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Le crime d’agression, formulé en 1950 par la Commission de droit international dans les Principes de Nuremberg[1], a été un sujet d’intérêt de la Conférence de révision du Statut de Rome, qui s’est tenue à Kampala en 2010. Bien que de multiples facettes de l’infraction qu’il constitue en droit pénal international aient fait l’objet de discussions, un aspect était absent de leur ordre du jour : le traitement des soldats combattant pour les États agresseur et attaqué.

Dans son tout premier livre, Tom Dannenbaum, professeur adjoint de droit international à la Fletcher School of Law and Diplomacy (Tufts University au Massachusetts), souhaite sensibiliser ses lecteurs au sort de ces soldats. Cet ouvrage s’inscrit dans ses travaux portant sur la criminalisation de la guerre d’agression, dont l’article « Why Have We Criminalized Aggressive War? »[2] paru en 2017 dans le Yale Law Journal a remporté le prix Francis Lieber, remis à l’auteur d’une publication exceptionnelle dans le domaine du droit des conflits armés[3].

Dans cet ouvrage, il énonce la thèse selon laquelle l’élément faisant de l’agression un crime est non pas l’acte illicite qui marque le début du conflit, mais plutôt la « tuerie injustifiée » (unjustified killing[4]) qui en découle. Il soutient que les soldats qui combattent pour l’un ou l’autre des deux camps impliqués dans le conflit sont les « premières victimes » (primary victims[5]) en raison du risque de mourir aux mains de l’État agresseur ou en combattant pour celui-ci, alors que le conflit n’aurait jamais eu lieu d’être. En conséquence, il propose la mise en oeuvre de mécanismes de protection de la désobéissance pour refus de prendre part aux guerres injustifiées et la reconnaissance du statut de victime des soldats impliqués dans de tels conflits.

Pour arriver à cette conclusion, il remet en question l’état du droit international relativement au crime d’agression et à la situation des membres des forces armées dans ce contexte. Son analyse tient en onze chapitres, divisés en trois grandes parties. La première partie (chapitres 1 à 3) vise à établir le cadre normatif du crime d’agression et du traitement réservé aux soldats par le droit international. La deuxième (chapitres 4 à 8) tente de trouver un sens moral au droit applicable aux militaires des deux camps. Quant à la troisième partie (chapitres 9 à 11), elle démontre la nécessité de procéder à une réforme et propose des pistes de solution pour assurer le respect des droits des soldats appelés à combattre dans des conflits illégaux.

Dès la première partie, l’auteur remet en question l’état du droit actuel en ce qui a trait à la définition même du crime ainsi que ses impacts. Alors que les États sont considérés, par la jurisprudence et la doctrine, comme victimes du crime d’agression par le fait de l’atteinte portée à leur souveraineté, pour Dannenbaum, il en est tout autrement. Il est d’avis que l’agression est criminelle non pas en raison de l’acte illégal qui déclenche le conflit armé, mais plutôt de l’usage de la force menant à une tuerie injustifiée[6]. Les véritables victimes seraient donc, selon lui, les personnes blessées ou tuées dans ce contexte, soit les soldats[7]. Il critique le traitement accordé par le droit international aux militaires des deux camps. D’un côté, les soldats de l’État agresseur « are required on pain of criminal punishment to kill in service of the criminal end »[8] sans possibilité de bénéficier d’une protection s’ils désobéissent en refusant de combattre dans le conflit illégal[9]. De l’autre, la Cour pénale internationale (CPI) ne reconnaît pas le statut de victime aux soldats de l’État attaqué[10] alors que ceux-ci sont blessés ou tués sans justification.

Dans la deuxième partie, qui est la plus substantielle, Dannenbaum analyse cinq hypothèses qui pourraient expliquer l’absence de considération des membres des forces armées dans les procédures judiciaires liées au crime d’agression. Premièrement, la participation des soldats au crime se ferait en toute innocence puisqu’ils agissent sous la contrainte de l’État[11]. Deuxièmement, en se fiant aux décisions de l’État quant au jus ad bellum, les militaires bénéficieraient d’une « ignorance invincible »[12]. Troisièmement, l’obéissance du soldat à l’État serait toujours justifiée en raison des fonctions associatives qui font de lui un « instrument de l’État »[13]. Quatrièmement, les actions du soldat sont régies par un code moral différent de celui qui s’applique dans la vie ordinaire[14]. Finalement, autoriser l’insubordination des soldats dans le cas des conflits illégaux compromettrait le bon fonctionnement de l’armée, qui est nécessaire pour préserver la sécurité humaine mondiale[15].

L’auteur rejette toutes ces hypothèses, qui sont insuffisantes pour permettre au soldat de « se laver de sa culpabilité » (wash their hands of guilt) quant aux gestes illégaux commis au combat[16]. De plus, il est d’avis que le droit ne devrait pas refuser la protection à ceux qui se dissocient dans le but de faire respecter les « valeurs fondamentales universelles » (core universal values[17]). Il déplore que les privilèges accordés à ceux qui se plient au jus in bello soient réservés aux forces armées de l’État agresseur[18]. Bien que la nécessité prévue par la cinquième hypothèse ne puisse constituer une « défense complète » (comprehensive defence) au fait de refuser une protection aux soldats qui ne souhaitent pas combattre dans des conflits injustifiés[19] alors que le droit lui-même leur impose l’obligation de désobéir à des ordres illégaux[20], il la retient comme l’explication la plus plausible à l’absence de telles mesures[21].

Dans la troisième partie, l’avènement des « guerres sans risque » (riskless wars) et l’utilisation de contractants privés sont deux facteurs identifiés pour justifier la nécessité de revisiter les conceptualisations du crime d’agression[22]. La principale raison est qu’ils ont pour effet de diminuer l’intérêt du public à exiger une reddition de compte de la part de l’État, qui serait alors plus susceptible de s’engager dans des conflits illégaux[23].

Dans le cadre de cette réforme, Dannenbaum propose des changements aux domaines tant interne qu’international. Au niveau de la politique nationale, il suggère notamment l’implantation d’un processus contradictoire pour juger du jus ad bellum avant de s’engager dans un conflit[24]. La mise en place d’une fonction d’« avocat du diable » (devil’s advocate) « could make it harder for the decisionmaker to argue that she was not aware of the facts rendering the war manifestly illegal »[25].

Au niveau international, l’auteur souhaite que le statut de réfugié puisse être accordé aux soldats qui refusent de combattre dans un conflit d’agression et que soit reconnu le droit humain international de ne pas combattre dans ce type de conflit[26]. À son avis, ces notions pourraient être intégrées dans des protocoles additionnels aux traités existants portant sur les droits de la personne, mais cela ne serait pas une nécessité puisqu’ils sont sous-jacents aux droits déjà en vigueur et que le principe d’interprétation progressive permettrait la reconnaissance de leur statut juridique[27]. Il conclut en affirmant que la définition actuelle de « victime directe », telle que retenue par la CPI, inclut tant les soldats blessés ou tués par une force d’agression que ceux qui subissent un préjudice après avoir été forcés de combattre dans un conflit illégal. Ceux-ci devraient donc pouvoir être représentés devant la CPI et être admissibles à réparation[28].

La force de cet ouvrage réside dans la qualité remarquable de la recherche. De nombreuses sources soutiennent l’argumentation. Dannenbaum ne s’est pas limité aux documents de nature internationale, tels que les traités et les décisions émanant des divers tribunaux pénaux internationaux. Il se fonde également sur la jurisprudence des tribunaux internes de sept pays[29]. Des sources non juridiques, comme des rapports psychologiques, des notes d’entrevue avec des soldats et d'autres écrits rédigés par des intervenants oeuvrant dans le milieu militaire, complètent le portrait exhaustif de la notion du crime d’agression et des conséquences qui en découlent pour les membres des forces armées. Ainsi, même lorsque l’auteur a une opinion divergente du courant majoritaire, nous ne pouvons qu’y trouver un sens puisqu’elle est toujours solidement appuyée. Il réussit donc à nous sensibiliser sur les dilemmes qui s’imposent aux soldats et sur l’insuffisance de la considération de la communauté internationale à leur égard.

Si le langage utilisé est fluide et facile à comprendre, une pratique vient régulièrement briser le rythme. En effet, l’auteur insère, à l’intérieur de son texte, de nombreux renvois aux diverses sections de son volume. Le problème se pose lorsqu’il renvoie le lecteur à des chapitres subséquents, ce qui amène parfois une certaine confusion et, surtout, cause beaucoup de répétitions.

Ce livre se démarque par son exhaustivité : le crime d’agression et le fonctionnement militaire qui lui est relié sont étudiés sous toutes leurs coutures. Dannenbaum ne se limite pas à analyser les impacts provoqués par ce crime, mais cherche également à le prévenir en apportant plusieurs solutions. Certaines d’entre elles peuvent paraître ambitieuses et trop coûteuses pour pouvoir être implantées dans l’ensemble des États. L’auteur n’a toutefois pas la prétention de présenter le modèle parfait. Il a rédigé The Crime of Aggression, Humanity, and the Soldier dans l’intention « to start conversation about what international law owes soldiers on its own normative terms »[30]. Il a tout mis en place afin d’atteindre son objectif.