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Le présent article porte sur le dialogue entre les sciences sociales et la théologie dans l’oeuvre de Jean-Marc Ela. Il s’assigne, entre autres objectifs, de présenter l’épistémologie des travaux théologiques de ce théologien. Cette épistémologie que nous considérons comme en adéquation avec notre temps fait de J.-M. Ela un modèle de théologien africain. À beaucoup d’égards, c’est celui dont rêvaient les pionniers de l’école théologique de Kinshasa, Mgr Tharcisse Tshibangu et Mgr Joseph Ntedika. Pour ces derniers, le théologien africain doit maîtriser les sciences humaines et les sources chrétiennes pour que son discours soit crédible et pertinent. Rappelons que ces propos trouvèrent un écho chez le Cardinal Malula qui affirmait que l’Afrique devrait se doter 

des savants qui soient en même temps d’authentiques et vrais théologiens. C’est-à-dire des penseurs et chercheurs ayant acquis le véritable esprit théologique, tout en possédant et maîtrisant par ailleurs de manière rigoureuse les spécialisations requises sur le plan des sciences humaines et des disciplines scientifiques fondamentales.

Malula 1997, 356 ; voir aussi Ndongala Maduku et Isay 2021, 212-213

J.-M. Ela est la concrétisation des souhaits formulés par ses prédécesseurs : il met en dialogue, en discussion, les deux formes de savoir aux fins de proposer des solutions aux problèmes qui se posent à l’humain africain, à sa société et à son Église. On ne le dira jamais assez, la théologie doit être au service de l’Église et de la société, et l’anthropologie doit être un chapitre de la théologie, comme l’a si bien dit Jean-Paul II (1991), dans Centesimus annus, au numéro 55. Pour faire bref, J.-M. Ela est celui qui, ne se contentant pas des théories, a su réaliser à travers son oeuvre une inversion épistémologique, en opérant une rupture avec la méthode déductive, scolastique, où toutes affirmations partent de la Révélation, passent par la Tradition et le Magistère vers l’humain, au profit de la méthode inductive qui part des questions qui se posent à l’humain, à sa société et à son Église.

Dans les lignes qui suivent, nous nous proposons de présenter la personne humaine dans la pensée et dans la pastorale de J.-M. Ela comme le coeur dudit dialogue, et faire apparaître l’ecclésiologie et la théologie de la libération de J.-M. Ela comme les deux lieux par excellence de ce dialogue. Le corpus littéraire auquel nous recourons est bien évidemment constitué d’une infime partie de l’impressionnante littérature théologique et sociologique de l’auteur, ainsi que de quelques travaux qui sont consacrés au théologien, sociologue et anthropologue camerounais.

1 L’humain au coeur d’un dialogue entre théologie et sciences humaines

S’il est une chose impossible à ne pas remarquer dans l’oeuvre immense de J.-M. Ela, c’est celle que ses écrits partent quasiment tous de l’analyse de situations concrètes dans lesquelles la personne humaine se retrouve, pour ensuite interroger les Écritures. Et ce qui le pousse à écrire, c’est sa connaissance de la misère vécue par « l’exploité, l’opprimé, l’indigène, l’exclu, l’absent de l’histoire, le méprisé de l’histoire » (Ela 2009, 19). C’est en fonction de la personne humaine ainsi ciblée qu’il faut, pour Ela, juger tout ce que la société entreprend, lire les Écritures et, pour l’Église, organiser sa pastorale. Il faut donc « rompre aujourd’hui avec le charme de l’exotisme pour rejoindre l’indigène dans le “contemporain” où, sans complaisance, notre regard doit le surprendre et chercher à le comprendre en profondeur » (Ela 2003, 18). C’est dire combien, pour Ela, la personne humaine est le point de départ de tout discours et pratique épistémologiques.

En d’autres termes, selon Ela, il n’existe pas de « théologie pure » : la théologie est toujours incarnée et située, elle entre en dialogue avec les sciences humaines et sociales, les sciences de l’éducation, les sciences politiques et autres. Tous les savoirs sont interconnectés et la théologie ne saurait s’isoler et se déconnecter des réalités concrètes de la vie.

Nous représentons ce credo de J.-M. Ela par le schéma épistémologique suivant :

Figure 1

Schéma épistémologique de Jean-Marc Ela

Schéma épistémologique de Jean-Marc Ela

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Dans ce schéma, il y a deux approches. La première approche est une mise en relation de tous les éléments à l’extérieur du triangle : la théologie de J.-M. Ela prend comme point de départ l’expérience humaine, la personne sujette à des questionnements, des problèmes, des difficultés. Cette théologie doit, en deuxième lieu, faire le diagnostic de la société, pour déceler les différents problèmes qui font que l’humain africain soit exclu, exploité, opprimé, absent de l’histoire. D’où le titre de son livre : Le cri de l’homme africain. Ce cri réclame un « vivre mieux » sur le plan socio-économique, devant le luxe insolent d’une minorité de privilégiés (Ela 1980, 105). On comprend alors pourquoi Ela s’est mis à dos le régime politique en place dans son pays. La troisième étape est celle qui fait le diagnostic de l’Église et de sa théologie. Sur ce point, J.-M. Ela a des paroles fortes : « Une réflexion profonde s’impose au sein de l’Église en vue d’une incarnation de l’Évangile dans les milieux des responsables où s’élaborent les orientations politiques, économiques, sociales et culturelles des pays africains » (1980, 98). Cette réflexion aboutissant à une réforme des structures de l’Église doit permettre à celle-ci d’accomplir sa mission de salut et de libération. Ela le dit sans ambages : « Si le corps du Seigneur est fait des douleurs de l’homme écrasé par l’injustice, l’Église doit devenir le sacrement de la justice de Dieu dans le monde » (1980, 100). Ce salut et cette libération, dans la pensée de J.-M. Ela, sont concrets : « Il s’agit aujourd’hui, pour l’Église, de rechercher la liberté de tous et peut-être plus encore une maîtrise commune du devenir collectif lui-même, avec la participation des hommes à la prise de décisions » (1994, 122).

La deuxième de ces approches prend en compte aussi bien l’intérieur que l’extérieur du triangle : dans cette approche, on ne peut plus lire les Écritures sans les mettre en relation avec la personne humaine, la société et l’Église. C’est en fonction des difficultés que rencontrent les personnes, la société et l’Église, qu’elles sont lues. Les Écritures sont la lumière qui est au-dessus des cultures pour éclairer ces dernières. Nous en voudrions pour preuve l’histoire que J.-M. Ela raconte dans l’introduction de Repenser la théologie africaine, le Dieu qui libère. Habitué à partager la Parole de Dieu chaque soir autour du feu, il annonce un soir que le partage communautaire portera sur Dieu. Dans la foule, une femme se lève, toute en colère, pour dire : « Dieu, Dieu, et après ? » (2003, 8). Que va-t-il faire pour nous qui souffrons dans ce pays désertique sans eau ? C’est bien ce que sous-tendait la légitime interpellation de cette femme. J.-M. Ela dira : « Depuis cette nuit-là, la colère de la femme kirdi hante toute ma théologie » (2003, 8). Cette colère a eu pour effet, chez Ela, de « reconsidérer la relation de l’homme africain à la Révélation de Dieu afin de reconstruire le champ du discours théologique qui répond aux attentes de l’Église dans un tournant inédit de l’aventure chrétienne » (2003, 19). On le voit, le choix d’une méthode, ainsi que des efforts de renouvellement s’imposent à partir d’une anthropologie.

Si ce schéma épistémologique a le mérite de placer la personne humaine comme point de départ de toute épistémologie, il n’en demeure pas moins vrai qu’il a l’air de donner une place trop centrale à l’Écriture, même s’il est entendu que cette dernière a pour fonction d’éclairer la personne humaine en société et en Église. Pour rester fidèle à la démarche épistémologique de J.-M. Ela, ne conviendrait-il pas d’imaginer un schéma dans lequel la personne humaine serait à la fois le point de départ, et le centre de son épistémologie ?

2 L’ecclésiologie de Jean-Marc Ela : lieu du dialogue entre sciences sociales et théologie

Toute l’ecclésiologie de J.-M. Ela est nourrie de sa pratique pastorale, de son expérience concrète sur le terrain. Elle n’est pas désincarnée, mais complètement enracinée dans l’humus anthropologique, sociologique, économique et politique des peuples d’Afrique subsaharienne francophone. L’ouvrage intitulé Voici le temps des héritiers, Églises d’Afrique et voies nouvelles, écrit en collaboration avec René Luneau (voir Ela et Luneau 1982) témoigne de cette ecclésiologie. On peut également observer la fécondité de cette ecclésiologie dans l’ouvrage Repenser la théologie africaine. Le Dieu qui libère dans le sens de la réinvention de l’Église (Ela 2003, 95). Cette ecclésiologie place la libération à son horizon et se décline comme une théologie de la libération (Ela 2003, 87). Nous voudrions ici retenir trois caractéristiques saillantes de cette ecclésiologie : la valorisation des petites communautés chrétiennes, la décléricalisation radicale des Églises africaines, et une reconfiguration de la sphère ministérielle dans une Église en sortie.

2.1 Les petites communautés

La question des « petites communautés[2] » est au centre de la réflexion ecclésiologique de J.-M. Ela. L’idée des petites communautés, présentes en Afrique depuis la décennie 1970, constitue « l’enjeu d’une nouvelle manière d’être l’Église en Afrique » (Ela 2003, 313). Elle émerge de la volonté des paysans du nord du Cameroun qui souhaitent faire de la petite communauté « le lieu par excellence où les gens se retrouvent avec leurs problèmes, les considèrent en les analysant, de manière assez dynamique […] pour échapper à toute forme de violence et de tracasseries » (Assogba 1999, 58). La réalité des petites communautés s’écarte de l’idée des « communautés de base » en vogue à l’époque. Ela part du statut de l’individu et de sa conception de la vie de communauté en milieu africain, pour projeter/envisager une vie de l’Église africaine faite de « fraternités » d’Évangile. C’est ce visage d’Église en Afrique qui, selon Ela, « peut réconcilier l’Africain avec lui-même, avec son passé, et lui permettre de sortir des impasses actuelles où nous enferment des modèles de vie où chacun ne regarde que son nombril » (Bayart 1982, 114). Cette conception de l’Église remet en question un certain exercice du pouvoir en Afrique, y compris au sein même de l’institution chrétienne. Elle soutient que, en contexte africain, une pratique ecclésiale où tout viendrait d’en haut ou du dehors est désuète. L’intelligence de la foi, dans la pensée de J.-M. Ela, est contextuelle et doit s’élaborer dans les petites communautés. Ela est explicite à ce sujet :

En écoutant les gens du village dire ce qu’ils croient et qu’ils vivent, on se dit : la théologie n’est pas un privilège et un monopole des clercs ou des théologiens de métier. I1 y a lieu de prendre au sérieux une théologie paysanne, une intelligence de la foi et de l’Évangile par les paysans. Le développement des petites communautés pose la question du pouvoir dans l’Église. Et cela n’est pas sans impact dans ce qui se passe dans la société globale où un peuple entier est sous la tutelle d’un « Père », le « père de la nation » qui a tout entre ses mains, et pense pour tous, décide de tout, de telle sorte que seuls subsistent des griots et un peuple sans parole, qui démissionne de sa responsabilité devant l’histoire.

Bayart 1982, 114-115

Dans ce parti pris assumé de J.-M. Ela pour les petites communautés, on voit facilement poindre une critique de la dépendance des Églises africaines à l’égard du « centre », de Rome, et à l’égard des Églises occidentales en général. Les Églises africaines prennent de plus en plus conscience de la domination exercée à leur endroit par les Églises occidentales et aspirent à une émancipation légitime. Cette prise de conscience, estime Ela, est d’ailleurs antérieure à Vatican II et à celle des théologiens latino-américains de la libération[3]. Pour Ela, la mémoire du peuple noir constitue une porte de sortie qui s’offre aux Églises africaines pour sortir de ce rapport de domination. Ce que suggère Ela, c’est la résistance de la culture africaine présente chez les paysans des villages ou les gens des sous-quartiers à toutes formes de domination et de violences. C’est, dit-il, « important pour enraciner les luttes de la foi, la militance chrétienne, dans le contexte de notre histoire qui, il faut bien le reconnaître, est une histoire de la domination et de l’exploitation » (Bayart 1982, 116). Cette nécessaire résistance conduit Ela à préconiser une refonte de la structure latine des Églises d’Afrique. À ce propos, on lira avec intérêt la synthèse qu’en fait I. Ndongala Maduku, synthèse dont nous livrons ici un passage suggestif :

Sur ce point, il [J.-M. Ela] en appelle au dépassement des clôtures dogmatiques qui enferment les Églises d’Afrique dans des structures constituées une fois pour toutes. Il récuse la normativité occidentale, mieux, l’inféodation à la législation et au rite de l’Église d’Occident. Cette récusation n’implique pas une coupure avec Rome, mais plutôt de nouveaux types de rapport avec elle. Elle exprime le désir de nouvelles relations qui tiennent compte de la personnalité singulière et des besoins spécifiques des Églises africaines. À partir de là, J.-M. Ela s’interroge sur l’appartenance des Églises d’Afrique au rite romain, le rôle des nonces, l’importance de la Curie romaine. Plaidant pour la décentralisation du système romain, il soutient l’élaboration d’un droit propre pour l’Afrique, une innovation véritable de la liturgie qui aboutisse à une tradition liturgique propre. Rejoignant J. Ratzinger, il évoque la création de « nouveaux patriarcats détachés de l’Église latine ». La refonte de la structure latine des Églises d’Afrique qu’il préconise privilégie les grandes aires culturelles et assigne à ces dernières le traitement des grandes questions de discipline telles que les critères de béatification, le problème du mariage, la création de nouveaux ministères.

Ndongala Maduku 2009, 562-563

C’est une évidence que l’ecclésiologie de J.-M. Ela, qui prône une approche de l’Église fondée sur les petites communautés, est un lieu concret du dialogue entre les sciences humaines, sociales et la théologie dans l’oeuvre et dans la pratique de celui que l’on se plaît en Afrique à appeler « le sociologue et théologien en boubou ».

2.2 La décléricalisation des Églises africaines

La question de la décléricalisation radicale des Églises africaines est également un autre de ces points de dialogue entre sciences humaines et théologie. Ela « critique l’idéologie cléricale qui fait du prêtre le détenteur d’un pouvoir sacré transmis par voie hiérarchique » (Ndongala Maduku 2009, 563), cette idéologie qui met sous tutelle les charismes et le laïcat. Dans Voici le temps des héritiers (Ela et Luneau 1982), il fait un plaidoyer pour une sortie de ce qu’il entend par « Église coloniale », c’est-à-dire cette Église dont la structuration en Afrique est un héritage de la colonisation. Le risque est grand pour cette Église-là de devenir le porte-voix, de se faire l’écho de la parole du pouvoir en place. Une Église décléricalisée est une Église qui n’est pas dans la domination et qui ne se tient pas du côté des classes dominantes, mais une Église qui participe au combat pour la justice aux côtés des plus pauvres et des petites communautés.

Si elle ne le fait pas maintenant, elle risque de perdre non seulement les masses pauvres et exploitées, mais les élites elles-mêmes qui lui reprochent de servir davantage la cause du pouvoir. Quand on voit que des hommes d’Église n’arrivent pas à parler dans leur cathédrale sans citer le chef de l’État, il y a lieu de se demander si la fonction épiscopale n’est pas un rouage du parti unique. Or, les communautés de base sont le lieu où se fait entendre une parole qui n’est pas celle des classes dominantes […] Les communautés de base, dans les villages et les quartiers, « libèrent » le non-dit, le discours muet d’un peuple qui est en permanence évacué par les appareils idéologiques du système dominant.

Bayart 1982, 117

Pour Ela, la décléricalisation de l’Église en Afrique, pour un engagement vrai et concret aux côtés des masses pauvres et exploitées, est une des conditions sine qua non du renouvellement ecclésial en Afrique. Selon lui, l’Église « naît d’un mouvement populaire, dans les lieux où les paysans se réapproprient l’Évangile en transformant leurs conditions d’existence » (Bayart 1982, 117). C’est en assumant « le cri de l’homme africain » (Ela 1980), que l’Église en Afrique se redéfinit. D’ailleurs, le Dieu de la Bible est ce Dieu qui entend le cri du malheureux. Il appartient donc à l’Église de relire la Bible, et de revoir ses pratiques pour que la foi soit vécue à partir d’en bas, « c’est-à-dire d’un peuple livré à la famine, à l’exploitation et à la misère » (Bayart 1982, 118). Pour y arriver, Ela propose de sortir des presbytères, et d’aller vivre, marcher et travailler avec le peuple. Cela revient concrètement à donner toute sa valeur ministérielle et sacramentelle au sacerdoce universel ou baptismal, et exige donc une reconfiguration de la sphère ministérielle, sans toutefois exclure le ministère ordonné. « C’est de ce sacerdoce que le laïc est appelé à une diaconie active » (Ela 2003, 353).

2.3 Reconfiguration de la sphère ministérielle

La question des ministères[4] apparaît dans l’ecclésiologie de J.-M. Ela comme une question cruciale. Elle est une question centrale dans la vie des Églises. Elle est aussi au coeur de la problématique de la responsabilité commune des chrétiens. Cette question émerge dans un contexte de récession par rapport aux ministères ordonnés, et dans un contexte social sensible aux valeurs de dialogue et de participation. On relie cette problématique à une nouvelle compréhension du mystère de l’Église issue du concile Vatican II. Partisan d’une Église africaine décléricalisée, Ela conteste la ministérialité monolithique exercée par les clercs au détriment bien souvent de nombreux charismes dont regorge le laïcat (voir Ndongala Maduku 2009), et plaide pour une pluriministérialité ecclésiale dans l’esprit de Vatican II qui, loin d’être réductrice comme l’est l’unique ministère clérical, embrasse toutes les dimensions de la ministérialité de l’Église. Pour lui, il n’y a pas de ministère en soi. Tout ministère est toujours enraciné dans une situation concrète. « Toute prise de décision sur les ministères doit donc être motivée à partir d’une analyse de situation qui permet de voir de près le contexte de chaque problème auquel il faut répondre » (Ela 2003, 319). Ela s’interroge à savoir de quels ministères ont réellement besoin les Églises locales africaines. La synthèse réalisée par Ndongala Maduku de sa réponse est aussi complète que suggestive :

Les attendus de sa réponse rejettent le schéma théologique qui fait du prêtre le ministre nécessaire de l’Eucharistie. À ses yeux, l’articulation entre ministère et communauté devrait permettre de responsabiliser les laïcs. Dans cette ligne, il préfère fonder les nouveaux ministères de l’Église famille de Dieu sur l’apostolicité plutôt que sur le « caractère », ce qui présuppose dans sa perspective la reconnaissance et l’institution des ministères de type baptismal […] L’enjeu de ces nouveaux ministères est de permettre aux communautés chrétiennes de faire mémoire de Jésus-Christ. En évoquant la diversité des ministères laïcs, J.-M. Ela insiste sur leur ouverture aux femmes.

Ndongala Maduku 2009, 563-564

Ela soulève un point crucial en soulignant l’importance de la reconnaissance et de l’institution des ministères de type baptismal, mais il ne décrit pas la forme concrète que prendraient une telle reconnaissance et une telle institution. Force est d’admettre que c’est à ce niveau précis d’articulation qu’achoppent les ministères traditionnels (ceux des clercs) par rapport aux nouveaux ministères (ceux des laïcs) dans l’Église. La reconnaissance est l’un des grands défis qui se pose dans la fondation des nouveaux ministères. Elle est un besoin psychologique et spirituel. Comme tel, elle contribue à ce que les personnes qui s’engagent ne soient pas perçues comme de simples « produits de remplacement » du clergé défaillant ou omniprésent, et constitue également un moyen de prise au sérieux des laïcs (la plupart du temps) qui s’engagent. Le théologien Jean Rigal (1987) estime que cette reconnaissance doit s’effectuer aussi bien avec les responsables d’Église, notamment l’évêque, les communautés chrétiennes concernées, ainsi que les personnes qui s’engagent. Elle peut prendre la forme d’une inscription dans l’annuaire diocésain, d’un contrat ou d’une convention, d’une lettre de mission de l’évêque, ou d’une célébration liturgique. Il appartient, en tout état de cause, « à chaque communauté, à chaque service d’Église de trouver la forme de reconnaissance la plus opportune » (Rigal 1987, 96).

Nous le voyons bien, la question des ministères dans l’Église, tout comme celles des petites communautés et de la décléricalisation des Églises, prend en compte, chez Ela, l’être humain et son vécu dans des contextes de marginalisation et de domination. C’est pour contribuer à enrayer ces derniers que J.-M. Ela élabore une théologie de la libération qui s’enracine dans sa pratique pastorale.

3 La théologie de la libération de Jean-Marc Ela : un autre lieu du dialogue entre sciences humaines et théologie

Le thème de la libération est central dans l’oeuvre de Jean-Marc Ela. Son ouvrage, Repenser la théologie africaine. Le Dieu qui libère (2003), reprend cette thématique qu’il avait abordée plus tôt et la développe plus à fond. Ela entend la libération comme une exigence de la théologie à produire un discours porteur de sens et de réponses pertinentes, à partir de l’Évangile, aux défis d’une culture, d’une société et d’une époque données (Ela 2003, 23). Bien entendu, sa cible reste le contexte ecclésial africain d’aujourd’hui.

3.1 Comment dire Dieu en Afrique aujourd’hui ?

La production d’un discours à la fois libérateur et contextualisé par le théologien africain doit, selon J.-M. Ela, porter un soin particulier au choix du langage, c’est-à-dire d’un système de signes susceptible de rendre compte de son intelligence de la foi, censée rejoindre « l’intelligence que les hommes ont d’eux-mêmes à travers les mots de leur culture et de leur temps » (2003, 25). Pour y parvenir, il propose au théologien africain de mettre en dialogue le message chrétien avec l’histoire des sociétés africaines en tenant compte de trois facteurs : d’abord la distance culturelle entre l’univers du Nouveau Testament et la modernité en gestation ; ensuite le conditionnement occidental des formulations de la foi au cours de l’histoire ; et enfin l’enracinement historique des énoncés de foi (Ela 2003, 27). Autrement dit, Ela convie le théologien africain à entreprendre une démarche herméneutique de l’intelligence de la foi. Très concrètement, la libération est libération du message évangélique et chrétien, de son conditionnement culturel et historique, du poids de l’héritage gréco-latin, pour une actualisation et une réappropriation contextuelles.

Pour Ela, l’anthropologie, l’herméneutique et la sémiologie sont les disciplines à même de permettre à la théologie africaine de redéfinir ses tâches (2003, 31). Les outils conceptuels propres à ces disciplines permettant de répondre au défi que constitue l’articulation entre Foi/Révélation et domination induite par l’esclavage et la colonisation. Cela ne peut se faire sans une comparaison des comportements et des pratiques de l’Église par rapport à ses prises de position théoriques.

Au demeurant, dire Dieu reste une entreprise éminemment prétentieuse, tout discours à son sujet reste inachevé, dans la mesure où Dieu est « au-delà de tout ». C’est d’ailleurs la raison pour laquelle une théologie qui se présenterait comme universelle constituerait une prétentieuse illusion. Si aucun langage n’a l’exclusivité de la parole sur Dieu, rien n’empêche d’ouvrir cette parole à l’univers des signes et des images du quotidien des humains.

Dès lors, si l’homme africain vit dans un univers où tout est signe et parole, le réel peut être un texte et un prétexte qui offrent au théologien un lieu d’expression du mystère de Dieu. Il s’agit de faire retour à ces récits de la vie et de la mort où s’expriment les interrogations, les rêves et les désirs de l’être humain dans une culture et dans une société à un moment de leur évolution historique. Il nous faut apprendre à parler de Dieu à partir des langages où l’homme africain se dit lui-même et raconte le monde où il vit. Dans ce sens, la théologie est un événement du langage. Il convient de parler à la mémoire d’un peuple et de rejoindre son âme dans l’espace où elle s’enracine et respire.

Ela 2003, 35

Il s’agit donc, pour la théologie africaine, d’emprunter le langage, les signes et les images propres aux Africains afin d’éveiller les consciences sur les enjeux herméneutiques. Cet éveil déboucherait alors sur une relecture de la Bible du point de vue de l’histoire des Africains, hommes et femmes opprimés et en lutte pour leur libération. Cet éveil passe également par une prise en compte de l’eurocentrisme[5], dans une démarche de mise à l’épreuve de l’universalité des paradigmes liés au christianisme, paradigmes visiblement usés aussi bien pour l’Occident que pour les contextes africains d’aujourd’hui. Il s’avère donc important, pour la théologie en général et la théologie africaine en particulier, de trouver de nouveaux paradigmes pour penser la Révélation de Dieu dans le langage du temps présent. Et, plus concrètement, il s’agit pour la théologie africaine de poser la question du salut des peuples noirs « en découvrant que si la Bible est une bonne nouvelle du salut, il faut la lire non plus avec les yeux des oppresseurs, mais avec ceux des Africains eux-mêmes à partir de la situation dans laquelle ils se trouvent. Dans cette perspective, la première nouvelle qu’attendent les peuples asservis, c’est d’abord l’annonce de leur libération » (Ela 2003, 47).

3.2 Pourquoi la libération ?

Après avoir posé la question de l’enjeu herméneutique de la libération, J.-M. Ela pose celle des motifs de la libération dans la théologie africaine. Ses réponses laissent clairement apparaître le dialogue dont il est question depuis le début de cet article.

L’un de ces motifs réside dans le défi que représente pour la théologie chrétienne l’irruption des peuples d’Afrique dans l’Église. Cette irruption oblige inéluctablement la théologie chrétienne « à assumer le déplacement du centre de gravité de son histoire » (Ela 2003, 53), en se confrontant à des questionnements inédits qui n’étaient pas alors pris en compte par la doctrine de la foi. En réalité, dans la rencontre entre l’Afrique et le christianisme, il n’y a pas que la théologie chrétienne qui est en crise, mais également Dieu lui-même, l’objet de la théologie. Concrètement, la théologie africaine est le lieu par excellence pour examiner la pertinence du discours sur ce Dieu qui va à la rencontre de tout humain où qu’il se trouve, et dont les Églises d’Occident se sont faites porteuses, et de le vérifier au regard de la nature du terrain où elles ont ensemencé l’Évangile. Ela pose cette question incontournable :

Comment tenir sur le Dieu de l’Évangile un discours valable à partir de l’expérience humaine des peuples négro-africains marqués par l’esclavage et la domination dont les formes se renouvellent ? Plus précisément, il s’agit de savoir si l’on peut échapper au risque de relire la Bible à partir du paradigme du joug qui, à travers le couple oppression-libération, doit être au centre de la réflexion sur la foi dans le contexte de l’Afrique d’aujourd’hui.

Ela 2003, 54

Un autre motif pour lequel il est souhaitable de privilégier la voie de la théologie de la libération réside dans le fait que la Bible et la tradition chrétienne sont au service de la libération des opprimés. Leur défense est au coeur du message biblique. Dans la Bible, Dieu se dit à travers une histoire de libération. Une réflexion sur la responsabilité de la théologie à partir d’une étude de cas, fondée sur une relecture de la Révélation dans le contexte africain, permettrait donc « de dégager les enjeux auxquels les exégètes, les théologiens et les pasteurs sont confrontés dans la mesure où ils doivent être considérés comme des acteurs socio-historiques » (Ela 2003, 59). Elle conduirait au dépassement de la théologie de la libération ancrée dans la relecture de l’Exode.

À ces motifs, il faut ajouter que le christianisme introduit en Afrique est un christianisme lié à l’esprit d’une économie de domination fondée sur l’esclavage et l’exploitation. En amont, il y a la caution que l’Église accordait à la traite des Noirs, qui faisait véritablement de ceux-ci, à cette époque, les oubliés de la Terre (Ela 2003, 58-78).

Un dernier motif de la libération réside, enfin, dans l’exigence d’une rupture radicale avec le discours théologique occidental qui a échoué à mettre en évidence la force de libération du message chrétien, notamment en légitimant l’esclavage et la colonisation. Cette rupture passe par ce que J.-M. Ela appelle la « culture du soupçon ». Il convient d’appliquer cette dernière « à l’usage de la Bible et de la tradition dans l’Église afin de libérer un espace d’interrogation et de recherche susceptible de redonner toute leur place aux aspects de la Révélation occultés par la théologie impériale et coloniale » (Ela 2003, 85). Comme J.-M. Ela l’illustre avec le Magnificat, il y a place ici pour la créativité populaire (Ela 2003, 224-231).

4 Conclusion

La trame de fond sur laquelle se joue le dialogue entre sciences sociales et théologie dans l’oeuvre et la pastorale de J.-M. Ela est celle du rapport entre les Africains et l’Évangile de Jésus-Christ, « dans un contexte historique où tout le poids d’occidentalité pèse sur ce rapport » (Assogba 1999, 53) ou, plus globalement, celle de la rencontre entre l’Afrique Noire et l’Occident, une rencontre dont l’histoire est marquée par la domination et l’oppression des peuples africains par les colonisateurs. Dans un tel contexte, il serait étonnant que la manière de dire Dieu aux Africains tienne compte des enjeux de leurs sociétés et de la tragédie de leur histoire. C’est pourquoi les questions les plus cruciales pour l’Église et la société africaines (pauvreté, travail et entreprise, fécondité et migrations, ecclésiologie, ministères, théologie de libération, etc.) sont abordées sous cet angle par J.-M. Ela. Car, c’est en puisant dans leurs histoires, dans leurs réalités, dans leurs contextes socio-politiques, économiques et culturels que les Africains peuvent relire la Révélation et la tradition de l’Église et les rendre signifiantes pour eux. Reste aujourd’hui, aux héritiers et à la diaspora africaine, à emprunter le chemin tracé par le théologien camerounais et bien d’autres théologiens d’Afrique subsaharienne.