la faveur de nos sorties hebdomadaires sur le terrain : il m’a vu grimper dans un arbre, soulever une bouche d’égout, brandir une poignée de lombrics. La matière et le territoire ont été d’autres médiateurs profitables à notre relation pédagogique, et donc aux performances de l’apprenti. Distance virtuelle et présence matérielle m’apparaissent donc comme des ingrédients à associer.

Bon. Et que vas-tu faire de tout cela à l’issue du confinement?

Façonner des relations pédagogiques distantes au sein même de l’établissement. Utiliser la bibliothèque, la salle d’informatique, gérer plus finement les moments où je m’éclipse, monter des galandages en plâtre dans la classe, aller dehors avec des chaises de jardin, distribuer des casques de protection auditive. Pour ce type de public, la salle de classe m’apparaît désormais comme une réponse architecturale à moduler parce que trop chargée émotionnellement : elle place l’apprenti dans la position de l’élève et l’enferme dans l’identité qui lui est associée. On en appelle donc à une reconfiguration des lieux dénaturalisante.

Autre espace à modifier : l’espace graphique. Une plateforme telle que Quizinière offre un référentiel sémantique implacable. Les espaces pour donner des réponses sont clairement délimités, cadrés. À mon sens, Ricardo profite aussi de cela. Un cahier, un classeur lui apparaissent comme des espaces sans horizons où tout flotte. Le questionnaire en ligne est comme une lice qui rassure et sécurise. Les sources externes que j’y injecte sont régulées, dosées. En configuration présentielle, il m’est arrivé de lui fabriquer des masques pour cadrer une partie du cours : un paragraphe, un schéma. Oui, l’écran de l’ordinateur peut faire figure de champ opératoire fertile.

Discussion

Il est fréquent d’entendre que la FAD péjore la qualité de la relation pédagogique et l’engagement des personnes en formation. Il est également habituel de penser l’amélioration de la formation par le travail sur l’habitus des formateurs (Perrenoud, 2001) alors que ces exemples nous donnent à voir l’importance également de penser l’habitus des apprenants au regard des attentes de la formation (Kahn, 2012). Naturellement, ce ne sont que deux cas et aucune généralisation ne pourrait en être tirée. Ils offrent par contre des pistes de réflexion, et pourquoi pas de recherche, en soulevant des questions liant a) la distance spatiotemporelle dans la relation pédagogique ou, autrement dit, la présence à distance asynchrone (Blandin, 2004) avec b) l’engagement de l’apprenant (Viau, 2009) et c) son sentiment d’efficacité personnelle (Bandura, 2007).

Nous avons vu, dans le cours présenté par Laurent, que le premier réflexe pour pallier la distance avait été de chercher à substituer la présence virtuelle à l’enseignement présentiel pour les parties les plus transmissives du cours. Le travail en ateliers ou en sous-groupes s’est effectué, pour sa part, à distance synchrone sur des documents collaboratifs. Ce genre d’activité semble offrir plus d’autonomie dans l’organisation des groupes (Da Costa Cabral et al., 2020) et un meilleur engagement des apprenants dans la tâche. Cet effet est-il dû à la distance du formateur? à la modalité de communication entre les apprenants?

Dans un deuxième temps, l’utilisation de vidéos postées et commentées sur un réseau social a transformé la distance synchrone en distance asynchrone. Cette autre modalité a offert à Sylvie une conception adaptée et individualisée de la temporalité de sa formation (Alhadeff-Jones, 2017), lui accordant ainsi plus de liberté. La liberté de prendre le temps de la réflexion, la liberté de parler sans contrôle, sans retour immédiat, sans l’écoute du groupe-classe, la liberté de se taire, la liberté de tester, d’essayer, de se tromper, la liberté du lieu, permettant de travailler « à couvert ». Des libertés qui s’observent également dans le cas de Ricardo. Mais si l’asynchronicité semble source d’effets très positifs dans les cas présentés, elle peut aussi engendrer le décrochage, voire la « disparition » totale de certains apprenants. Comment profiter de ce gain de liberté rendu possible par ce mode de formation sans en subir les conséquences? Et si les temporalités en formation voient poindre de nouveaux synchroniseurs (Pineau, 2000) offrant plus d’individualisation des rythmes d’apprentissage, comment concilier les rythmes de chacun avec certains besoins de synchronisation nécessaires dans tout établissement?

Nous avons vu dans les exemples un engagement amélioré des deux apprenants au moment de la formation à distance, qu’elle soit synchrone ou asynchrone. Dans les deux cas, le rapport de l’apprenant au groupe formé par ses pairs ne semble pas étranger à cette amélioration. Les deux formateurs parlent de gain de confiance en soi, d’engagement accru, de qualité de présence et d’implication.

Durant le confinement, la distance spatiotemporelle a laissé de la place aux apprenants, ce qui les a contraints à changer d’habitudes et à devenir acteurs de leur formation bien plus intensément qu’ils ne l’étaient dans la formation classique. Des acteurs qui, de plus, ont goûté à certaines formes de liberté dans l’apprentissage. Que se passera-t-il au moment du retour forcé en salle de cours? Comment pourrons-nous sauvegarder cette liberté?