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1 Introduction

Dans beaucoup de sociétés africaines et afro-descendantes, la sphère religieuse est de plus en plus diversifiée. Dans certains pays, cette diversité pose des problèmes graves de séparation, de rivalités agressives, voire de conflits ou d’attentats terroristes. Dans d’autres, elle donne lieu à un pluralisme religieux dont les principales expressions sont une forme de reconnaissance légale, de respect mutuel, de collaboration pour la paix sociale et le développement du pays.

Si le refus de la diversité religieuse découle du rejet de l’altérité, du mépris de la différence, le pluralisme religieux s’offre en revanche comme le cadre garantissant l’existence des conditions favorables à la réalisation du dialogue interreligieux en vue de la promotion de l’humain authentique, vere humanum (Geffré 2010, 359 ; 2012, 219). Sur le continent africain, ce dialogue a déjà fait ses preuves en permettant la synergie des leaders religieux pour combattre le VIH/SIDA, pour apaiser les tensions sociales ou pour créer des conditions garantissant le maintien ou le rétablissement d’un climat de paix sociale dans plusieurs de ces pays (Langewiesche 2011). Ce dialogue est aussi l’objet de nombreux colloques (Dakar 2011, Lomé 2018, Dakar 2019)[1], de symposia internationaux (Cotonou 2015 ; Ouagadougou 2017)[2] et de recherches dans des centres de niveau universitaire un peu partout en Afrique.

Pour en assurer l’avenir, l’école catholique a envisagé de l’introduire dans l’éducation des jeunes africains, âgés de 12 à 19 ans (Congrégation pour l’éducation catholique 2013). Ces adolescents sont caractérisés entre autres par leur pourcentage élevé, soit environ 23 % de la population africaine (FNUP 2017, 129), la dépendance parentale, l’hybridité culturelle et religieuse, la quête de sens, l’adhésion à des groupes ou des mouvements religieux de leur âge, l’influence des pairs, la formation de l’identité personnelle et l’attirance pour l’Occident par opposition à la préservation de leur culture africaine. Ils sont également témoins ou victimes des exactions commises par les djihadistes au Tchad, en Somalie, au Nigéria, au Niger, au Mali, en Libye, au Kenya, en Centrafrique, au Cameroun, au Burkina Faso et ailleurs en Afrique. Ils assistent aussi à la migration massive de leurs aînés vers l’Europe ou leur enrôlement dans les troupes djihadistes ou dans la religion refuge. À ce sujet, nous recommandons l’éclairant article de Dougoukolo Alpha Oumar Konaré et Marie Rose Moro (2004). Cette religion joue un « rôle de compensation » (Dorier-Apprill 2006, 63), car ces jeunes sont en quête de mieux-être ou d’une prière pouvant les soustraire momentanément à la pauvreté, au chômage ou au désespoir.

Comment la vision éducative du théologien en boubou, Jean-Marc Ela, et sa conception du dialogue interreligieux pourraient-elles contribuer à la réalisation de cette éducation à la mode africaine ? La question est ainsi formulée parce que, préconisée par l’Église catholique, l’éducation au dialogue interculturel/interreligieux ne saurait être bénéfique pour les jeunes Africains qu’en étant adaptée aux réalités africaines. Dans cette perspective, nous émettons l’hypothèse selon laquelle, pour être efficace et africaine, une telle démarche éducative gagnerait à s’inspirer de la vision éducative de Jean-Marc Ela et de sa conception de ce dialogue. Cette hypothèse nous a conduit à une recherche documentaire sur sa vision de l’éducation et du dialogue interreligieux. En effet, ce théologien, sociologue et philosophe est l’un des penseurs les plus accomplis que l’Afrique ait jamais produits. En témoignent ses nombreux ouvrages traitant de sujets variés et enracinés dans les réalités africaines. De plus, cet Africain authentique reste une référence sûre, car jusqu’au bout de son itinéraire en terre d’exil, le Canada, il sut mener une vie en cohérence avec sa pensée.

Parmi ses nombreux écrits, nous nous sommes principalement penché sur La plume et la pioche (1971), Le cri de l’Homme africain (1980), Ma foi d’Africain (1985) et Repenser la théologie africaine (2003). En outre, dans une moindre mesure, nous avons trouvé aussi des éléments de réponse dans sa thèse de doctorat en théologie et dans les deux ouvrages publiés par son biographe, Yao Assogba (1999a ; 2017). À partir des meilleurs éléments de réponse obtenus, nous avons opté pour présenter les résultats de notre recherche dans l’ordre suivant : 1) nous présentons sa vision éducative ; 2) nous exposons sa conception du dialogue interreligieux ; 3) nous établissons un lien entre les deux ; 4) nous mettons en discussion quelques idées de l’auteur ; 5) nous développons l’idée de l’éducation au dialogue interreligieux dans le contexte africain ; 6) enfin, nous dégageons quelques pistes pour l’application de cette approche éducative.

2 La vision éducative de Jean-Marc Ela

Dans le contexte du lendemain des indépendances en Afrique, Jean-Marc Ela constate que la majorité des jeunes qui ont fréquenté l’école coloniale et qui ont un diplôme universitaire sont au chômage, car ils n’ont pas trouvé d’emploi dans la fonction publique ou dans un autre service public. Certains, désespérés et coupés des liens du village ou de la famille, se livrent à la délinquance. D’autres, plus chanceux, parviennent à se tailler une place dans la société et ils font tout pour que cela soit visible ; ils imitent de façon puérile le train de vie des anciens colonisateurs ; ils se pavanent au grand dam de la pauvreté ou de la misère des autres (Ela 1971, 19).

Devant ce constat, Ela se demande si l’école coloniale, y compris celle de la mission, n’a pas une responsabilité dans la déperdition scolaire et la dérive des jeunes Africains. Il en vient à la conclusion que cette institution joue un rôle déterminant dans le déracinement culturel du jeune Africain, son inadaptation aux réalités africaines qui ne sont plus principalement rurales, la préparation des jeunes au chômage, la reproduction servile des tares occidentales et l’aliénation culturelle. Il reconnaît particulièrement à l’école de la mission le mépris des cultures africaines, la déculturation, la diabolisation des croyances africaines, la rupture spirituelle et l’écartèlement psychologique (Ela 1980, 30-34). Afin de remédier à la situation, il réfléchit à une école à la mode africaine, car « un enseignement qui n’émane pas de la culture d’un peuple ne peut que produire des ratés, des complexés, des déchets, des épaves, c’est-à-dire, en somme, des gens qui n’ont absolument pas de racines et qui ne s’abreuvent à aucune source véritable » (Ela 1971, 19), ou encore il réfléchit au sort des Africains culturellement écartelés (Ela 1971, 83).

Sa réflexion l’amène à proposer une vision éducative qui peut se résumer comme suit : éduquer en Afrique Noire, c’est développer chez l’enfant l’aptitude au travail manuel et intellectuel, ou encore c’est la théorie et la pratique, le livre et les travaux manuels, l’enseignement général et l’enseignement technique. Ainsi, « l’enseignement doit chercher à réaliser la synthèse du livre et de l’outil ; il devra donc apprendre à tenir à la fois la plume et la pioche. Ou, si l’on préfère, il faut que la main et l’esprit collaborent étroitement au développement de l’Afrique nouvelle » (Ela 1971, 90).

Selon cette vision, l’école africanisée offrant un enseignement décolonisé mettra un terme à l’aliénation culturelle et favorisera la promotion de la culture authentique qui rend le jeune Africain conscient de la source de sa distinction afin de mieux s’ouvrir à l’universel. Elle priorisera un enseignement qui intègre les réalités de chaque territoire et des civilisations africaines. Ce faisant, elle libèrera l’être africain de sa position de « dominé en humanisme » (Ela 1971, 87) – c’est-à-dire l’être colonisé, dépersonnalisé, infériorisé, réduit à un sous-humain – pour qu’il cesse de singer les civilisations européennes et elle sifflera ainsi la fin du jeu de l’impérialisme culturel et, de ce fait, celle des servitudes spirituelles et idéologiques. Alors, les Africains cesseront de vivre avec ce que Ela appelle une humanité d’emprunt, c’est-à-dire une humanité fondée sur des idéaux, des motivations et des finalités importés qui ne cadrent pas avec les réalités africaines (Ela 1963, 61 ; 1971, 91).

Sans cette école africaine, l’Afrique continuera à être une terre d’exil pour ses propres enfants. Pour arrêter la déperdition scolaire et la fuite des jeunes cerveaux africains, cette nouvelle école doit leur rendre leur culture, leur langue, leur tradition et leur héritage spirituel que l’école coloniale leur avait ravis (Ela 1971, 91-92). Subséquemment, Ela propose de rompre avec le modèle colonial afin d’avoir une école qui valorise le jeune Africain et son africanité.

La vision éducative de Jean-Marc Ela – qui entend opérer la décolonisation mentale des jeunes Africains – peut-elle être suggestive et pertinente pour une éducation au dialogue interreligieux en Afrique ? Dans La plume et la pioche, Ela pose « la problématique sociale de l’adaptation de l’enseignement aux réalités de l’Afrique largement rurale » (Assogba 2017, 9). Il en vient à préconiser une éducation qui valorise les cultures africaines, y compris les religions traditionnelles qui en constituent le socle. Il entend former des Africains enracinés culturellement, conscients de leur identité africaine, afin d’être capables de dialoguer d’égal à égal avec les Européens, Américains, Asiatiques, etc. L’adaptation de l’enseignement aux réalités africaines et l’enracinement de l’Africain dans sa culture sont donc deux éléments fondamentaux qui lient la pensée d’Ela à l’éducation au dialogue interreligieux. Car un des principes de ce dialogue consiste en la nécessité d’être bien enraciné dans sa tradition religieuse afin de pouvoir dialoguer en toute sincérité et sans complexes d’infériorité. Quant à l’adaptation, elle obéit à l’exigence de tenir compte des réalités socioculturelles et religieuses du milieu africain dans lequel on entend proposer la démarche du dialogue interreligieux. Mais dans le contexte actuel, a-t-on besoin de considérer une telle démarche dans l’éducation des jeunes africains ? Avant de répondre à cette question, voyons en quoi consiste la conception élasienne de ce dialogue.

3 La conception du dialogue interreligieux selon Ela

Dans son ouvrage Repenser la théologie africaine : le Dieu qui libère, Jean-Marc Ela s’insurge contre toute arrogance hégémonique dont font montre les fondamentalistes, les intégristes ou extrémistes religieux. Selon lui, il faut éviter tout sentiment de supériorité – qui engendrerait inévitablement l’exclusion – et renoncer à tout projet d’assimilation ou de conquête en vue d’assumer le choc de la différence. Il appelle à reconnaître la faiblesse du croire avec humilité afin que le dialogue interreligieux soit possible. Cela vaut également pour la démarche de l’oecuménisme. Autrement dit, il n’y aura pas de dialogue si chacun des protagonistes absolutise ses croyances, sa tradition et ses doctrines. L’humilité du Christ, qui s’est anéanti comme un vermisseau (Phil 2, 8) afin de dialoguer avec l’humanité, doit inspirer les chrétiens qui veulent s’inscrire dans cette démarche. En effet, selon Ela, la diversité est un attribut de Dieu et la foi trinitaire fonde l’acceptation et le respect de l’unité dans la diversité. Comme disciple du Christ, le chrétien, la chrétienne doit reconnaître que la diversité manifestée dans le paysage religieux est également une oeuvre de l’Esprit (Ela 2003, 216). Pour favoriser ce dialogue, outre l’humilité, il préconise le risque de la rencontre – une rencontre qui se caractérise par une attitude d’écoute de l’autre et l’affirmation de son identité propre- qui est la condition sine qua non de toute véritable rencontre avec l’autre (Ela 2003, 217).

En vue d’un véritable dialogue avec les religions traditionnelles africaines, par exemple, il fait sien l’appel à délaisser la volonté d’éliminer ces cultes prétendument païens, afin de reconnaître que l’autre, l’indigène, « marqué par les traditions religieuses de sa culture, est aussi fils de Dieu » (Ela 2003, 220) ; il appelle aussi à vaincre les préjugés et les stéréotypes séculaires pour engager « un dialogue véritable avec la religion africaine traditionnelle, source vivante et dynamique de nos valeurs religieuses et de notre culture africaine » (Ela 2003, 221).

Perspicace, le théologien en boubou appelle enfin les chrétiens d’Afrique à un changement d’attitudes afin d’ouvrir leurs portes, particulièrement celles de leur coeur et de leur esprit, aux réalités nouvelles enrichissantes que suscitera la pluralité des religions et traditions spirituelles. Il lance son appel en ces termes : « Dans le monde qui vient, nous serons contraints de parler de Dieu sans violence. […]. C’est pourquoi il est nécessaire que les chrétiens assument réellement le pluralisme dans le champ religieux » (Ela 2003, 223).

Bref, Ela est favorable au dialogue interreligieux et oecuménique dans le cadre d’un pluralisme religieux assumé. D’un point de vue pratique, ces deux types de dialogue peuvent conduire les croyants à atteindre un but commun, à savoir la réalisation de l’être humain ; ils peuvent aussi les mener à la reconnaissance et l’accueil de l’autre dans le respect de sa différence. Fort de cela, il se refusa à toute logique d’opposition, de séparation, de supériorité et de destruction des différences, comme le font les fondamentalistes, les fanatiques et les intégristes religieux.

4 Lien entre la vision éducative et la conception du dialogue interreligieux d’Ela

Quel lien établir entre sa vision éducative et sa conception du dialogue interreligieux ? Il y a une cohérence interne dans la pensée de Jean-Marc Ela. Dans sa conception du dialogue interreligieux, ce sont des Africains culturellement réalisés, des croyants différents qu’il souhaite voir interagir plutôt que s’opposer ou s’inscrire dans une logique de supériorité et de lutte pour avoir le monopole du « marché religieux ». Selon sa conception, les croyants gagneront à reconnaître leurs différences, à les accepter et à les valoriser dans leurs quotidiens respectifs. Ainsi, ils éviteront de reproduire le climat de séparation, de domination et de rabaissement propre à la dynamique coloniale.

Cette dynamique procède d’une division des personnes ou d’apartheid afin qu’une minorité puisse régner sur une majorité. Elle se fonde sur la hiérarchie des races ou sur la couleur de la peau, sur les classes sociales – les propriétaires ou maîtres et serfs ou esclaves –, sur les instruits ou évolués (civilisés) et les non-évolués (analphabètes). Reprenant le vocabulaire de G. Balandier, O. Bimwenyi-Kweshi décrit tout cela en termes de « situation coloniale », un concept qui désigne « un rapport de forces entre plusieurs acteurs sociaux au sein de la “colonie” considérée comme “société globale” » (Bimwenyi-Kweshi 1981, 87). Celle-ci se compose de deux groupes d’acteurs antagonistes : les dominants formant la « société coloniale » opposés aux dominés ou exploités composant la « société colonisée » (Ibid.).

Il est intéressant d’observer que la société coloniale regroupe tous les non-autochtones classés comme suit : d’abord, les blancs originaires du pays colonisateur ; ensuite, les autres européens de race blanche ; enfin, les étrangers d’origine asiatique (Id., 87-88). Dans la société colonisée, on trouve, bien sûr, la masse des autochtones ou indigènes. Cette société est caractérisée par un ensemble d’actes marquant la domination du colonisateur, notamment le découpage arbitraire du territoire colonisé, l’humiliation des chefs coutumiers et la désorganisation des institutions socioreligieuses. Même animés de bonnes intentions, certains missionnaires chrétiens ont pris part à ces genres d’exaction par mépris des croyances africaines, pour montrer la supériorité de leur Dieu, ou bien pour amener par l’éducation les peuples primitifs d’Afrique à la lumière selon la mission reçue de la Providence (Id., 93).

Outre la division en vue d’asseoir la domination d’une minorité conquérante, relevons à la suite de Lucien Laverdière que les Européens missionnaires ont, pour la plupart, apporté avec eux en Afrique les vestiges de leurs guerres de religion, soit les croisades en Terre sainte ou les vieilles rivalités entre protestants et catholiques depuis le 16e siècle. Alors, sur les territoires africains où ils ont pu prendre pieds, certains d’entre eux ont non seulement eu tendance à mépriser les pratiques religieuses africaines, mais aussi à faire montre d’intolérance religieuse envers l’islam et à combattre le protestantisme (Laverdière 1987, 75-76 ; 78).

Conscient du passé colonial de l’Afrique et prenant ses distances avec cette logique de rivalités, d’opposition, de séparation, de lutte pour avoir le monopole de Dieu, Ela promeut la voie de l’acceptation du pluralisme dans le champ religieux, conséquemment celle de la rencontre dans le cadre du dialogue interreligieux.

5 Les idées d’adaptation de l’école et du pluralisme religieux assumé chez Ela

De tout ce qui précède, deux idées méritent à notre avis d’être relevées et discutées afin d’alimenter notre réflexion. La première est celle de l’adaptation de l’école en rupture avec le modèle colonial et la deuxième consiste en l’appel à assumer le pluralisme dans le champ religieux.

5.1 L’idée de l’adaptation de l’école aux réalités africaines

Jean-Marc Ela adopte une position radicale par rapport au modèle d’école coloniale ; il en appelle à une rupture en faveur de la mise en place d’une école africaine. Car, en vue de sa mission civilisatrice, l’école coloniale vise l’aliénation culturelle des jeunes Africains, leur enchaînement mental et leur dépersonnalisation, en leur dispensant un enseignement épuré des réalités africaines et en les formant en fonction des besoins ou des réalités de la puissance colonisatrice. Ce faisant, elle entend transformer le jeune Africain en une sorte de consommateur de la culture française et ainsi en un dominé en humanisme (sous-humain), c’est-à-dire en un asservi tant sur le plan spirituel que culturel afin de conforter la position du colonisateur. C’est tout l’opposé de l’école africanisée voulue par Ela (1971, 91). Pour rompre avec ce modèle, il appelle le penseur africain conscient à faire preuve de créativité, d’inventivité afin de créer ou d’inventer un modèle d’école adapté aux réalités africaines. Cette école doit se démarquer en adaptant le contenu de ses programmes et ses méthodes afin de valoriser les traditions, les valeurs, les langues, les patrimoines d’Afrique et en reflétant le visage de la personne humaine africaine à travers l’art, la pensée et les institutions (Ela 1971, 92).

Bien que fort intéressant, l’appel d’Ela suscite tout un flot de questions dont : d’où Ela se positionne-t-il ? Lui-même, n’est-il pas aussi un pur et fier produit de l’école coloniale occidentale ? Faut-il se replier sur soi-même et rejeter tout ce qui vient de l’Occident ou de l’Orient pour africaniser l’école ? Peut-on vraiment refuser tout modèle ? Comment peut-il proposer de rompre avec cette école qui l’a formé pour produire d’authentiques Africains ? Est-il possible de faire naître cette école africaine ex nihilo ? D’ailleurs, on pourrait même lui objecter qu’il n’y a rien d’original dans sa position puisque, longtemps avant lui, des fonctionnaires français attachés à l’enseignement prenaient ouvertement position en faveur de l’adaptation de l’école au milieu indigène. Déjà en 1917, Georges Hardy, dans son ouvrage Une conquête morale, avait adressé tout un plaidoyer en faveur de l’adaptation de l’enseignement aux réalités des populations africaines. Certes, mais le même voulait que le petit Africain soit formé à devenir un « vrai Français de langue, d’esprit, de vocation » (Barthélemy 2010, 10)[3]. Si les deux positions semblent se rejoindre au départ, elles sont diamétralement opposées à l’arrivée, car elles ne poursuivent pas les mêmes finalités.

La position de J.-M. Ela n’est pas anodine, car il est non seulement le produit de l’école de la mission, mais aussi des universités occidentales. Fort de ses expériences, il put juger des forces et des faiblesses de l’enseignement dispensé dans les écoles coloniales en Afrique. En dépit de tout ce qu’il pouvait reprocher à ce modèle d’école, il ne s’est pas laissé transformer en un anti-enseignant blanc. D’ailleurs, pour élaborer sa pensée, il s’est inspiré de quelques professeurs de Strasbourg qui l’avaient marqué alors qu’il faisait sa licence en philosophie. En effet, de son professeur de sociologie urbaine, Henri Lefebvre, il a conservé le sens de la critique des réalités quotidiennes, aussi appelées la quotidienneté ; de son professeur d’histoire des sciences humaines, Georges Gusdorf, il a gardé la sensibilité historique ; de son professeur de sociologie des objets, Abraham Moles, il a appris à regarder et à comprendre les objets de tous les jours « comme une sorte de miroir de la société » ; enfin, de son professeur de phénoménologie psychiatrique, Georges Lanteri-Laura, il a gardé l’élégance de style. Ces Occidentaux lui ont ouvert les yeux sur les réalités qu’il voulait appréhender dans son contexte africain ; ils l’ont fasciné et ont marqué sa pensée (Assogba 1999a, 32-33). Dans ce cadre universitaire, loin de sa terre natale, il recouvra sa liberté mentale. Il dira lui-même : « Le privilège d’être passé par cette université a créé en moi une grande capacité de réflexion libre […] sur le plan théologique » (Assogba 2017, 11).

Donc, l’important n’est pas de penser et d’agir en autarcie, mais de se refuser à toute singerie intellectuelle qui condamne l’école africaine à être un palimpseste de l’école américaine ou belge ou canadienne ou française. D’où la nécessité d’une rupture épistémologique afin de réfléchir un modèle d’école africaine en fonction des schèmes culturels propres aux Africains. Ce que l’on a appris des maîtres et des livres occidentaux doit être repensé et adapté au contexte dans lequel on envisage de l’appliquer.

D’une certaine façon, Ela rejoint la lignée des grands intellectuels africains de renom comme Cheick Anta Diop, Alioune Diop et tant d’autres qui ont pris position clairement en faveur de la reconnaissance de l’existence des cultures africaines et de l’africanité de l’Africain (Ndyae 2017, 721). Cette valorisation culturelle passe nécessairement par l’école africaine qui en est la courroie de transmission de génération en génération.

Joseph Ki-Zerbo, dans Éduquer ou périr, a abondé dans le même sens qu’Ela. Pour lui, en Afrique, l’école qui instruit et éduque les jeunes Africains a l’obligation d’être africaine. Pour ce faire, elle doit intégrer entre autres le patrimoine africain, constitué de savoirs utiles disponibles dans tous les domaines de la vie africaine, particulièrement ceux du champ culturel et de la communication qui comprend : le théâtre, le sport, la musique, les langues, la danse, le cinéma, les arts corporels. Ce faisant, elle cessera d’être l’école en Afrique pour devenir l’école africaine (Ki-Zerbo 1990, 92). Ainsi, elle deviendra une école qui, enseignant dans les langues africaines, préparera des jeunes psychologiquement et culturellement solides « pour la promotion de l’économie, des sociétés et cultures africaines » (Ki-Zerbo 1990, 100).

Cette vision éducative a-t-elle été bien reçue par le monde africain ? Partant du postulat selon lequel une langue vivante supporte la pensée consciente, la créativité mentale et intellectuelle du locuteur, car elle fait partie du subconscient et du rêve, Cheick Aliu Ndao affirme : « Il n’y a pas d’autres alternatives pour le développement de notre continent. L’enseignement des langues africaines s’impose. Elles sont déjà dans le coeur des hommes » (Lezouret et Chatry-Komarek 2007, 300). Concrètement, l’enseignement dans les langues africaines se fait aujourd’hui, surtout au niveau du primaire, dans plusieurs pays africains, dont le Burkina Faso, l’Érythrée, le Ghana, l’île Maurice, le Kenya, Madagascar, la Namibie, le Niger, la Tanzanie et le Tchad (Lezouret et Chatry-Komarek 2007, 36-39). Les langues retenues sont une manière de valoriser les cultures nationales et de favoriser la cohésion sociale (Lezouret et Chatry-Komarek 2007, 318).

La familiarisation des cultures nationales ne se limite pas à l’enseignement des langues africaines, elle passe également par la familiarisation avec le théâtre, l’artisanat, la musique, les chants et les contes traditionnels africains ainsi que la production agricole dans le programme des écoles. Par exemple, dans les écoles bilingues du Burkina Faso, elles font partie intégrante des curricula. Dans les écoles classiques, le plus souvent, elles sont d’ordre parascolaire. Au fait, l’éducation à l’art et à la culture constitue l’un des treize principes de la politique éducative du Burkina Faso[4]. L’intégration des vernaculaires, des arts et des modes de production agricole africains dans les programmes éducatifs n’est pas un hasard. C’est une réponse à l’appel de Jean-Marc Ela « d’intégrer l’enseignement au milieu et le milieu à l’enseignement afin de réduire les distorsions créées par l’intellectualisme qui inspirait le système français de l’enseignement colonial en Afrique noire » (Ela 1971, 53-54).

Nonobstant ces éléments qui indiquent une certaine réception positive de l’invitation à africaniser l’école en Afrique, il est difficile d’ignorer certaines résistances de la part même de certains Africains qui refusent que leurs enfants soient instruits dans leur vernaculaire. Nous en avons été témoins au Burkina Faso. Souvent, les personnes réticentes avancent comme raison leur crainte que les élèves aient moins de compétences dans les langues des études secondaires, universitaires et de l’administration publique, soit le français ou l’anglais ; ils craignent aussi que l’instruction dans leurs langues nationales les empêche d’avoir des opportunités au niveau international. Ils ont aussi peur que ce soit une manoeuvre politicienne pour empêcher l’émancipation sociale des pauvres, bloquer la mobilité sociale et réserver la gestion de la chose publique ou la gouvernance de l’État à l’élite formée dans les langues étrangères. Pour justifier cette crainte, ils donnent souvent l’exemple des promoteurs de l’éducation en langue nationale ou des hauts fonctionnaires dont les enfants fréquentent les écoles internationales ou les meilleures écoles du pays. En outre, ils reprochent aux politiques et aux intellectuels qui font la promotion de l’enseignement en langue africaine leur incohérence, puisqu’eux-mêmes sont pour la plupart les produits de l’école classique héritée de l’époque coloniale.

Ela lui-même, bien qu’enrichi par son expérience de terrain auprès des paysans Kirdi (Assogba 1999a, 36), ne pourrait pas échapper à ces reproches. Toutefois, il faut reconnaître qu’il a voulu donner aux jeunes Africains la chance d’être éduqués selon les cultures et réalités africaines, ce qui avait manqué surtout à sa propre formation (Assogba 1999, 37). Ainsi, ils n’auront pas à suivre le long chemin qu’il a dû parcourir afin de pouvoir revendiquer son identité africaine.

Finalement, la vision éducative de J.-M. Ela prend tout son sens lorsqu’elle est replacée dans son contexte d’effervescences intellectuelles des années 1970, l’époque des grands débats et de réflexions fortes sur l’africanité et les cultures africaines. Sa vision éducative, relayée par Ki-Zerbo, retentit plus agréablement. Cette vision ne se présente pas comme une offensive contre l’Occident, mais bien comme une démarche légitime de recouvrement de sa culture, d’affirmation de sa singularité africaine. La résonance de cet appel à africaniser pourra sans doute être opportune dans le cadre d’une réflexion élargie à une éducation au dialogue interreligieux.

5.2 L’idée d’assumer le pluralisme dans le champ religieux

La deuxième idée en discussion consiste en la nécessité, pour les chrétiens, d’assumer « réellement le pluralisme dans le champ religieux » (Ela 2003, 223). Il fait montre ici d’un grand réalisme, car le temps de la domination des grandes religions monothéistes sur les autres et celui du mépris des autres croyances paraissent révolus. Cependant, est-ce que la reconnaissance de ce pluralisme implique aussi la rencontre des croyants africains ? Plusieurs indices laissent croire que oui. Certaines expressions employées par Ela l’inscrivent dans cette ligne de la rencontre. En effet, il affirme : « dans ce risque d’abord de la rencontre, ce qui importe aujourd’hui, c’est d’apprendre d’abord à se mettre à l’écoute de l’autre. […] Dans un monde qui est loin d’être homogène dans le domaine culturel et spirituel, cette attitude seule favorise la reconnaissance des différences sans laquelle aucune rencontre n’est possible » (Ela 2003, 217).

Plus loin, parlant de la nécessité de se laisser évangéliser par le milieu abordé, il écrit : « la rencontre avec l’autre peut devenir un moyen d’accéder plus profondément à une meilleure intelligence du mystère unique de Jésus-Christ ; le risque de s’ouvrir à la diversité est toujours une source d’enrichissement » (Ela 2003, 219). Réfléchissant à l’avenir, il se fait guide et prophète en proclamant : « Dans le monde qui vient […] L’essentiel de la tâche des chrétiens, c’est d’investir les lieux de rencontre de solidarité vraie » (Ela 2003, 222.) Il ne limite pas la rencontre à la lisière de l’islam et des autres Églises chrétiennes, il l’étend aussi aux religions traditionnelles africaines. Selon lui, « en réalité, sans négliger la question sur la manière d’être Église en terre d’islam ou celle de la rencontre avec les Églises afro-chrétiennes, c’est bien avec les croyants des religions africaines traditionnelles que le dialogue avec d’autres spiritualités est le grand défi de l’Église aujourd’hui » (Ela 2003, 220).

La vision qu’a J.-M. Ela de la rencontre dans le cadre du dialogue interreligieux semble rejoindre celle de Martin Buber, l’auteur du Je et Tu. En effet, selon Buber, il n’y a pas de Je sans Tu, ou encore aucun Je ne peut s’accomplir sans un Tu. Ce qui en fait un être de relation, une relation basée sur la réciprocité. Car, toujours en suivant Buber, « Je m’accomplis au contact de Tu, je deviens Je en disant Tu » (Buber 2012, 44). Il s’ensuit que « Toute vie véritable est rencontre » (Ibid.). C’est bien de cela qu’il s’agit, de relation ou de dialogue, de lieu de rencontre, d’échanges, d’écoute respectueuse et d’interaction entre deux êtres humains, deux croyants différents qui se reconnaissent égaux et qui s’offrent l’hospitalité. Dans le sens où Buber l’emploie, la rencontre est étrangère à la logique de conquête, de domination ou de contrôle, car c’est une logique qui mène à la dépersonnalisation de l’autre et à sa réduction à quelque chose. Dans cette logique déshumanisante, le Tu devient Cela, un simple objet ou une valeur marchande ou, dans sa plus grave forme, un démon aux yeux de Je qui ignore la dimension Tu (Buber 2012, 101-102). Les colonisateurs, les tyrans, les intégristes, les fondamentalistes et consorts n’obéissent-ils pas le plus souvent à cette logique inhumaine ?

Pour que le Tu garde son égale dignité avec le Je, il faut qu’il renvoie à un plus grand que soi, Celui qui, de par son essence, ne peut jamais devenir Cela, qui n’obéit pas aux aléas du temps et de l’espace, en l’occurrence le Tu éternel, Dieu (Buber 2012, 133). En adoptant ce regard divin, je deviens capable d’admettre en tout temps que : « la relation avec l’être humain est le véritable symbole de la relation avec Dieu » (Buber 2012, 138). Ainsi, face à l’autre Je apparaît clairement comme le visage de Dieu au même titre que Tu. Dès lors, tous les deux nous sommes et nous pouvons répondre à l’appel divin à s’accueillir mutuellement comme une épiphanie de Dieu (Lévinas 2010). En accueillant l’autre comme une épiphanie de Dieu, Je deviens capable de me refuser à toutes « tentatives d’assimiler ou de ramener l’autre au même (la mêmeté) que ce soit en le ramenant à moi ou en le mettant dans une catégorie générale » (Crommelink 2005, 38).

Les regards d’Ela et de Buber ne sont pas très éloignés de celui de l’Ubuntu africain, selon lequel Je n’existe pas sans Nous. L’Ubuntu (terme zoulou et xhosa composé du préfixe abstrait ubu- et de la racine lexicale -ntu, personne humaine) synthétise l’aphorisme traditionnel « Umuntu ngumuntu ngabantu » que l’on peut traduire ainsi : « Une personne est une personne à travers les autres personnes. » Autrement dit, c’est par sa relation aux autres qu’une personne s’humanise totalement (Koulayan 2008, 185). Ainsi, être ne s’entend pas sans relation avec le Nous qui englobe la collectivité, les ancêtres, les forces de la nature visibles et invisibles et par-dessus tout avec la source de toute vie, Dieu (Bujo 2010, 171). Selon cette perspective, la rencontre ou la relation n’est pas seulement binaire, elle est avant tout quaternaire, au sens où elle engage l’individu-personne, la collectivité et Dieu, ainsi que l’écologie ou la nature, l’environnement dans lequel il évolue. Cela fait de la personne humaine, un être de relation et de communion à l’instar de la Sainte Trinité. Donc, une conception africaine et chrétienne du dialogue interreligieux doit être inclusive, au sens d’impliquer non seulement des personnes de toutes confessions ou croyances religieuses, mais aussi leurs communautés confessionnelles d’appartenance et, au-delà, ceux qui les ont précédés dans la foi et la vie en remontant jusqu’à Dieu lui-même.

Malgré la bonne volonté ou la bonne disposition présente dans l’invitation d’Ela, force est d’admettre que cela ne suffit pas pour que cessent les rivalités sur le marché du religieux en Afrique. Les fondamentalistes et les intégristes puisent leur raison d’être et leur énergie dans la lutte pour conquérir le plus grand nombre d’âmes et couvrir le plus vaste territoire possible. Dans cette perspective, toute idée de dialogue en vue de travailler ensemble, même si c’est dans le respect de leurs différences, ne peut être vue que comme un stratagème de conquête de la part de l’instigateur du dialogue. D’où la nécessité de commencer à la base en éduquant à la confiance mutuelle, à la relation franche et sincère, au respect mutuel et à la coopération religieuse. N’est-ce pas la finalité d’une éducation des jeunes au dialogue interreligieux ?

6 L’idée de l’éducation au dialogue interreligieux

Au sens de l’Église catholique, « le dialogue désigne non seulement le fait de converser, mais aussi l’ensemble des rapports interreligieux, positifs et constructifs, avec des personnes et des communautés d’autres croyances, dans le but d’une connaissance mutuelle » (Congrégation pour l’éducation catholique 2013, no 13). De plus, le dialogue ne se ne limite pas à l’interreligieux, il s’étend aussi à l’oecuménisme qui a pour visée l’unité visible des chrétiens, pour laquelle, en Jn 17, 21, Jésus a prié ainsi : Ut omnes unum sint, « Afin que tous soient un[5] ». Aussi, pour être authentique, ce dialogue doit être « fidèle au sens de l’Église » et engagé avec le respect de la différence de l’autre, la sincérité, « l’humilité du Christ et la transparence de l’Esprit » (Commission théologique internationale 1996, no 118) [6]. À l’heure actuelle, dans quelle mesure ce dialogue concerne-t-il l’Afrique ? Que peut apporter une éducation au dialogue interreligieux aux jeunes Africains ?

6.1 Le dialogue interreligieux, est-ce une réalité africaine ?

Le dialogue interreligieux promu par l’Église catholique depuis le Concile oecuménique Vatican II (NA, no 2) n’est possible que dans un contexte de pluralisme religieux. Car l’existence de ce cadre dispose les croyants à coopérer en vue d’une cause commune comme la défense de la justice, la promotion de la paix, la lutte contre la pauvreté ou pour l’amélioration des conditions d’existence des citoyennes et citoyens.

Actuellement, le paysage religieux africain est en partie marqué par le pluralisme religieux, donc par la reconnaissance de la diversité religieuse (Dasré et Hertrich 2017, 11). Ce pluralisme est à la fois interne et externe. Interne, il s’observe à l’intérieur des deux grands monothéismes (christianisme et islam). En effet, aux côtés des grandes Églises catholiques, anglicanes, méthodistes, luthériennes, il existe un très grand nombre d’Églises chrétiennes. Certaines sont d’inspiration africaine comme le kimbanguisme, le harrisme, le christianisme céleste. D’autres sont issues du mouvement de réveil, de type évangélique radical venant des États-Unis d’Amérique, comme le Pentecôtisme, l’Église baptiste, l’Église des Saints des derniers jours (Mormons), les Adventistes, les Témoins de Jéhovah, etc. Au sein de l’islam, le sunnisme, le chiisme et le soufisme, avec ses confréries telles que le hamallisme, le mouridisme, la Tijaniyya, etc. cohabitent dans un même espace géographique et, très souvent, réunis au sein d’une organisation comme la communauté musulmane du Burkina Faso. Le pluralisme religieux externe se voit notamment dans certains pays d’Afrique subsaharienne où coexistent pacifiquement et collaborent des Églises chrétiennes avec certains regroupements musulmans et coutumiers représentants des religions traditionnelles africaines (Dasré et Hertrich 2017, 4).

Cette coexistence est surtout favorisée par les États qui ont créé un cadre légal reconnaissant l’existence de toutes les religions ou traditions religieuses sur leur territoire. Certains pays ont inscrit dans leur Constitution la liberté religieuse et, de ce fait, la liberté de culte. Nous pouvons citer le cas du Burkina Faso qui l’a fait en 1991, de même que le Congo (Dorier-Apprill 2006, 55).

Cette coexistence pacifique découle aussi d’une reconnaissance mutuelle. Ainsi, au Bénin, chrétiens, musulmans et adeptes du vodun utilisent les mêmes aires publiques ou familiales sans difficulté, selon leur disponibilité. Dans certaines villes, comme Porto Novo, il existe même une forme de cohabitation religieuse tranquille du christianisme, de l’islam et du vodun (Dorier-Apprill 2006, 60). Au Burkina Faso, cette reconnaissance mutuelle favorise la collaboration des leaders religieux, et même des croyants, dans certains domaines, comme la santé – particulièrement dans la lutte contre le VIH/SIDA – et l’engagement pour la paix sociale (Langewiesche 2011, 6-7).

En outre, il y a aussi un éveil de conscience par rapport à la place des religions traditionnelles africaines (RTA) dans la vie quotidienne des Africains. Cela s’observe notamment chez les théologiens prônant la dédiabolisation des croyances et pratiques cultuelles africaines et qui entendent déconstruire les stéréotypes coloniaux qui en font des religions sataniques (Sanon 1970 ; Santedi 2005 ; Kam 2011). Ela, lui-même, s’insurgeait contre ces étiquettes négatives attribuées aux pratiques religieuses africaines pour les détruire et, par conséquent, priver les populations africaines d’un marqueur culturel fondamental et indispensable à la construction de leur personnalité et de leur être profond (Ela 1980, 30).

Nonobstant ces belles avancées, on ne peut ignorer que, dans d’autres pays d’Afrique, certains croyants, sous couvert de la religion pure, refusent le pluralisme religieux et alimentent les rivalités interconfessionnelles ou mènent des attaques meurtrières contre les autres. C’est le cas des membres du christianisme évangélique – jugés radicaux et ultraconservateurs par d’aucuns – qui ont du mépris pour les autres chrétiens, les musulmans et les adeptes des religions traditionnelles africaines (Dorier-Aprill et Ziavoula 2005, 129). C’est aussi le cas, en Afrique de l’Ouest, avec la montée en puissance du wahhabisme (Saint-Lary 2012) et des djihadistes (Boko Haram, EIGS, GSIM, Al Ansaroul, l’EIGS – État islamique dans le Grand Sahara[7] et le GSIM – Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans[8]) qui commettent des attentats au Nigéria, au Niger, au Mali, au Burkina Faso et ailleurs.

Ainsi, force est de reconnaître que des efforts sont déployés en faveur de la tolérance, de l’acceptation mutuelle et du dialogue entre les croyants sur le continent africain. Toutefois, l’existence d’islamistes actifs et de fondamentalistes chrétiens entrave leur fécondité. Dans ce climat, quel peut être l’apport de l’éducation au dialogue interreligieux pour les jeunes Africains et pour l’Afrique ?

6.2 L’éducation au dialogue interreligieux

« Toute vraie culture et tout développement authentique conduisent à travers une éducation appropriée à libérer l’homme de diverses formes d’esclavage et d’aliénation afin de donner à la destinée humaine toute son ampleur et son achèvement » (Santedi 2015, 81). Avant de révéler la contribution que peut apporter l’éducation au dialogue interreligieux aux jeunes Africains et à l’Afrique, précisons sa définition, sa situation et son déploiement.

Primo, d’un point de vue catholique, elle se veut une approche éducative qui permet aux jeunes d’entrer en relation avec les membres des autres traditions et confessions religieuses à partir de la conscience de l’identité de leur propre foi. Elle désigne ainsi celle qui permet non seulement de converser dans le respect mutuel, mais aussi d’interagir de manière positive et constructive avec des personnes et des communautés ayant d’autres croyances ou convictions religieuses en vue d’une connaissance et d’une reconnaissance mutuelle[9]. Par conséquent, elle entend développer leurs compétences en vue du dialogue et du vivre-ensemble pacifique. Dans cette perspective, elle vise à les mettre en interrelation et à développer chez eux le respect mutuel, la reconnaissance réciproque, l’esprit d’ouverture, le sens de la coopération en vue de la promotion du bien commun. In fine, elle veut préparer les jeunes à une civilisation de l’amour.

Secundo, concernant sa situation, l’Église catholique, par le biais de la Congrégation pour l’éducation catholique, conçoit cette formation dans le cadre de l’éducation au dialogue interculturel. Cette approche éducative est présentée comme celle qui entend « rendre possible la coexistence entre la diversité des expressions culturelles et promouvoir un dialogue qui favorise une société pacifique » (Congrégation pour l’éducation catholique 2013, no 13). Dans cette perspective, elle a pour objectif de transmettre aux jeunes des compétences théoriques et pratiques afin de cultiver chez eux : une plus grande connaissance des autres et de soi, des valeurs de leur propre culture et de celles des autres, des échanges ouverts et dynamiques menant à la compréhension des différences non pas comme une source de conflits, mais comme une occasion de s’enrichir mutuellement et d’apprendre à vivre en harmonie. Pour ce faire, l’approche pédagogique à privilégier est dialogique et non dialectique. Car l’approche dialogique permet de « gérer de manière conjointe et constructive la disparité des actions énonciatives, à travers des communautés de parole disjointes » (Francis 2002, 358).

Tertio, son déploiement se fait à l’intérieur d’un projet éducatif chrétien qui s’articule autour de sept axes : 1) le critère de l’identité catholique (catholicité), 2) la construction d’un horizon commun, 3) l’ouverture raisonnée à la mondialité, 4) la formation d’identités fortes, 5) le développement de l’autoréflexivité, 6) le respect et la compréhension des valeurs des autres cultures et religions, 7) la formation à la participation et à la responsabilité (Congrégation pour l’éducation catholique 2013, no 63). Dans le cadre du sixième axe, on entend faire de l’école catholique un « espace de pluralisme » propice à l’apprentissage du dialogue et au partage des valeurs universelles telles que la solidarité, la liberté et la tolérance.

Dans ce cadre d’éducation formelle, cette approche éducative vise à former les jeunes à l’esprit du dialogue, à la compréhension mutuelle, à la coopération en vue du bien commun. Bref, au vivre-ensemble pacifique. Pour y parvenir, elle se déploie en considérant particulièrement deux des quatre formes de dialogue retenues par l’Église catholique, soit le dialogue de vie et le dialogue d’action – les autres étant le dialogue théologique et le dialogue de l’expérience religieuse ou spirituelle (Congrégation pour l’éducation catholique 2013, no 14 ; Dialogue et annonce, no 42).

Le dialogue de vie concerne les expériences quotidiennes des croyants, y compris les événements heureux ou pénibles de l’existence humaine des croyants eux-mêmes et de leur société. L’importance d’en tenir compte dans l’éducation des jeunes a même été rappelée par Ecclesia in Africa en ces termes : « Les écoles catholiques sont à la fois lieux d’évangélisation, d’éducation intégrale, d’inculturation et d’apprentissage du dialogue de vie entre jeunes de religions et de milieux sociaux différents » (EA, no 102).

Quant au dialogue d’action, il se rapporte à la promotion des valeurs communes – dont la paix, la justice, la lutte contre la pauvreté, le respect des droits humains, la protection de l’environnement et à la coopération en vue de la réalisation du bien commun – entendu comme l’ensemble des conditions matérielles, socioéconomiques, spirituelles, psychologiques, nécessaire à l’épanouissement des membres de la société. Les jeunes doivent être conscients de sa nécessité ; ils doivent être préparés à le sauvegarder et à le promouvoir.

Le dialogue d’action a particulièrement retenu l’attention d’Ela qui avait le souci de conscientiser les jeunes par rapport à la situation des opprimés et des pauvres. Pour lui, « En Afrique noire, la jeunesse est une force mobile : elle peut apporter une contribution décisive à la résistance aux facteurs externes et internes de domination » (Ela 1985, 194). C’est pourquoi la préparation des jeunes Africains à coopérer en vue de cette libération au nom de leur foi et de leurs convictions religieuses est fondamentale. Dans la perspective d’Ela, « l’option de la Jeunesse chrétienne d’Afrique pour les pauvres et les opprimés apparaît comme la réponse de l’Évangile à l’immense clameur d’un continent » (Ela 1963, 62).

En somme, si la jeunesse chrétienne d’Afrique est une force, alors la synergie des jeunesses croyantes africaines est une grande puissance. Toutefois, fédérer leurs forces reste un idéal difficilement atteignable sans l’apport d’une approche éducative qui permet simultanément de susciter dans leurs esprits une prise de conscience de leur potentiel et de cultiver chez eux cette capacité d’agir ensemble en vue de la transformation de leurs sociétés africaines en des mondes où les jeunes Africains peuvent se réaliser pleinement. D’où l’importance de l’éducation au dialogue interreligieux pour les rendre aptes à unir leurs forces dans le respect de leurs différences afin de briser les chaînes physiques comme mentales qui empêchent leur épanouissement ; elle les préparera à lutter pour la justice, à se mobiliser pour la protection de l’environnement et à éteindre les foyers de conflit pour que revienne la paix nécessaire au progrès ou au développement des peuples africains. En un mot, elle les formera à oeuvrer ensemble pour la promotion du bien commun nécessaire à la réalisation de l’humain authentique[10] en chacun et dans l’ensemble des Africains.

7 Perspectives

L’éducation au dialogue interreligieux africanisée peut aider les jeunes africains croyants ou non à devenir des co-bâtisseurs, des co-constructeurs, des co-acteurs de leur Afrique développée. Pour ce faire, la vision éducative d’Ela pointe vers une voie à suivre, celle d’une déconstruction de la « colonialité du savoir » qui a toujours cours dans la plupart des écoles de ces anciens pays colonisés. Celle-ci, comme l’a constaté Datrice Candio, est à la base de ce que nous appelons volontiers éducation négative, en ce sens qu’elle nie la capacité de connaissance scientifique aux dominés et crée une hiérarchie entre les citoyens, en appelant « évolués » ceux qui ont été scolarisés ou occidentalisés et « sous-évolués » ceux qui sont moins instruits ou analphabètes. En effet, dans nos sociétés dominées, anciennement colonisées, consciemment ou inconsciemment, on a le plaisir d’« éduquer à s’opposer » (Candio 2019), donc à se démolir, à inférioriser ou à supérioriser. Au pays des dominés, les relations entre le maître et l’élève, le professeur et l’étudiant sont encore fondées là-dessus.

Tout cela découle de la « colonialité du savoir » qui est délibérément épistémicide, raciste et sexiste. Ainsi que l’a montré Grosfoguel, la conquête des Amériques au 16e siècle, qui a conduit à l’esclavage des Noirs, allait de pair avec l’interdiction faite aux Africains – capturés, enchaînés et vendus comme esclaves – de penser, de pratiquer leurs cultes, d’avoir des connaissances et leurs propres visions du monde. Considérés comme des sans-âmes et des sous-humains, ils furent soumis à un racisme épistémique. Les esclavagistes leur nièrent la capacité de production autonome de connaissances. L’infériorité épistémique était l’argument utilisé pour affirmer leur infériorité biologique sociale et pour les classer dans la catégorie des sous-hommes (Grosfoguel 2013, 84). Ainsi, ils les considéraient comme inférieurs tant sur le plan ontologique que sur le plan épistémique. La même logique présida aux conquêtes de la fin du 18e siècle en Afrique. Portés par les théories selon lesquelles les Noirs manquaient d’intelligence, adoraient de mauvais dieux, étaient des sauvages, les colonisateurs arrivèrent avec le projet de les asservir, de détruire leurs croyances et leurs divinités, de les christianiser, afin de les exploiter jusqu’à la moelle ou au mieux, de les faire évoluer, au sens de faire d’eux des petits « Européens à peau noire » (Bimwenyi-Kweshi 1981, 377). L’école, particulièrement celle de la mission chrétienne, fut l’instrument de cette entreprise civilisatrice entre les doigts habiles des Européens.

Comme l’éducation au dialogue interreligieux est un projet émanant du Vatican, elle peut être vue comme une affaire d’Occidentaux et d’Occidentalisés qui se croient les seuls capables de penser pour le reste du monde. En effet, il faut se rappeler que depuis le 18e siècle, les universités de cinq pays d’Occident se sont arrogé le monopole du canon de la production épistémique. Il s’agit des universités d’Italie, de France, d’Angleterre, d’Allemagne et des États-Unis d’Amérique (Grosfoguel 2013, 87). Détentrices et gardiennes du savoir, elles sanctionnent – acceptent ou rejettent – les connaissances produites dans les autres universités du monde. Sachant cela, il est légitime d’être soupçonneux à l’endroit de tout savoir prêt-à-porter qui vient d’Occident. Le principe du soupçon veut qu’en recevant, par exemple, la démarche de l’éducation au dialogue interreligieux, les Africains la scrutent à la loupe et veillent à son adaptation aux réalités africaines. Car c’est africanisée qu’elle permettra de développer, chez les jeunes fréquentant les écoles catholiques, la reconnaissance mutuelle, la compréhension mutuelle, le respect réciproque, la coresponsabilité, la critique constructive et la coopération interreligieuse.

En outre, elle les outillera afin qu’ils soient conscients, d’une part, des problèmes de justice, de pauvreté, de conflit, de tension, de forces de domination et de mort ; d’autre part, de la puissance de l’unité des croyants dans le respect de leurs différences pour éradiquer ces fléaux afin de rendre la société meilleure pour tous. Elle parviendra à les outiller par le biais d’un enseignement structuré sur les religions et le dialogue interreligieux dont le contenu intègre les réalités du milieu africain et à travers un programme d’activités incluant la rencontre des leaders et des adeptes religieux, la coopération des jeunes des différentes traditions religieuses en vue du bien commun, la visite des lieux de culte du christianisme, de l’islam et des religions traditionnelles africaines.

Dans l’effort de l’adapter aux réalités africaines, il conviendra d’y intégrer l’apprentissage de la dynamique de l’arbre à palabres[11], utilisée depuis des siècles dans beaucoup de cultures africaines dans la résolution des conflits et dans la prise de grandes décisions pour la collectivité. Bien entendu, son intégration se fera tout en prenant soin d’adapter sa démarche aux réalités scolaires des sociétés africaines d’aujourd’hui.

Enfin, vu les nombreuses forces de domination qui alimentent en Afrique les conflits, les guerres, le terrorisme, la migration des populations, les famines et les maladies, l’éducation au dialogue interreligieux pourra-t-elle trouver sa place dans les écoles catholiques africaines afin de réaliser son objectif, soit de former les jeunes à devenir des acteurs et actrices capables, au nom de leur foi ou de leurs croyances religieuses, de s’engager ensemble en vue de l’émancipation de l’humain authentique en chaque Africain, Africaine ?

Au terme de ces pages, est-il possible de confirmer que le théologien Jean-Marc Ela a légué aux chrétiens et à l’humanité une réflexion organique sur l’éducation des jeunes ? Absolument. Sa vision éducative conserve-t-elle son actualité ? Si l’on considère les problèmes majeurs affectant l’Afrique – tels que la pauvreté, le chômage, l’absence d’électricité dans les villes et bidonvilles, l’exode rural, l’inadéquation de l’enseignement donné à l’école avec les réalités primaires des pays africains, le sous-développement, le boulonnage de certains régimes prédateurs à la tête de certains États africains –, la réponse est sans équivoque : sa vision est toujours pertinente.

Certes, il ne convient peut-être pas d’envisager aujourd’hui la ruralisation de l’école pour qu’elle soit vraiment africaine, mais il n’en demeure pas moins urgent de l’adapter aux besoins de développement des pays d’Afrique et de leurs populations. Ainsi, former des Africaines et des Africains authentiques – c’est-à-dire bien enracinés dans leur culture avant de s’ouvrir aux autres cultures occidentales ou nord-américaine – restera une nécessité, de même que celle de former des femmes et des hommes africains libérés de l’enchainement mental afin de contribuer au développement intégral de leurs pays.

Dans cette perspective, l’éducation au dialogue interreligieux se veut une action préventive en réponse à la problématique des rivalités et des conflits qui divisent les croyants, qui les empêchent ainsi de vivre en harmonie et de s’unir pour lutter contre les fléaux socioéconomiques, politiques, culturels et religieux qui minent la qualité de leur vie et de celle des membres de leur société.

Ainsi, il y a l’urgente nécessité de susciter l’engagement sincère des jeunes croyants dans le dialogue interreligieux pour l’émancipation de l’humain authentique. Néanmoins, une question demeure : au nom de leur foi, les éducateurs chrétiens d’aujourd’hui sauront-ils s’engager à éduquer les jeunes selon cette approche de telle sorte que ceux-ci sachent contribuer à l’avènement de l’Afrique meilleure dont rêvait Jean-Marc Ela ?