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Introduction

La question de l’enseignement à l’aide des technologies est aujourd’hui d’actualité (Bates et al., 2019; Maulini, 2019, 2020), particulièrement en cette période de pandémie mondiale. En mars 2020, la France, comme de nombreux autres pays, a fait le choix de la continuité pédagogique, demandant ainsi aux enseignants de l’enseignement supérieur de continuer à « assurer leurs enseignements ». Force est de constater qu’au-delà de la bonne volonté et même de la maîtrise des outils technologiques, il peut être difficile de changer de stratégies pédagogiques en plein milieu d’un cours, tout en respectant l’alignement (techno)pédagogique initialement pensé. Dans le cadre de cet article, nous souhaitons proposer un compte-rendu de pratiques intégrant le numérique à partir de ce qui a été mis en place durant cette période de confinement au sein de l’Université de technologie de Troyes (France).

Pour ce faire, nous présentons d’abord le contexte de l’expérimentation, puis les activités mises en place. Ensuite, nous mettons en lumière les avantages de cette pratique avant de revenir sur les limites, et ce, plus spécifiquement dans la perspective des enseignants.

Contexte de l’expérimentation

L’Université de technologie de Troyes est une école d’ingénieur généraliste française. À ce titre, elle propose aux étudiants un large panel d’enseignements qui va des sciences fondamentales aux sciences humaines, en passant par la culture et la technologie. L’expérimentation pédagogique menée s’inscrit dans un enseignement intitulé Histoire et technologie des objets du quotidien. Ce cours est proposé deux fois par année et est suivi, chaque fois, par une trentaine d’étudiants inscrits en deuxième ou troisième année du cursus. Comme l’illustre la figure 1, cet enseignement propose d’étudier, par groupe de trois étudiants, un objet du quotidien afin de comprendre son fonctionnement, de découvrir son évolution au cours du temps et de déterminer son impact sur la société, ou encore de comprendre en quoi les besoins sociétaux ont motivé cette évolution technologique. Considérant la portée de l’exercice, les objets d’étude choisis sont très variés : grille-pain, webcam, détecteur de fumée, machine à café, perceuse, réveille‑matin, etc.

Figure 1

Schéma illustrant les thématiques de recherche associées à l’objet d’étude

Schéma illustrant les thématiques de recherche associées à l’objet d’étude

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Durant le semestre, les étudiants sont invités, en mode apprentissage par la pratique (Schanket al., 1999), à mener des recherches, à démonter et à réaliser des vues éclatées de leur objet (voir un exemple à la figure 2), à réaliser des diagrammes de fonctionnalité, à rédiger des articles de vulgarisation pour expliquer le principal principe physique qui permet le fonctionnement de l’objet, ou encore à réaliser des productions vidéos afin de retracer l’histoire et les évolutions de leur objet d’étude.

Figure 2

Vue éclatée d’un réveil réalisée par un groupe d’étudiants

Vue éclatée d’un réveil réalisée par un groupe d’étudiants

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Continuité pédagogique en situation de confinement

En temps normal, ce cours se déroule en mode présentiel, dans une séquence de trois heures par semaine pendant quatorze semaines. À la mi‑mars 2020, lorsque le confinement a été décrété, l’équipe a dû rapidement revoir la dynamique pédagogique pour passer dans un format 100 % à distance. Pour cela, deux solutions technologiques ont été collectivement adoptées. D’une part, la plupart des séances ont eu lieu en mode synchrone, à l’aide d’une solution de visioconférence (Zoom) permettant de fonctionner en grand groupe, autorisant chacun des acteurs (étudiants comme enseignants) à prendre la main et à partager son écran. D’autre part, la plateforme pédagogique Moodle a été utilisée afin de permettre le dépôt et le partage de fichiers, de favoriser les échanges entre étudiants sur les forums et de proposer des évaluations formatives et certificatives au fur et à mesure du cours. Ces deux solutions ont permis les échanges en modes synchrone et asynchrone, les interactions, le travail collaboratif et le suivi des étudiants.

Notons que pour chacune des séances synchrones, l’équipe pédagogique a pris le parti de mettre les étudiants en situation d’animateurs et d’évaluateurs afin d’augmenter leur engagement dans cet enseignement à distance et de favoriser des apprentissages en profondeur. En parallèle, l’équipe pédagogique a tout mis en oeuvre afin de développer ce que Garrison et al. (1999) nomment « le sentiment de présence », en étant attentive aux présences sociale, cognitive et enseignante. Dans cet article, nous illustrons trois activités pédagogiques que nous pouvons qualifier d’actives et qui ont amené les étudiants à travailler de manière collaborative à distance (Lison et Denis, 2020), et ce, afin de réfléchir sur leur objet d’étude en vue d’atteindre les cibles du cours Histoire et technologie des objets du quotidien.

Motiver son choix d’objet

Une fois les consignes bien comprises, chaque groupe devait choisir son objet d’étude. Pour cela, il devait répondre à trois critères principaux : 1) contenir au moins deux fonctionnalités (par exemple, chauffer et mélanger), 2) avoir une histoire riche et une évolution technologique étudiable, 3) prétendre avoir eu un impact sur la société. Comme mentionné précédemment, chaque groupe a été invité à utiliser l’application Zoom pour présenter son projet à l’ensemble des participants du cours en mode revue de projets d’entreprise. À l’issue de chaque présentation, tous les participants étaient invités à évaluer les raisons (motivations techniques, historiques et sociales) qui ont conduit le groupe à choisir cet objet. Pour ce faire, l’application de vote Mentimeter a été utilisée, comme le montre la figure 3. Les arguments qui ont conduit l’équipe pédagogique à choisir cette application sont sa facilité d’utilisation, son aspect visuel et sa capacité à permettre des votes en temps réel.

Figure 3

Évaluation de la motivation du choix de projet à l’aide de l’application Mentimeter

Évaluation de la motivation du choix de projet à l’aide de l’application Mentimeter

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Apprendre à être critique par rapport aux pseudosciences

Une fois l’objet d’étude choisi, nous avons attiré l’attention des étudiants sur le fait qu’ils devaient faire preuve d’esprit critique et de rigueur par rapport aux informations scientifiques contenues dans la littérature scientifique et professionnelle (Hofer et Pintrich, 1997). Pour les aider à développer cette aptitude, nous avons mis en place une activité originale et motivante à partir de médias abordables. Concrètement, nous avons demandé à chaque groupe de choisir deux films et de repérer les erreurs ou les aberrations scientifiques. Nous leur avons demandé, en plus de pointer ces incohérences, d’expliquer scientifiquement l’erreur ou l’aberration et de proposer une solution rigoureuse faisant appel aux connaissances scientifiques. Dans le cas du film Iron Man, par exemple, les étudiants ont mis en lumière l’impossibilité de faire fondre le palladium destiné à concevoir un réacteur avec un simple feu de bois. Un autre groupe a travaillé sur les lois d’échelle dans le film Downsizing, tandis que d’autres étudiants ont démontré que réaliser le saut de la foi dans les aventures d’Assassin’s Creed était impossible en travaillant sur la résistance d’une botte de foin et sur la vitesse de la chute d’un corps en tenant compte de la résistance dans l’air. Une fois le travail réalisé, les étudiants étaient invités à le présenter à leurs pairs lors d’une rencontre Zoom, comme l’illustre la figure 4.

Figure 4

Analyse d’un extrait du film Downsizing

Analyse d’un extrait du film Downsizing

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Cette activité, motivante pour les étudiants selon leurs dires[1], permet de développer leur esprit critique en vue de leurs futures recherches. Par ailleurs, en leur demandant de mobiliser leurs connaissances scientifiques afin d’analyser et de corriger les erreurs détectées, nous avons constaté qu’ils étaient souvent allés bien plus en profondeur que lorsque nous leur donnions un cours sous la forme magistrale (Tremblay-Wragg et al., 2018).

Découvrir et s’approprier les révolutions industrielles

En lien avec le projet des étudiants, la situation de confinement a obligé l’équipe pédagogique à repenser l’un des temps de formation, à savoir l’étude des révolutions industrielles. Traditionnellement, celui-ci était offert de manière purement transmissive par un enseignant spécialiste de l’histoire des sciences et des notions d’innovation.

Considérant que cette approche nous semblait peu efficace en distanciel, surtout si nous souhaitions que les étudiants fassent des liens avec leur projet, nous avons décidé d’inverser la dynamique d’apprentissage en mettant les étudiants dans le rôle d’évaluateurs. Ainsi, nous avons demandé à chacun d’entre eux de mener des recherches sur l’histoire des révolutions industrielles, pour ensuite produire des questions à choix multiples sur la plateforme Moodle. Concrètement, chaque étudiant devait concevoir deux questions qui ont été testées et vérifiées par l’ensemble du groupe. Notre objectif était de les inciter à creuser leurs recherches et à faire émerger les éléments les plus importants du cours. Une fois l’ensemble des questions produites, soit près de 70, cette banque de questions a été mise à disposition en mode évaluation formative, c’est-à-dire avec un nombre de tentatives illimitées et une modification des réponses erronées lors des tentatives ultérieures. La consigne donnée à chaque étudiant était alors de proposer des améliorations ou des corrections en ce qui a trait aussi bien à l’intitulé de la question qu’aux choix de réponses (les distracteurs). Les étudiants étaient invités à déposer leurs propositions d’amélioration dans un forum (mode asynchrone) sur Moodle, ce qui permettait à l’ensemble des participants de les consulter et de les commenter, comme l’illustre la figure 5.

Figure 5

Capture d’écran du forum Moodle permettant les échanges entre les étudiants

Capture d’écran du forum Moodle permettant les échanges entre les étudiants

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Par la suite, nous avons souhaité maintenir l’engagement des étudiants (Monterrat et al., 2017) et, ce faisant, favoriser leurs apprentissages, en mettant en oeuvre le concept de ludification. Nous les avons donc mis en mode projet afin de leur demander de concevoir un jeu de société sur le thème des révolutions industrielles. Cette activité était réalisée en présentiel les années précédentes et nous avons souhaité la réitérer à distance en l’adaptant évidemment quelque peu.

Les consignes étaient les suivantes : concevoir un jeu de société original, permettant d’apprendre l’histoire des révolutions industrielles, qui donne envie de (re)jouer. Le jeu devait être simple afin que les étudiants puissent le comprendre rapidement et permettre d’être pratiqué à plus de deux joueurs. Chaque groupe a dû concevoir le jeu, les règles et le design et démontrer en quoi sa production était ludique et favorisait l’apprentissage lors d’une présentation via l’application Zoom, comme l’illustre la figure 6.

Figure 6

Capture d’écran de la présentation sur Zoom d’un jeu de société conçu par une équipe étudiante

Capture d’écran de la présentation sur Zoom d’un jeu de société conçu par une équipe étudiante

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Avantages des activités pédagogiques proposées

Un certain nombre d’avantages apparaissent à l’issue de cette période de continuité pédagogique. Tout d’abord, la mise en place de ces différentes activités a permis à l’équipe pédagogique de revisiter le cours et les pratiques traditionnellement mises en oeuvre et de faire preuve de créativité. Tout au long du cours, afin d’atteindre les cibles d’apprentissage, nous avons souhaité favoriser l’implication des étudiants pour que cet enseignement ne semble pas abscons, voire inutile.

De plus, considérant que la visioconférence entraîne une fatigue importante (Dubé, 2020), l’équipe a choisi de limiter les temps purement transmissifs en groupe complet et a privilégié la mise en place de groupes projet. Avec du recul, nous constatons que cela a permis de dynamiser et de flexibiliser le temps de formation alors que la formule en présentiel prévoyait des séquences de trois heures par semaine. Ce faisant, les étudiants ont pu organiser leur temps de travail personnel et collaboratif à leur convenance. Cette situation leur a également permis de découvrir des outils de travail collaboratif synchrone et asynchrone à distance, ce qui n’était pas dans leurs habitudes. Nous considérons que cela les a amenés à développer des compétences en matière de travail d’équipe et de communication (Lison et Denis, 2020).

Enfin, les trois activités, proposées dans une perspective complémentaire, ont permis de multiplier les temps d’évaluation, mettant ainsi en place un réel contrôle continu en vue d’atteindre les cibles du cours Histoire et technologie des objets du quotidien. Ce mode d’évaluation nous semble favorable (motivation, autoévaluation, capitalisation sur ses erreurs, rétroaction, « lissage » des accidents de parcours, etc.) en comparaison avec les évaluations terminales traditionnellement pratiquées (Romainville, 2006).

Limites des activités pédagogiques proposées

Les activités expérimentées ont aussi fait apparaître certaines limites ou contraintes sur le plan tant pédagogique que des apprentissages. Tout d’abord, le format interactif en distanciel (groupe/enseignants, étudiants/étudiants) oblige chacun à disposer d’une bonne capacité de connexion afin de pouvoir partager des présentations ou des extraits vidéos. Afin de pallier cette difficulté, nous avons demandé aux étudiants de « doubler » les présentations synchrones par des dépôts de documents en asynchrone mis en partage avec l’ensemble du groupe.

De plus, la multiplication des activités en lien avec le projet a entraîné une surcharge de travail pour les étudiants qui ont été plus mobilisés que lors de l’enseignement en présentiel. En effet, lorsque nous les interrogeons par des sondages institutionnels, bon nombre d’étudiants reconnaissent être passifs durant les cours en amphithéâtre, voire aussi durant les séances de travaux dirigés qui, pour certains, ne sont fréquentés que pour recopier les corrections des exercices. Le format mis en place durant le confinement a exigé une forte mobilisation des étudiants, ce qui nous amène à nous interroger sur leur capacité à gérer cet investissement si 100 % des enseignements étaient organisés dans ce format.

En outre, ce format à distance a mis en lumière le manque de compétences informatiques et l’incapacité à travailler de manière collaborative et à distance (Lison et Denis, 2020) de certains étudiants. Le fait de trouver leur place dans un groupe à distance et de prendre la parole lors des rencontres Zoom a mis les étudiants les plus timides ou en retrait en difficulté durant les premiers temps de la formation. Si nous voulions poursuivre dans cette approche, il nous faudrait mieux les outiller autant technologiquement qu’en ce qui concerne le travail en équipe (Lison et Denis, soumis). Au-delà de notre rôle classique de « garants scientifiques et pédagogiques », il nous faut mettre en place des temps d’animation de groupe, de régulation et d’analyse du fonctionnement de chaque groupe projet.

Conclusion

La fermeture des établissements d’enseignement supérieur français à la mi‑mars 2020 a demandé aux équipes pédagogiques de repenser leurs pratiques en seulement quelques jours, avec la contrainte principale d’enseigner à distance. Passée la simple quête d’outils numériques pour communiquer et échanger dans ces conditions, un travail d’alignement technopédagogique a été initié. Dans ce cadre, nous avons souhaité favoriser l’engagement et l’adhésion des étudiants, très peu familiers du distanciel. Ces modalités d’enseignement, expérimentales pour bon nombre d’enseignants, ont fait apparaître des avantages et des limites. Nous pouvons espérer que ces expérimentations auront des retombées à plus long terme sur les pratiques pédagogiques des équipes ou seront au moins l’occasion de repenser le présentiel.