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Les Rencontres nationales sur les recherches en musique organisées à Paris les 15 et 16 octobre 2021 par plusieurs responsables de la mission recherche, du service de l’inspection et de la délégation à la musique à la Direction générale de la création artistique du ministère français de la Culture[1], entendaient marquer la volonté de soutenir le développement des recherches dans les champs de la création en France, de rendre compte de leur multiplicité et leur variété, et de valoriser leurs acteurs, mais aussi de les considérer au regard de ce qui existe à l’international[2].

Tenues dans deux lieux emblématiques des structures d’enseignement supérieur et de recherche françaises pour la musique, soit le Conservatoire national supérieur de musique et de danse (cnsmd) de Paris et le Campus Pierre et Marie Curie de Sorbonne Université, ces deux journées des Rencontres avaient, en corollaire, à envisager les diverses formes de relations possibles, existantes ou à venir, entre ces deux pôles encore trop souvent scindés en France que sont les domaines artistique et académique, et ce, en portant une attention particulière aux recherches fondées sur la pratique musicale.

Le comité scientifique, soigneusement composé de représentants[3] de structures de recherches et de création représentatives de la variété d’approches existant sur le territoire, reflétait cette orientation prenant en compte des recherches menées actuellement dans les domaines de la musicologie, des popular music studies, de la composition, de l’interprétation, de la lutherie, de la pédagogie, de la médiation, de l’acoustique et de l’informatique musicales[4].

L’appel à contributions a rencontré un grand succès avec près de 80 propositions reçues, dont une grande part a été retenue, sous la forme de 16 communications et 40 posters, comme autant de cas représentatifs. Les thématiques principales de la formation des musiciens à et par la recherche et des diverses pratiques de la musique placées au coeur de la recherche ont guidé ces choix.

La première journée était donc principalement consacrée à la formation et s’ouvrait par quatre communications présentant plus particulièrement des projets pédagogiques développés pour répondre aux nouvelles exigences de la formation à et par la recherche des futurs musiciens et musiciennes professionnels, y compris sur le plan de la formation à l’utilisation des ressources documentaires et des travaux de recherche (Conservatoire national supérieur de Lyon et Pôle de musique et danse de Lorraine). L’un d’eux consistait plus particulièrement à faire interagir, dans le cadre d’un projet de recherche porté par le laboratoire Musidanse, des instrumentistes du Conservatoire de Saint-Denis avec de jeunes compositeurs étudiants de l’Université Paris 8 afin de les engager à une réflexion commune sur l’articulation entre la création et l’interprétation dans le cadre des musiques mixtes. Ces différents cas témoignaient d’une même démarche prônant les bienfaits pour les étudiants du décentrement par rapport à leur univers de formation musicale propre.

La réflexion se poursuivait dans le cadre d’une première Table ronde animée par Sylvie Pébrier, aussi consacrée à « La recherche dans la formation des musiciens et des musiciennes », qui rassemblait des représentants du cnsmd de Paris (Yves Balmer) et du Centre de formation des enseignants de la musique, le Cefedem Auverge-Rhône-Alpes de Lyon (Jacques Moreau), du cnsmd de Paris et du Pôle Supérieur Paris Boulogne-Billancourt (Carine Bonnefoy), et du Koninglijk Conservatorium de Bruxelles (Kathleen Coessens). Il s’agissait en particulier d’examiner, dans le cadre de la mise en place du processus de Bologne des dernières années, le développement, les difficultés et l’impact, pour les étudiants et leurs enseignants, des récentes formations à la recherche à travers les nouveaux cursus de master et thèse spécifiquement proposés aux musiciens. Cette discussion a soulevé l’observation de la diversification des projets artistiques et des carrières, désormais moins rectilignes que par le passé, ayant pour conséquence la nécessité pour les artistes de développer de multiples compétences et de renforcer leur autonomie. De l’autre côté, il s’agit de s’interroger sur les questionnements que les savoirs musiciens induisent sur les modèles de recherche eux-mêmes. Le terme « recherche » revêt ainsi peu à peu une dimension nettement polysémique devant la diversité des pratiques artistiques considérées par son prisme. Ces dernières correspondent finalement à des définitions différentes de la notion même de recherche, qui s’appuient sur des implicites propres à chaque discipline et qu’il s’agit de faire émerger. On réalise ainsi que chaque musicien est porteur de recherches incarnées qui doivent être mieux conscientisées, et qu’il est nécessaire pour cela de favoriser un aller-retour constant entre recherche du point de vue académique et travail de recherche artistique – ce qui demande, d’un côté, la compréhension du processus de création et d’interprétation, et de l’autre, la volonté de s’interroger sur ce processus et de le transmettre. Les réticences ou les difficultés des étudiants musiciens à intégrer ce type de réflexion dans leur pratique demandent de la part des formateurs une adaptation, et ce, dans le cadre d’un temps de disponibilité contraint par la priorité à donner à la formation artistique elle-même. Le soutien des envies et questions personnelles et l’émulation au sein de séances collectives apparaissent comme de bons moyens de susciter cette démarche chez les étudiants et de renforcer ainsi par la recherche la construction de leur parcours d’artiste.

Une autre approche peut consister dans l’immersion qui plonge les étudiants musiciens dans des projets de performance practice en tant que participants à la découverte de musiques inouïes, comme en témoigne le projet de reconstitution d’un office solennel de vêpres d’une collégiale à la fin du xviiie siècle mené en partenariat entre le département de musique ancienne du Conservatoire à rayonnement régional (crr) de Paris et l’IReMus (projet Pollio). Ce témoignage s’inscrivait dans la série des quatre communications suivantes, dédiées aux projets permettant de rapprocher recherche académique et musiciens. Les trois autres présentations étaient consacrées à des projets de recherche appliquée très différents, comme, la reconstitution acoustique de la chapelle du Palais des papes et l’intégration de la dimension acoustique dans la pratique musicale historiquement informée (projet imapi, prism Aix-Marseille), les applications médicales directement issues des analyses des gestes articulatoires très spécifiques des techniques vocales de la Human Beatbox (Gipsa-Lab, Université de Grenoble Alpes), et enfin l’analyse de l’interprétation de la musique acousmatique et de ses impacts sur l’analyse musicale, l’apprentissage des musiciens-compositeurs et sur l’évolution même de ces créations à travers le renforcement d’influences et d’écoles que favorisent les nouveaux outils d’enregistrement et d’archivage développés dans le cadre de ce projet de recherche qui contribue ainsi à en constituer la mémoire vivante (Collegium Musicae, MotusLab, Université d’Évry).

La première journée se clôturait avec le témoignage de Peter Dejans en tant que directeur de l’Institut Orpheus de Gand, institut créé spécifiquement en 1980 afin de placer le musicien en position de chercheur dans le cadre des réflexions sur les processus de production et de création de la musique. Au cours de ces décennies de formation d’environ quatre à huit nouveaux étudiants par an, à travers cinq groupes de spécialités favorisant une déconstruction des approches, une réflexion générale s’est développée sur la définition des caractéristiques de la recherche artistique, les difficultés de son évaluation, son lien avec l’évolution des propositions artistiques et celle de la formation, et sur sa valorisation et les effets de cette dernière.

La deuxième journée s’intéressait plus spécifiquement aux recherches articulées à des démarches de création artistique, dans les domaines de l’interprétation ou de la composition.

Plus particulièrement, la première série de communications se centrait sur les liens de la recherche-création et de l’industrie, avec la présentation de la conception d’un bureau spécifique du compositeur du xxie siècle (Nice, Université Côte d’Azur-cirm), puis des projets scientifique i-score et artistique Solo.K (Bordeaux, équipe scrime du LaBRI) centrés sur la prise en compte du temps et de la spatialisation, et les possibilités d’association d’images et de sons.

Le recours aux techniques de l’imprimante 3D ouvrent de nouvelles voies pour les interprètes, que ce soit à travers la construction sur mesure de becs de saxophones ou de clarinettes pour répondre aux identités sonores recherchées par les musiciens (entreprise syos créée en 2016 par deux chercheurs de l’Ircam), ou dans le cadre de la reconstruction d’instruments historiques, comme l’exemple de la flûte Hotteterre dont les mesures acoustiques permettent en complément de travailler sur les résultats sonores obtenus et de tester les hypothèses issues des sources historiques (Musée de la Musique-Philharmonie de Paris et laboratoire lam-d’Alembert).

Plusieurs des posters présentés durant cette journée et la journée précédente, parmi les 40 sélectionnés, s’inscrivaient en illustration de cette thématique, en livrant l’état de recherches menées sur les instruments ou les gestes musiciens, ou sur l’intégration de l’outil informatique dans les cadres de l’interprétation ou la formation en recherche-création[5].

Animée par Christophe d’Alessandro, la deuxième Table ronde (« La pratique au coeur des démarches de recherche ») réunissait plusieurs musiciens ou musiciennes ayant inscrit la recherche au coeur de leurs pratiques artistiques respectives, situées dans les domaines de la composition (Lara Morciano, Atau Tanaka), de la musique médiévale (Katarina Livljanic) ou de la pratique musicale intégrée à des recherches ethnomusicologiques (Jérôme Cler), et tentait de décrypter les particularités de ce nouveau paradigme expérimental, en y intégrant parfois les apports des nouveaux outils numériques.

La dernière session de communications (« Recherches en pratique, pratiques de recherche ») était ouverte à la présentation d’objets de recherche inscrits dans des domaines très divers suscitant en particulier différentes situations de partage des résultats et des données de la recherche : composition d’après un matériau issu du Sound Walking (Steve Jones), production collective de sons sur des espaces partagés en ligne (Ludmilla Postel, prism), portail d’échange sur les musiques modales populaires et le tempérament inégal (Erik Marchand, association Drom), base de données issue de recherches sur le chant diphonique Mongol et la diversité des timbres vocaux employés au sein de cette technique vocale (selon les lieux et les personnes), associant des travaux en physiologie et en acoustique (Nathalie Heinrich-Bernardoni, Michèle Castellengo, Johanni Curtet).

Une troisième et dernière Table ronde, animée par Christophe Pirenne et consacrée au « partage de la recherche en musique », achevait les présentations des Rencontres pour s’interroger sur les modes de restitution et les supports les plus appropriés pour la diffusion de projets de recherche, de création ou de recherche-création dont l’objet principal est la musique, vers différents publics que sont les chercheurs, les musiciens, mais aussi le public, et son inscription à l’international, au-delà de l’espace francophone. Julie Donatien (Patrimoine musical des Nanterriens en région parisienne), Benoît Fabre (institut interdisciplinaire Collegium Musicae de Sorbonne Université), Catalina Vicens (Conservatoire Royal de Bruxelles, Ensemble Servir Antico) et Emmanuel Parent (Volume! La revue des musiques populaires, iaspm-bfe), témoignaient ainsi de leurs prises en compte de ces questionnements dans leurs domaines propres d’exercice. Cela permettait de montrer à la fois, des pratiques de diffusion très diversifiées en fonction de la configuration des projets et des différents publics qu’ils concernent, la nouveauté de telles approches parfois encore en réflexion, mais aussi la réelle créativité des solutions proposées.

La publication des actes de ces Rencontres, en cours de préparation, permettra de garder la mémoire de ce que l’on peut déjà considérer comme un événement. Celui-ci a en effet incontestablement permis de refléter un état explicite des réflexions qui entourent à l’heure actuelle la recherche dans le vaste domaine des pratiques musicales, témoignant directement de la diversification importante et récente des objets et méthodes, et du renouvellement de la pédagogie de la recherche ; tout particulièrement, il a permis de faire prendre conscience de la contribution de certains artistes musiciens à la recherche en tant que véritables acteurs de celle-ci.

Il a aussi réussi à favoriser l’écoute et le dialogue, en faisant naître l’envie de le renouveler, remplissant ainsi l’essentiel de la mission que se sont donnée les organisateurs et leur Comité scientifique. Il ne reste qu’à souhaiter que, au-delà des quelques points de résistance qui subsistent encore[6], les réflexions et les collaborations amorcées entre chercheurs et artistes musiciens se développent et s’amplifient dans les années à venir sur l’ensemble des champs de la création et de l’interprétation, de la formation et de la diffusion de ces travaux menés en commun.