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Produire une ambiance, une atmosphère ; faire sens aux yeux des autres, révéler une identité ; manifester son goût, celui de son milieu et le sien propre : tels sont les objectifs de la décoration intérieure, et tel est l’usage qu’en fait le cinéma, en l’exaltant par un geste créateur qui allie lumière, mouvement de caméra, jeu des acteurs et scénario.

La question des rapports entre cinéma et décor a souvent été posée en fonction de la notion de vérité/vraisemblance, sur le mode de l’expertise, ou bien en évaluant sa part didactique[1]. Le décorateur « respecte »-t-il la chronologie ? La décoration intérieure et l’ameublement sont-ils « conformes » à l’époque, aux lieux et aux usages ? Les objets décoratifs sont-ils authentiques ? Ou bien reproduisent-ils fidèlement les modèles historiques ? L’intérêt pour le contexte, le cadre historique se mesure généralement à l’aune de l’implication du cinéaste et de son équipe artistique dans les recherches documentaires. Pour Barry Lyndon (1975 ; d’après un roman de William Makepeace Thackeray), Stanley Kubrick avait étudié l’éclairage à la chandelle au xviiie siècle. Il embue de mordoré les scènes de parties de jeux nocturnes. Mais le soin apporté au détail ne suffit pas à démontrer une connaissance des décors anciens. Pour certains, les anachronismes introduits par Sofia Coppola dans Marie Antoinette (2006) témoignent d’une appréhension juste de l’esprit du temps. Ils font écho à l’énergie vitale, juvénile, du style rocaille (Arnold 2014, 295)[2]. Dans L’Anglaise et le duc (2001), le noeud de vérité se situe pour Éric Rohmer dans l’exploration du point de vue de l’héroïne, une jeune Anglaise royaliste prise dans la tourmente révolutionnaire. Pour contourner l’écueil d’un tournage en plein Paris, Rohmer nourrit sa culture visuelle, étudie les peintures de la fin du siècle des Lumières, celles de Pierre-Antoine Demachy, d’Hubert Robert, de Louis-Léopold Boilly, arpente les salles du musée Carnavalet. Il crée alors une illusion urbaine totale, grâce aux techniques numériques les plus abouties. En entrevue avec les Cahiers du cinéma (2001), il explique : « Je voulais que la réalité devienne tableau. » Bien sûr, « c’est truqué. Il ne s’agit pas d’atteindre au réalisme absolu, mais à une autre vérité, qui surpasse pour moi la fausseté du décor construit ou reconstitué[3]. » Tout en renouant avec les décors spectaculaires de Georges Méliès, il défend la primauté du jeu des acteurs, les expressions et les dialogues comme « peinture » des moeurs et des sensibilités du temps.

Ma proposition est ici de desserrer la problématique de l’authenticité, entre naturalisme et illusionnisme, pour voir comment le cinéma peut apporter une compréhension inédite de la culture matérielle d’antan. En effet, la fiction cinématographique a des ressorts que ne possèdent pas la trace archivistique, le vestige archéologique, l’oeuvre muséographique, la source imprimée, tout le matériel que l’historien a l’habitude d’analyser[4]. Pour mieux comprendre cet intérêt suggestif et réflexif du cinéma, je partirai d’une définition de la décoration intérieure comme expression du décorum, c’est-à-dire comme manifestation d’un ensemble de règles convenues dans une société donnée[5]. Le xviiie siècle est particulièrement intéressant à ce titre, car il articule les contraintes de représentation avec les aspirations d’une vie plus agréable. Je mettrai l’accent sur cette époque. En tant qu’union de signes, d’usages et d’émotions, la décoration intérieure trouve dans la forme cinématographique un support de médiation fécond. À travers des exemples de films pris parmi une multitude d’autres possibles, je voudrais inviter à considérer l’apport réciproque entre histoire de l’art et études cinématographiques.

Rang social et décence

Première règle de la décoration intérieure : elle permet d’identifier l’hôte, elle fait montre de son statut et de ses qualités. Elle désigne une certaine classe sociale, supérieure quand elle est somptueuse. Dans tout régime politique, monarchique ou républicain, elle est manifestation du pouvoir et du privilège des classes dominantes. Le principe est ancestral. Déjà, l’architecture antique réservait à des groupes précis des typologies d’édifices. À l’époque moderne, théoriciens et praticiens en étendent la normalisation à travers des traités. Ainsi Jacques-François Blondel, dans le premier tome de son Cours d’architecture (1771), ne fait que reprendre un précepte qui vaut depuis des siècles : un édifice doit, par ses ornements, par ses proportions, par les matériaux qu’il emploie, par son emplacement, « au premier regard, s’annoncer pour ce qu’il est ». Le style est « assorti » à la destination : « dans les Palais des Rois, de la magnificence ; dans les monuments élevés à la gloire des grands, de la somptuosité ; dans les promenades, de l’élégance ; […] dans la demeure des riches particuliers, de la beauté ; dans les maisons à loyer, de la commodité » (389-90). Cette règle de convenance s’étend à l’ameublement et devient impérieuse dans les demeures de qualité, où se déroulent vie publique et vie privée de la haute société.

Le Guépard (1963 ; d’après un roman de Giuseppe Tomasi di Lampedusa) en est l’illustration parfaite. Luchino Visconti – issu de l’aristocratie par son père et de la riche bourgeoisie par sa mère – exprime avec brio l’obligation de magnificence inhérente au statut nobiliaire. Il la place dans le contexte du Risorgimento, quand les velléités garibaldiennes mettent en péril l’avenir des anciennes casate. C’est par le biais de l’histoire d’amour entre le neveu du prince de Salina, Tancrède (Alain Delon), et la fille du maire du village de Donnafugata, Angelica (Claudia Cardinale), que se fait la rencontre des classes et leur confrontation. Visconti attache une importance capitale au décor comme trace socioculturelle[6]. Chaque pièce, chaque salon, chaque étage de la villa extra-urbaine ou du palais palermitain détaille une myriade d’éléments décoratifs, stucs, fresques, tableaux, sculptures, garnitures textiles, ustensiles du quotidien, etc. Tout donne l’impression d’être habité : les tiroirs sont emplis, les objets manipulés, les chemins de table garnis de fleurs fraîches, de fruits confits encore luisants, et les candélabres sont éclairés. La lenteur du film, sa durée concourt à une imprégnation progressive par le spectateur.

Récit d’une famille aux prises avec l’Histoire, le film égrène blasons et armoiries, signes héraldiques et généalogiques. Ils sont peints, ciselés, brodés, visibles sur les bancs-coffres des corridors, au centre des assiettes en porcelaine, sur les garnitures en cuir de la salle à manger, sur l’argenterie des ustensiles de toilette et sur la chair cotonneuse des mouchoirs. Les portraits affinent le discours de légitimation lignagère. Ils représentent les aïeux illustres, mais évoquent aussi une ascendance symbolique plus ample, avec les bustes des empereurs romains élevés sur les piédestaux, les dieux de l’Olympe figurés sur les peintures murales. Dans l’appartement privé du personnage principal, joué par Burt Lancaster, se trouve un musée affectif où ces mêmes signes utilisent d’autres supports : ce sont des portraits en miniature qui encadrent un dessin aquarellé d’arbre généalogique.

L’autre élément essentiel que suggère le film est la volonté, de la part de l’aristocratie, d’ajuster richesse matérielle et valeurs morales. Son Excellence est présentée superbe et magnanime, supérieure et charitable, autoritaire et responsable. Dans un système où esthétique et éthique vont de pair, la dimension humaine, relationnelle, entre les membres de la maisonnée est fondamentale. Le chef du clan gère sa parentèle autant qu’il se sent obligé vis-à-vis de sa domesticité. La décence, le décorum s’impose donc au sein d’une communauté d’interdépendances. Tout désordre est vécu comme une menace, un risque de dislocation ou de déchéance. Deux scènes le montrent. La première est celle où Angelica commet l’impair de rire à gorge déployée d’un trait d’humour grivois. Le moment (le dîner) comme l’endroit (la demeure patricienne) auraient dû l’impressionner et la réduire au silence. Son ignorance des règles de politesse élémentaires, son manque de savoir-vivre signale la modestie de son rang. Elle se disqualifie aux yeux d’une caste pétrie des exigences de l’étiquette, éduquée dans l’idée que toute « humeur corporelle » est à réfréner. Antoine de Courtin, dans son Nouveau traité de la civilité… (1671), s’inscrivant dans la lignée des manuels de politesse après Le livre du courtisan (1528) de Baldassare Castiglione, ne rappelait-il pas qu’« il est […] très malséant quand on rit de faire de grands éclats de rire, & encore plus de rire de tout, & sans sujet » (66) ? L’autre scène est celle des dernières heures de vie du prince de Salina, au cours du bal. Retiré à l’écart des convives dans un bureau de travail, il observe une copie de La malédiction paternelle de Jean-Baptiste Greuze (Fig. 1)[7]. Il s’imagine une même fin, espérant toutefois que ses filles seront « plus décemment vêtues ».

Figure 1

Le Guépard (Luchino Visconti, 1962).

© Victor Rodrigue

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Un autre film caractéristique traite du rejet viscéral de l’indécence en vertu des convenances. Les grandes familles (1958, Denys de La Patellière ; d’après un roman de Maurice Druon) se situe dans le milieu de la grande bourgeoisie d’affaires[8]. Face à Noël Schoudler (Jean Gabin), homme d’affaires impitoyable, il y a – comme l’annonce le préambule au film qui présente les personnages – « la honte de la famille », Lucien Maublanc (Pierre Brasseur), un « saligaud[9] » qui vit avec des comédiennes, filles de petite vertu complices de ses débauches. Animé par le sentiment d’être rejeté au sein de sa propre famille, il se dit prêt à aller « pisser sur les coussins » du patriarche joué par Jean Gabin. La typologie des habitations des deux protagonistes oppose, d’un côté, l’archétype de la maison cossue traditionnelle, avec ses lambris moulurés et ses lustres de cristal, et de l’autre, un intérieur interprété ici comme exotique. Il a tous les attributs d’un palais settecentesco vénitien : consoles et cadres sculptés aux pieds chantournés, statues en bois doré représentant des Maures comme les réalisait l’atelier de Filippo Parodi, tabouret en forme de coquille. La décoration murale donne l’impression d’une baie ouverte sur les canaux de la lagune, identiques à ceux peints par les védutistes Canaletto ou Guardi. On a également en tête La procession de courtisanes sur le Rio della Sensa par Gabriel Bella (v. 1779-1792, Venise, Fondazione Querini Stampalia).

Recherche de bien-être et intériorité

Dans Le Guépard et dans Les grandes familles, rares sont les scènes qui se déroulent dans les espaces de la vie intime des personnages. Le propos insiste sur la dimension publique de l’existence des élites. Dans l’histoire de la décoration intérieure, ce sens de l’apparat prévaut jusqu’au xviiie siècle, moment où, sans se départir des obligations mondaines, émerge une demande accrue de confort et de bien-être. Elle se traduit par la création d’une plus grande quantité de pièces, de plus petites dimensions, et par une diversification de leurs destinations. Pierre Verlet, dans La maison du xviiie siècle en France. Société, décoration, mobilier (1966), et Peter Thornton, dans L’époque et son style. La décoration intérieure, 1620-1920 (1986), font état de ces mutations. Ils soulignent que le mobilier s’adapte en conséquence : certains meubles « immobiles » comme les tables pariétales, les trumeaux de glace et les luminaires d’applique sont dévolus aux salles de réception, alors que les meubles « mobiles », légers, ont leur place dans les appartements privés. Daniel Roche, avec l’Histoire des choses banales… (1997), rappelle aussi que c’est au cours du xviiie siècle qu’émerge une véritable culture de la consommation domestique, qui ne fait que croître et s’étendre par la suite ; en témoignent nos habitations surpeuplées d’objets. Les achats somptuaires de la noblesse et de la haute bourgeoisie s’intensifient, en même temps que la petite bourgeoisie accède à des biens dont elle était jadis privée. Le cadre de vie se modifie, ainsi que la façon de se comporter avec les objets, laquelle entre en résonance une nouvelle conception que les êtres ont d’eux-mêmes. Michel Delon (2000) l’observe à partir de la littérature de l’époque, et Georges Vigarello (2014) avec une histoire du corps et du « sentiment de soi ». Le plaisir sensuel procuré par le confort d’un siège capitonné, la chaleur d’un feu atténuée par un écran de cheminée, l’éclairage d’un lustre généreusement garni, la vision pleine de sa personne reflétée dans un miroir de grandes dimensions (lesquels étaient inexistants avant le dernier tiers du xviie siècle), tout cela offre aux hommes et aux femmes un nouvel assortiment de sensations.

Un des éléments majeurs de l’habitat où se mesure la commodité est la distribution intérieure. Chaque pays a ses spécificités, chaque période a ses nuances typologiques et stylistiques. L’architecte suédois Nicodème Tessin le Jeune les observe lorsqu’il voyage en Europe à partir de 1673[10]. En France, Augustin-Charles d’Aviler en théorise les règles dans son Cours d’architecture (1691)[11]. Claude-Nicolas Ledoux, dans L’architecture considérée sous le rapport de l’art, des moeurs et de la législation (1804), émet un jugement rétrospectif critique sur les aspirations de ses prédécesseurs :

Plusieurs nations la méconnaissent [la distribution], d’autres abusent de la liberté qu’elle accorde : en Italie les divisions sont grandes ; on donne tout à la représentation ; en France on les multiplie, on les fatigue, on les contraint tellement dans les étages tronqués (Entresols), que l’on a compromis la salubrité, la commodité, altéré nos facultés, et détruit la bienfaisance de l’art.

Ledoux 1804, 11

À l’issue d’un long processus, il apparaît que le résultat recherché n’a pas toujours été atteint.

Art du mouvement, le cinéma est particulièrement à même de faire comprendre la nécessité d’une circulation raisonnée, aisée, entre les étages et les pièces. Certains films jouent, ou plutôt déjouent à escient le dispositif[12]. Ainsi en est-il de La règle du jeu (1939) de Jean Renoir, adaptation des Caprices de Marianne d’Alfred de Musset qui emprunte au théâtre de Marivaux et de Beaumarchais[13]. Le château de La Colinière présente à première vue une distribution bien pensée. Elle respecte la distinction typologique des espaces, tout en ménageant des zones de mobilité et de déplacements. Plusieurs escaliers organisent une distribution verticale : les pièces de service, cuisines et espaces dévolus au travail domestique, sont reléguées en sous-sol (Fig. 2), l’appartement de réception est au rez-de-chaussée et les chambres particulières à l’étage. Couloirs et enfilades de pièces déterminent une distribution horizontale, favorisant des perspectives avantageuses[14]. Mais lors de la scène finale du bal costumé, toute cette logique est brouillée. La topographie est malmenée par l’effervescence du libertinage, et les rencontres indues se succèdent d’un passage à l’autre, d’un salon à l’autre, de bas en haut, de l’intérieur à l’extérieur. Au-delà de leur intérêt esthétique et scénaristique, les escaliers représentent le brassage des classes sociales, la confusion hiérarchique. Alors qu’une des habitudes de la distribution est d’assurer des cheminements différenciés pour les maîtres et les domestiques, afin que ces derniers restent disponibles, mais discrets, ils ne cessent de se rencontrer et de se mélanger dans La règle du jeu.

L’amour libre trouve une terre de prédilection dans les pièces d’entresols, cabinets particuliers, boudoirs dont l’augmentation signale un progrès dans l’habitat. Nicolas Le Camus de Mézières, dans Le génie de l’architecture, ou l’analogie de cet art avec nos sensations (1780), inspiré des théories sensualistes anglaises relayées en France par Condillac et Diderot, explique pourquoi, par l’argument de la perception physique, les petits appartements sont préférés aux grands : « La nature conduit à cette préférence. Les grands appartements ne sont, à proprement parler, que de parade, il semble que la gêne et la contrainte en soient l’apanage : dans de trop grandes pièces, l’homme se trouve disproportionné. Les objets sont trop éloignés de lui […] » (89). Le cinéma sait révéler toute la charge érotique de ces « petits » espaces de plaisir[15]. On se rappelle entre autres Les liaisons dangereuses (Stephen Frears, 1988) et Valmont (Miloš Forman, 1989), adaptations du roman de Choderlos de Laclos, ou le récent Royal Affair (Nikolaj Arcel, 2012), d’après un roman de Bodil Steensen-Leth[16]. L’imaginaire galant du xviiie siècle, véhiculé par les peintures de Fragonard et des suiveurs de Watteau, par l’univers littéraire de Casanova et de Sade, traverse les époques. Dans La piscine (Jacques Deray, 1969), la scène où Romy Schneider et Alain Delon se retrouvent à l’écart de la maison, pour une scène d’amour qu’enclenche une flagellation, fait référence à L’histoire de Juliette, ou les prospérités du vice (1797).

Figure 2

La règle du jeu (Jean Renoir, 1939).

© Sam Lévin

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Pointe ici un paradoxe dont s’emparent de nombreux films. Il faut nécessairement échapper au cadre de la demeure pour pouvoir jouir sans entrave. Se rapprocher de la nature et de son énergie libératrice. C’est le thème de Lady Chatterley (Pascale Ferran, 2006 ; d’après un roman de D. H. Lawrence), qui donne à l’univers champêtre, à la vision de la cabane rustique, de « l’homme des bois », tout son charme. En pleine nature, à l’abri du regard de la société (du château marital), l’aristocrate frustrée (Marina Hands) et son amant le garde-chasse (Jean-Louis Coulloc’h) peuvent s’abandonner l’un à l’autre.

Symbolique et force du décor

Le décor intérieur impose toute une série de contraintes, représentatives de celles – morales, sociales, culturelles – qui environnent l’individu. Il forme une entité au plus près de sa psyché. Gaston Bachelard (1957) a longuement analysé les significations sous-jacentes des images de la demeure. La littérature abonde de récits et de descriptions, de la fresque de Marcel Proust aux oeuvres-fleuves d’Henry James, en passant par Au plaisir de Dieu (1974) de Jean d’Ormesson et La maison aux esprits (1982) d’Isabel Allende[17]. Au cinéma, le retour au château familial, à la maison des origines est un « puissant embrayeur de fiction » (Puaux 1995, 34-43). Il ramène au plus profond des êtres ; Orson Welles, dans Citizen Kane (1941), le montre de façon emblématique. L’accumulation maladive d’oeuvres dignes des plus grands musées que le magnat milliardaire a entreprise à Xanadu est réduite à néant dès le début du film. Par l’objet transitionnel que constitue la boule de neige, il est irrémédiablement ramené, à l’heure de sa mort solitaire, à la modeste maison de son enfance (40-43).

C’est ce processus de reconnaissance immédiate de l’identité des personnages qu’évoque Fritz Lang dans des propos recueillis le 9 mars 1968 :

Pour moi, réalisateur, […] l’ensemble du mobilier ou bien certains détails doivent refléter le caractère de celui qui est censé habiter le décor. Il est certain qu’un personnage de caractère « moderne » n’habiterait pas une pièce meublée en ancien, tandis qu’une vieille dame de type « victorien » ne vivrait pas parmi les sièges chromés, les meubles ultra-modernes. Par contre, un seul meuble ancien, dans un intérieur par ailleurs absolument moderne, ou bien une peinture sur le mur, peut renseigner le spectateur sur le caractère intime de la personne qui habite cet intérieur.

Fritz Lang, cité dans Barsacq 1985, 194

L’objet isolé autant que le système protéiforme du décor révèlent en effet une originalité. Dans Le Président (Henri Verneuil, 1961 ; d’après un roman de Georges Simenon), le personnage qu’incarne Jean Gabin est animé d’une probité inflexible, d’un tempérament et d’une éloquence exceptionnels. « Dépositaire de la grandeur française » à ses dires, il défend une conscience aiguë de ses devoirs de chef de gouvernement. Tout le décor du film est celui des arcanes du pouvoir, y compris dans le bureau personnel de sa retraite provinciale de La Verdière, où il dicte ses mémoires. À côté des accessoires habituels de l’homme d’État, dont le porte-plume « avec lequel il a signé le traité de Genève[18] », figure un gobelet en céramique portant le motif révolutionnaire du faisceau de licteur. Ce détail, introduit discrètement, fait surgir son âme républicaine, et rend palpable la portée séditieuse de son insolence verbale.

Monsieur Klein (Joseph Losey, 1976) est entièrement traversé par la question de l’identité, révélée par l’objet-symbole : celle, individuelle, du protagoniste joué par Alain Delon, qui se voit confondu avec un homonyme juif en pleine période d’occupation allemande ; celle, collective, des Français, qui excluent dans l’indifférence et la violence une partie de leur population. Les objets d’art tiennent une place active dans le récit. Ils apparaissent dans deux scènes liminaires et leur évocation réapparaît en fil rouge. Il s’agit du Portrait d’un gentilhomme hollandais d’Adrien Van Ostade, acheté à vil prix par Robert Klein à un homme juif dans le besoin. Sans aucun scrupule, avec arrogance et mépris, il accapare cette oeuvre. L’authenticité du chef-d’oeuvre, confirmée par une date et une signature, mais surtout par le fait qu’elle « appartenait à la famille » depuis des générations, fait dire au protagoniste qu’il n’est pas besoin de certificat écrit. Le lien privilégié, électif, que les propriétaires ont entretenu avec le tableau suffit à prouver sa qualité. L’appartenance forte à une tradition, indiscutable, est justement ce sur quoi va buter Robert Klein quand la préfecture de police lui demande de fournir des papiers attestant son ascendance française[19]. À la fin du film, alors que ses biens sont saisis, il ne se résout pas à voir partir ce tableau, qui « n’est pas une marchandise[20] ». Il s’y accroche comme un enfant à son jouet, parce qu’il est le seul objet vrai d’une collection construite par spoliation. L’autre objet individualisé est une tapisserie dont les symboles tissés, des signes kabbalistiques (Dayan Rosenman 2009), renvoient au langage métaphorique clairement assumé par Joseph Losey dans tout le film[21]. L’usage redondant des miroirs et des vitres qui reflètent diversement le personnage procède d’une même poésie (Sineux 1976, 11-17). Les appartements, quant à eux, sont filmés comme des ensembles, comme un tout (Fig. 3). Ils présentent une élégance fondée sur une hétérogénéité foisonnante, proche de l’esthétique des cabinets de curiosités, où matériaux, couleurs, provenances s’harmonisent. Dès lors cohabitent en bon voisinage carreaux pariétaux d’azulejos et tapis d’Orient, vitraux gothiques et tableaux de maîtres anciens, toiles cubistes et instruments scientifiques, masques africains et cabinets d’ébène flamands, planches gravées d’après Charles Le Brun[22] et boîtes de laque asiatiques. L’importance accordée aux artefacts ethnographiques (par exemple la parure indienne, flamboyante de plumes rouges, placée au-dessus du visage de monsieur Klein dans une scène) ainsi qu’aux oeuvres « étrangères » évoque le syncrétisme inhérent à la culture « française », bafouée aux heures sombres de l’histoire nationale.

Figure 3

Monsieur Klein (Joseph Losey, 1975).

© Victor Rodrigue

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Le cinéma ne donne pas toujours un rôle moteur au décor. Dans Austerlitz (1960), Abel Gance, en tout point sourcilleux sur l’évocation du style Consulat et Empire, lui confère un dessein limité. Le décor se contente d’être le « cadre d’une action, d’un récit, d’une représentation scénique [dont le] but premier [est] de situer l’action et de créer le milieu où elle se déroule[23] ». Par contre, quand le décor fait partie du noeud dramatique, de la composition visuelle de l’image, la forme cinématographique offre un réel apport à l’histoire de la culture matérielle. L’espace cinématographique, tel que l’analyse Antoine Gaudin (2015) à travers toutes ses composantes, produit un fort impact sur le spectateur, à la fois sensoriel et cognitif, intime et participatif. Sans nier l’évolution décisive des mentalités de chaque génération, force est d’admettre que le cinéma recèle ce pouvoir de mettre en lumière la complexité des rapports qui lient l’homme aux choses, problématique séculaire qui ne ressort que sporadiquement des sources historiques, au détour d’un testament, d’un ego-document, d’un témoignage littéraire. Il souligne les tensions contradictoires, parfois inconciliables, entre matérialité et affectivité, poids des coutumes et résistance libératrice, pression collective et affirmation individuelle.

Les personnages se livrent, eu égard à leur capacité (par opposition à « impuissance ») à posséder les objets, à en jouir, à les partager, à les transmettre, etc. L’héritière (William Wyler, 1949) renonce à croire en l’amour, sadisée par son père qui la menace de l’exclure de la succession. Brick Pollitt (Paul Newman), dans La chatte sur un toit brûlant (Richard Brooks, 1958 ; d’après une pièce de Tennessee Williams), assailli par le poids des responsabilités familiales[24], explose dans une scène de colère ravageuse où il détruit bibelots, souvenirs de voyages et meubles remisés au sous-sol de la villa paternelle. Lorsque la nouvelle madame De Winter de Rebecca (Alfred Hitchcock, 1940 ; d’après un roman de Daphné du Maurier) ose franchir le seuil de la chambre de l’ancienne propriétaire de Manderley décédée mystérieusement, elle défaillit sous le poids de la présence encore vive des choses jadis manipulées : la coiffeuse en argent et son miroir, les ustensiles de toilette et les tenues de gala, autant d’attributs de la sensualité féminine qui lui rappellent sa fébrilité sexuelle (Žižek 1988). Dans La banquière (Francis Girod, 1980), à l’inverse, l’ascension professionnelle d’Emma Eckhert (Romy Schneider) s’accompagne d’un enrichissement tapageur de son train de vie et d’une audace affichée de sa liberté sexuelle.

Ainsi le travail de l’historien peut-il documenter autant que stimuler la créativité du réalisateur qui va s’approprier un univers pour lui donner chair. En jeu de miroirs, les stimuli que provoque le cinéma peuvent donner à l’historien et à tout spectateur une approche plus sensible des cultures matérielles anciennes.