Corps de l’article

1 Introduction

1.1 Questionner l’implicite[1]

Peut-être plus que toute autre discipline, l’étude de la mystique musulmane requiert l’engagement de la subjectivité du chercheur. Comme l’énonce Alexander Knysh, la spécificité de la tradition mystique de l’islam est qu’elle se rapporte à un aspect très personnel et insaisissable de la vie humaine (2005, 108). Comment, dès lors, dans le cadre d’une étude académique, aborder cette réalité de manière non biaisée ? Comment en rendre compte avec justesse ?

Soulignant la singularité de toute interprétation, Michel de Certeau soutient qu’« il n’y a pas de considérations, si générales qu’elles soient, ni de lectures, si loin qu’on les étende, capables d’effacer la particularité de la place d’où je parle et du domaine où je poursuis une investigation. Cette marque est indélébile » (1974, 19). Il rappelle que « toute interprétation historique dépend d’un système de référence ; que ce système demeure une philosophie implicite particulière ; que, s’infiltrant dans le travail d’analyse, l’organisant à son insu, il renvoie à la subjectivité de l’auteur » (de Certeau 1974, 21). Une idée semblable se rencontre chez Hans-Georg Gadamer qui observe que la manière dont un historien aborde les sources historiques dépend des questions, des préjugés ou des intérêts de cet historien déterminé historiquement : son regard n’a point la stabilité du point d’Archimède (Gadamer 1976,12).

Ces réflexions montrent combien la posture du chercheur influe sur le traitement du sujet de la recherche. Dès lors, que peut-on dire de la pratique du ou de la chercheur⋅e en sciences des religions concernant le champ d’études de la mystique musulmane ? Comment étudier cette réalité sans la recréer inconsciemment à l’aune de nos propres catégories ou présupposés philosophiques implicites ?

Ce problème a fait l’objet d’un article d’Omid Safi, qui observe que le cadre théorique véhiculé par certains islamologues relègue bien souvent la mystique à la sphère privée, d’où une certaine insistance sur la notion d’expérience (2000). Il souligne l’influence sur les esprits de la conception de l’expérience mystique véhiculée par The Varieties of Religious Experience (1902) de William James. Il analyse la manière dont certain⋅e⋅s chercheur⋅e⋅s créent une opposition radicale entre les affaires « spirituelles » et le monde visible, et il discute le découpage de l’histoire opéré par certains en périodes qualifiées « âge classique » puis « déclin ». Pour O. Safi, la plupart des travaux qui étudient la mystique musulmane continuent d’employer des modèles désuets et problématiques de « mystique » qui déforment notre compréhension des mystiques musulmans et de leur enseignement. Il suggère que la philosophie, la vision du monde, le système de référence, les implicites présents dans la conscience du ou de la chercheur⋅e l’amènent à « reconstruire » une certaine représentation de la mystique musulmane, à établir certaines oppositions, à mettre l’emphase sur tel ou tel aspect, à opérer tel ou tel découpage de l’histoire. Il montre comment l’élaboration de la définition de la mystique musulmane par un⋅e chercheur⋅e dépend largement de catégories ou de présupposés philosophiques inconscients.

Comment, dès lors, une recherche consciente d’elle-même va-t-elle s’énoncer et s’organiser afin d’aborder son champ d’étude de façon clairvoyante ? Je m’interroge ici sur la manière dont les concepts véhiculés par la recherche découpent le réel, sur la place de la subjectivité du ou de la chercheur⋅e en sciences des religions : comment la personne qui entreprend une recherche peut-elle, depuis la place particulière qui est la sienne, prendre davantage conscience de sa philosophie implicite, des caractéristiques de son propre cadre de référence ? Comment étudier la mystique musulmane en étant « conscient⋅e » de tout ce dont le regard est porteur, des présupposés théologiques ou philosophiques, des caractéristiques du paradigme dans lequel on s’inscrit ? Comment débusquer les intentions et valeurs implicites ? Comment consciemment regarder cet objet d’étude à travers ses propres catégories, à l’aune de sa cohérence interne, afin de mieux le voir apparaître dans toute « Sa » réalité ?

Bien qu’il soit impossible d’atteindre cet objet « en soi », bien que sa réalité soit à tout jamais inaccessible, je m’efforcerai d’analyser certaines des précautions méthodologiques qui contribueront à l’élaboration d’un cadre conceptuel adapté à l’étude de la mystique musulmane, afin de progresser vers une compréhension plus juste de ce champ d’études.

1.2 Support de l’analyse : l’oeuvre de Louis Massignon

Au sein de la multitude des études consacrées à la mystique musulmane, l’oeuvre de l’islamologue français Louis Massignon (m. 1962) est un exemple des difficultés liées à l’usage de la subjectivité dans ce domaine : chez lui, la subjectivité est à la fois l’outil qui lui permet d’appréhender son champ d’étude et le voile qui obstrue l’accès à une vision transparente de la réalité étudiée. Incarnant une contradiction inhérente à un métier, il semble que le savant se trouve tantôt éclairé et guidé par son intuition, tantôt égaré et trompé par ses « lunettes » déformantes.

Les deux oeuvres majeures du savant, la Passion d’al-Hosayn-Ibn-Mansour al-Hallaj et l’Essai sur les origines du lexique technique de la mystique musulmane, furent accueillies favorablement par plusieurs spécialistes de la mystique musulmane, tels Hans Heinrich Schaeder, Duncan Black Macdonald, Henri Laoust, Jacques Berque, Paul Nwyia ou encore Marshall G.S. Hodgson. Pour beaucoup, L. Massignon doit être compté au nombre des fondateurs d’un nouveau champ d’études : la mystique musulmane. Son oeuvre inspira plusieurs générations de chercheur⋅e⋅s : Henry Corbin, Amélie-Marie Goichon, Henri Laoust, Louis Gardet, Georges Anawati, Roger Arnaldez, Robert Caspar, Serge Laugier de Beaurecueil, Paul Nwyia, Osman Yahia, ʿAbd al-Ḥalîm Maḥmûd et Abû al-Wafâ’ al-Taftazanî, pour ne citer que quelques noms.

Elle fut pourtant également ciblée par de nombreuses critiques. Certains ont souligné la difficulté à y faire la part de l’érudition objective et de la pure subjectivité intuitive. D’autres ont déploré une distorsion manifeste de l’image du martyr al-Ḥusayn ibn Manṣûr al-Ḥallâj. J. Waardenburg, observe que « Massignon voit le mystique Hallâj comme un saint supérieur à Mohammed, qui se substitue à lui et qui délivre l’Islam d’interdictions données par le Prophète » (Waardenburg 1963, 257). Patrick Laude relève que L. Massignon comprend la voie ḥallâjienne comme l’achèvement de l’islam et se demande s’il ne christianise point trop exclusivement cette figure en restreignant la portée de son universalisme (2001, 156).

Ainsi, cette oeuvre présente à certains égards une vision « gauchie » de la mystique musulmane : le savant — malgré ses efforts pour réaliser un « décentrement mental », pour décoloniser son regard et le rendre proche et fraternel, malgré ses efforts pour appréhender la spiritualité des premiers mystiques musulmans et en rendre compte le plus fidèlement possible — s’est vu taxer d’ethnocentrisme, s’est vu reprocher d’avoir « christianisé » et déformé la figure qu’il étudiait.

J. Waardenburg a mis à jour un certain nombre d’intentions, de présupposés, de concepts et de valeurs présents dans la conscience des chercheur⋅e⋅s lors de leur étude de l’islam (1963). Il a souligné la nécessité, pour l’épistémologie des études islamiques, de développer des catégories « adéquates non seulement à la description, mais aussi à l’analyse et à l’interprétation scientifiques des phénomènes islamiques » (Waardenburg 1998, 30).

Au cours des dernières décennies, plusieurs auteurs ont cherché à complexifier les termes du débat posé par Edward Saïd en 1978 et à s’interroger sur le rôle des savants issus des sociétés non occidentales dans la production des savoirs (Brisson 2009, 256). Certains proposent d’entendre l’oeuvre saïdienne comme une invitation adressée aux chercheur⋅e⋅s à aborder leurs objets de recherche avec plus de considération et de sensibilité et à exercer un regard critique sur leurs propres méthodes (Messaoudi 2015, 16).

L’oeuvre de L. Massignon a influencé la manière de concevoir la mystique musulmane de générations de chercheur⋅e⋅s. Pourtant, ne s’agit-il pas d’une vision prismatique et hautement subjective de ce champ d’études ? D’une certaine vision qui ne va pas de soi et qui doit être réexaminée ? Grâce à l’analyse du cadre conceptuel véhiculé par L. Massignon, de sa posture herméneutique vis-à-vis de son champ de recherche, il deviendra possible d’identifier certains biais de cette vision et à partir de cet exemple, de mettre en lumière certaines précautions méthodologiques permettant de tendre vers une compréhension plus juste de ce champ d’études.

2 Éléments contextuels et biographiques

2.1 Le chercheur et son contexte historique

En cherchant à situer le regard de L. Massignon au sein de l’écheveau des éléments contextuels ayant contribué à le former et à l’orienter, on observe à la fin du XIXe siècle un regain d’intérêt pour l’étude de la mystique, ainsi qu’un accroissement de l’attention portée au sentiment religieux ou au vécu religieux. Certains sont séduits par le caractère élevé et interreligional de la mystique, perçue comme une réalité « spirituelle » étrangère à la dimension politique (Waardenburg 1998, 15).

La constitution des « sciences religieuses », qui s’inspirent de la méthode historique et tendent à se définir en opposition à la théologie, conduit à la « crise du modernisme ». L’islamologie s’institutionnalise, s’internationalise. Grâce à l’essor des congrès internationaux, certaines collaborations d’envergure voient le jour, telle l’Encyclopédie de l’Islam[2].

Au temps de l’expansion coloniale, l’arabisant se situe dans une position médiane, dans un entre-deux-mondes traversé par une tension entre logique savante et logique politique, entre académisme et mission civilisatrice (Messaoudi 2015). Les rapports de force géopolitiques favorisent un certain eurocentrisme. L’ethnocentrisme inconscient de certains auteurs les conduit à réaliser une lecture de la réalité de l’autre à partir de soi, en référence à soi. À ce sujet, Hichem Djaït évoque le « ḥallâgisme » de L. Massignon (1978, 62). Bien qu’elle soit liée à l’impérialisme, la mission chrétienne conduit aussi, au contact des musulmans, à un renouveau du regard porté sur l’islam, à une ouverture de la théologie que confirmera le Concile Vatican II.

L’expertise des savants orientalistes, que beaucoup accuseront d’avoir assujetti leur savoir à une administration ayant pour finalité l’asservissement des peuples étudiés, a parfois des effets modérateurs en matière d’action coloniale. Conséquemment, la figure de l’orientaliste inspire tantôt l’admiration et la sympathie, tantôt la méfiance et la réprobation. Parfois bien accueilli dans les universités égyptiennes ainsi qu’à l’Académie de langue arabe du Caire, L. Massignon inspire ailleurs la méfiance et l’indignation et se trouve mis en cause pour sa vision hétérodoxe de la mystique musulmane (Azhar 1953).

Contemporain de la Naha (« Renaissance arabe »), il est témoin de l’effort de conciliation auquel travaillent les penseurs du monde musulman entre science moderne et retour à la tradition de l’interprétation (ijtihâd) classique. Les Académies de langue arabe de Damas et du Caire deviennent les lieux d’un effort sur la langue : L. Massignon en est membre et il s’intéresse au lexique philosophique et mystique. Grâce à l’essor des moyens de transport, les liens entre les intellectuels musulmans et européens s’intensifient. L’islamologue se lie d’amitié avec de grands savants tels Muhammad Iqbal et Taha Hussein. Il est témoin de débats, de réflexions, de mobilités géographiques et d’échanges d’une grande richesse.

2.2 Une histoire, un regard 

Quels éléments biographiques orientèrent la vision de la mystique musulmane de ce chercheur ? Après une solide formation d’arabisant à Paris, il devient pensionnaire de l’IFAO du Caire. La découverte, dans un texte de Farîd al-Dîn al-ʿAṭṭâr (mort vers 618/1221)[3], de la figure d’al-Ḥallâj, mort en martyr à Bagdad en 309/922, le conduit à accepter une mission dans la capitale abbasside. Là, il s’intéresse aux cimetières, lieux de retraite et d’oraison des mystiques. Sa recherche paraît s’inscrire dans un projet de cartographie de la sainteté. Certaines tombes sont pour lui des « signes d’une dormition dont le sens est éminemment eschatologique » (EM II, 433). Il est un chercheur, un savant, mais aussi un témoin, un « pèlerin scientifique », qui entretient à son champ d’étude une relation « expérientielle » (Meintel 2016).

À ses yeux, l’oeuvre d’al-Ḥallâj incarne le procès de l’amour divin en islam ainsi qu’un mode introspectif et expérimental de connaissance de la Réalité et elle contient les germes d’une perspective réunissant le christianisme et l’islam. Il lui consacre sa thèse, ainsi qu’une trentaine de publications dans lesquelles al-Ḥallâj est présenté comme le sommet de la spiritualité musulmane. La relation entre le chercheur et ce mystique peut clairement être qualifiée de « passionnelle ».

En Iraq, en mai 1908, L. Massignon vit un événement intérieur intense, « la visitation de l’Étranger », et se convertit au christianisme. Désorienté, comme « terrassé », le chercheur vit la recherche de façon « expérientielle ». Il n’entend pas se protéger : il prend le risque de se mettre en jeu.

À Bagdad, il est l’hôte d’une famille de lettrés musulmans, les cousins al-Alûsî. Profondément touché par leur hospitalité, il estime que c’est grâce à eux s’il est encore en vie et s’il est redevenu chrétien. Considérant qu’il a contracté une dette à leur égard, il choisira de se consacrer à ses frères musulmans, de mettre son intelligence au service de leur compréhension.

La généalogie intellectuelle de cette famille montre que pour ces savants les attitudes ṣûfies et salafies[4] n’étaient pas exclusives les unes des autres. L’ancêtre de ces cousins, Abû al-Thanâ’ al-Alûsî (m. 1854), auteur d’un commentaire coranique (tafsîr) intitulé  al-maʿânî, avait combiné trois approches : salafie, ṣûfie et le principe du jugement personnel (ra’î) (Nafî 2002, 483).

L’un de ses fils, Nuʿmân al-Alûsî (m.1899), auteur de Jalâ’ al-ʿaynayn fî muâkamat al-Amadayn, illustra par son oeuvre la possibilité d’une coexistence entre affinités ṣūfies et salafies (Nafî 2002, 465). Ayant découvert, en 1878, le tafsîr du savant salafi indien Siddîq Ḥasan Khân (m. 1889), il envoya son propre fils ʿAlî ʿAlâ’ al-Dîn (m. 1922), étudier auprès de ce savant : ce fils, « Ḥâjj ʿAlî », est l’un des deux hôtes de L. Massignon à Bagdad. Le second, Maḥmûd Shukrî (m. 1924), est selon L. Massignon hostile à la mystique musulmane et passionnément salafi et wahhâbite (Massignon 1997a, 17). Pourtant son père ʿAbdullâh Bahâ’ al-Dîn (m. 1874) était un ʿâlim (savant) avec de fortes tendances ṣûfies (Nafî 2002, 465). Recommandé par cette famille, L. Massignon entre également en contact avec le réformateur damascène Jamâl al-Dîn al-Qâsimî (m. 1914), chez lequel le taṣawwuf (la mystique musulmane), loin d’être rejeté comme un tout, occupe une place centrale (Sirry 2011, 83). Ces exemples montrent que l’intérêt de ces intellectuels pour la pensée réformiste salafie n’est pas exclusif d’une réelle connaissance du taṣawwuf. L. Massignon sera lui-même amené dans la Passion, à présenter une vision nuancée de la réception d’al-Ḥallâj par les auteurs musulmans de diverses sensibilités ou écoles au fil des siècles. Il prouvera que loin d’être étranger à l’islam, le taṣawwuf était issu de ce corps le plus intimement islamique appelé Ahl al-adîth (les traditionnistes) (Makdisi 1984, 80).

Quant à l’expérience égyptienne de L. Massignon, elle se caractérise par un fort engagement en faveur du dialogue islamo-chrétien : fondation d’une fraternité de prière baptisée « Badaliyya », collaboration avec l’IDEO, fondation du centre Dar el-Salam et participation à l’association des Ikhwân al-ṣafâ’ (les Frères sincères). C’est aussi en Égypte, au Caire, qu’il sera ordonné prêtre dans le rite melkite-catholique à l’âge de 67 ans.

Au Caire toujours, il étudie la logique (manîq) à l’Université al-Azhar et donne des cours sur l’histoire des termes philosophiques à l’Université Fuʿâd, ce qui l’amène à approfondir l’importance de la dimension lexicale dans l’approche des textes des grands mystiques musulmans. Élu à l’Académie de langue arabe du Caire en 1934, il y mène un combat pour la pureté de l’arabe classique. Convaincu de l’aptitude de cette langue à exprimer avec fidélité et justesse les états mystiques, il se l’approprie au point de développer une approche intériorisée des textes de la tradition mystique de l’islam.

Enfin, c’est au Caire qu’il se lie d’amitié avec le philosophe Muṣṭafâ ʿAbd al-Râziq, qui réhabilite diverses disciplines, dont le taṣawwuf, au sein de la philosophie musulmane (Anawati 1982, 31). Cet exemple montre que la réflexion de L. Massignon sur son champ d’étude se développe grâce au contact de savants du monde musulman. En Europe, cette réflexion s’enrichit également au contact d’Ignác Goldziher, qualifié par L. Massignon (1997a, 16) de « premier maître » : il s’intéresse à ses réflexions sur l’interprétation (ta’wîl) allégorique des ṣûfis et lui emprunte le concept « d’intériorisation » (Verinnerlicherung). Sa réflexion se nourrit enfin des riches échanges qu’il tisse avec le philosophe H. Corbin, comme lui passionné par la figure de Rûzbihân Bâqlî Shirâzî (m. 1209).

Il resterait beaucoup à dire au sujet de la biographie de L. Massignon. Mais ce bref survol de son parcours permet d’affirmer que lorsqu’il aborde la mystique musulmane, il n’est pas une page blanche : il est riche d’une certaine expérience de vie qui colore son regard et détermine sa posture. Il est un interprète.

3 Réflexions terminologiques et méthodologiques

3.1 Considérations définitionnelles

L’étude de la mystique, bien qu’elle traite d’une réalité absolue, se doit d’être située historiquement. On en parle « de quelque part ». Hermann Landolt rappelle qu’un « ṣûfi » n’est pas nécessairement un mystique, et qu’un mystique du monde musulman ne sera pas toujours appelé « ṣûfi » (Izutsu 1984, 4). Tandis que dans l’Essai L. Massignon retrace l’évolution sémantique de ce terme (ES, 155), R. Caspar rappelle que « l’Islam n’est pas le soufisme, en ce sens qu’on ne peut réduire tout l’Islam au soufisme », et simultanément que « le soufisme, c’est aussi l’Islam », pour bien préciser que tout « ṣûfi » est aussi un croyant musulman (1968, 3).

Selon Ibn Khaldûn (m. 808/1406), l’un des traits distinctifs du taṣawwuf est l’attention portée aux actes des coeurs et à l’importance de l’intention (niyya) (Chaumont 1989, 285). De même, pour L. Massignon, la mystique musulmane implique une « attention à la dimension intérieure et aux conditions de sincérité (ikhlâs) qui président intérieurement à l’exécution de l’action » (Francesco 2014, 125). Il la qualifie de « science expérimentale », de « méthode introspective », consistant en un effort d’intégration, d’intériorisation du vocabulaire coranique et se réalisant en référence au modèle de l’ascension du Prophète (miʿrâj) (EM II, 305) ; elle consiste en une « expérimentation cultuelle de la douleur », elle est une thérapeutique, une science de la guérison des coeurs et a pour fonction la « guérison du corps social » (ES, 16).

3.2 Méthode employée

Après avoir très brièvement défini la manière dont L. Massignon comprend l’expression « mystique musulmane », nous nous intéresserons à la méthode qu’il emploie dans son exploration de ce champ. Tandis que ses contemporains se passionnent pour l’approche positiviste, L. Massignon va s’en détacher : il adopte une méthode originale et il va reconnaître à l’islam le statut de religion vivante à part entière. Sa lecture des textes est méditative : parvenu à une position méthodologique « intérioriste », il s’efforce de revivre le texte en lui-même, d’étudier le phénomène « du dedans », de débarrasser son regard de tout mépris, de redresser son regard, de se placer au centre même de la doctrine musulmane (EM II, 801). La recherche académique revêt chez lui une dimension religieuse, quasi mystique. Il s’efforce de « comprendre » (Verstehen) l’expérience religieuse du sujet, son vécu (Erlebnis), plutôt que de vouloir à tout prix « l’expliquer » (Erklären) (Ess 1984, 63). Il observe distinctement que l’on ne voit l’objet religieux qu’à travers ses propres yeux : l’étude d’un objet dépend aussi du sujet qui l’étudie.

Sa méthode a été critiquée par Josef van Ess qui lui reproche de ne pas avoir su conserver de distance avec l’objet étudié (1984, 64). Cette opinion est partagée par J. Waardenburg (1970, 154) qui estime que l’islam vu par L. Massignon est « un Islam massignonien » et qu’il attribue une survaleur à al-Ḥallâj, situant les différents courants religieux et philosophiques par rapport à sa pensée. Quant à H. Corbin, il observe que L. Massignon n’a pas abordé les différents domaines de l’histoire musulmane avec une égale empathie. En témoigne sa compréhension très limitée du shîʿisme d’Ibn Sînâ (m. 428/1037) ou encore d’Ibn ʿArabî (m. 638/1240) (Corbin 1970, 59). Cependant, il a eu le mérite de proposer une vision d’ensemble, de décloisonner les savoirs au sein des études islamiques. Il savait mettre en lumière la cohérence du tout et relier des instances habituellement séparées (Arkoun 1980, 430).

4 Centralité de la référence coranique

Les études publiées par les prédécesseurs de L. Massignon soulignent les aspects exotiques de la mystique musulmane, tels les derviches errants. Plusieurs auteurs, réticents à considérer la voie mystique comme intrinsèque à l’islam, tiennent cette religion pour incapable de produire la haute spiritualité dont témoignent les textes des mystiques musulmans et rivalisent pour démontrer la provenance chrétienne, hindoue ou hellénistique de la mystique musulmane (Knysh 2005, 56). Émanant de postures ethnocentrées, ces thèses minimisent son caractère islamique, niant presque son origine coranique. Seyyed Hossein Nasr (1991, 156) y décèle « le postulat que l’Islam n’est pas une révélation divine et ne peut donc posséder une dimension spirituelle qui lui soit propre ». L’islam étant volontiers conçu comme une religion de l’épée, simpliste et grossière, on en déduit que les éléments de nature contemplative ou métaphysique sont des emprunts extérieurs. La thèse d’une origine étrangère de la mystique musulmane se rencontre également chez divers auteurs musulmans, heureux de discréditer cette voie comme une importation étrangère, comme un amalgame de superstitions irrationnelles venues s’incruster sur « l’islâm originel et pur » de la sharîʿa (la voie vers Dieu) (Sells 1996, 322).

C’est dans ce contexte que l’auteur de l’Essai parvient à démontrer que la mystique musulmane puise sa source dans la méditation coranique et que son développement ne s’explique aucunement par l’influence d’autres milieux. Pour lui, « il y a dans le Qor’ân les germes réels d’une mystique, germes susceptibles d’un développement autonome sans fécondation étrangère » (PA1, II, 480). « C’est du Qor’ân, soutient-il, constamment récité, médité, pratiqué, que procède le mysticisme islamique, dans son origine et son développement » (ES, 104). Le savant réinscrit la mystique musulmane au sein du terreau coranique, la revêt pleinement de son caractère islamique et met en évidence l’existence d’une continuité entre le modèle prophétique et l’idéal du mystique musulman (EI1, taṣawwuf). Les travaux de plusieurs islamologues ont par la suite étayé les intuitions de L. Massignon. Pour S. H. Nasr (1993, 184), « le plus grand service rendu par Massignon à la cause des études islamiques est sans doute la démonstration qu’il a faite, à travers son étude sur Hallâj, que le soufisme prenait ses racines dans le Coran ».

5 Une certaine conception de la sainteté

C’est en la situant au sein du débat des « mystiques du dehors », qui porte sur l’existence de grâces surnaturelles en dehors de la tradition chrétienne, qu’apparaît la portée de la thèse avancée dans la Passion, selon laquelle la grâce divine est présente dans la mystique surnaturelle d’un musulman non baptisé (PA1, II, 520).

La conception de la sainteté chez L. Massignon s’inspire de plusieurs figures. Elles sont pour la plupart chrétiennes, tel Karl Joris Huysmans, pour qui la souffrance est rédemption, telles Lydwine de Schiedam (m. 1433), Christine l’Admirable (m. 1224), Anna Katharina Emmerich (m. 1824) ou Violet Süsman (m. 1950) ; tels Léon Bloy, auteur de Celle qui pleure (1908), ou encore Charles de Foucauld, qui joua un rôle crucial dans le cheminement spirituel du jeune Louis. Mais l’admiration qu’il vouait au Mahatma Gandhi montre qu’il reconnaissait la sainteté bien au-delà du cercle des baptisés. Pour lui, les saints apotropéens (abdâl) sont des éléments de guérison et de protection de la communauté (Krokus 2017, 193). Au sein de la Badaliyya, sodalité de prière composée de chrétiens désireux de faciliter « la manifestation du Christ en Islam » (Krokus 2017, 199), il met en oeuvre une « théologie de la substitution[5] » : il s’agit ici de s’offrir spirituellement, de se mettre à la place de l’autre et de demander à Dieu son salut.

Al-Ḥallâj est-il saint pour L. Massignon ? S’il est vrai que l’entreprise historiographique concernant cette figure est périlleuse (personnage controversé, époque troublée, homonymie[6]), il est possible d’établir que l’islamologue a privilégié des sources tardives (Gilliot 1986, 125) empreintes de l’auréole de la légende, qu’il vise l’édification, met l’accent sur la mort du sujet et lit sa courbe de vie comme l’épiphanie progressive d’un donné. L’existence d’un prisme hagiographique est manifeste (Ollivry 2019, 463-472). Mais dans quel sens al-Ḥallâj est-il saint pour L. Massignon ?

En islam, le modèle de la sainteté se fonde sur le Coran et la Sunna (Gril 1998, 60) et s’inscrit dans la continuité de la prophétie. La sainteté se trouve établie peu à peu par la vox populi. Certaines figures musulmanes, tel al-Ḥallâj, sont qualifiées de saint « ʿîsawî » dans la tradition musulmane. Ainsi Ibn ʿArabî évoque-t-il l’existence d’un « héritage christique » au sein de la sphère de la sainteté muḥammadienne (Chodkiewicz 1986, 103-104). Certaines paroles d’al-Ḥallâj confirment son rattachement au type christique et la tradition musulmane a relevé de nombreuses ressemblances entre al-Ḥallâj et Jésus. Sa sainteté se déploie comme en écho à celle du Jésus coranique derrière lequel transparaît celui des Évangiles (Arnaldez 1988, 230).

Al-Ḥallâj lui-même attribue à Jésus une place centrale et croit que son propre martyr doit provoquer le retour de Jésus (Arnaldez 1988, 234). Pour certains, c’est cette « croyance » d’al-Ḥallâj en Jésus qui scandalisait ses contemporains et qui fut le motif de sa condamnation (Daḥdal 1983, 187).

La manière dont L. Massignon conçoit la sainteté d’al-Ḥallâj est hautement subjective : dans le désir victimal d’al-Ḥallâj, il décèle une ressemblance avec Jésus (PA2, I, 67). Le titre de l’oeuvre (Passion…) et sa dédicace[7] invitent à établir une comparaison avec la Passion du Jésus des Évangiles. Le savant compare le procès d’al-Ḥallâj tantôt avec celui de Jésus, tantôt avec celui de Jeanne-d’Arc et livre une lecture chrétienne de la souffrance et du martyr endurés : à ses yeux, toute la courbe de la vie d’al-Ḥallâj rappelle du dehors celle du Christ (EM I, 407). La Passion apparaît comme une invitation à reconnaître la sainteté d’un musulman « christique », à reconnaître la possibilité d’une mystique surnaturelle hors l’Église. Massignon semble reconnaître la sainteté du musulman al-Ḥallâj essentiellement en raison de son type christique, qui, à ses yeux, le rattache à l’Église : cette reconnaissance se fonde sur une conception chrétienne de la sainteté.

Pour l’auteur de la Passion, la mort d’al-Ḥallâj revêt encore une autre signification. Tandis qu’en islam, l’essence de Dieu est inaccessible, ce qui implique une séparation absolue entre Dieu et sa créature, al-Ḥallâj enseigne que c’est Iblîs (Satan), qui a effectué cette séparation, par amour pour un Dieu inaccessible. Muḥammad, selon L. Massignon, n’a pas aboli cette séparation : invité à participer à l’« unifiante volonté de Dieu » lors de son ascension extatique du miʿrâj, le Prophète refusa d’y accéder (Massignon 1955a, xxiv-xxv). Al-Ḥallâj étant quant à lui entré dans l’union mystique, L. Massignon comprend qu’al-Ḥallâj se substitue à Muḥammad sous la forme d’un sacrifice par lequel l’islam est consommé (Massignon 1955a, xxv ; Waardenburg 1963, 173). Al-Ḥallâj ouvre la voie à la fois vers et en Dieu. Son procès est, aux yeux de L. Massignon, celui de la mystique musulmane tout entière, celui de l’amour divin qui outrepasse la Loi. La sainteté d’al-Ḥallâj découle de son aspiration à l’union d’amour avec Dieu, de sa souffrance consentie par amour pour les hommes. Bien qu’aux yeux de Massignon al-Ḥallâj représente le sommet des vocations mystiques en islam ainsi que l’amour crucifié, il estime que toute vocation mystique est scandaleuse : devenir saint, c’est oser enfreindre la Loi, intercéder pour tous, devenir l’un des abdâl.

La spiritualité dont témoigne la Passion (oeuvre dédiée à K. J. Huysmans) peut être qualifiée de doloriste. Le chercheur opère une lecture de la figure d’un martyr musulman à travers un prisme chrétien. Il croit qu’à travers al-Ḥallâj, l’islam doit reconnaître la nécessité de la souffrance comme voie de salut, qu’il est sommé de reconnaître la réalité de la crucifixion (Massignon 1997b, 72). Mais tandis que L. Massignon présente al-Ḥallâj comme le type même de la sainteté en islam, plusieurs chercheur⋅e⋅s soulignent le caractère marginal de cette figure : dans cette vision de l’histoire de la mystique musulmane, la perspective est biaisée.

Habité par une attente messianique, impatient de voir al-Ḥallâj réincorporé au sein de la conscience religieuse musulmane, L. Massignon souhaite expliquer sa vie, son oeuvre, le faire connaître et reconnaître comme saint. Revendiquant une filiation avec le martyr, il affirme s’inscrire dans la ligne de plusieurs asânîd (chaînes de témoins) ḥallâjiens : sa posture peut être qualifiée de religieuse (PA2, III, 283).

Le savant est guidé par une quête existentielle. Sa ferveur le pousse à construire une vision de l’islam tributaire de sa propre spiritualité ou religiosité. Son impatience à voir les musulmans reconnaître la réalité de la crucifixion montre que la posture du croyant contredit parfois celle du savant. On discerne un certain flottement méthodologique — qui résulte possiblement du fait que l’étude elle-même a nourri le vécu spirituel du chercheur — et qu’au cours de la recherche, l’auteur a cheminé : l’étude de la sainteté a été le lieu d’une quête religieuse.

6 Une certaine conception de l’Union mystique

6.1 La voie allâjienne

Sur la voie décrite par al-Ḥallâj, après les purifications actives viennent les purifications passives : Dieu envoie au mystique l’épreuve de la souffrance. La mort supprime le dernier obstacle à l’Union (Caspar 1968, 80).

L’amour (maabba) est pour al-Ḥallâj « l’essence de l’essence de Dieu ». Bien que coranique, ce terme fut tout d’abord proscrit par les traditionnistes et les théologiens avant d’être accepté et préféré au terme ʿishq (amour de désir) (EM I, 472). Al-Ḥallâj affirmait « que c’est Dieu qui est le Désir, que c’est du centre même de l’Essence divine que le Désir s’irradie » (EM I, 474). Au terme de la voie ḥallâjienne, c’est « Dieu Lui-même qui proclame Son unité par la bouche de qui Il veut d’entre Ses créatures » (Massignon 1957, 143). Lorsque l’homme renonce à cette ultime enveloppe du coeur, Dieu la féconde, il y fait pénétrer le amîr (conscience et pronom personnel « je »), sa personnalité explicite, définitive (PA1, II, 487).

6.2 Wadat al-wujûd et wadat al-shuhûd selon L. Massignon

Selon L. Massignon, l’imprégnation de la mystique par la « philosophie hellénistique » altéra sa pureté originelle. La voie ḥallâjienne fut à ses yeux un sommet, suivi d’un déclin lié à l’apparition d’un « monisme existentiel » : la « wadat al-wujûd ». Pourtant, la littérature mystique invite, à ne pas adosser systématiquement les termes wujûd et shuhûd, contrairement à ce que tend à faire L. Massignon (EI2, Wadat al-shuhūd).

La véhémence de l’hostilité de l’islamologue à l’égard de Ibn ʿArabî s’explique en partie par les critiques qu’il adresse à al-Ḥallâj : le Shaykh al-Akbar juge l’emploi du shaṭḥ[8] incompatible avec l’adab maʿa-Allâh (la politesse vis-à-vis de Dieu) et soutient que la science (ʿilm) doit accompagner l’état de veille, non l’état d’ivresse et que de retour à l’état de veille, le mystique est tenu de taire ce qui doit l’être. Il accuse al-Ḥallâj de ulûl (infusion de substance, incarnation) car il conçoit le rapport entre Divinité et Humanité non comme un rapport d’union mais un rapport de manifestation de la Réalité divine en l’homme (Arfa Mensia 2000, 412).

L’islamologue voit en Ibn ʿArabî un orgueilleux gnostique « épris de logique formelle », éliminant « toute intervention transcendante de la divinité » (Chodkiewicz 2005, 83). Il le qualifie de « panthéiste » et lui reproche d’avoir fait de la mystique une science ésotérique, un « syncrétisme théosophique » (ES, 80).

L. Massignon tend à adosser la doctrine « ḥallâjienne » de la « wadat al-shuhûd », et celle « akbarienne » de la « wadat al-wujûd ». Il se méfie de l’abstraction et des philosophes, « simples rationalistes, incapables de s’élever à la hauteur requise par le témoignage d’amour envers Dieu » (Jambet 2000, 261). L’intellectualisme mène selon lui à l’indifférence à l’égard de la souffrance d’autrui. Il oppose une mystique toute en actes d’adoration à une mystique abstraite. Il construit plusieurs dichotomies qui simplifient indument la complexité des réalités décrites sur la base de l’altérité radicale entre monisme testimonial et monisme existentiel et refuse d’admettre l’existence de certaines lignes de continuité (Arfa Mensia 2000, 413).

Pourtant, remarque Michael Sells, chez Ibn ʿArabî, une transformation réciproque s’opère. Le langage mystique s’ouvre au champ du langage philosophique et scientifique, langage que l’union mystique transforme à son tour de l’intérieur. Le passage du langage dialogique d’union chez al-Ḥallâj à la dialectique mystique d’un Ibn ʿArabî ne doit pas être entendu, ainsi que le pensait L. Massignon, comme un mouvement décadent conduisant à l’abstraction intellectuelle. Pour M. Sells, les référentiels de l’union mystique furent intégrés à un discours de philosophie mystique, qui à son tour offrit au discours mystique l’horizon d’une nouvelle conscience critique de soi (2011, 168)[9].

6.3 La mystique authentique, selon L. Massignon 

Pour L. Massignon, l’expérience ḥallâjienne condense les leçons achevées de la mystique musulmane. Il s’agit d’éprouver le dépouillement de soi, la puissance de l’Unité divine (Jambet 2000, 262). Al-Ḥallâj prêche une mystique de la damnation volontaire, de la négation de soi (Ayada 2007, 332), « une mystique sacrificielle du Tawhîd en acte, où Dieu vient témoigner de Son unité dans un vase fragile d’humanité qu’il fêle et brise » (Massignon 1957, 58). Dans l’expérience ḥallâjienne, L. Massignon valorise « l’épreuve de ce qui se refuse à toute médiation » (Jambet 2000, 265). Il attribue à Dieu une transcendance absolue et refuse — à l’exception de la figure du Christ — toute possibilité de médiation entre Dieu et l’homme. L’islam des théophanies est à ses yeux un panthéisme dénué de transcendance. Pourtant, Souâd Ayada (2007, 337) souligne que l’interprétation akbarienne du tawîd ne conduit pas au panthéisme : Dieu se manifeste en toute chose, en chaque parcelle de la réalité. Le monde est le miroir dans lequel Dieu se réfléchit, un ensemble infini de signes (ayât) qui témoignent du réel divin. C’est pourquoi le rejet d’Ibn ʿArabî par L. Massignon a pour corollaire un refus de la médiation, de la théophanie. L’islamologue présente le mystique authentique comme anéanti, détruit corporellement : comme si Dieu n’existait que dans l’Au-delà (Massignon 1955b, 3).

Si la théologie officielle de l’islam est fortement marquée par l’apophatisme, sa mystique l’est plus encore : il s’agit d’annihiler le petit « soi » humain afin de s’immerger en totalité dans le « Soi » divin (Geoffroy 1998, 397). En réalisant sa « servitude ontologique » (ʿubûdiyya), l’homme réalise paradoxalement sa grandeur. Selon le Prophète, c’est lorsque l’homme s’abaisse que Dieu l’élève.

Dans la parabole du papillon, le lépidoptère se précipite tout entier dans la flamme, perd son individualité, se consume, se volatilise (PA1, II, 840). L. Massignon en déduit que l’expérience spirituelle authentique ne saurait atteindre son terme sans consumation (Jambet 2000, 270). La figure d’al-Ḥallâj typifie, selon Christian Jambet (2000, 268), « la tragédie d’un soufisme qui ne parvient pas à surmonter la damnation volontaire et la tentation du néant ». La mystique chez L. Massignon est une mystique du fanâ’ (annihilation). Le mystique est dans une posture de « servitude absolue », de prosternation devant l’absolue transcendance divine. Éric Geoffroy (1998, 401) met en rapport la notion de soumission contenue dans le mot « islam » et l’expérience du fanâ’ : sur la voie mystique, « la soumission que signifie sur un plan exotérique le terme islâm doit se muer pour l’initié en totale transparence de l’étant créaturel par rapport à l’Être de Dieu », en une conscience de la servitude ontologique de l’homme face à Dieu (ʿubûdiyya). Il semble que, chez L. Massignon, l’abaissement volontaire soit mu par un désir d’anéantissement, par la tentation du néant.

L’islamologue se passionne essentiellement pour la mystique des premiers siècles de l’hégire et accentue l’idée musulmane de l’inaccessibilité divine, y voyant la source théologique d’une « mystique de l’aridité » (Laude 2001, 158). À la suite du fanâ’, le mystique devrait connaître l’état de subsistance (baqâ’), qui est recouvrance de son identité selon l’intention divine. Mais dans la vision de L. Massignon, l’être humain semble indigne d’endosser les attributs divins : la mystique authentique est selon le savant une mystique de la souffrance, du tourment (1955b, 3).

Iblîs refuse de se prosterner devant Adam et refuse de cesser de contempler Dieu (PA1, II, 876). Tandis qu’al-Ḥallâj donne raison à Iblis, cet amoureux de Dieu, ce monothéiste radical, Ibn ʿArabî estime que bien que les anges soient plus parfaits que les humains, la fonction d’Adam dans le cosmos est plus centrale : il est le khalîfa divin, l’achèvement (kâmil). Selon Ibn ʿArabî, l’ascétisme des premiers mystiques de l’islam – notamment celui d’al-Ḥallâj qui s’efforçait de se dépouiller non seulement de l’égoïsme de la nafs mais de la condition humaine elle-même – ne pouvait qu’induire une sous-estimation du rôle de l’humain dans l’univers (Sells 2011, 171). La vision de la mystique musulmane selon L. Massignon est donc celle d’une mystique du dépouillement : ici, l’accent est mis sur le tajrîd, c’est-à-dire sur la phase du cheminement qui conduit à se défaire des attributs humains.

6.4 Quête du vrai (au plan scientifique) et quête de la Vérité (au sens métaphysique)

L’intérêt que porte L. Massignon à l’auteur du livre des awâsîn, al-Ḥallâj, montre que sa recherche académique est aussi le lieu d’une recherche personnelle, spirituelle. C’est habité par des questionnements existentiels qu’il aborde la mystique musulmane, qu’il la scrute, ne voyant apparaître que les éléments susceptibles d’éclairer son questionnement ou d’apaiser sa fièvre intérieure. Ce regard prismatique donne forme à une oeuvre qui nous éclaire non seulement sur l’objet traité, mais aussi sur la manière de le voir. Cet exemple montre qu’en sciences des religions, la subjectivité du ou de la chercheur⋅e doit être prise en compte, que le prisme personnel du sujet sera toujours reflété dans l’étude, qu’il est difficile d’avoir un regard « objectif ». Pour J. Waardenburg (1968, 136, nous traduisons) : « Ceux qui ont fait de l’étude de la religion leur métier sont, peut-être dans un sens plus existentiel que dans d’autres disciplines, des esprits en chemin. »

7 Conclusion

Cette réflexion méthodologique fondée sur l’oeuvre de L. Massignon a permis de vérifier que différents éléments tels le contexte, la biographie, la méthode, l’intention, la spiritualité, la quête existentielle, ou encore le fait de cheminer au fil de l’étude, orientent le regard du chercheur et le prédisposent à une certaine perception, compréhension, de son champ d’étude. Sa vision n’est ni neutre ni universelle : elle est située, unique.

À l’article « Mawsûʿa » (encyclopédie) de l’EI2, on peut lire que Martijn T. Houtsma, le rédacteur de l’EI1, se félicitait de ce que presque tous les contributeurs de cette entreprise islamologique étaient « des Chrétiens ». Cela illustre le préjugé présent au début du XXe siècle, selon lequel l’extériorité du chercheur par rapport à l’islam garantirait l’objectivité, la « neutralité » d’une recherche. Pourtant, la critique saïdienne a montré que les islamologues « occidentaux » étaient susceptibles de représentations erronées de l’islam et a encouragé les chercheurs à réévaluer constamment leur démarche.

Se fondant sur le cas de L. Massignon, le présent article rappelle que tout savoir est situé et que le chercheur ne peut se défaire de sa subjectivité. Réaliser qu’une recherche est tributaire de la particularité d’une posture herméneutique conduit à prendre conscience de ses propres préjugés, de sa philosophie implicite personnelle, à interroger son cadre conceptuel. La critique occidentaliste de l’universalisme abstrait rappelle que beaucoup d’études prétendant à l’universalisme sont en réalité eurocentrées. Selon Ramón Grosfoguel (2002, 208), l’idée selon laquelle il est possible de produire des connaissances non positionnées, non localisées, neutres et universalistes, est un mythe. Comme le rappelle Raymond Aron, « les savants sont en même temps les hommes d’une société particulière, d’une époque donnée » (1959, 20). La recherche est tributaire des présupposés culturels du chercheur. Pour H.-G. Gadamer (1996, 516), il n’y a pas « de compréhension qui soit libre de tout préjugé ».

L’exemple de cet islamologue montre combien la subjectivité du chercheur sert la recherche et l’entrave à la fois. Comme le rappelle Françoise Waquet, l’homo academicus n’est pas émotionnellement neutre : en tant que sujet, le savant est subjectif. Il s’agit donc de prendre acte des émotions et de les intégrer pleinement dans le travail (Waquet 2019), de prendre en compte la dimension humaine du ou de la chercheur⋅e. La subjectivité n’est pas l’ennemi du discours scientifique : elle est un outil que l’on peut apprendre à manier.

Cette analyse a également permis d’observer qu’au cours de l’étude, la quête religieuse ou existentielle du ou de la chercheur e pouvait affecter son regard d’où la nécessité, en sciences des religions, et sans doute plus largement dans les sciences humaines, d’opérer un retour réflexif sur sa pratique, sur son cheminement.

Au terme de cette analyse, il apparaît que la prise de conscience de la particularité de sa posture herméneutique, l’énonciation de son intention de recherche, l’interrogation de ses catégories conceptuelles, l’explicitation de sa philosophie implicite, le maintien d’une distance critique vis-à-vis du sujet d’étude, la réflexivité sur son cheminement intérieur et sur sa pratique, constituent quelques-unes des précautions permettant de construire les conditions du « Comprendre[10] », d’aller vers une interprétation plus juste du réel.