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Les contacts du système juridique québécois avec des systèmes religieux étrangers sont devenus plus fréquents aujourd’hui. La mobilité accrue des personnes et l’accélération des échanges internationaux tendent à accentuer l’intensité des contacts avec des lois étrangères de facture confessionnelle. Cet accroissement particulièrement est dû à l’importance du phénomène migratoire mettant en relation des populations d’origines diverses avec celles du Québec et du Canada.

Avec la récente implantation au pays de ressortissants des États musulmans, les juges québécois doivent faire face à des normes ou pratiques familiales ou sociales « différentes », apportées par l’immigration[1]. On se retrouve alors devant un phénomène bien semblable à celui décrit dès les années 1980 en France sous la plume de Jean Déprez :

L’importance de la communauté musulmane établie en France donne à l'application de son statut personnel une ampleur, une fréquence et une publicité jusqu'alors inconnues, au point de transformer en véritable problème de société ce qui n'était à l'origine qu'une réception occasionnelle et en quelque sorte confidentielle[2].

Un contentieux nouveau portant sur des institutions familiales musulmanes, ignorées jusqu’alors ou contraires aux valeurs de la société d’accueil, s’est multiplié ces dernières années. C’est le cas notamment s’agissant de la polygamie, du mariage coutumier nikah, du recueil légal kafala, de la dot mahr, des régimes matrimoniaux et enfin du divorce musulman dans ses diverses formes[3]. C’est justement ce dernier qui a retenu notre attention dans le cadre de la présente étude.

C'est un lieu commun que de constater l'extrême fragilité des couples un peu partout dans le monde. L’accroissement du nombre de couples originaires d’un pays musulman s’est accompagné naturellement par la multiplication des cas de séparation de ces couples. Il n’est donc guère étonnant qu’en cette terre d’immigration, les tribunaux soient souvent appelés à régler des litiges impliquant des personnes divorcées à l'étranger. Les juges québécois ont dû statuer sur la réception des divorces prononcés dans des pays où la religion demeure une source principale d’inspiration en matière familiale.

La première question qui se pose en pareil cas est de savoir si le statut obtenu à l'étranger peut être reconnu dans la juridiction saisie du litige. C’est alors aux règles de droit international privé qu’il appartient de gérer ce « pluralisme juridique » en vue d’assurer la continuité des relations privées internationales[4]. L’objectif de cette discipline n’est en effet autre que la résolution des difficultés résultant du « phénomène de la frontière »[5], face auquel il doit permettre une certaine circulation des situations juridiques en dépassant les clivages entre les droits internes, voire au sein même des droits internes. Cette préoccupation se pose avec acuité en matière familiale où l’objectif d’assurer une harmonie internationale et une prévisibilité des solutions se traduit par un « besoin social de continuité et de stabilité des états juridiques personnels et familiaux »[6].

Toutefois, lorsqu’il s’agit de donner effet à une situation constituée dans un pays musulman, les tribunaux occidentaux se trouvent régulièrement confrontés à la problématique identifiée par plusieurs auteurs comme relevant d’un « conflit de civilisations »[7], représentation qu’il convient de mettre à l’épreuve[8]. En effet, le juge est appelé alors à articuler une loi civile à une loi religieuse mettent en jeu des conceptions souvent antinomiques, entre Orient et Occident, de l’individu et de sa place dans la cellule familiale et dans la société. Or, les possibilités de communication des ordres juridiques varient grandement en fonction de la nature des systèmes, de leurs sources d’inspiration, des valeurs qui les sous-tendent. Le divorce international met en cause diverses valeurs concernant l'individu et la famille, les rapports entre le droit et la religion, le rôle de l'État, et ces valeurs s'opposent parfois radicalement[9]. À cet égard, les divergences qui séparent les droits religieux des droits laïcisés sont notoires. Pour Pierre Gannagé, l’effacement de la loi du for au profit de la loi étrangère suppose que les lois en présence soient unies par une communauté de valeurs suffisante : « Lorsque cette parenté fait défaut, le mécanisme […] se grippe et ne fonctionne plus normalement »[10]. La réception au Québec des divorces prononcés dans un pays musulman en fournit une illustration éclatante.

Les règles relatives à la reconnaissance et à l’exécution des décisions étrangères sont contenues au quatrième Titre du Livre X du Code civil du Québec (CcQ) portant sur le droit international privé. Ces règles établissent la portée du contrôle exercé par l’autorité judiciaire préalablement à la reconnaissance, autrement dit le régime de l’exequatur[11]. Bien évidemment, les effets rattachés au jugement étranger de divorce ne dépendent pas systématiquement de sa reconnaissance judiciaire; des effets variables peuvent en découler indépendamment de tout exequatur. Toutefois, seules les règles concernant la reconnaissance par voie judiciaire seront développées dans le cadre nécessairement limité de cette étude[12]. La présente contribution se propose donc d’examiner les conditions d’accueil que les juges québécois, au regard des règles du droit international privé, doivent réserver aux jugements de divorce rendus en pays d’Islam, plus précisément les États du Maghreb et du Moyen-Orient. Elle ambitionne de comprendre les raisons qui ont pu rendre si difficile dans cette matière la formation d’une jurisprudence ferme et cohérente. La question spécifique à laquelle nous nous proposons de répondre est de savoir comment et dans quelle mesure une décision de divorce émanant d’une autorité compétente dans un pays musulman peut être reçue et produire des effets au Québec. Plus largement, l’intérêt de cette recherche consiste à apprécier le seuil de tolérance à l’égard de situations juridiques importées de pays aux traditions très différentes, où la religion demeure une source principale d’inspiration du droit familial.

On sait que l’un des objectifs poursuivis en la matière par les rédacteurs du Code civil du Québec en 1991 était celui de faciliter la reconnaissance et l’exécution des décisions prononcées par les autorités étrangères. La volonté du législateur était de mettre en place un régime général cohérent et moderne inspiré de la Convention de La Haye de 1971[13] dans un esprit d’ouverture et de courtoisie internationale[14]. Les nouvelles dispositions (articles 3155 à 3163 CcQ) marquent une évolution sensible par rapport à l’ancien régime vers une simplification de la reconnaissance des jugements étrangers[15]. La mobilité accélérée des personnes et les exigences du commerce international ont imposé un relatif effacement des frontières afin de permettre la réception des jugements étrangers dans l’ordre juridique québécois. Le souci est grand d'éviter des solutions « boiteuses », reconnues dans un État et non dans un autre. Pour les professeurs Talpis et Goldstein,

les nouvelles règles québécoises ont pratiquement éliminé tout préjugé défavorable, toute méfiance vis-à-vis des décisions et des tribunaux étrangers, ce qui est une grande amélioration par rapport au droit antérieur[16].

Bien que ces règles soient maintenant en vigueur depuis plus de vingt-cinq ans, peu d’études en ont évalué la réelle portée en matière de divorces internationaux. Pour se tenir aux divorces rendus dans les pays musulmans, l’examen révèle que la réforme peine à avoir l’effet escompté. Pour le démontrer, il convient de se pencher sur le régime juridique applicable en la matière. Ce régime se retrouve à la fois à l’article 22 de la Loi sur le divorce[17] qui est une loi fédérale s’appliquant à l’ensemble du Canada, qu’aux articles 3155, 3156 et 3167 CcQ, la question de la reconnaissance des jugements étrangers étant de compétence provinciale. L’article 3158 CcQ dispose en effet que « [l]’autorité québécoise se limite à vérifier si la décision dont la reconnaissance ou l’exécution est demandée remplit les conditions prévues au présent titre, sans procéder à l’examen au fond de cette décision »[18]. Les exceptions à la reconnaissance énoncées à l’article 3155 CcQ font alors figure des conditions à remplir par le jugement pour acquérir l’efficacité substantielle. Grosso modo, il s’agit en matière de divorce de satisfaire aux cinq conditions suivantes : il faut que le tribunal étranger ait été compétent, que la décision ne soit pas susceptible de recours ordinaire, qu'elle n'ait pas été rendue en violation des principes essentiels de la procédure, qu'il n'y ait pas litispendance, qu'elle ne soit pas incompatible avec l'ordre public « tel qu'il est entendu dans les relations internationales ». Aux fins de l’analyse, les conditions susmentionnées peuvent être regroupées sous deux chefs : primo, régularité, finalité et antériorité du divorce étranger et secundo, le respect de l’ordre public procédural et substantiel. Ce sont les deux points que nous examinerons successivement.

I. Régularité, finalité et antériorité du divorce étranger

Pour être reconnu, le divorce étranger devra remplir certaines conditions intrinsèques. Le juge québécois contrôle d’une part, le caractère final du divorce étranger et pour quelle raison l’autorité étrangère s’est reconnue compétente (A) et d’autre part, il doit vérifier l’antériorité de la décision, en d’autres termes l’absence d’un divorce prononcé ou d’une action pendante au Québec (B).

A. Compétence de l’autorité étrangère et caractère final du divorce

L’article 3155 alinéas 1 et 2 écarte la reconnaissance dans deux cas :

1° L’autorité de l’État dans lequel la décision a été rendue n’était pas compétente suivant les dispositions du présent titre; 2° La décision, au lieu où elle a été rendue, est susceptible d’un recours ordinaire, ou n’est pas définitive ou exécutoire[19].

L’examen de la jurisprudence révèle que la condition de « finalité » du jugement étranger ne pose guère de difficulté en matière de divorce, en revanche la question de la compétence de l’autorité ayant prononcé le divorce a fait l’objet d’un vif débat.

D’abord, il va sans dire que seules les décisions finales de divorce rendues par une autorité étrangère peuvent être reconnues et produire des effets au Québec. On entend par là que le jugement étranger doit avoir, entre les parties, un caractère définitif mettant ainsi fin à la contestation. Cela suppose qu'il ne soit pas susceptible de révision par le tribunal qui l'a rendu ou à l’occasion d’un appel interjeté à son encontre. La reconnaissance achoppe si le jugement est susceptible d’un recours ordinaire, autrement dit d’un recours de nature à pouvoir entraîner l’annulation ou la modification de la décision qui en est l’objet[20]. Cette condition se justifie par le fait qu’on ne saurait donner effet à une décision dont on ignore le sort et qui pourrait être modifiée à l’étranger[21].

Il conviendra alors d’examiner le caractère final de la décision étrangère à l’aune des règles de procédure de l’État d’origine. À cet égard, l’article 508 Cpc prévoit que

[l]a partie qui demande la reconnaissance ou l’exécution d’une décision étrangère joint à sa demande, outre la décision, l’attestation d’un officier public étranger compétent affirmant que la décision n’est plus, dans l’État où elle a été rendue, susceptible d’appel ou qu’elle est définitive ou exécutoire…

Ainsi, ne satisfait pas ce critère un jugement de divorce révocable (talaq rajii) puisque le sort de l’union n’est pas scellé et il se peut que la situation soit modifiée à l’étranger. Rappelons qu’en droit musulman, le talaq révocable prend fin si l'époux manifeste son intention de revenir au domicile conjugal ou s'il y a reprise des relations sexuelles entre les époux pendant la période de trois mois qui suit son prononcé, soit pendant le délai de viduité (idda)[22]. Sans entrer dans les détails, l’institution serait comparable à une séparation de corps; les liens du mariage sont purement et simplement relâchés et non dissous définitivement. Un tel cas de figure se présenté dans L.P. c. F.B., où le juge Frappier s’interroge sur le caractère final d’un jugement de divorce révocable prononcé au Maroc. Il conclut que « [d]e toute façon, ce jugement est devenu définitif au cours de la présente instance alors que le mari avait bien indiqué qu'il n'entendait pas révoquer ce divorce ou "reprendre" son épouse »[23].

Le caractère final du jugement est constamment vérifié par les tribunaux. Ainsi dans S.F. c. R.J.-S., la juge souligne que « Le jugement de divorce prononcé en Iran est final, aucune objection n'ayant été faite, ce que constate le certificat émis en Iran »[24]. Le caractère final peut aussi découler de l’épuisement de toutes les voies de recours[25] ou de l’expiration des délais d’appel et de l’exécution par les parties des mesures ordonnées par le jugement[26]. De même, il a été décidé au sujet d’un jugement tunisien de divorce que « [l]a décision a fait l’objet d’un pourvoi en cassation par l’époux, mais rejetée quant à la forme vu qu’il n’eût pas déposé de mémoire. Ainsi, le jugement rendu en première instance de divorce devient irrévocable »[27].

L’accueil d’un divorce final étranger exige ensuite de vérifier la compétence internationale indirecte du juge étranger. Il s’agit de se demander si l’autorité étrangère ayant prononcé le divorce était compétente en vertu des règles du droit international privé québécois. À cet égard, l’article 3164 CcQ établit la bilatéralisation des compétences directes et indirectes, c'est-à-dire le principe dit du « miroir », en vertu duquel les tribunaux étrangers seront considérés compétents dans les mêmes hypothèses que les tribunaux québécois. Ce principe s’applique en toutes matières à moins d’une règle spéciale[28]. En matière de divorce, il existe justement une règle particulière de compétence internationale. Le divorce étant de juridiction fédérale, c’est l’article 22 de la Loi sur le divorce de 1985 qui s’applique aux divorces prononcés en dehors du Canada. D’après son paragraphe 1er, le tribunal étranger est compétent dès lors que l’un des époux a résidé habituellement dans le ressort du tribunal pendant au moins l’année précédant l’introduction de l’action en divorce[29]. Il en résulte que la compétence du tribunal étranger se fonde sur la résidence habituelle de l’un des époux dans le pays où le divorce a été prononcé pendant au moins un an avant l’introduction de l’instance. Ainsi, l’exequatur sera exclu s’il a été établi qu’aucune des parties n’a résidé habituellement dans la juridiction concernée au cours de l’année précédant le divorce[30].

Lors de la recodification, le législateur québécois a décidé tout de même de formuler expressément des règles de compétence indirecte en matière de divorce et de dissolution d’union civile, il s’agit de l’article 3167 CcQ. Le texte reprend les critères énoncés par le législateur fédéral en y ajoutant toutefois la compétence fondée sur la nationalité commune des époux. Les chefs de compétence retenus sont alternatifs et non hiérarchisés. L’article 3167 donne compétence aux autorités étrangères pour statuer sur le divorce de leurs nationaux, au même titre que la résidence habituelle d’un an. Le texte tient compte du rôle que joue la nationalité des intéressés dans certains États quant à la compétence des autorités locales en vue de favoriser la reconnaissance des décisions rendues en matière de divorce[31].

Du fait de cet élargissement, la constitutionnalité de l’article 3167 a fait l’objet d’un vif débat. Le divorce étant de compétence fédérale, certains auteurs ont émis des réserves quant à la validité de ce critère pour fonder la compétence des tribunaux étrangers[32]. Allant au-delà des règles fédérales, le droit québécois semblait ultra vires, étant en contradiction avec la Loi sur le divorce, ce qui risque de rendre la disposition inconstitutionnelle[33]. Toutefois, une partie de la doctrine[34] écarte ce grief d’inconstitutionnalité en se fondant sur le fait que la jurisprudence des autres provinces canadiennes admet déjà la compétence étrangère en matière de divorce dans le cas où il existe « un lien réel et substantiel » entre les parties et l’autorité étrangère[35]. Ce critère est d’ailleurs expressément consacré au paragraphe 3 de l’article 22 de la Loi fédérale. La nationalité commune des époux caractériserait souvent ce lien étroit entre les parties et le pays où elles divorcent. Dès lors, les dispositions de l’article 3167 CcQ ne sont pas nécessairement incompatibles avec celles de l’article 22(3) de la Loi sur le divorce, cela d’autant plus qu’elles riment avec principe de la courtoisie internationale auquel sous-tend ce texte[36].

La question revêt une importance particulière pour les couples immigrés chaque fois où l’un des époux saisit le tribunal du pays d’origine. Peut-on reconnaître une décision de divorce émanant du tribunal de la nationalité commune des époux, un critère non retenu par le législateur fédéral? C’est effectivement dans ce cadre factuel où le problème de constitutionnalité a surgi devant les tribunaux. Il a donné lieu à une jurisprudence contradictoire.

Dans l’affaire Droit de la famille  2054, pour s’opposer à un jugement de divorce prononcé en Algérie, madame soulève l'inconstitutionnalité de l'article 3167 CcQ, en prétendant que le texte va à l'encontre de la loi canadienne sur le divorce[37]. La Cour supérieure, sous la plume de la juge Bénard, a par conséquent déclaré cette disposition « inapplicable en matière de divorce »[38]. D’après la Cour, l'article 91(16) de Loi constitutionnelle de 1867 confère au législateur fédéral une compétence exclusive en matière de divorce et de mariage[39]. La compétence du Québec quant à la reconnaissance des jugements étrangers, ne permet pas d'ajouter des conditions qui vont à l'encontre de l'article 22 de la Loi sur le divorce[40]. Soutenir le contraire « permettrait à certaines parties de se soustraire aux lois canadiennes pour s'assujettir à des lois étrangères qui favoriseraient davantage leur intérêt personnel »[41]. Le même raisonnement a été retenu douze ans plus tard dans Droit de la famille – 091444[42], où le juge Senécal considère « sans valeur au Canada » le divorce prononcé en Algérie, faisant abstraction de la nationalité commune des époux[43]. En revanche, dans S.F. c. R.J.-S., la juge Louise Lemelin refuse d’écarter ce critère et considère que « les parties sont de nationalité iranienne, ce seul fait confère compétence aux tribunaux de l'Iran »[44].

En 1998, à l’occasion d’un appel contre le jugement de la juge Bénard, la Cour d’appel s’est abstenue de se prononcer sur la validité constitutionnelle de l’article 3167 dans la mesure où cela n’était pas nécessaire pour régler le litige[45]. Les hauts magistrats ont dû toutefois aborder le débat en 2017, car la validité de cette disposition fut de nouveau remise en cause. Pour la Cour d’appel, « [l]’incompatibilité apparente entre l’article 3167 al. 1 C.c.Q., qui prévoit ce critère, et le paragraphe 22(1) de la L.d. qui n’en fait pas mention, ne suffit toutefois pas à écarter ce critère de la nationalité commune des époux »[46]. En effet, le paragraphe 3 de l’article 22 de la Loi sur le divorce suffit pour le rendre valide. Ce texte admet l’application d’autres facteurs reconnus par la jurisprudence, dont celui du lien réel et substantiel avec l’État d’où émane le divorce. L’intention du législateur était donc d’intégrer les facteurs élaborés par la jurisprudence[47]. Par conséquent, « [s]i, à première vue, cette disposition paraît plus étendue que le seul critère du paragraphe 22(1) de la L.d., il n’en est rien lorsqu’on réfère aux critères bien établis du paragraphe 22(3) de la L.d. »[48]. Après avoir fait référence à divers jugements de la common law, la Cour d’appel conclut que « [l]’article 3167 C.c.Q. se conjugue harmonieusement avec les critères associés au paragraphe 22(3) de la L.d. »[49]. Il en ressort que la validité de ce texte « ne fait pas doute lorsqu’il s’agit de reconnaître un jugement de divorce prononcé par un tribunal étranger à l’égard de ressortissants qui sont en mesure d’établir l’existence de liens réels et substantiels avec ce for étranger »[50].

Saisie d’un pourvoi contre cet arrêt, la Cour suprême n’a pas eu l’occasion de se prononcer clairement sur ce point[51]. Les conclusions de la Cour d’appel demeurent, croyons-nous, valables à cet égard. Elles se trouvent, au surplus, implicitement entérinées dans un autre arrêt rendu par la Cour suprême le 22 février 2019. Dans les motifs concordants, le juge Brown relève que « le critère du "lien réel et substantiel" énoncé dans la jurisprudence de common law est subsumé dans les dispositions du livre dixième du Code civil »[52], dont l’article 3167. Une telle interprétation rime avec le principe favor validatatis :

L’article 3167 C.c.Q. est également plus généreux que l’art. 22 de la Loi sur le divorce, L.R.C. 1985, c. 3 (2e suppl.), en matière de reconnaissance des divorces étrangers. Cette « portée élargie » s’explique toutefois par [TRADUCTION] « le principe de validation qui s’applique en matière d’état civil et qui est généralement approuvé dans les instruments internationaux et dans les codifications modernes du droit international privé »[53].

En effet, la nationalité est un critère effectif retenu par de nombreux pays de tradition civiliste. Elle reflète, indubitablement, un lien réel et substantiel entre un individu et l’État de sa nationalité. Dans le contexte de l’immigration musulmane, nous savons que la plupart des couples immigrés gardent la nationalité de leur pays d’origine et continuent, dans les faits, d’avoir de liens affectifs concrets et significatifs avec ce pays où ils se sont mariés et dans lequel ils possèdent souvent des actifs substantiels[54]. C’est dans ce sens qu’il convient de saluer, à l’instar de la Cour d’appel, cette compatibilité heureuse entre l’article 3167 CcQ et 22(3) de la Loi sur le divorce, « [à] une époque où l’immigration prend différentes formes et est partie de la vie quotidienne »[55].

À l’aune de ces considérations, le juge québécois ne saurait, dorénavant, faire abstraction de la compétence du tribunal de la nationalité commune des époux en matière de divorce. En témoigne un récent jugement de la Cour supérieure dans Droit de la famille – 191053[56]. En l’espèce, la juge Tessier estime que le tribunal tunisien était compétent pour prononcer le divorce des parties qui détenaient la nationalité de ce pays conformément à l’article 3167, écartant ainsi le moyen du défendeur selon lequel telle compétence enfreint l’article 22(1) de la Loi sur le divorce[57]. Il va sans dire que cette orientation constitue une libéralisation sensible des critères de compétence juridictionnelle internationale en matière de jugements de divorce. La résidence habituelle à l’étranger pendant au moins l'année précédant l'introduction de la demande n’est plus requise pour donner compétence au tribunal du pays de la nationalité commune des époux.

B. Absence d’un divorce déjà prononcé ou pendant au Québec

Pour parer au risque de contrariété de décisions, la reconnaissance du jugement étranger sera rejetée si le divorce des parties a déjà été prononcé au Québec ou si une action en ce sens avait antérieurement été initiée devant le tribunal québécois. L’article 3155(4) CcQ exclut en effet la reconnaissance dans le cas où

[u]n litige entre les mêmes parties, fondé sur les mêmes faits et ayant le même objet, a donné lieu au Québec à une décision passée ou non en force de chose jugée, ou est pendant devant une autorité québécoise, première saisie, ou a été jugé dans un État tiers et la décision remplit les conditions nécessaires pour sa reconnaissance au Québec.

Ce texte applique à l’exequatur par analogie l’exception de litispendance internationale prévue à l’article 3137 CcQ, qui permet aux tribunaux québécois, suite à une procédure parallèle à l'étranger, de surseoir à statuer jusqu'à l'obtention d'une décision étrangère susceptible d'être reconnue au Québec. Toutefois, contrairement à l’article 3137, le texte de l’article 3155(4) prive le juge de tout pouvoir discrétionnaire et interdit ipso jure la reconnaissance[58]. Le texte poursuit notamment comme objectif de « décourager la multiplication des procédures et d’écarter le forum shopping à l’étranger » qui pourrait en résulter[59].

La question de litispendance surgit dès le moment où deux autorités compétentes, québécoise et étrangère, ont été saisies de la question. Pour les départager, le critère retenu par le législateur est celui de l’« antériorité de la décision ou de la saisine ». La compétence pour entendre le litige sera attribuée au premier tribunal saisi. Il est donc primordial de déterminer quelle autorité a d'abord été saisie d'une demande en divorce ou d'un litige entre les parties ayant le même objet[60]. Concrètement devant deux jugements de divorce, l’un québécois et l’autre étranger, le juge devra déterminer chronologiquement laquelle des deux juridictions a été saisie la première. Le refus de reconnaissance est encouru si la saisine préalable de l’autorité québécoise est établie. Ainsi, dans Droit de la famille – 2054[61], la Cour d’appel a approuvé la juge de première instance pour avoir refusé de reconnaître un divorce algérien aux motifs qu’une procédure en divorce était pendante au Québec au moment où l’on demandait la reconnaissance du jugement étranger et que le tribunal québécois était le premier saisi. En l’espèce, il existait en effet deux procédures intentées en Algérie, la première antérieure à la procédure québécoise avait été annulée pour défaut d’assignation. La Cour d’appel a décidé, à bon droit, de ne pas en tenir compte et de ne prendre en considération que la seconde procédure ayant donné lieu au divorce algérien en question et qui découlait d’une saisine postérieure à celle du tribunal québécois. Par conséquent, pour admettre la compétence du tribunal étranger il faut que sa saisine soit valide et que la date de celle-ci soit antérieure aux procédures initiées au Québec.

La litispendance implique naturellement la compétence des deux tribunaux saisis. La compétence concurrente du juge étranger peut découler, comme nous l’avons vu, de l’article 3167 CcQ, le juge étranger étant celui de la nationalité commune des époux. En contexte migratoire, on peut légitimement craindre que l’action soit parfois intentée dans le pays d’origine par l’un des époux en vue de paralyser celle introduite par l’autre au Québec. Une telle manoeuvre n’est pas sans rappeler un phénomène bien connu par la doctrine française sous le nom de « voyage de répudiation » par lequel le mari musulman s’esquive dans le pays d’origine et obtient, dans un délai court, une décision en vue de faire échec à une instance ouverte contre lui en France[62]. Toutefois en contexte québécois, le critère du « premier tribunal saisi » se révèle salvateur dans la mesure où il permet de neutraliser ce phénomène. Dans tous les cas où l’autorité étrangère est saisie la dernière, la reconnaissance ou l’exécution de sa décision sera refusée, même si ladite décision précède la décision des autorités québécoises[63]. Ainsi, lorsque les procédures à l’étranger interviennent en riposte à une instance en divorce intentée au Québec, le jeu de litispendance donne compétence au tribunal québécois. En témoigne le jugement de la Cour supérieure dans L.P. c. F.B.[64], où la Cour a refusé la reconnaissance d’un divorce prononcé au Maroc à la demande du mari alors qu’une action en divorce intentée par l’épouse était encore pendante au Québec et que la Cour supérieure était « l’autorité la première saisie »[65].

Au demeurant, la doctrine s’accorde que le critère de l’antériorité de la saisine joue chaque fois où un litige est simplement pendant au Québec au moment de la demande en reconnaissance. La question s’avère plus délicate dans le cas où il existe un divorce déjà prononcé au Québec au moment de l’introduction de la demande en reconnaissance du divorce étranger. Faut-il déterminer le tribunal le premier saisi? En effet, le libellé de l’article 3155(4) n’est pas dénué de toute ambiguïté et soulève une difficulté d’interprétation. La doctrine semble partagée sur la question de savoir si ce critère d’antériorité devrait également prospérer en cas de contrariété des jugements. Certains auteurs[66] suggèrent que l’existence d’une décision québécoise ne fait obstacle à la procédure que si l’autorité québécoise était au surplus la première saisie. Par conséquent, si le tribunal québécois, saisi en second, a prononcé le divorce avant le tribunal étranger, sa décision ne sera pas opposable à l’encontre de celui qui invoque le jugement étranger antérieur. D’autres auteurs[67] estiment, en revanche, qu’une décision québécoise déjà rendue tiendra inévitablement en échec l’action en reconnaissance, peu importe laquelle de deux autorités fut saisie la première de l’affaire. Dans cette hypothèse, il n’est pas nécessaire que l’autorité québécoise ait été saisie avant l’autorité étrangère. Il s’ensuit une préférence accordée à la décision québécoise, même si le tribunal québécois a été saisi en second. Pour le professeur Goldstein, « l’autorité de la chose jugée s’attache à la décision québécoise rendu même si le tribunal du Québec a été saisi en second, mais a procédé plus rapidement que le tribunal étranger »[68]; l’objectif poursuivi étant, selon l’auteur, « soit d’affirmer le principe même de l’autorité de chose jugée, soit de ne pas y mettre obstacle alors que cet effet va découler de la décision québécoise »[69].Cet argument justifie le refus de reconnaissance lorsqu’un jugement québécois a déjà été rendu ou sur le point de l’être.

Or à bien y regarder, le texte même de l’article 3155(4) semble indifférent à ce fondement dans la mesure où il vise toute décision rendue au Québec « passée ou non en force de chose jugée ». La première interprétation devrait, nous semble-t-il, prévaloir dans la mesure où elle permet de parer au risque de fraude, cela d’autant plus qu’elle rime avec le principe de la courtoisie internationale et avec l’objectif de garantir la permanence du statut de l’individu[70]. Faire fi du critère de l’antériorité de la saisine permettrait à une partie de s’opposer au divorce étranger antérieur par le simple fait de s’empresser d’obtenir un jugement québécois avant que son adversaire ne cherche à faire reconnaître au Québec le jugement étranger[71]. La Cour suprême vient de rappeler dans un arrêt récent l’objectif poursuivi par ce critère en précisant que « [l]a condition d'antériorité de saisine permet donc essentiellement de s'assurer que les parties ne se livrent pas à un forum shopping abusif »[72]. Ainsi, appliqué en matière de divorce, nous croyons que l’article 3155(4) CcQ doit être entendu de la manière suivante : le jugement étranger sera dépourvu d’effet si une procédure en divorce entre les mêmes parties est pendante devant un tribunal québécois premier saisi, ou si une décision de divorce, passée ou non en force de chose jugée, a été déjà rendue par un tribunal québécois, premier saisi.

En toutes hypothèses, pour admettre la litispendance le tribunal québécois doit vérifier la triple identité des parties, des faits et de l’objet. Si l’identité des parties ne suscite guère de difficulté en matière de divorce, il en va autrement de la détermination de l’identité des faits et d’objet entre les recours au Québec et à l’étranger. La Cour d'appel nous enseigne que, dans un contexte international, l'identité de cause n'est pas nécessaire pour qu'il y ait litispendance[73]. Il sied de prendre en compte les caractéristiques des systèmes juridiques différents dans leurs structures et leurs méthodes et appliquer le critère plus souple de l'identité des faits. L’on ne saurait ainsi exiger que « les étapes et l'intitulé des procédures du droit étranger soient identiques aux nôtres, mais plutôt rechercher l'objet des recours »[74]. Or, comme l’ont fait remarquer les professeurs Talpis et Goldstein, « [e]n cas de litispendance internationale il n'est pas toujours facile de savoir si l'objet des actions est le même »[75]. Pour remplir cette condition, il sera fort utile pour la partie désireuse de se prévaloir de l’exequatur d’établir la teneur de la loi appliquée par le tribunal étranger. Le tribunal québécois n’est pas tenu d’en prendre connaissance d’office pour décider s’il y a identité de cause et d’objet, deux critères qui doivent être pris en compte pour conclure à la litispendance[76].

Pour s’en tenir au divorce, la litispendance est attestée lorsque chacun de deux tribunaux est saisi de procédure visant in fine la dissolution du lien matrimonial. Ainsi, l’émission par un tribunal iranien d’un « incompatibility certificate for divorce » à la demande d’une partie a, à juste titre, été considérée comme une première étape, une procédure utile, en vue d’obtenir le divorce. La demande étant manifestement formulée en vue d’obtenir une autorisation de divorcer, le tribunal iranien était le premier saisi puisqu’il s’agit d’un recours initial poursuivant le même objet[77]. En revanche, l’identité d’objet fait défaut dès lors qu’il a été établi que l’action intentée au Maroc visait une ordonnance pour forcer le retour de l'épouse au domicile conjugal[78]. En l’espèce, le mari cherchait à faire admettre à la Cour qu’une telle procédure constituait une action faisant partie du divorce et était donc antérieure aux procédures québécoises. Aux yeux du juge, même en retenant une acception large et libérale de la notion « d’objet », l’action marocaine ne peut avoir un objet identique ni même similaire à une demande en divorce puisqu’elle tendait au contraire au maintien du lien conjugal[79].

Enfin, la question se pose de savoir si une action en séparation de corps pendante au Québec pourrait faire obstacle à la reconnaissance d’un divorce étranger. Cette question revêt une importance particulière en contexte migratoire notamment dans le cas où les conjoints sont retournés s’installer dans le pays d’origine, et aucun d’eux ne réside au Québec depuis plus d’un an. Les tribunaux québécois ne sont pas compétents en l’occurrence pour connaître de l’action en divorce, mais ils ont toutefois compétence pour l’action en séparation de corps. La pratique révèle que l’épouse tente parfois un retour au Québec en vue d’introduire une action en séparation de corps pour riposter à celle en divorce intentée à l’étranger par son mari[80]. Nous pensons que la litispendance ne saurait être invoquée au Québec, étant donné l’objet différent de deux actions. En droit interne, il a été jugé qu’il n'y a pas litispendance entre une demande en séparation de corps et une autre en divorce impliquant les mêmes parties[81]. Dans le même ordre d’idées, il a été décidé que l’existence d’un divorce libanais non contesté ne fait pas obstacle à la recevabilité de l’action en nullité de mariage au Québec, vu la nature différente de deux actions[82]. Cependant, aussitôt reconnu au Québec, un jugement étranger de divorce serait de nature à rendre inutile faute d'objet une action en séparation de corps postérieurement introduite devant le juge québécois[83].

II. Respect de l’ordre public procédural et substantiel

Outre les conditions susmentionnées, l’efficacité internationale du divorce étranger est subordonnée à des exigences de régularité d’ordre extrinsèque. Le défendeur peut toujours soutenir la contrariété du jugement à l’ordre public international de fond et de procédure. Il conviendra dès lors d’envisager successivement le respect des principes essentiels de la procédure (A) et la compatibilité avec l’ordre public international (B).

A. Conformité aux principes essentiels de la procédure

Aux termes de l’article 3155(3), pour être reconnue, la décision étrangère ne doit pas avoir été rendue en violation des principes essentiels de la procédure. Le texte ne précise toutefois pas en quoi consistent ces « principes essentiels » sur le plan procédural dont la méconnaissance entraînerait le refus d'effet au Québec à un jugement étranger. Comme cela a été souligné par la doctrine,

[l]a notion de principes essentiels reste assez vague, ce qui est un inconvénient du point de vue des parties, au plan de la prévisibilité. Mais ceci représente peut-être un avantage, du point de vue du juge, en termes de pouvoir discrétionnaire[84].

De plus, le texte est muet sur le point de savoir s'il s'agit des principes essentiels de la procédure en vigueur au Québec, ceux du lieu où la décision a été rendue ou ceux prévalant à l’échelle internationale. Pour les professeurs Talpis et Castel, « il faudrait tenir compte des principes essentiels de la procédure universellement reconnus »[85]. Le professeur Goldstein estime de sa part qu’

à la différence de l’ordre public quant au fond, il ne semble pas que l’on doive y voir une conception internationale de la procédure. Puisqu’il s’agit des principes essentiels, le degré de divergence admissible entre la conception interne et les situations internationales est très réduit[86].

Par conséquent, il préfère se référer aux « principes fondamentaux de la procédure québécoise »[87]. Certains jugements semblent par ailleurs interpréter ces principes à la lumière du droit du tribunal étranger. Ainsi, en Droit de la famille – 093010[88], s’agissant d’une demande de révision d’un jugement marocain rendu en matière d’aliments, la juge Trahan souligne que

[e]n l'instance, le Tribunal n'a pas eu de preuve du droit [étranger] de quelque façon que ce soit. Il doit donc appliquer le droit québécois et déterminer, selon les règles du droit québécois, si la décision a été rendue en violation des principes essentiels de la procédure[89].

La juge conclut, à tort, que ledit jugement méconnaît les principes essentiels de la procédure, car aucune des parties n’a été domiciliée au Maroc, comme l’exige l’article 70 Cpc[90].

À la vérité, l’article 3155(3) vise l’ordre public international de procédure. Le texte reflète des impératifs d’ordre processuel liés au droit à une défense pleine et entière. Ces principes peuvent se résumer dans la règle audi alteram partem, bien connue en droit international et qui exige que la personne poursuivie « ait été entendue ou dûment appelée »[91]. L’exequatur ne saurait être accordé si les droits de la défense ont été méconnus à l’étranger. Pour satisfaire à cette condition, il faut que le jugement étranger soit rendu au terme d’un procès où chaque partie a été régulièrement citée et a pu faire valoir ses prétentions et défenses. Dans l’affaire Canfield Technologies Inc. c. Servi-Metals Canada Inc., la Cour supérieure a eu l’occasion de préciser que « les principes essentiels de la procédure dont parle l’article 3155 CcQ 3e paragraphe, se limitent aux principes très larges d’être assigné avant son procès ainsi que le droit de faire valoir ses moyens de défense »[92]. Les tribunaux vérifient généralement si le défendeur a été régulièrement assigné et représenté et qu’il ait pu faire valoir ses droits.

Il est certain que « nos tribunaux considéreraient comme contraire à l'ordre public [procédural] un jugement obtenu sans qu'il y ait eu débat ou contestation »[93]. Ainsi, encourt le rejet une décision étrangère constatant la rupture du mariage par déclaration unilatérale du mari (talaq) sans que l’épouse n’ait été dûment citée ou représentée. L’exequatur sera également refusé si le défendeur n'a pas été atteint par l'assignation du fait des manoeuvres frauduleuses du demandeur. Tel est le cas notamment lorsque l’un des époux a fait signifier à l’autre l’action en divorce à une ancienne adresse en sachant pertinemment qu’il n’y habitait plus, le privant ainsi de son droit de se faire entendre[94].

De même, ne répond pas aux exigences de l’ordre public procédural un divorce obtenu en utilisant la supercherie et la fraude. Dans Droit de la famille  072464[95], la Cour supérieure refuse de reconnaître pour fraude un divorce prononcé au Royaume de Bahreïn où les parties étaient domiciliées à l’époque avant leur immigration au Canada. Les procédures avaient certes été signifiées à l’épouse, mais l’époux lui avait fait croire qu’il s’était réconcilié avec elle pour qu’elle ne se présente pas à la cour. Le divorce était donc entaché de manoeuvres frauduleuses de la part de l’époux privant l’épouse du moyen d'être entendu du juge étranger[96]. Dans la même veine, un jugement étranger obtenu sous de fausses représentations ne saurait être reconnu au Québec. C’est le cas lorsque les parties indiquent dans le certificat de divorce établi par un notaire étranger que « leur union matrimoniale a perdu tout son sens », tandis que la preuve révèle qu’elles ont continué « à vivre ensemble à un rythme encore plus prononcé… après le divorce »[97]. À l’inverse, la jurisprudence a admis que l’absence de motivation n’était pas, à elle seule, de nature à vicier la procédure[98] et qu’un procès sommaire ne viole pas nécessairement les principes essentiels de la procédure[99].

Le respect des principes essentiels de la procédure apparaît sous un jour particulier dans le cas où le jugement a été rendu par défaut à l’étranger. Sur ce plan, l’article 3156 alinéa 1 CcQ met en place un régime plus exigeant en prévoyant qu’« [u]ne décision rendue par défaut ne sera reconnue et déclarée exécutoire que si le demandeur prouve que l’acte introductif d’instance a été régulièrement signifié à la partie défaillante, selon la loi du lieu où elle a été rendue ». Cette disposition inverse la charge de la preuve dans le sens que c’est au demandeur d’apporter la preuve de la signification régulière à l’étranger de l’acte introductif de l’instance ayant conduit à la décision dont il demande la reconnaissance[100]. La jurisprudence a par ailleurs décidé que même si le jugement étranger atteste du fait que l’acte introductif fut signifié conformément à la loi locale, ceci ne fait pas preuve, surtout si la partie défaillante nie avoir eu connaissance des procédures dirigées contre elle à l’étranger[101]. Il est donc indispensable que la preuve provienne d’éléments extérieurs à la décision dont la reconnaissance est demandée[102]. C’est pourquoi l’article 508 Cpc exige, lorsque la décision a été rendue par défaut, de joindre à la demande « les documents certifiés permettant d’établir que la demande introductive d’instance a été régulièrement notifiée à la partie défaillante ».

Il s’ensuit qu’une décision de divorce obtenu ex parte dans un pays musulman ne sera reconnue et déclarée exécutoire que si la demande a dûment été signifiée en vertu des règles existantes dans le pays d’origine du jugement. Dans une procédure par défaut, le juge doit être en mesure de vérifier si la défaillance du défendeur est volontaire ou imputable à une signification irrégulière. De surcroît, même si une signification régulière est établie, le défendeur peut toujours faire obstacle à la reconnaissance en prouvant que « compte tenu des circonstances, [il] n’a pu prendre connaissance de l’acte introductif d’instance ou n’a pu disposer d’un délai suffisant pour présenter sa défense »[103]. L’affaire Droit de la famille – 182[104] en fournit une illustration intéressante. Un couple canado-australien marié à Abu Dhabi en 2008, se séparent en 2011. Le mari quitte le pays en avril 2013 pour retourner au Canada. Un mois après, l’épouse intente une action et obtient le divorce à Abu Dhabi en mai 2014. Le mari n’a pas comparu, car l’épouse a prétendu ne pas connaître son adresse et a par conséquent été autorisée par le tribunal étranger à signifier la requête par publication dans un journal local. Une fois apprise l’existence du divorce étranger, le mari intente à tour une action en divorce au Québec en juin 2015. La Cour supérieure a eu à décider s’il y a lieu de reconnaître le jugement émirati. Selon le juge Hamilton, cette reconnaissance se heurte aux principes essentiels de la procédure, car monsieur a produit des échanges courriels prouvant que les parties sont restés en contact pendant toute cette période et que madame savait pertinemment comment le joindre, mais elle a choisi de ne pas le faire. D’après le juge, le mari « was deprived of the opportunity to contest the Abu Dhabi proceedings. This is a clear breach of audi alteram partem, which is a fundamental principle of procedure »[105].

La jurisprudence est à cet égard assez fournie. Dans Droit de la famille – 141651[106], le juge Thomas M. Davis refusa de reconnaître le divorce marocain pour violation des principes essentiels de la procédure au sens de l’article 3155(3) CcQ, car madame n’a eu aucunement l’occasion d’être entendue au Maroc[107], cela d’autant plus que la preuve de sa signification sur place n’a pas été dûment établie conformément à l’article 3156 CcQ[108]. La reconnaissance est également exclue lorsque Madame n’a jamais été informée de la procédure puisque Monsieur avait signifié sa demande par publication dans un journal local à l’étranger alors que les deux parties étaient représentées par avocat au Québec[109]. Enfin, dans S.F. c. R.J.-S.[110], pour refuser de reconnaître un jugement de divorce rendu par défaut en Iran, la juge Louise Lemelin met l’accent sur l’irrégularité de la signification à l’étranger :

[47] Alors que monsieur réside habituellement au Canada depuis quatre ans, il intente des procédures en Iran. Il explique que la procédure n'a pu être signifiée prétextant qu'il ignorait où vivait la demanderesse. Cette impossibilité de retracer madame n'a pas été établie, mais l'aveu de monsieur confirme l'absence de signification. Le témoignage de la demanderesse corrobore ce fait, non seulement la procédure ne lui a pas été signifiée, mais elle n'a eu aucune connaissance de ce recours. Elle apprend l'existence de ce jugement plus tard.

[48] Ce défaut de signification est fatal et le jugement étranger de divorce ne peut être reconnu.

Il n’en demeure pas moins que la conformité à l’ordre public sur le plan procédural ne suffise pas pour doter le divorce musulman de pleine efficacité, faudra-t-il encore que celui-ci franchisse un dernier obstacle majeur, celui de la compatibilité avec l’ordre public substantiel.

B. Non-contrariété à l’ordre public international

Aux termes de l’article 3155(5) CcQ la décision étrangère sera privée d’effet lorsque son « résultat […] est manifestement incompatible avec l’ordre public tel qu’il est entendu dans les relations internationales ». Ce texte reprend en matière d’exequatur, les dispositions de l'article 3081 CcQ ayant trait à l’exception d’ordre public. Sur ce point, les commentaires du ministre de la Justice mettent l’accent sur la nécessité de distinguer l’ordre public, tel qu’il est entendu dans les relations internationales, de l’ordre public en droit interne :

[L’article 3081] est de droit nouveau. Le Code civil du Bas-Canada ne distingue pas l'ordre public interne de l'ordre public international. La doctrine moderne reconnaît qu'une telle distinction doit être faite et la jurisprudence l'a confirmée.

En effet, la situation n'est pas la même suivant qu'une disposition d'ordre public fait obstacle à l'acquisition d'un droit au Québec ou suivant qu'il s'agit de laisser se produire au Québec les effets d'un droit acquis à l'étranger en conformité avec la loi applicable suivant les règles de droit international privé québécoises. Dans ce dernier cas, il faut, pour que l'application des dispositions de la loi d'un État étranger soit exclue, que celles-ci heurtent des conceptions morales, sociales, économiques et politiques fondamentales[111].

Il en découle qu’une décision étrangère ne saurait être reconnue si son résultat heurte de front les conceptions morales, sociales, économiques ou même politiques qui sous-tendent l'ordre juridique québécois. L’ordre public international est en effet un mécanisme de défense de l’ordre juridique du for qui constitue un frein aux solutions étrangères et à l’accueil des jugements étrangers. L’usage de l’expression « manifestement incompatible » met en relief que les tribunaux ne devraient faire appel à l’ordre public que dans des cas graves. À cet égard, la Cour suprême a eu récemment l’occasion de préciser qu’une telle opposition « doit être grave et doit s'apprécier concrètement, afin de vérifier si l'incorporation de ce résultat dans l'ordre juridique québécois matérialise véritablement ce conflit de conceptions »[112].Le point focal de l’analyse doit au surplus porter sur le résultat de la décision objet de l’exequatur et non sur la loi étrangère[113]. À l’aune de ces principes, la question se pose avec acuité quant à la mise en oeuvre de l’ordre public pour s’opposer aux divorces prononcés selon les préceptes en vigueur en pays d’Islam.

Soulignons d’abord que le droit musulman classique (fiqh) admet la dissolution du mariage par des moyens très variés, pour des motifs très différents et à des proportions très variables selon l’école considérée[114]. Il sied donc d’examiner minutieusement la loi étrangère ayant été appliquée pour savoir exactement laquelle des voies a été empruntée pour dissoudre le lien conjugal. En dépit de l’hétérogénéité des législations, on peut ramener à quatre les modes de divorce souvent usités dans les systèmes d’inspiration musulmane : le talaq qui est la rupture du mariage par la volonté unilatérale du mari, le khul qui est le divorce par consentement mutuel moyennant compensation, le tafriq ou faskh qui est la résiliation du lien matrimonial prononcé par le juge à la demande de l’une des parties dans les cas déterminés par la loi, et enfin le tafwid, qui est la rupture du mariage par déclaration unilatérale de la femme lorsque cette faculté lui a été octroyée par une clause dans l’acte du mariage ou après[115].

Il sied d’affirmer d’emblée que l’ordre public au sens de l’article 3155 ne s’oppose point à la réception des divorces étrangers prononcés sur des bases inconnues du droit canadien[116]. Dans cette perspective, le divorce par consentement mutuel avec ou sans compensation[117] ne pose guère de difficulté en pratique, compte tenu de la facilité avec laquelle on peut, en droit positif canadien, obtenir un divorce en cas de séparation d’un an[118]. Le khul, une forme de divorce consensuel connue, selon des modalités différentes, de la plupart des systèmes musulmans, pourrait ainsi être accueilli[119]. L’article 114 du Code de la famille marocain y fait allusion en précisant que

les époux peuvent consentir d’un commun accord au principe de mettre fin à leur relation conjugale, sans ou avec des conditions, pourvu que celles-ci ne soient pas contraires aux dispositions de ce code et ne portent pas préjudice aux intérêts des enfants.

Dans Droit de la famille – 1466[120], la Cour d’appel semble admettre implicitement la possibilité par une partie de renoncer à certains droits pécuniaires pour obtenir l’acquiescement de l’autre partie au divorce[121]. De même, dans Droit de la famille – 192203[122] le tribunal donne effet à un jugement étranger entérinant un divorce à l’amiable en vertu duquel l’épouse renonce à certaines réclamations financières.

La même solution vaut pour le divorce prononcé par le juge à la demande de l’un des époux pour diverses raisons, telles que la désunion, la discorde, l’absence, le défaut d’entretien ou le préjudice. Les tribunaux québécois ont eu à connaître de tels cas dès 1971 dans Karim c. Ali[123]. En l’espèce, la Cour supérieure déclare valide un jugement de divorce irrévocable prononcé en 1968 par la Cour de première instance du Caire à la demande l’épouse, alors que les parties y étaient encore domiciliées. Aucun argument n’a été soulevé concernant le respect de l’ordre public et le tribunal énonce n’avoir aucun doute sur le respect de cette exigence. Plus récemment, un divorce prononcé par un tribunal tunisien à la demande de l’épouse en raison de la détérioration des relations conjugales (discorde irrémédiable) a été également reconnu et déclaré exécutoire au Québec[124].

Le problème doit dès lors être nettement posé : le seul divorce musulman qui est susceptible d’attirer les foudres de l'ordre public est le divorce par déclaration unilatérale du mari (talaq), couramment appelé « répudiation » dans la littérature occidentale. Les lois qui admettent un tel mode de dissolution du mariage l'accordent le plus fréquemment à la suite de l'intervention d'une autorité compétente (judiciaire ou religieuse). Pour produire ses effets, la dissolution du lien matrimonial nécessite donc le prononcé d’un jugement[125]. La doctrine et la jurisprudence sont partagées sur la question de savoir si l’ordre public international, même sous sa forme atténuée, devrait s’opposer à ce mode de dissolution du mariage.

Compte tenu du caractère égalitaire inhérent au divorce canadien, les professeurs Goldstein et Groffier affirment qu’« il est certain qu’un grand nombre de ces répudiations devra être rejeté en raison des discriminations fondées sur le sexe qu’elles consacrent ». Et d’ajouter que ce rejet est encouru si bien même que l’épouse ait eu la possibilité de faire valoir ses droits et ait pu obtenir des dommages-intérêts, car « la femme ne peut remettre en cause le principe [même] de la répudiation »[126]. Claude Emanuelli va dans le même sens en estimant que « les tribunaux québécois refusent de reconnaître […] un jugement qui entérine la répudiation unilatérale d’une épouse par son époux »[127]. En revanche d’après le professeur Talpis, en l’absence de lien suffisant avec le Québec, les tribunaux devraient reconnaître le divorce par talaq rendu par une autorité compétente, « même s’il est discriminatoire dans l’abstrait »[128].

En pratique, le déclenchement de l’ordre public face aux répudiations musulmanes a suscité une jurisprudence incertaine. En 1997, dans Droit de la famille – 2054[129], la juge Bénard refuse d’accorder effet à un jugement de répudiation rendu en Algérie au motif que la décision étrangère en cause est manifestement incompatible avec l’ordre public international au Québec et plus précisément, avec le principe de l’égalité des époux. Selon la preuve, le Code de la famille algérien traite différemment les demandes formulées par l'époux et l'épouse. Le mari peut tout simplement répudier l’épouse par sa seule volonté, alors que cette dernière est toujours obligée de justifier toute demande en divorce[130]. Ce traitement inégalitaire justifie, d’après la juge, l’intervention de l’ordre public[131]. Pareil raisonnement a également prévalu en 2003 dans l’affaire L.P. c. F.B.[132] où le juge Frappier refuse d’accueillir une décision marocaine constatant une répudiation. En l’espèce, la preuve d’expert a démontré que le droit musulman, codifié au Maroc sous l’ancienne Moudawana, permet au mari de répudier son épouse par sa seule volonté, alors que celle-ci est obligée de motiver toute demande en divorce[133]. D’après le juge,

le principe d’ordre public international est défini et comparé avec l’ordre public du for et qu’en conséquence on peut se référer aux Chartes canadienne et québécoise et à la Déclaration universelle des droits de l’homme qui reconnaissent que l’homme et la femme sont égaux durant le mariage et lors de sa dissolution[134].

Le juge fait siens les motifs énoncés par la juge Bénard, et rappelle que «[l]e simple fait [de permettre] à l’époux de répudier son épouse, que ceci se fasse sous contrôle judiciaire ou non, constitue un manquement fondamental à l’ordre public international »[135].

L’analyse de cette jurisprudence révèle que les juges semblent procéder à une appréciation in abstracto de la loi étrangère sous l’empire de laquelle le divorce a été prononcé et exclure la reconnaissance pour la simple raison que celle-ci est contraire au principe de l’égalité des époux. Il n’est donc guère surprenant qu’une telle démarche a pu conduire, suivant les termes mêmes du juge Frappier, à une déclaration catégorique selon laquelle « l'application et le résultat de la loi marocaine seront rarement conformes à notre notion d'ordre public international »[136]. Une telle prise de position risquerait de transformer le Québec en paradis des divorces boiteux internationaux!

À l’opposé, une démarche plus nuancée a été retenue en 2007 dans l’affaire Droit de la famille – 072464[137]. Pour le juge Senécal, on ne saurait s’opposer de façon systématique à un « divorce [qui] est prononcé en pays musulman suivant les principes islamiques »[138]. Il est de même difficile de prétendre que « tout ce qui contrevient aux chartes canadienne et québécoise va contre l'ordre public "international" »[139]. Toute en admettant que l’inégalité des conjoints en droit islamique « heurte les valeurs et la conscience du tribunal », le juge estime néanmoins qu’« il faut se garder d'évaluer ce qui se passe dans un pays étranger à la seule lumière de nos valeurs, même les plus profondes »[140]. Les motivations du juge Senécal sur ce point ont été implicitement approuvées par la Cour d’appel[141]. La relativité de l’ordre public ici prônée a trouvé écho plus tard dans Droit de la famille – 103775[142], où le juge Martin Bédard estime :

[34] Il n'appartient pas à la Cour supérieure du Québec de décider que la façon de vivre que nous avons au Québec, que les lois qui nous régissent doivent avoir préséance sur les façons de vivre ou de se comporter, des gens, de religion ou de moeurs différentes dans d'autres pays.

Pour l’essentiel, cette jurisprudence revient à subordonner le déclenchement de l’exception d’ordre public à l’existence de lien suffisant de la situation considérée avec l’ordre juridique québécois au moment du prononcé de la répudiation. Il s’agit d’une application en droit québécois de la théorie allemande de la Binnenbeziehung faisant dépendre l'intensité de l'intervention de l'ordre public des attaches que présente la situation litigieuse avec le for[143]. Par conséquent, l’ordre public ne s’oppose pas aux répudiations prononcées alors que toutes les personnes concernées résident à l’étranger, indépendamment du fait qu’elles ont immigré au Canada par la suite. Le juge Senécal tient compte du fait qu’au moment où le jugement étranger a été rendu, les parties n’avaient aucun lien avec le Québec[144]. Implicitement, l’évaluation de la proximité s’opère lors du prononcé de la décision à l’étranger et non au moment de sa réception[145]. Ce raisonnement nous semble bien-fondé. Il s’agit des situations qui ont été acquises à l’étranger et qui y ont produit leurs effets alors qu’elles ne présentaient aucun point de contact avec l’ordre juridique du for. En raison de l’éloignement de la situation par rapport à l’ordre juridique québécois, l’ordre public jouera dans son effet « atténué » et ne s’opposera pas à l’accueil du jugement étranger. Une telle position s’aligne sur celle de la Cour de cassation française subordonnant l’intervention de l’ordre public à l’existence de liens de proximité avec le for (nationalité ou domicile en France)[146]. On pourrait dès lors penser que le domicile au Québec de l’un des époux déclencherait le jeu de l’ordre public et ferait obstacle à la reconnaissance de la répudiation étrangère; l’impact dans l’espace juridique québécois étant caractérisé.

Cependant, au-delà de l’élément de proximité, l’appréciation de la contrariété à l’ordre public implique de déterminer s’il existe une divergence intolérable entre les conséquences découlant de l’application de la décision étrangère et les principes fondamentaux du for[147]. Une simple divergence ne suffit pas, même si la loi du for est impérative et d’ordre public. Sous cet aspect, l’ordre public garantit des droits fondamentaux intangibles tels que le droit à la vie ou la prohibition des traitements inhumains et dégradants. Il est loin d’être certain que le fait pour une législation de faire subir à une partie des conséquences économiques défavorables en cas de dissolution du mariage ne « puisse être élevé à la dignité d'un affront à la conscience de l'humanité », a pu admettre la Cour d’appel en 1991[148]. Une telle interprétation est récemment rappelée par la Cour suprême du Canada dans R.S. c. P.R.[149] :

Il ressort de [l’art. 3155 (5)] que c'est le résultat de la décision étrangère qui doit faire l'objet de l'analyse, et non les lois de l'État étranger. L'article 3081 C.c.Q. va d'ailleurs dans le même sens. Il ne s'agit pas de faire la leçon aux autorités étrangères sur leur propre droit. Le rôle du tribunal québécois consiste simplement à s'assurer que ne soit pas exécutée une décision étrangère dont le résultat serait à ce point incompatible avec certaines des valeurs qui sous-tendent le système juridique québécois qu'il ne pourrait être incorporé à celui-ci […]. En somme, la conformité avec l'ordre public international requiert simplement que l'on s'assure que la solution donnée par le jugement étranger pourra s'intégrer de manière harmonieuse dans l'ordre juridique du for québécois[150].

Il en découle qu’au stade de la confrontation à l’ordre public, ce qui compte, ce n’est pas la solution abstraite dont le juge étranger a fait application, mais le résultat concret de l’application de la loi étrangère à la situation considérée[151]. La décision étrangère peut sembler contraire à l’ordre public, alors que son résultat ne l’est pas nécessairement[152]. Appliqué à la répudiation, le principe de l’appréciation in concreto pourrait sauver la reconnaissance si les circonstances de l’espèce faisaient apparaître que la femme ait consenti à la dissolution du mariage; ce consentement serait de nature à compenser l’inégalité originelle[153]. L’acquiescement de l’épouse à la répudiation permettrait dès lors d’accueillir la répudiation en l’assimilant au divorce par consentement mutuel. Le consentement peut être tacite et résulter d’une demande de reconnaissance au Québec formée par la femme, lorsque celle-ci est désireuse de tirer les conséquences de la dissolution du mariage[154] ou du fait que les parties ont procédé, d’un commun accord, à un divorce par répudiation selon les lois du Maroc[155]. Il peut aussi être déduit du fait que

Madame reconnaît elle-même la validité de ce divorce et s’en réclame formellement auprès des autorités québécoises et canadiennes lorsqu’elle remplit ses déclarations d’impôts, demande de l’aide financière ou obtient sa carte d’assurance-maladie, par exemple[156].

Au demeurant, la simplicité avec laquelle un divorce peut être obtenu au Canada empêche aujourd’hui d’opposer l’ordre public au caractère unilatéral du procédé. La décision de divorcer peut autant être unilatérale et résultante du refus de cohabiter pendant un an, plaçant ainsi le juge québécois dans une situation peu ou prou similaire[157]. Cela étant, le débat devra se déplacer sur le terrain de la discrimination dans la mesure où l’accès au divorce n’est pas le même pour l’homme et la femme. Est-ce que l’épouse dispose dans les faits d’un pouvoir équivalent à celui du mari en ce sens qu’elle puisse mettre fin au mariage dans des conditions semblables, c’est-à-dire en l’absence de faute à reprocher à son conjoint, même si celui-ci s’y oppose ? Le raisonnement doit se faire au cas par cas, étant donné que la diversité de législations est très accusée sur ce point. Une appréciation globale des différentes formes de divorce admises par la loi étrangère est alors préconisée[158]. Il convient d’y apprécier si les différentes procédures ouvertes selon les cas à chacun des époux n’aboutissent pas en somme à instaurer une égalité, voire un certain équilibre quant à la dissolution du mariage. Le « [t]out dépend[ra] donc de l’équilibre [général] réalisé ou non par le système juridique en cause », qui, à cet égard, doit être « appréhendé dans sa totalité, avec sa logique interne, ses contrepoids [légaux ou jurisprudentiels] et ses évolutions »[159].

L’on peut certes reprocher aux répudiations musulmanes le fait que ce mode particulier de dissolution établisse une différence flagrante de traitement entre les époux, en ce qu’elle prive l’épouse d’un droit équivalent à celui du mari dans la rupture du lien conjugal. Or, relativement à certaines législations récentes, un examen in globo de la lex causae permettrait de constater que l’épouse peut dorénavant obtenir la dissolution du mariage dans des conditions qui sont plus ou moins similaires à celles du mari[160]. En droit marocain par exemple, il a été soutenu que le divorce pour discorde et désunion (chiqaq), introduit en 2004, serait pour la femme l’équivalent fonctionnel de ce qu’est la répudiation pour l’homme[161]. Il s’agit d’un procédé par laquelle l’épouse parvient unilatéralement à rompre son mariage, sans besoin de motiver sa requête et en dépit d’une éventuelle opposition de son mari. La faculté de mettre fin unilatéralement au mariage se trouverait ainsi bilatéralisée, compte tenu de l’économie générale du système[162].

En somme, la grande malléabilité de la notion d'ordre public permet de répondre à la nécessité de concilier la défense des valeurs chères à l’ordre juridique québécois, avec l’harmonie internationale des solutions et la tolérance due à des traditions culturelles différentes. Seules seront rejetées les répudiations les plus choquantes : celles qui sont faites dans un but frauduleux, celles qui méconnaissent les droits de la défense, ou encore celles qui n’accordent pas à l’épouse de pouvoirs équivalents en termes de dissolution du mariage. Un tel raisonnement rime avec l’approche préconisée par la Cour suprême dans Bruker c. Marcovitz, en présence d’un système d’inspiration religieuse : « [u]ne fois que le tribunal se déclare compétent pour connaitre d’un litige comportant des aspects religieux [...] il doit s’efforcer "d’arriver à la meilleure compréhension possible de la tradition et de la coutume applicable" »[163].

***

Si la désunion des sexes est un problème commun à toute l’humanité, les réponses apportées par les législations nationales diffèrent grandement. Comme l’affirme bien la Cour d’appel sous la plume du juge Dalphond, « [l]a résolution des conflits de droit international privé est souvent complexe, parsemée d’écueils factuels et juridiques »[164]. La question de la reconnaissance des divorces prononcés en terre d’Islam en fournit une belle illustration. Au Québec, l'analyse de la jurisprudence révèle des hésitations, des incertitudes, voire un certain malaise face aux institutions islamiques qui viennent interpeller sans cesse les juges québécois. Elle révèle la difficile coordination d'ordres juridiques dont les particularismes religieux, sociaux, politiques et culturels s'exacerbent et s’affrontent, particulièrement sur le plan de la dissolution du lien conjugal.

Il est indéniable que

[l]es ordres juridiques voyagent en même temps que les personnes. Ils les accompagnent. Et c’est bien la fonction du droit international privé que de permettre cette circulation des systèmes juridiques à travers les frontières. Il lui appartient en effet, de dire si un pays qui accueille un étranger accueille en même temps son droit, ses valeurs et sa normativité. Mais il ne suffit pas d’admettre la possibilité pour un ordre juridique de recevoir un droit étranger. Il importe de savoir comment, dans quelles conditions et dans quelles proportions[165].

À cet égard, si l’intention manifeste du codificateur de 1991 fut celle de favoriser la reconnaissance des jugements étrangers, la pratique jurisprudentielle telle que se dégagent des développements précédents, tend à en limiter sensiblement l'effectivité. Le divorce musulman se heurte inlassablement au phénomène de la frontière.

Comme une excellente thèse l’a bien analysé, deux principes de droit international privé peuvent entrer en collision[166] : d’une part, le principe de continuité des situations juridiques qui tend à assurer la permanence du statut des individus et la sécurité juridique dans les relations internationales et d’autre part, le principe de cohésion du for qui s’oppose à la l’application de lois ou à la reconnaissance de jugements qui heurtent les valeurs intangibles de l’ordre juridique du for. L’équilibre à trouver demeure délicat. L’état des personnes s’accommode mal d’une « validité géographiquement limitée »[167]. Une enquête empirique menée auprès des Canadiens musulmans révèle le souci de cette population, et notamment des femmes, d’obtenir un divorce à la fois reconnu au Canada que dans leurs pays d’origine, car leur vie se situe dans les deux, du moins sur le plan psychologique[168].

Un divorce boiteux, obtenu dans le pays d’origine, mais non reconnu dans le pays d’accueil, est certes à éviter, mais l’accueil inconditionnel

serait certainement la manifestation d’un universalisme juridictionnel déplacé en ce que, ignorant la réalité du phénomène de la frontière qui marque encore de nos jours l'organisation juridique du monde, il oublierait qu'aucune garantie de bonne justice n'est attachée, en soi, ni à la procédure étrangère qui a conduit au jugement ni à la solution que ce dernier consacre[169].

Il risque par ailleurs de compromettre l'intégration tant souhaitée des immigrés.

Il nous semble tout de même erroné de vouloir raisonner en termes de conflit de cultures opposant, d’un côté, les sociétés orientales, dans lesquelles les femmes seraient inexorablement vouées à un statut d’infériorité, et de l’autre, les sociétés occidentales, campées fièrement sur le principe d’égalité des sexes. L’on peut aisément relever aujourd'hui des lignes de convergence se dessinant entre les deux mondes. Une dynamique de rapprochement est susceptible à l’avenir de rendre moins âpre la communicabilité entre les deux. D’une part, une évolution des droits de la famille est perceptible dans le monde musulman. Dans de nombreux pays, la pratique de la répudiation est rendue plus ardue par un certain nombre de mesures édictées par les législateurs contemporains. Elle a tendance à s’émouvoir en véritable divorce judiciaire. Le droit québécois ne s’oppose d’ailleurs pas à l’accueil des autres modes de divorce en vigueur dans ces ordres (divorce pour discorde, le divorce par consentement mutuel, voire une répudiation qui ne présente aucun lien de proximité avec le for). D’autre part, le passage envisagé du droit québécois d’une conception institutionnelle à une conception contractuelle du mariage est également de nature à atténuer les différences avec le mariage musulman[170]. Les propositions de réforme faites à cet égard s’inscrivent dans un courant favorable à l'élargissement de l'espace conféré à la volonté individuelle dans l'aménagement du régime appliqué aux rapports de famille au détriment de l'ordre impératif jadis souverain en la matière[171].

Il n’en demeure pas moins que, pour le juge occidental, l’appréhension d'un droit religieux est davantage malaisée que celle d'un droit laïque, car le premier ne se trouve pas uniquement dans des instruments classiques comme la loi ou la jurisprudence. De nombreux auteurs ont mis avec justesse l’accent sur le fossé qui sépare le droit tel que formulé dans le discours académique (law in books), du droit tel qu’il est perçu, vécu et pratiqué dans ces sociétés (law in minds et law in action)[172]. La spécificité des institutions familiales musulmanes, intimement liées à la morale et à la religion, implique une investigation plus poussée en vue de pénétrer la dimension plurielle du droit.

La gestion du pluralisme n’est certes pas chose aisée. Il ne faudra néanmoins jamais perdre de vue que « la quête du droit international privé a toujours été, et le restera encore, celle de la recherche d’un équilibre entre l’exigence d’ouverture, et la nécessaire préservation de valeurs que le for tient pour fondamentales »[173]. La réception est à ce prix!