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« La dynamique essentielle de l’histoire est la mémoire de la souffrance comme conscience négative d’une liberté à venir et comme conscience stimulante pour agir dans l’horizon de cette liberté en prenant le dessus sur la souffrance »

Metz 1979, 128

« On peut mourir de ce que certaines choses n’aient jamais été dites. Mais on peut aussi bien mourir de ce qu’elles aient été dites, de ce qu’elles aient été "mal" dites, ou "mal" écoutées, ou "mal" reçues »

Rosenblum (2019, 114)

« Où sont aujourd’hui les priorités de l’action de l’Église dans les pays de la faim et les sociétés dépendantes que constituent la majorité des populations d’Afrique ? » (Ela 1980, 8). La question posée jadis par J.-M. Ela garde son actualité au regard de la complexité de la réalité africaine contemporaine. Elle requiert, comme l’exprime si bien le théologien camerounais, de comprendre le temps de Dieu dans le temps du monde (Ela 2003, 14). La manière dont J.-M. Ela répond à cette question nous intéresse à plus d’un titre.

Le dernier ouvrage théologique de J.-M. Ela illustre à quel point la compréhension du temps de Dieu dans le temps du monde ne saurait faire l’économie de l’élucidation des liens entre les enjeux théologiques, les réalités économiques et les structures politiques (Ela 2003, 9). Cette compréhension intègre à la théologie « les faits que l’ethnologie et les sciences des religions observent et interprètent » (Ela 2003, 16). Dans cette perspective, en se ressourçant dans la modernité africaine en gestation, la théologie décrypte la banalité africaine en s’ouvrant aux savoirs de notre temps. Elle s’assigne pour tâche de « forger de nouveaux paradigmes, de créer des outils et des instruments opératoires, de définir des cadres d’intelligibilité et des grilles de lecture appropriés et pertinents en vue de repenser la théologie africaine et de découvrir le Dieu dont Jésus vient manifester le Nom (Jn 17, 6) là où nous prenons conscience des réalités de notre existence et de notre condition historique » (Ela 2003, 18). Il s’ensuit, d’une part, un décentrement des lieux d’intelligibilité du mystère chrétien, et d’autre part, un renouvellement des grilles d’interprétation de la révélation divine.

C’est dire combien la théologie élaborée par J.-M. Ela appelle une révision des méthodes de la théologie dans la ligne du dialogue constant avec les sciences humaines et d’une mise au jour de nouveaux lieux théologiques. Ceux-ci s’étendent aux problèmes non théologiques. Le traitement de ces derniers fait entrer en dialogue la théologie et l’histoire, la sociologie, l’anthropologie, les sciences économiques et politiques.

Notre propos d’ensemble dans cet article vise à esquisser les linéaments du dialogue entre la théologie et la psychanalyse. Il partira d’un ressourcement dans l’oeuvre théologique de J.-M. Ela. Il s’interrogera principalement sur la richesse de la théorie du trauma dans le cadre de la théologie africaine. Ce point sera notre modeste apport aux publications, savantes ou autres, sur la théologie de J.-M. Ela.

1 L’oeuvre théologique de J.-M. Ela : une théologie à l’écoute des sciences humaines

J.-M. Ela a un parcours atypique qui l’a conduit de la forêt équatoriale camerounaise à la ville de Vancouver (Canada) en passant par Strasbourg et Paris (France), sans oublier Tokombéré et Melen (Cameroun). Fort de ce parcours parsemé d’un apprentissage tant expérientiel qu’académique, J.-M. Ela s’est distingué comme un théologien engagé, courageux et fécond. Mettant à profit son riche parcours et sa formation diversifiée, il conjoint théologie et sciences sociales dans une approche qui privilégie l’observation des faits et qui valorise l’expérience des marges, non seulement en mettant en lumière cette réalité, mais en donnant la parole à ceux qui la vivent. Ses pérégrinations dans les marges – qu’il conçoit comme un lieu théologique – le familiarisent avec la souffrance et l’espérance de son peuple (Kisukidi 2019, 359-365). Cela entraine des déplacements dans sa conception de Dieu et l’ouvre à la lecture de la Bible avec les yeux du peuple (Ela 2003, 55). Sa lecture dont les lieux d’émergence et de maturation sont les marges (Tokombéré, Melen) débouche sur un discours sur Dieu qui s’origine non pas dans la création, mais plutôt dans l’histoire où Dieu se révèle comme libérateur de son peuple. Mieux, un Dieu subversif (Ela 2003, 58.112.208) qui chemine dans l’histoire et se révèle dans une histoire de libération. Cette dernière se décline comme libération du péché et de la mort certes, mais aussi comme libération des structures de domination et d’injustice. Sa compréhension de ces structures et de ce qu’il faut mettre en oeuvre afin de réaliser ladite libération donne des contours neufs à la théologie. Se situant aux antipodes de la théologie impériale et coloniale (Ela 2003, 85), la théologie de J.-M. Ela se démarque des « théologies d’État » (Ela 2003, 87) en déconstruisant le « christianisme négrier » (Ela 2003, 81) au profit d’un christianisme libéré de l’emprise de l’Occident, un christianisme qui porte la marque du visage et de l’histoire du continent noir (Ela 2003, 177).

En effet, J.-M. Ela élabore « une théologie de la dissidence évangélique et de l’insoumission » (Ela 2003, 87). Selon lui, cette forme de théologie africaine a sa propre raison d’être, qui n’a rien à voir avec la tropicalisation de la scolastique occidentale (Ela 2003, 87). La théologie africaine est entendue comme « une science et non comme un dogme », et non comme une « récitation de catéchisme » (Assogba 1999, 11). Elle se nourrit des sciences humaines et ne se comprend qu’articulée à l’homme qui dit Dieu (Akana 2012, 23-31), en l’occurrence les pauvres et les opprimés du continent noir. Il s’ensuit que la théologie africaine est « une réflexion à partir de l’expérience vécue [...] un travail de déchiffrage du sens de la Révélation dans le contexte historique où nous prenons conscience de nous-mêmes et de notre situation dans le monde » (Ela 1980, 40-41). L’insistance placée sur le « nous » indique bien l’importance de la réappropriation collective de l’initiative et du discours sur Dieu. J.-M. Ela retient de cette réappropriation l’exigence pour le théologien de s’enraciner dans une communauté de vie dont il reprend l’expérience et les questions (Ela 2003, 428). Il s’agit pour J.-M. Ela de se dire soi-même à partir de sa situation dans le monde, et de dire Dieu avec et pour le pauvre et l’opprimé, à partir de leur lieu et de leur situation. L’enjeu ici est de lier la révélation avec l’aujourd’hui des Africains. Laissons J.-M. Ela insister : la théologie est un « discours sur Dieu […] porteur de sens et constitue une réponse pertinente aux exigences qui sont les nôtres aujourd’hui » (Ela 2003, 23). Elle est essentiellement à l’écoute des questions des hommes et des femmes dont elle ne peut ignorer les situations, les inquiétudes et les aspirations (Ela 2003, 8). Une double exigence découle de cette écoute : « Écouter Dieu en écoutant l’Afrique » (Ela 2003, 252) et « écouter les autres dans l’Église » (Ela 2003, 19).

Puisque l’Afrique dont il parle est une Afrique confrontée à des réalités économiques brutales, des structures politiques asservissantes et des religions démobilisatrices, l’approche de J.-M. Ela suggère une question relative aux « exigences qui sont les nôtres aujourd’hui ». Sans les énumérer, le théologien camerounais les présente comme liées à l’économie, la politique, le social et l’écologie. De là ses élaborations sur la relecture de l’évangile à l’heure du marché, les enjeux sociopolitiques de la libération et la protection de l’environnement. On comprend pourquoi les sciences aussi diverses que la sociologie ou l’anthropologie, conjuguées à l’expérience du terrain, concourent à la construction d’un discours théologique que J.-M. Ela souhaite interdisciplinaire et en dialogue (Ela 2003, 429-432, et passim). Nous proposons quelques linéaments de ce dialogue avec la psychanalyse.

2 Relire l’histoire de l’Afrique pour écouter et dire Dieu aujourd’hui

La théologie de J.-M. Ela est traversée de bout en bout par le souci de l’aujourd’hui de l’Afrique. Sans sombrer dans le présentisme, elle est une pérégrination dans l’histoire en vue de la construction du présent et de l’avenir du continent noir. Plus précisément, J.-M. Ela souligne que Dieu se dit dans l’histoire et que le Royaume de Dieu s’accomplit dans cette dernière (Ela 2003, 13). J.-M. Ela met en rapport l’historicité des sociétés africaines et la révélation. Dans cette ligne, il s’intéresse aux siècles d’expansion du christianisme, à l’engagement de Dieu et aux discours que les Africains avaient élaborés sur Dieu. Ce qui l’amène à thématiser la question du salut de Dieu dans l’histoire, celle-ci étant, en ce qui concerne l’Afrique, une histoire d’oppression, de domination et de rejet à la suite de la rencontre avec l’Occident. Le théologien camerounais fait bien comprendre qu’il existe un continuum dans l’histoire des oubliés de la terre – vendus et réduits en esclavage hier, opprimés et dominés aujourd’hui par une culture qui fait de l’exploitation outrancière des faibles le fondement de l’économie et de la politique. Sa théologie ne tolère pas l’effacement de l’histoire ni l’éradication de la mémoire. Elle postule une remémoration de l’appartenance des Africains à une lignée, de leur inscription à une histoire collective douloureuse, mais porteuse de riches promesses.

Nous trouvons suggestive et novatrice cette invitation à inscrire la théologie dans l’histoire de l’Afrique, à donner à cette part de l’humanité niée hier, aujourd’hui volée, de dire Dieu et d’interpréter le silence de Dieu. Répondre au cri de l’homme africain ne saurait éluder les déchirures traumatiques du passé ni ignorer les blessures, humiliations, et violences d’aujourd’hui (Kasuba 2014, 155). Faire de la théologie n’est pas une excuse pour méconnaître le rôle de la proposition chrétienne dans le drame de l’Afrique ni les responsabilités du christianisme négrier et de la mission civilisatrice dans le voilement du visage du Dieu libérateur. La théologie ne saurait enfin escamoter le mutisme du christianisme inculturé face aux affres des injustices perpétrées par l’État en postcolonie.

Cette histoire d’exploitation et de domination qui ne cesse de se perpétuer a été aussi thématisée par E. Mveng. Le théologien camerounais explique qu’on ne peut aborder le naufrage actuel du continent noir sans évoquer la spoliation de la terre africaine, les razzias du temps de la traite triangulaire, sans oublier la traite subsaharienne et la colonisation par les pays européens. Il n’est pas question pour les Africains de se dédouaner de leurs responsabilités dans la crise actuelle de leur continent, tant s’en faut. Il s’agit plutôt pour eux d’en assumer les traces profondes, les stigmates présents dans leur vie. E. Mveng relève l’hypothèque à la réalisation des Africains causées par la frustration de la liberté, de l’affectivité et du dynamisme créatif (Mveng 1996, 118).

Relus dans la perspective lacanienne, l’histoire coloniale et l’assujettissement de l’Homme font des Africains et des Afrodescendants, un sujet divisé parce que d’une part, ils sont considérés comme un objet et, d’autre part, ils désirent être reconnus comme Humains. Ce sujet divisé se marque d’une barre, correspondant au trait emprunté à l’autre et qui l’aliène. Si l’on convient à la suite de E. Mveng de l’existence d’un refoulement mémoriel dans la société africaine, l’on doit reconnaître la persistance d’un passif qui a bousculé les traits spirituels, matériels, intellectuels et émotionnels des Africains. À lire J.-M. Ela (1980, 2003), M.-P. Hebga (1976), O. Bimwenyi Kweshi (1981), E. Mveng (1996), A. Mbembe (2001, 2005, 2016) et F. Eboussi Boulaga (1981, 1991), l’on peut soutenir que la « nuit coloniale » (Fanon 1968, 129) a combattu les moeurs, traditions et valeurs des sociétés africaines entrainant la rupture avec des univers de référence habituels. Elle n’est pas banale ni quelconque (Nonone, 2018 ; Quenum, 2008). Il s’agit d’une histoire d’assujettissement, de déshumanisation, de dépersonnalisation, d’ensauvagement, de chosification, d’anéantissement, bref, d’annihilation anthropologique dont les effets négatifs resurgissent, d’une génération à une autre, dans la vie des descendants des premières victimes africaines. Cette histoire dramatique que J.-M. Ela qualifie de « douleur noire » (Ela 2003, 191) génère et explique la vulnérabilité des Africains, particulièrement leur propension à exalter ce qui vient de l’Occident et leur tendance à se sous-estimer. C’est un véritable processus d’aliénation psychique, symbolique et culturelle qu’éclaire la théorie du trauma[1].

Bâtie sur la thématique du refoulement mémoriel, la théorie du trauma s’est développée en promouvant un champ de recherche qui implique plusieurs disciplines : sciences cognitives, anthropologie, histoire, sociologie, philosophie, disciplines juridiques, études littéraires (Luchurst 2013). Comme l’ont montré Kotrosits et Taussig (2013) et comme l’ont encore souligné Garber (2016), Boase et Frechette (2016), Becker (2014, 15-29), la théorie du trauma est aussi opératoire dans les études bibliques. Nous proposons ainsi de l’employer dans la ligne de Rambo (2010) pour revisiter l’histoire et innerver la mémoire des Africains, cette « mémoire enchaînée », pour reprendre les termes de F. Vergès (2008).

Au-delà de l’intérêt pour les lésions laissées par les bouleversements causés par la traite, la colonisation et l’évangélisation, notre perspective théologique s’intéresse à la violence coloniale, étatique et ecclésiale ainsi qu’aux événements historiques qui non seulement affectent la vie des hommes et des femmes, mais qui perturbent parfois gravement leurs capacités de penser (Winter, 2001). La violence déployée envers les moeurs, les traditions et les valeurs des sociétés africaines et qui engendre un vécu traumatique fait donc partie intégrante de notre écriture théologique. Il est évident que cette remémoration des souvenirs fondateurs qui touchent l’assignation d’une identité aux Africains affecte la mémoire des descendants. Susceptible à des effacements mémoriels, elle les lie à l’histoire de leurs ascendants (Epstein, 2012 ; Zajde, 1995 ; Vegls, 1979). La violence s’étend aussi bien à la mondialisation[2] qu’à l’oppression politique, économique, sociale et religieuse observable en Afrique contemporaine. Bien sûr, le génocide rwandais, la guerre à l’est de la RD Congo avec un chiffre plancher de plus de douze millions de morts, les événements malheureux découlant des intrusions de Boko Haram au Cameroun et au Nigéria, la résurgence de l’esclavage des immigrés noirs en Libye, la déstabilisation de ce pays par les puissances punitives occidentales sous l’égide de la France, la violence politique exercée contre les opposants et les dissidents par des dictatures séniles en Afrique, la mainmise des multinationales sur les terres africaines, ses ressources naturelles et son espace vital ainsi que la néocolonisation de l’Afrique programmée par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI) sont des événements susceptibles d’impulser des comportements traumatiques individuels et collectifs.

Les notions de trauma historique (Loriga, 2017), de trauma culturel (Alexander 2004, 1-30 ; Eyerman, 2019), de trauma collectif (Epstein, 2012 ; Altonnian, 2000 ; Erikson, 1976), de trauma social et de trauma colonial (Lazali, 2018) pourront concourir à l’intelligence de la colonialité, de la domination, de l’asservissement, de la subordination et de l’oppression invisibilisée qui affectent l’identité collective des Africains. Dans la ligne des travaux de Sztrompka, nous souhaitons appliquer le concept de trauma à l’intensification des contacts interculturels, au colonialisme, au prosélytisme religieux, à la mondialisation, à l’accroissement de la mobilité spatiale et au changement des institutions fondamentales du point de vue économique, politique ou technologique (Sztrompka 2004, 155-195). Ces changements qui transforment les croyances ou idéologies constituent une menace aux présupposés culturels fondamentaux des Africains et modifient la trajectoire historique du continent noir. Cette forme de violence s’accommode d’un impérialisme intellectuel dont la violence épistémicide fait le lit de l’hégémonie culturelle de l’Occident (Fanon, 1952, 2002). On ne soulignera jamais assez que, sous couvert d’universalisme, elle impose la lecture occidentale, ses termes et ses problématiques à tout discours sur Dieu. Or ce discours particulier et situé qui se veut norme et normatif disqualifie le dire indigène en le réduisant en un galimatias sur Dieu. Il débouche sur un clivage, une interdiction de la parole dont les effets sont la désubjectivation, l’absence à soi, un déficit d’exercice de la pensée et de la responsabilité (Périlleux 2017, 45). Certes, ce discours connaît des inflexions avec ses élaborations sur le pluralisme théologique et l’inculturation. Il n’en demeure pas moins vrai que la théologie occidentale se pose comme un modèle indépassable.

À l’évidence, c’est contre cette violence dans le discours autocentré sur Dieu et le processus de musellement que s’insurge la théologie de la dissidence évangélique et de l’insoumission prônée par J.-M. Ela (Ela 2003, 87). Sa théologie se nourrit de l’histoire de l’esclavage, de la traite négrière, de la colonisation, de l’impérialisme et du néo-colonialisme. Là est tout le sens – effectivement suggestif, subversif et novateur – du rejet par J.-M. Ela de cette manière disjonctive de faire la théologie qui se meut dans le déni et sépare la foi en Dieu des lieux de la mémoire de la souffrance (Bilong 2020, 300-305). Faire la théologie africaine, c’est aussi repérer la rémanence de l’histoire coloniale et les relents du christianisme impérial dans l’aujourd’hui de l’Afrique (Kisukidi 2019, 359, et passim). À la suite d’A. Mbembe, la thématisation de la postcolonie (Mbembe, 2001) devrait poser les assises d’une parole libérée, d’un point d’ancrage d’une praxis autre, d’un rejet d’une lecture historique imposée et biaisée, de manière à permettre aux Africains d’écouter et de dire Dieu qui se dit dans une histoire de libération (Ela 2003, 59).

La reprise subversive du message du christianisme telle que proposée par J.-M. Ela dépasse la réduction ontologique, épistémologique et théologique des Africains[3]. Elle critique le rôle joué par la proposition chrétienne dans l’asservissement et la gouvernance des Africains. Cette reprise devient une urgence pour la théologie africaine actuelle dans un contexte où l’Afrique vit sa modernité comme un dialogue avec Dieu (Bayart 1993, 12). Il ne saurait être question d’un Dieu pervers, impérial ou négrier, qui hachure la mémoire des Africains et oblitère leurs souvenirs, un Dieu impertinent pour une Afrique qui aspire au bonheur ici-bas. Il ne saurait non plus être question d’un dialogue qui ignore et occulte le passé sur fond d’une mémoire tronquée et sélective. Hier, le christianisme a fonctionné par moments comme un élément pertinent du système colonial, aujourd’hui n’est-il pas un élément de la gouvernance de la postcolonie ? Réécrire la mémoire de l’Église d’Afrique aujourd’hui pour faire émerger la fraternité évoquée par les images ecclésiologiques qui circulent en Afrique (Église famille de Dieu, Église fraternité) amène à reconnaître l’omniprésence des structures de domination et d’injustice dans l’Église catholique (Ela 1980, 81-93 ; Ndongala et Isay 2021). Ces structures déteignent sur la théologie qui se fait en Afrique. Il s’ensuit qu’annoncer le Dieu libérateur requiert non seulement de dénoncer l’inanité des structures du christianisme négrier, mais aussi d’initier la décolonisation des savoirs théologiques.

Il y a en postcolonie, à côté de la violence du capitalisme néo-libéral, une violence religieuse insidieuse qui invisibilise les marges, musèle les marginalisés, étouffe le cri de l’homme africain et engendre de nouveaux lieux d’aliénation et de colonisation religieuse dont les victimes sont les femmes et les laïcs. L’histoire qui s’écrit aujourd’hui dans les Églises africaines est aussi celle d’un continent qui a bu le calice jusqu’à la lie. C’est celle d’une reviviscence des traumatismes du passé par les ogres devenus noirs. Les héritiers de la mission ne sont-ils pas devenus les nouveaux colons d’un christianisme africain qui inscrit la violence ecclésiale dans les interstices de la violence de la postcolonie ? Cette interrogation touche à la capacité du christianisme africain de remettre le continent noir debout et de restaurer son humanité ainsi que sa dignité, en oeuvrant à la libération sociopolitique, économique, religieuse et culturelle des sociétés africaines postcoloniales (Ela 2003, 396).

3 Conclusion

L’oeuvre théologique de J.-M. Ela est dialogale. Préoccupé par la modernité africaine qui se vit comme un dialogue avec Dieu, J.-M. Ela analyse la syntaxe et la grammaire de ce dialogue qu’il ne confine pas au présent. Il l’entrevoit comme une relecture de l’histoire de l’Afrique qui conjugue le discours des marges à celui du centre, les réflexions des théologiens aux récits du peuple de Dieu. Cette relecture qui thématise la vulnérabilité du continent noir procède par une déambulation disciplinaire nomade. Aussi se ressource-t-elle dans les sciences humaines avec lesquelles la théologie entre en dialogue.

Nous avons essayé dans cet article de proposer un dialogue enrichissant entre la théologie et la psychanalyse par le biais de la théorie du trauma. Il nous est apparu que le rejet d’une lecture historique imposée permettrait de tourner la théologie africaine vers l’inscription de son discours théologique dans une histoire qui n’occulte pas les déchirures traumatiques du continent noir. La résurgence d’une mémoire oubliée pour un continent qui a beaucoup souffert et qui porte les blessures de ses traumatismes passés et contemporains concourt chez J.-M. Ela à l’étude de la domination, de l’asservissement, de la subordination et de l’oppression invisibilisés qui affectent l’identité collective des Africains. Assurément, dire Dieu à partir de l’expérience de l’esclavage et de la domination passée et présente mène à découvrir un Dieu libérateur. L’écoute de Dieu qui se dit à l’Africain aujourd’hui à partir des expériences des peuples opprimés ne devrait donc pas occulter le cri et la misère présents et passés du peuple africain. Ceux-ci participent à l’intelligence de la vulnérabilité du continent noir. À ce titre, ils ne peuvent qu’intéresser la théologie africaine dont le motif et l’horizon, à l’instar de celle de J.-M. Ela, sont la libération.