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Introduction

Cet article propose de se pencher sur le phénomène de l’enregistrement, à des fins commerciales, de genres musicaux afrocolombiens dans des studios de la ville de Bogota, capitale de la Colombie. Depuis le début de la décennie 2000, Bogota est en effet le théâtre d’un phénomène singulier pourtant impensable il y a seulement quelques décennies : le succès commercial et critique de musiciens[1] porteurs de traditions musicales afrodescendantes en provenance de régions rurales parmi les plus défavorisées du pays. Nichée dans les Andes à plus de 2 600 mètres d’altitude, la capitale colombienne compte aujourd’hui plus de 10 millions d’habitants, dont près d’un quart de populations migrantes (Le Roux 2017). Le « pays aux 1 000 rythmes[2] » a en effet été le théâtre de vagues de migrations massives (les desplazamientos, « déplacements »), conséquence directe d’un des plus longs conflits armés de la planète[3]. Pour le politologue Juan Carabalí, cité dans Palomino (2017), « les zones à population noire sont celles qui détiennent les pires conditions de vie. […] Les dix municipalités les plus pauvres [de toute la Colombie] sont peuplées en majorité de noirs » (ma traduction). Avec plus de 10 millions d’afrodescendants – dont environ 1,5 million vivent à Bogota – les populations afrocolombiennes sont toujours victimes d’injustices quotidiennes, comme en témoigne l’activiste et travailleuse sociale Danit Torres dans l’article « El bar que no acepta negros » (« Le bar qui n’accepte pas les noirs »), paru en 2016 : « les hommes et les femmes noirs de Colombie continuent à se battre pour retrouver [leur] humanité, presque 200 ans après avoir été libres sur le papier, nous continuons à être asservis par le racisme, la discrimination et la pauvreté » (Quevedo Hernandez 2016). Cette situation amène Carabalí à se demander si les populations afrocolombiennes sont « condamné[e]s à la pauvreté et à l’abandon juste à cause de la couleur de [leur] peau » (Palomino 2017, ma traduction), ce à quoi la chanteuse Inés Granja répond : « Je suis fière de ma couleur. Et puis, qui sait de quelle couleur est la peau de Dieu ? » (Marcos 2017, ma traduction).

Vues jusqu’à récemment[4] comme « peu savantes », « inintéressantes », « simple » ou encore « faciles » (Porras 2013, ma traduction), les musiques afrocolombiennes occupent désormais une place prépondérante dans l’industrie discographique colombienne actuelle – comme on peut le voir avec le succès de groupes tels que ChocQuibTown[5] ou Herencia de Timbiqui, succès qui tend à dépasser les frontières du pays si l’on en croit aux chiffres de dizaines de millions de vues de certaines de leurs vidéos sur YouTube. Mais ce phénomène d’enregistrement et de commercialisation de musiques afrocolombiennes traditionnelles vers le marché des musiques populaires n’est pourtant pas nouveau, puisqu’il a commencé avec les premiers enregistrements de pionniers tels que Lucho Bermúdez (dès les années 1940), Catalina Parra avec Los Gaiteros de San Jacinto (à partir des années 1950) ou encore Leonor González (dans les années 1960).

Au courant des années 1970, la Colombie vécut l’âge d’or des musiques tropicales, sous l’impulsion notamment de maisons de disques emblématiques comme Discos Fuentes ou Sonolux, qui ont publié des milliers de vinyles de cumbia, vallenato, merengue, fandango, porro, salsa ou encore de rock colombien (voir Wade 2000 et Ochoa Escobar 2017). Le succès international de la chanteuse Toto La Momposina, amorcé avec sa collaboration, à partir des années 1980, avec le label anglais Real World Records de Peter Gabriel, se traduira par l’obtention de deux Latin Grammy Awards (en 2011 avec le groupe Calle 13, puis en 2013 avec un prix reconnaissant l’ensemble de sa carrière). En 2007, la troisième génération du groupe Los Gaiteros de San Jacinto, fondé dans les années 1940 dans le village du même nom, remporte un Latin Grammy Award (dans la catégorie « Meilleur album folk ») pour le disque Un Fuego de Sangre Pura. Los Gaiteros de San Jacinto from Colombia (2006), paru chez Smithsonian Folkways Records.

Mais ces vingt dernières années ont surtout vu l’émergence d’un phénomène lié à la démocratisation du matériel d’enregistrement audionumérique[6], et qui s’est traduit par la multiplication de productions discographiques d’artistes afrocolombiens, réalisés par des maisons de disques indépendantes le plus souvent basées à Bogota, gérées par des producteurs bogotains (quasi exclusivement masculins et d’origine criolla[7]) issus de milieux relativement aisés, et s’attaquant toutes à la même double niche commerciale. D’un côté, au niveau local, elles visent un public urbain (à priori sans liens avec des populations afrocolombiennes rurales), éduqué (appartenant donc aux classes plus privilégiées de la société) et intéressé par la diversité culturelle de son pays. D’un autre côté, au niveau international, toutes ces maisons de disques indépendantes cherchent à percer dans le marché de la world music[8], en essayant de s’inscrire tant bien que mal dans les réseaux spécifiques de cette industrie (Paulhiac 2012, Barnat 2015).

Quelles sont les pratiques de réalisation audionumérique et de production discographique[9] que l’on trouve chez différents labels discographiques indépendants qui se targuent de commercialiser des musiques étiquetées « traditionnelles », « folkloriques » et « afrocolombiennes » destinées à un public urbain, aussi bien à Bogota qu’ailleurs dans le monde ? Quelles seraient les différentes approches technico-esthétiques en présence, et quels seraient les rapports entre les techniques utilisées dans la construction du son en studio, l’authenticité revendiquée dans les opérations discursives en présence, et l’atteinte d’objectifs commerciaux établis en fonction de stratégies marketing s’inscrivant elles-mêmes dans les rouages d’une industrie de la musique de plus en plus globalisée ? Et comment se configurent-elles les pratiques de réalisation et de production employées par des labels discographiques indépendants pour créer des produits culturels qui couvrent un intérêt aussi bien local que global ? En outre, pourrait-on parler d’une récupération commerciale de ces musiques par l’industrie discographique indépendante, et si oui, quels en seraient les enjeux sous-jacents ? Enfin, du côté des représentants de ces musiques, qui partageraient souvent le même parcours de carrière – qui irait du village au studio d’enregistrement à Bogota puis aux scènes internationales de la world music – comment leur production et leur commercialisation sont-elles concrètement organisées dans un contexte urbain mondialisé ?

Méthodes

À travers une approche descriptive ethnographique (réalisation d’entrevues semi-dirigées, enregistrement audiovisuel de concerts, billets et articles de blogues et sites internet), cet article considèrera trois dimensions principales : dans un premier temps, les carrières d’artistes afrocolombiens traditionnels originaires de régions les plus pauvres du pays ; dans un deuxième temps, le contexte socioculturel dans lequel évoluent certaines maisons de disques indépendantes de la ville de Bogota, dirigées par des individus appartenant aux classes parmi les plus aisées de la capitale ; et, dans un troisième temps, les processus de production et de réalisation discographiques appréhendés comme des phénomènes sociomusicaux porteurs de sens, à travers l’analyse de différents types d’approches techno-esthétiques en présence.

Entre janvier 2018 et décembre 2019, en plus d’avoir assisté à de nombreux concerts de musiciens afrocolombiens à Bogota (dans des salles comme le *matik-matik*, le Latino Power, le Quiebracanto, ou des lieux plus informels comme la Casa Erasonera ou dans divers parcs de la ville durant des ruedas de gaita ou de bullerengue, ces sessions musicales participatives et impromptues autour de répertoires musicaux afrocolombiens traditionnels de la côte caraïbe), j’ai pu être présent durant diverses sessions d’enregistrements en studio à Bogota d’artistes afrocolombiens (notamment durant les enregistrements des albums Remembranzas d’Inés Granja dans les studios de Chango Records, De mar y de río de Canalón de Timbiqui et de Toño García, el último cacique des Gaiteros de San Jacinto aux studios Audiovisión), ce qui m’a permis de me familiariser avec bon nombre d’acteurs de la scène musicale indépendante de Bogota. J’ai également réalisé des entrevues semi-dirigées avec cinq réalisateurs de Bogota (dans leur résidence privée ou leur lieu de travail), ainsi qu’avec des musiciens afrocolombiens de passage à Bogota tout comme lors d’un terrain en juin 2018 sur l’île de Providencia. Ces entrevues ont duré environ une heure chaque et ont été entièrement retranscrites à partir de leurs enregistrements sonores respectifs.

Cette recherche se base ainsi sur une étude de cas d’artistes de la côte pacifique colombienne (Inés Granja et le groupe Canalón de Timbiquí, dirigé par la chanteuse Nidia Góngora), de la côte caraïbe colombienne (Carmelo Torres et Toto La Momposina) et de l’île de Providencia, dans les Caraïbes colombiennes (avec l’auteur-compositeur-interprète Elkin Robinson et d’autres musiciens de cette île) ainsi que de divers producteurs et réalisateurs bogotains : Urián Sarmiento (de Sonidos Enraizados), Eddy et Diego Gómez (de Llorona Records), Juan Sebastián Bastos (de Tambora Records), Julián Gallo (de Juga Music) et Alejo Calderón (de Chango Records).

Avant tout, et afin d’établir le cadre d’analyse de cette étude, il convient de tenter de dresser un bref portrait historique et épistémologique des diverses recherches qui ont choisi de se centrer sur le studio d’enregistrement, cet « antre du “bidouillage” » (Arom et Martin 2006, p. 157) au sein duquel sont manipulées toutes les productions musicales qui parviennent aujourd’hui à nos oreilles[10].

Le studio d’enregistrement comme objet et terrain de recherche en musique : cadre théorique d’analyse

Depuis les travaux pionniers de Walter Benjamin sur les techniques de reproduction et d’enregistrement sonore ([1936]2013), bon nombre de disciplines se sont ainsi penchées sur le phénomène et les implications sociales, politiques et esthétiques de l’enregistrement, à des fins commerciales, de musiques provenant des quatre coins de la planète. En sociologie, Howard Becker ([1982]1988), Antoine Hennion (1989), Sophie Maisonneuve (2009) ou encore Denis-Constant Martin (2020) ont abordé de front les questions liées aux évolutions continuelles des métiers de l’art, et plus particulièrement de la musique et de son enregistrement en studio. En anthropologie, à la suite des postulats épistémologiques avancés par des auteurs tels qu’Arjun Appadurai (1990) dès la fin des années 1980, des ouvrages comme Music and Globalization. Critical Encounters (2012), dirigé par Bob W. White, ont mis en évidence la façon dont « the relatively recent phenomenon of “world music” has become the soundtrack for globalization, not only because it gives western consumers worry-free access to faraway places and sounds, but also because of the way that it mirrors the various sorts of extraction and appropriation that have come to be associated with late-industrial capitalism[11] ».

Du côté de la musicologie, des auteurs comme William Moylan (1992) et Serge Lacasse (1998 et 2000) ont dès les années 1990 insisté sur l’importance de la prise en compte, dans l’analyse musicologique, des paramètres technologiques du studio d’enregistrement – ce qui influencera grandement l’apparition de la phonomusicologie (Delalande 2001, Katz 2004 et Cottrell 2010) et d’une musicologie de « l’art de la réalisation phonographique » (Zagorski-Thomas et Frith 2012, Zagorski-Thomas 2014 et Zagorski-Thomas et al. 2019). Parmi les recherches qui se sont penchées sur l’évolution historique et technique des différentes approches esthétiques de l’enregistrement musical, et plus spécifiquement sur le rôle des réalisateurs en studio, il convient de citer les travaux de Edward R. Kealy (1990), Michael Chanan (1995), Albin Zak (2001), Susan S. Horning (2004), Virgil Moorefield (2005), Amandine Pras, Catherine Guastavino et Maryse Lavoie (2013) et Richard Burgess (2013), qui portent tous cependant sur des enregistrements réalisés dans le monde occidental anglo-saxon. La typologie proposée par Burgess (2013) pour classifier les différents types de producteurs/réalisateurs (« artist-producer, auteur-producer, facilitative-producer, collaborative-producer, enablative-producer and consultative-producer[12] », Thompson 2019, p. 59) sera également utile dans le cadre de notre analyse des différentes approches techno-esthétiques des cinq réalisateurs appréhendés ici. Enfin, l’ouvrage Creativity in the Recording Studio. Alternative Takes de Paul Thompson, paru en 2019, offre un éclairage contemporain sur les règles et conventions du studio d’enregistrement, reprenant les propositions de Hennion et de Feld sur le(s) rôle(s) des réalisateurs en studio – tout en restant encore une fois cantonné sur l’analyse de productions de musique pop dans les pays anglo-saxons :

In offering a listener’s perspective inside the recording studio, record producers are seen to be “intermediaries between production and consumption” (Hennion 1990 [rectius1989]) with the principal task of representing the audience and encouraging an emotional performance from the recording musician (Hennion in Frith and Goodwin 1990, pp. 186–187). Record producers have also been classified as “technological intermediaries” (Feld 1994, p. 282) in their role between people and performers where they: “work daily at the interstices of cultural politics and music and are forced by circumstances to find pragmatic solutions” (Neuenfeldt in Green and Porcello 2005, p. 89). This perspective highlights the record producer’s negotiation of the aesthetic, technical, political and economic concerns during the production of a record. The recording studio is therefore: “the cultural space for negotiating the complex and sometimes contradictory demands of creativity, commerce, and culture” (ibid., p. 87).

Thompson 2019, p. 61

En ethnomusicologie, à la suite des recherches pionnières menées par Louise Meintjes en Afrique du Sud à la fin de l’apartheid[13] – qui trouveront, comme on le verra dans les pages qui suivent, un écho saisissant à travers l’analyse des relations de pouvoir qui existent autour de l’enjeu de l’enregistrement, à des fins commerciales, de genres musicaux afrocolombiens dans des studios bogotains depuis le début des années 2000 – s’est développé un courant qui fait du studio d’enregistrement son principal terrain de recherche (Greene et Porcello 2005, Neuenfeldt 2005 et 2007, Bates 2008, Barnat 2012 et 2019, Moehn 2012, Scales 2012, Olivier 2012, Meintjes 2012, Diamond 2017), et ce dans divers pays du monde et dans différents contextes transculturels[14]. En Colombie, les recherches sur le studio d’enregistrement portent essentiellement sur l’« âge d’or » des musiques tropicales et de leur industrie discographique dans les années 1970 (Ochoa Escobar 2017, Santamaría et al. 2020, Jaramillo et Caballero Parra 2021), même si de plus en plus de recherches s’intéressent à ce que Carolina Santamaría a identifié comme les « nouvelles musiques colombiennes » (Santamaría 2007), dans lesquelles s’inscrivent, comme on le verra plus tard, les productions musicales qui nous occupent ici.

Centrées sur ce qui se passe dans et en dehors du studio d’enregistrement, ces recherches se fondent sur l’analyse 1) de technologies audionumériques de plus en plus poussées, permettant à la fois de rentrer plus en détail dans le matériau musical (grâce aux possibilités offertes par les logiciels d’enregistrement multipiste contemporains ou de visualisation timbrale, comme Sonic Visualizer) et 2) des liens et dynamiques entretenus entre les différents acteurs du monde de l’industrie discographique (musiciens, réalisateurs, producteurs, ingénieurs du son, maison de disques, etc.). Véritables microcosmes de la société dans laquelle ils sont implantés (Meintjes 2003), et antres de création musicale par excellence des musiques prêtes à être « consommées » (Arom et Martin 2006, p. 158), les studios d’enregistrement offrent au chercheur un cadre spatio-temporel dans lequel se développent des relations de pouvoir qui – tout en se fondant intrinsèquement sur des inégalités de genre, de classe et sur des problématiques liées à l’ethnicité – ont pour enjeu principal le contrôle de la manipulation électronique des sons enregistrés (Edidin 1999, Bates 2008, Barnat 2012 et 2019, Pras, Guastavino et Lavoie 2013, Thompson 2019, Wolfe 2019).

Au coeur de ce laboratoire expérimental, des équipements techniques sophistiqués y sont manipulés en fonction des interactions sociales entre musiciens, arrangeurs, compositeurs, ingénieurs du son, directeurs artistiques, producteurs et réalisateurs – interactions qui se déroulent selon une hiérarchie, implicite ou non, entre ces mêmes acteurs, aussi bien au niveau de la production que de la diffusion des musiques (Barnat 2012 et 2019), révélant par là-même des enjeux économiques, politiques et culturels sous-jacents. L’ethnomusicologue états-unien Eliot Bates a proposé – à partir de l’exemple de studios d’enregistrement à Istanbul, en Turquie – une grille analytique destinée à l’étude des pratiques d’enregistrement en studio que nous avons augmentée (Barnat 2012) en plaçant l’ethnographie au centre de la recherche (figure 1). Elle se fonde sur l’analyse du rapport qu’entretiennent 1) les interactions sociales (aussi bien dans le cadre restreint du studio, « between arrangers, audio engineers, and studio musicians that comprise most of the work of recording production », que plus largement entre les « social networks and institutional culture of record labels, studios and temporary production networks ») avec 2) les arrangements musicaux et 3) les techniques d’ingénierie du son[15]. Dans le cadre de notre recherche, il s’agira de se servir des trois éléments du modèle de Bates, tout en l’adaptant aux spécificités du contexte colombien et du marché actuel de la world music.

Figure 1

Grille analytique pour une ethnomusicologie du studio d’enregistrement

d’après Bates 2008, augmenté par Barnat 2012

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Si pour Aron Edidin, les « recording artefacts » représentent des objets indépendants d’intérêt musical qui seraient différents des domaines de la composition et de la performance[16], Pras, Guastavino et Lavoie avancent l’hypothèse selon laquelle, durant la phase de postproduction en studio, « minimizing sound editing makes the final product closer to a live performance, while constructing the piece through editing creates a virtual performance » (2013, p. 615). Dans cette perspective, ces trois auteures parviennent à identifier deux types d’approches esthétiques de l’enregistrement : on aurait ainsi, d’une part, une approche qualifiée d’attempting realism (que l’on pourrait traduire par « tentative de réalisme », ibid., p. 614), symbolisée par le réalisateur qui n’intervient pas ou presque pas dans les décisions musico-esthétiques prises au moment de l’enregistrement, et de l’autre, une approche plus expérimentale, identifiée par Patmore et Clark 2007 par l’expression creating virtual worlds (« créer des mondes virtuels », citée dans Pras, Guastavino et Lavoie 2013, p. 621), avec ici une large place accordée aux possibilités offertes par la manipulation électronique, dans la phase de postproduction, des sons enregistrés. Il s’agira donc d’évaluer ici si les différentes approches des cinq réalisateurs observés s’inscriraient, ou non, dans ces deux types d’approches esthétiques de l’enregistrement identifiées dans ces études antérieures. De plus, tout comme Pras, Guastavino et Lavoie, nous avons choisi une approche qualitative « to provide in-depth investigations of studio professionals’ knowledge and competencies » dans le but de comprendre les trois aspects fondamentaux du travail d’un réalisateur en studio : « making artistic decisions, developing intimate relationships with the musicians, and taking responsibility for the project » (Pras, Guastavino et Lavoie 2013, p. 618).

Avant de pouvoir nous tourner vers l’analyse des différentes approches techno-esthétiques des cinq réalisateurs auprès desquels nous avons mené cette enquête, il s’agit maintenant de suivre le parcours de trois représentants actuels de musiques afrocolombiennes qui transitent régulièrement par Bogota, tous auteurs-compositeurs-interprètes largement reconnus localement comme des maestros : Inés Granja, originaire du village de Timbiqui, sur la côte pacifique colombienne, Ceferina Banquéz, du Département de Bolivar, qui borde la côte caraïbe du pays, et Carmelo Torres, résident du village de San Jacinto, un des berceaux de la cumbia et du vallenato, également dans la caraïbe colombienne.

Du village aux scènes internationales en passant par Bogota : parcours croisés de représentants actuels de musiques afrocolombiennes

Dès mon arrivée, en janvier 2018, et jusqu’à mon départ près de deux ans plus tard[17], j’ai eu l’occasion d’assister à plusieurs concerts de représentants de la musique afrocolombienne qui semblaient tous avoir un parcours similaire : ils vivent dans des régions éloignées de la capitale, sont des représentants d’une « tradition » musicale d’origine afrodescendante et viennent régulièrement à Bogota pour se produire devant un public majoritairement blanc et urbain. C’est par exemple le cas de la cantaora[18] Ceferina Banquez, originaire du village de Guamanga, au nord du pays, qui a joué avec son groupe dans un auditorium bondé de l’Universidad de los Andes le 8 février 2018[19]. Lors de son concert et durant les entrevues qu’elle a données durant son séjour à Bogota, elle a expliqué comment le drame des déplacements forcés l’a affectée personnellement et comment cela a influencé ses nouvelles compositions. Témoin au premier plan d’exactions commises aussi bien par les paracos[20] que par leurs opposants historiques, les guerilleros[21], elle a dû fuir en urgence son village en 2001 vers le département de Magdalena. Elle ne put y retourner que six ans plus tard :

Quand je suis repassée par là, j’ai eu la chair de poule, et j’ai dit « pauvre de moi, si je n’étais pas partie d’ici, ils m’auraient tuée comme ils ont tué mon voisin parce qu’il ne s’est pas enfui. […] Et une chanson est née de cela, que j’ai composée [elle chante] : « Au revoir, maman, car je suis une déplacée. Au revoir, maman, j’ai quitté la montagne, les Monts de Maria, à six heures du matin… » […] Aujourd’hui je pense et je me sens fière et tranquille, parce que ma souffrance, à partir de laquelle j’ai commencé à chanter et à composer, était déjà en train de changer, je changeais de vie. Parce que ce qui rend la vie plus heureuse, quel que soit le nombre d’auditeurs que vous avez, c’est la musique : ils vous applaudissent, ils prennent soin de vous d’une manière différente… Au moins, je ne me considère plus comme une triste campagnarde. Il y a des années, jamais je n’aurais pensé arriver là où je suis aujourd’hui. La musique a changé ma vie. Mais tout cela est venu de tout ce que j’ai souffert, et de tout ce que j’ai vécu[22].

Élue « Reine du bullerengue » au Festival Maria La Baja en 2009, elle fit paraître en 2012 son premier album, Cantos ancestrales de Guamanga, avant de recevoir l’année suivante (à l’âge de 70 ans) un prix du ministère de la Culture colombien pour ses « efforts pour l’enrichissement de la culture ancestrale des communautés afro-colombiennes » (ca Musica [s. d.]). En 2018, elle entreprit une première tournée européenne qui la mena de l’Opéra de Lyon (voir Opéra de Lyon 2018), en France, à Göteborg en Suède en passant par Vienne ou encore Madrid et Barcelone (figure 2). Elle se rend régulièrement à Bogota, où elle se produit aussi bien dans des contextes académiques que dans des salles de concert et festivals de la capitale.

Figure 2

Affiche du concert de Ceferina Banquéz, Madrid, 6 juillet 2018.

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De l’autre côté du pays, sur la côte pacifique colombienne, la chanteuse Inés Granja – surnommée « la voix du marimba[23] » (figure 3) et originaire du petit village de Timbiqui – raconte comment sa musique est accueillie chaleureusement par le public au *matik-matik*, un bar-concert du quartier Quinta Camacho, dans la localité de Chapinero à Bogota :

Oh, je me sens heureuse, là-bas au *matik-matik*, quand je chante et que les gens chantent tous en choeur, et que les gens dansent… Ces gens-là me connaissent, c’est pourquoi quand il y a un concert d’Inés Granja, ou de musique de marimba, ça se remplit, parce que les gens aiment vraiment mes chansons. Et ce qui se passe, c’est que là-bas, dans mon village [Timbiqui], je chante à peine, parce que là-bas on ne m’accorde pas beaucoup d’attention […]. C’est comme si les gens m’avaient oubliée […]. Donc pour moi, c’est qu’ils n’ont pas besoin de moi, et comme ils ne m’appellent pas, eh bien, je n’y vais pas, non. Donc, je ne chante pratiquement pas là-bas, dans mon village. J’ai laissé quelques traces, mais pas plus… C’est plutôt ici [à Bogota] que j’ai vraiment obtenu du soutien, car nul n’est prophète en son pays[24].

Figure 3

Affiche du concert d’Inés Granja et de Carmelo Torres & Los Toscos au *matik-matik*, Bogota, 2 mars 2019.

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La carrière de Carmelo Torres, chanteur et musicien du village de San Jacinto, au coeur du Département de Bolivar, s’inscrirait aussi dans une trajectoire similaire, avec dans son cas la particularité d’être à la tête à la fois d’un groupe régional traditionnel, sous le nom de Carmelo Torres y su Cumbia Sabanera[25], que d’un groupe de musiciens de la scène urbaine bogotaine, présenté comme Carmelo Torres y Los Toscos[26] – réalisant avec ces deux groupes des tournées internationales, des enregistrements lui permettant de rejoindre un public de plus en plus large (figure 4).

Figure 4

Le groupe Carmelo Torres y su Cumbia Sabanera, au départ de leur seconde tournée mexicaine à l’aéroport El Dorado de Bogota, le 7 octobre 2018 (à gauche)*, et la pochette du disque Carmelo Torres y Los Toscos, du groupe éponyme, San Saba Records, paru le 9 mars 2019 (à droite).

*Photo prise par Urián Sarmiento, reproduite avec son autorisation

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Avant de nous pencher sur ce qu’il se passe à l’intérieur des studios d’enregistrement de la capitale, à travers l’analyse des stratégies créatives développées par certains de ces réalisateurs bogotains, il s’agit maintenant de revenir sur le contexte politique et historique de l’apparition de différents labels discographiques qui proposent dans leurs catalogues des musiques afrocolombiennes destinées à la fois à un marché local et international.

La scène musicale indépendantes bogotaine du début des années 2000 jusqu’à aujourd’hui : de l’apparition des « nouvelles musiques colombiennes » jusqu’à la création de l’Alliance de labels indépendants

Créé en 1998, le programme national « Estímulos » (« stimuli ») du ministère de la Culture colombien propose chaque année de nombreuses bourses (de création, recherche et formation) et subventions pour des artistes, tout en appuyant des stages, des résidences et des collaborations nationales et internationales[27]. Devenus de plus en plus compétitifs car extrêmement courus, les concours offerts par ce programme ont permis à de nombreux artistes de développer leurs carrières respectives, aussi bien en musique qu’en danse, théâtre, arts plastiques ou en cinéma. Mais ces programmes ont aussi visé dès leur lancement à appuyer les professionnels de l’industrie de la culture et plus particulièrement ceux qui se spécialisent en gestion culturelle. Ainsi, plusieurs maisons de disques indépendantes, surtout à Bogota, ont pu bénéficier dès leurs débuts du support financier et institutionnel de grandes instances publiques telles que le ministère de la Culture. Eddy Gómez, co-fondatrice avec son frère Diego du label Llorona Records, en 2007, relate comment la naissance de leur maison de disques est intimement liée à l’accompagnement dont ils ont pu bénéficier au moment de se lancer dans l’industrie de la musique :

Je dis toujours que nous, Llorona Records, sommes une entreprise qui est fille des politiques d’entrepreneuriat quand elles ont commencé. Nous étions la première génération du premier diplôme en entrepreneuriat qui a été créé. Et c’est pourquoi nous avons décidé d’être ici. Nous avons participé à beaucoup de choses : nous nous sommes présentés à l’appel, nous allons aux rencontres, nous travaillons très étroitement avec l’institution, avec la fondation également. Pour nous, cela a été absolument essentiel, la contribution des institutions publiques et les efforts qu’elles font sont évidents[28].

Parallèlement, le programme Idartes (pour « Institut districtal pour les arts ») fut créé en 2010 par la mairie de Bogota pour appuyer des artistes et des gestionnaires culturels de la capitale. En 2018, Idartes lança 107 appels à candidatures pour des bourses et subventions totalisant près de 5,7 milliards de pesos colombiens (équivalent à plus de deux millions de dollars canadiens), destinés uniquement à des artistes et professionnels de la musique de Bogota (voir Idartes 2018). Deux ans après la création de ce programme, Bogota fut déclarée « Music City of the World » par l’unesco, ce qui encouragea le développement de la scène musicale locale, ainsi que son rayonnement au niveau international. Toujours en 2012, la Chambre de commerce de Bogota créa le bomm (« Bogota Music Market »), un marché de la musique inspiré par des initiatives nationales comme Circulart, à Medellín (depuis 2010), le mapas (« Marché des Arts performantiels de l’Atlantique sud ») aux îles Canaries et surtout le womex (« World Music Expo »), la grande messe annuelle de la world music, à laquelle participent chaque année depuis 1994 plusieurs milliers de professionnels de la musique (artistes, mais surtout gérants, managers, agents, attachés de presse, tourneurs, journalistes spécialisés, etc.). Juan Sebastián Bastos, fondateur et directeur du label bogotain Tambora Records, résume ainsi l’intérêt de ces rencontres pour les labels indépendants :

Ces marchés proposent des échanges entre un musicien qui présente son projet pour différentes choses, pour faire des concerts, ou pour signer avec un label, ou pour obtenir un agent, un booker, pour trouver quelqu’un qui l’aide, et les marchés se chargent de faire venir ces acteurs. Et donc ils se rencontrent dans le cadre d’une ronde d’affaires, au cours de laquelle vous vous asseyez à une table avec un acheteur potentiel de votre produit musical pendant dix à quinze minutes afin de vendre votre projet[29].

Au niveau musical, la décennie des années 2000 coïncida à Bogota avec l’arrivée de propositions musicales largement inspirées par le monde de la musique électronique (échantillons, boucles, effets sonores…), ainsi qu’en parallèle l’accroissement d’un intérêt, de la part de bogotains des classes moyennes et élevées (pour la plupart criollos), envers le folklore et des cultures traditionnelles colombiennes – et notamment celles des populations afrodescendantes de la Caraïbe, mais aussi de la côte pacifique du pays. Pour Diego Gómez, co-fondateur de Llorona Records et réalisateur en chef de ce label, cette période a marqué la genèse d’un véritable courant musical encore très présent aujourd’hui, fruit du mélange entre musiques électronique et traditionnelle, courant encore alimenté aujourd’hui par le travail de nombreuses maisons de disques indépendantes créées à cette époque :

Cette époque [au début des années 2000] était très intéressante car ici, à Bogota, il y avait un boom de la musique électronique. […] De grands événements ont commencé à générer de l’argent ici, avec des fêtes de 500 000 personnes, des gens payés, des dj venus de l’extérieur… Et à ce moment-là, quand les soirées électroniques ont commencé à devenir moins « cool », Richard Blair arrive, et il a proposé quelque chose d’électronique, mais qui sonne colombien, et il y a eu un moment où c’était très intéressant. Il a été l’un des premiers à mélanger la musique électronique et la musique traditionnelle colombienne, lui et Humberto Pernett, de Barranquilla[30].

Ce mélange entre des musiques électroniques et des musiques traditionnelles colombiennes serait donc né des innovations artistiques amenées par des musiciens colombiens, comme Humberto Pernett, mais aussi étrangers, comme le Britannique Richard Blair, qui allait fonder le groupe Sidestepper peu après son installation dans le quartier de la Candelaria, à Bogota, en 1996. Pour Elkin Robinson, auteur-compositeur-interprète de l’île de Providencia, dans la Caraïbe colombienne, le fait qu’un musicien et réalisateur étranger ait cherché à mélanger des beats électroniques à des musiques rurales colombiennes a largement influencé le public bogotain à s’intéresser à des genres musicaux jusqu’alors cantonnés à un contexte d’exécution villageois : « Sidestepper influenced every band in Colombia right now. Richard [Blair] was the first to use electronic music and beats with traditional music. Then people started to believe that traditional music is good! “He likes it, so it is good!”[31] ».

Diego Gómez se remémore l’impact qu’a eu sur lui le travail et les propositions artistiques novatrices de ce londonien, arrivé au milieu des années 1990 en Colombie après avoir rencontré et travaillé en tant qu’ingénieur du son avec Toto La Momposina dans les studios de Real World Records, le label de Peter Gabriel :

Et il y eut un tournant important pour moi, avec l’arrivée de Sidestepper, de Richard Blair. Il a commencé à faire de la Drum & Bass avec de la salsa, à expérimenter avec de la musique traditionnelle, des chanteurs, mais c’était dansant, comme d’explorer à partir de l’électronique, et quand un Anglais vient ici en Colombie et dit « Wow ! », tu te dis « ouf, ça c’est incroyable » et cela m’a marqué[32] !

Pour Richard Blair, l’idée de fusionner la musique traditionnelle colombienne avec les rythmes de la musique électronique lui était apparue tout à fait évidente depuis le milieu des années 1990 :

Between about 2002 and 2003, 2004, it was emerging in Colombia […] I think it was going to happen, it was a lot to do with the internet too, because people had access to it, and started to come to Colombia too around that time… The open goal I saw in 1994 or 1995, which is “if you can bring beats to this incredible Latin music and sort of giving it a more modern sound,” the same way people have done it in India, or in Africa… It just seemed like an open goal, an obvious thing to do… And 10 years later, a lot of people in Colombia started to get the same idea[33].

Quelques années avant de fonder avec sa soeur Eddy le label Llorona Records, Diego Gómez fut dj et organisateur de fêtes de musiques électroniques durant ses études universitaires dans les années 2000. En 2003, il créa avec Li Saumet, la future chanteuse de Bomba Estéreo, le groupe Mister Gomes en Bombay, qui « expérimentait avec la musique électronique, le dub, et qui s’inscrivait dans une volonté de se retrouver avec la musique traditionnelle ici en Colombie », dans ce qu’il considère comme un mélange musical de « ce qui était en train de se passer » :

À ce moment-là, nous redécouvrions tous notre musique, donc il y avait des éléments et des choses, mais on était tous encore en train d’apprendre. […] Beaucoup ont senti l’envie de se « retrouver » dans la musique traditionnelle ici en Colombie. […] À ce moment, [les musiciens universitaires] étaient déjà plongés dans cette recherche, et nous étions un peu dans la même chose, mais plus à partir de la musique électronique[34].

Ce nouveau courant, que Juan Sebastián Bastos désigne, à la suite de Carolina Santamaría (2007) par le terme des « nouvelles musiques colombiennes », ne cessera de se développer jusqu’à aujourd’hui, fruit de métissages musicaux qui passent tous – des disques les plus « traditionnels » aux plus électroniques – par l’antre du studio d’enregistrement. S’il est impossible de les caractériser par des traits musicaux communs, du fait de leur extrême diversité et de leurs spécificités entourant leurs processus de création respectifs, ces nouvelles musiques colombiennes ont cependant toutes été portées par un éventail de labels se revendiquant de l’étiquette d’indépendants et très conscients de l’importance vitale de leur participation à un véritable écosystème de la musique indépendante en Colombie[35].

Au milieu des années 2010, plusieurs labels indépendants ont commencé à se rendre compte de l’importance, afin de pouvoir développer leur réseau au sein d’un tel écosystème, de s’entraider plutôt que de chercher à rentrer dans une dynamique de compétition, qui conduirait selon Juan-Sebastián Bastos à signer son propre arrêt de mort :

La création de ces réseaux dépend de la compréhension du fait que nous ne sommes pas des concurrents. Il faut y chercher la collaboration et non la concurrence. Ce n’est pas comme dans les cours de management où l’on dit : « Quand vous avez un concurrent, faites-le couler et écrasez-le », parce que c’est comme ça qu’on fait des affaires. Si je fais cela, je me retrouve sans espace pour travailler, car nous sommes un réseau ! Si j’écrase mon soi-disant concurrent, je me suicide automatiquement[36] !

Pour Eddy Gómez, la construction de réseaux est fondamentale pour la santé d’un label indépendant, qui vivrait essentiellement grâce à la passion qui animerait ceux qui s’y rattachent :

Pour nous, le réseautage est essentiel. Tout ce que nous avons pu faire, c’est construire des réseaux, se faire des amis… Parmi les indépendants, il y a un aimant, qui est que tout le monde est passionné par la musique. Donc, au final, on se rencontre entre passionnés et on se dit : « Wow, c’est vraiment cool, il faut faire quelque chose ! » […] Et tout se passe en quelque sorte comme ça. Parce que c’est beaucoup de gens passionnés, qui essaient de faire des projets et de les faire avancer[37].

C’est ainsi que l’album Dub de gaita (2017), des Gaiteros de San Jacinto, serait né de la rencontre fortuite entre les Gómez et Adrian Sherwood, le dj et producteur britannique, grâce à des « amis d’amis » de Bogota et des États-Unis. Mélangeant des influences reggae-dub à des rythmes de gaita y tambora, ce disque – qui allait permettre la tenue de tournées internationales (voir figure 5) dans les réseaux de la world music – trouve son fondement dans la volonté de « créer un dialogue » entre des artistes colombiens et des musiciens de la scène dub anglaise, afin de produire « un disque qui plaise aux fans de la musique traditionnelle de gaita mais aussi à de nouveaux fans[38] ».

Figure 5

Affiche du concert Dub de gaita avec Los Gaiteros de San Jacinto, Roskilde Festival, Danemark, 29 juin 2017.

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Toujours chez Llorona Records, le cas de la campagne de sociofinancement pour l’album Sun a Shine (2017), de l’artiste Elkin Robinson, représente une tentative originale de fidéliser un public tout en finançant la production d’un disque de musique afrocolombienne étiquetée « Caribbean Folk » – dont la réalisation n’allait être confiée à nul autre que Richard Blair. Cherchant à trouver ce qu’elle pourrait « capitaliser » de Robinson, Eddy Gómez s’est rendu compte que cet artiste possédait beaucoup d’amis, aussi bien à Providence que parmi les bogotains gomelo (mot péjoratif désignant des personnes huppées faisant partie de la population d’origine criolla), auprès de qui il a été vraisemblablement facile de demander une aide financière concrète qui allait permettre d’amortir les coûts de production de ce disque :

Je me suis demandée : « Qui peut m’aider à faire marcher mon crowdfunding ? ». Et donc, l’amie d’Elkin à Providence, celle qui est la plus populaire dans les soirées, je lui dis : « S’il te plaît, aide-moi, regarde, on cherche des fonds » […]. Et c’était comme vendre des billets pour le bal de l’école, qui vous donnait 10 billets et vous deviez les vendre. Eh bien, on fait appel à la mère, au père, l’oncle, le grand-père, et blague à part, ça a été le crowdfunding le plus réussi que nous ayons jamais fait. […] Et je ne demandais pas d’argent, je faisais une prévente de l’album ! Et en plus les participants devenaient mes clients numéro un ! Si Elkin lève le petit doigt, les premiers à se rendre sont ceux qui m’ont donné de l’argent. Et je les ai dans une base de données, ce sont mes meilleurs amis[39] !

Mais, plus encore, cette dynamique d’entraide se retrouverait également dans les relations entretenues depuis des années entre différents labels indépendants, qui partageraient à la fois le même marché (celui des amateurs de « nouvelles musiques colombiennes », aussi bien en Colombie qu’à l’étranger), le même goût pour le mélange entre des musiques traditionnelles afrocolombiennes et des influences musicales extérieures (réalisé grâce aux techniques de manipulation audionumériques en studio), ainsi que les mêmes défis (manque de ressources économiques pour financer et monétiser les projets musicaux qu’ils appuient, passage des ventes physiques au streaming, et difficultés à atteindre un public plus large) – tout en ayant un parcours de développement relativement similaire, de leur création par de jeunes bogotains issus des classes moyennes ou aisées depuis le début des années 2000 jusqu’à leur internationalisation récente au sein des marchés de la world music.

Lors d’un atelier donné dans les studios de Llorona Records, Julián Beltrán, alors coordinateur de projet pour ce même label, évoquait ainsi jusqu’aux limites du terme « indépendant » – qui ne correspondrait pas si bien à des labels qui pourtant s’en revendiquent clairement, et auquel il préfèrerait le terme « interdépendance » : « On parle beaucoup de l’industrie indépendante, mais qui est vraiment indépendant dans le monde si nous avons tous besoin les uns des autres ? Nous aimons penser davantage à une interdépendance, c’est-à-dire à cette idée que tous ensemble, personne ne perd [todos juntos, nadie pierde]. En collaborant tous ensemble, nous grandissons peu à peu[40] ». C’est ainsi que plusieurs maisons de disques – à force de se côtoyer au sein de l’écosystème de la musique indépendante urbaine – ont décidé de s’allier au sein d’une initiative qui leur confèrerait plus de poids aussi bien envers les institutions subventionnaires nationales (ministère de la Culture, Idartes, Chambre de commerce de Bogota, etc.) que dans les divers marchés de la world music dans le monde (womex et consorts) : l’Alliance of Independent Records Labels (figure 6).

Figure 6

Affiche pour le stand de la Colombie, womex 2017, Katowice, Pologne.

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Lancée officiellement le 28 octobre 2017 au stand de la Colombie au womex 2017, qui s’est tenu dans la ville polonaise de Katowice, l’Alliance de maisons de disques indépendantes a publié ce jour-là le premier volume d’une compilation intitulée Meet the Colombian Music Powerhouses[41], qui met en vedette vingt groupes et artistes produits par cinq labels indépendants : Polen Records, Tambora Records, Palenque Records, Sonidos Enraizados et Llorona Records. Deux ans plus tard, deux autres maisons de disques indépendantes de Bogota rejoindront cette Alliance (Galletas Calientes et Mambo Negro Records), qui publiera un deuxième volume, qui comprendra cette fois 28 titres[42]. Un troisième volume sera lancé en 2020, avec cette fois-ci 24 titres et l’arrivée d’un huitième label indépendant, In-Correcto[43]. Pour Eddy Gómez, cette alliance représente l’occasion de développer des stratégies commerciales qui seraient bénéfiques pour l’ensemble de l’écosystème de la musique indépendante colombienne :

On a décidé de nous unir parce que nous pensons tous que la production discographique en Colombie est très riche, et que si nous nous unissons, nous pouvons nous rendre plus visibles non seulement ici en Colombie, mais aussi à l’étranger, et parce que nous partageons définitivement les mêmes préoccupations et les mêmes problèmes que nous avons tous vus dans la lutte quotidienne pour produire des disques et pour construire ces labels. Le travail des labels a toujours été un travail d’autogestion, de lutte pour trouver un moyen de faire des disques, en cherchant un moyen créatif de financer une production discographique. En fin de compte, nous faisons tous ce travail titanesque qui est reconnu dans notre pays et à l’étranger, en produisant des disques que les gens reconnaissent comme des « trésors » de la musique colombienne. Alors, réunissons-nous et réfléchissons à des stratégies, à des lignes de travail qui pourraient être bénéfiques pour nous tous[44].

Pour Juan Sebastián Bastos, de Tambora Records, la Colombie jouissait déjà d’une bonne réputation dans les marchés musicaux internationaux comme le womex :

Au womex, la Colombie est célèbre pour son stand, qui est plein de couleurs et qui est beau, il attire l’attention et il y a beaucoup d’agents qui le savent déjà, et qui viennent spécifiquement en disant « Alors, quoi de neuf en Colombie ? ». Et tout le monde commence à montrer [ses projets musicaux]. Et cela nous a ouvert de nombreuses portes[45] .

Elkin Robinson évoque aussi l’impact que pourrait avoir une telle alliance dans un marché de la musique mondialisé :

Right now the sound of Colombia is a strong reference in the world, but the problem might have been that we see Colombia as vallenato, or only as cumbia. […] So this Alianza is putting everything in a package that is saying: “This is Colombia,” a pluricultural country. So this Alianza is like a symbol of that. […] It is like a presentation card[46].

Faisant tout depuis la réalisation et la production de disques jusqu’à l’organisation de tournées et de concerts, en passant par la promotion et la gérance d’artistes, toutes ces maisons de disques indépendantes partagent également une préférence non dissimulée pour une plateforme de distribution musicale en ligne née en 2007 et destinée essentiellement aux labels et artistes indépendants : Bandcamp. Permettant de vendre aussi bien des pièces musicales en téléchargement que d’autres types de marchandises reliées à tel ou tel projet musical, Bandcamp s’est affirmée comme la plateforme idéale pour tous les labels de l’Alliance : « Pour moi, Bandcamp est le meilleur magasin numérique qui existe : je l’appelle “le magasin de la consommation responsable”. C’est le magasin où ce que tu dépenses revient directement à l’artiste ou au label[47] ». De plus, la plateforme permet à l’acheteur de « donner plus » au moment de finaliser son achat. Ainsi, tandis que des plateformes de diffusion en continu comme Spotify demandent des milliers de reproductions pour engranger des gains minuscules, Bandcamp permettrait à des artistes et labels indépendants de vendre leur travail de manière à la fois plus directe et surtout bien plus lucrative :

Ce que je gagne sur Bandcamp, où j’ai beaucoup moins de followers, est généralement 4 ou 5 fois plus important que sur toutes les autres plateformes numériques. Parce que j’ai de la chance qu’il y ait des gens qui sont en Europe, et qu’ils s’intéressent à la musique d’ici, et qu’ils ont plus d’argent que nous, ils achètent en ligne, et ils viennent me voir et me disent : « Non, mec, seulement 5 dollars pour ce disque ? Je vais vous en donner 20 parce que je trouve ça génial ! ». Cela arrive, quand la musique est vraiment « élégante ». Et la façon de collecter cet argent c’est avec cette plateforme, Bandcamp[48].

Selon Diego Gómez, producteur et co-fondateur du label Llorona Records, basé à Bogota, le marché de la musique en Colombie a radicalement changé avec l’évolution des habitudes de consommation du public, de sorte que la nouvelle génération de labels indépendants a dû adapter ses modèles de fonctionnement à cette nouvelle réalité :

La Colombie a toujours été un pays de grandes maisons de disques […], mais la cohorte des labels actuels provient d’une génération qui a grandi dans la recherche de la création d’un nouveau modèle qui permettrait de répondre aux défis de l’industrie actuelle, où les disques [physiques] ne se vendent plus. Une génération qui partage un intérêt qui transcenderait le marché, à travers la recherche, pour se connecter avec les musiques « roots », avec la racine, afin de trouver un son original à vendre, à montrer au monde. Et la naissance de ce marché, qui était celui des musiques du monde, coïncide avec le fait qu’à l’extérieur, il y avait un intérêt pour cela. Ces labels répondent donc à cela : retrouver les racines, rechercher la richesse qu’il y a ici, et essayer d’obtenir un produit et une production qui soient valables et qui puissent être vendus à l’extérieur[49].

Ce serait donc cette volonté de parvenir à un produit musical à la fois exportable hors des frontières du pays et qui respecterait une certaine esthétique traditionnelle qui serait une des motivations profondes derrière le travail en studio de producteurs et réalisateurs indépendants à Bogota[50]. Comment se passe cette transformation en studio de ce que l’on appelle désormais les « nouvelles musiques colombiennes », et qui semblent toutes répondre en choeur au même credo – porté tel un étendard notamment par Llorona Records – de « Música, raiz y futuro » (« musique, racine et futur ») ? Comment pourrait-on caractériser les dynamiques et les processus créatifs propres à chaque réalisateur qui s’attaquerait à ce marché ? Plus largement, comment se construit le « son » d’un réalisateur en studio, et qu’est-ce que cela peut nous apprendre sur l’éventail des possibilités offertes par la technologie audionumérique pour la création en world music ?

De l’approche traditionaliste/réaliste à la fusion et l’expérimentation en studio d’enregistrement : études de cas auprès de cinq réalisateurs de Bogota

La ville de Bogota possède, comme toutes les mégapoles du monde, une grande diversité de types de studios d’enregistrement. Parmi ceux-ci, on trouve d’innombrables home studios, qui ont prospéré depuis la révolution numérique des années 1990, jusqu’aux plus grands studios de la capitale. Durant ma recherche, en 2018 et 2019, sur le rôle des labels discographiques indépendants sur l’internationalisation de musiques afrocolombiennes, je me suis intéressé à cinq réalisateurs bogotains, tous de genre masculin[51], travaillant pour des maisons de disques qui font partie de l’Alliance (Diego Gómez de Llorona Records, Juan Sebastián Bastos de Tambora Records et Urián Sarmiento de Sonidos Enraizados) ou qui n’en font pas partie (Alejo Calderón de Chango Records et Julian Gallo de Juga Music). J’ai pu assister à plusieurs séances d’enregistrement, comme notamment avec Inés Granja aux studios de Chango Records, ou encore de Canalón de Timbiqui et des Gaiteros de San Jacinto aux studios Audiovisión, dans le cadre de productions prises en charge par Llorona Records. Mon analyse se base également sur la tenue d’entretiens semi-dirigés, laissant libre cours à chaque réalisateur de s’exprimer aussi sur son parcours artistique et professionnel que sur ses techniques d’édition, de mixage et de matriçage audionumérique.

Il a ainsi été possible de parvenir à la schématisation (figure 7) d’un éventail d’approches techniques et esthétiques pour ces cinq réalisateurs, qui irait de l’approche la plus traditionaliste s’inscrivant dans une « tentative de réalisme » à celle plus expérimentale visant à « créer des mondes virtuels ».

Figure 7

 Comparaison des approches technico-esthétiques de 5 producteurs bogotains.

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À l’extrême gauche du spectre analysé, on trouve l’approche du musicien, réalisateur et producteur Urián Sarmiento, figure de proue des « nouvelles musiques colombiennes » en tant que membre du groupe Curupira, et co-fondateur, en 2009, du label Sonidos Enraizados avec sa conjointe Lucia Ibañez. Ayant fait ses armes en tant que batteur dans le monde du jazz et du rock bogotain, Sarmiento s’est très jeune intéressé à la diversité musicale de son pays; mais c’est au retour d’un voyage en Inde, à la fin des années 1990, qu’il allait se sentir investi d’une véritable mission, toujours d’actualité aujourd’hui, d’aller tel un ethnomusicologue « parcourir la Colombie afin de dresser [sa] propre carte de la musique colombienne » :

Je n’avais aucune idée de ce qu’était l’équipement [d’enregistrement], et quand j’ai joué avec Aterciopelados, un groupe de rock très célèbre [en Colombie], à l’occasion de mon premier voyage aux États-Unis, j’étais déterminé à y dépenser tout mon salaire en équipement [audio]. Un ami qui m’a dit d’acheter un ordinateur et une carte son. Ça a donc été ça l’investissement initial à l’époque, et c’est avec ça que nous avons enregistré le premier album de Paito[52] avec ses enfants sur son île[53].

Sarmiento décrit ainsi le dispositif technologique qu’il a utilisé pour la réalisation de ce disque, pour lequel tout le matériel d’enregistrement audionumérique avait été déplacé jusqu’aux îles du Rosaire, sur la côte caribéenne de la Colombie, à cette époque dépourvues d’électricité :

À l’époque, j’avais une [carte son] MBox, qui n’a que deux entrées, alors un autre ami, Felipe López, a ramené une autre MBox, avec son ordinateur, et on a utilisé un mini-disc pour enregistrer à part le llamador. Dans l’une des MBox on a fait entrer les deux gaitas, et dans l’autre MBox, les deux tambours (la tambora et l’alegre). Il fallait donc faire un « clap » [afin de pouvoir synchroniser en postproduction les différentes pistes enregistrées sur des appareils distincts], mais le microphone le plus proche le captait en premier et le plus éloigné plus tard, donc il nous a été très difficile de faire correspondre tout cela, et nous avons passé plusieurs mois [à éditer] jusqu’à ce que nous soyons satisfaits de ce que nous entendions. [Ce disque] a été enregistré en plein air, sous un palmier, et vous pouvez entendre beaucoup le son ambiant, car le microphone à condensateur que nous avons utilisé pour le llamador a capté une grande partie du son ambiant[54].

Julián Gallo (deuxième en partant de la gauche sur la figure 7, et à droite sur la photo), ingénieur du son et réalisateur bogotain, adopte quant à lui une approche d’enregistrement relativement similaire à celle d’Urián Sarmiento, puisqu’elle se base sur un travail collaboratif réalisé directement avec et pour des artistes afro-descendants originaires des régions les plus excentrées du pays. Après des études en anthropologie en Colombie, Gallo poursuivit son cheminement académique en réalisation audionumérique à la sae (School of Audio Engineering) en Australie (tout comme Diego Gómez quelques années auparavant), avant d’achever sa formation à l’Universidad de los Andes, à Bogota. Il fonda son label Juga Music en 2007, avec lequel il enregistra le premier album d’Inés Granja (La voz de la marimba, 2011), ainsi que des disques avec des familles reconnues dans la musique du Pacifique colombien – tels que les Torres de Guapi, ou encore les Balanta de Timbiqui (Memoria Balanta, 2013). Préférant déplacer tout son matériel d’enregistrement là où vivent ces différents maestros, Gallo définit son approche créative de réalisateur comme un hybride entre des techniques d’enregistrement issues du jazz (dans le placement des microphones) et de l’ethnomusicologie (dans la volonté de capturer un croquis sonore le plus fidèle possible d’une performance musicale traditionnelle) :

Ce qui m’a beaucoup défini, dans ma profession, ce sont le jazz et la musique traditionnelle. Ils ont défini ma recherche d’un son avec les machines, avec la capture… Parce qu’ils représentent deux libertés, différentes, mais au final, disons, ils respirent une certaine liberté au sein de la musique : le jazz est libre, quand il est free encore plus… Et la musique traditionnelle est aussi quelque chose de très organique, très changeant et qui transmet beaucoup de choses. Ces deux mondes sont donc ceux qui continuent de me nourrir, de me permettre de me construire, en se répercutant sur moi en tant qu’ingénieur, en tant que producteur[55].

Au milieu du tableau de la figure 7, l’approche professionnelle du réalisateur, dj et producteur Diego Gómez, co-fondateur de Llorona Records, se caractérise comme étant à la fois basée sur des expérimentations en studio, qui mêlent des musiques traditionnelles afrocolombiennes à des musiques électroniques (depuis son groupe Mister Gomes en Bombay jusqu’à son projet dj solo, sous le nom de Cerrero, en passant par l’album Dub de gaita) que sur une volonté de commercialiser des disques présentés comme traditionnels enregistrés dans des conditions techniques et sonores optimales – c’est-à-dire dans le confort d’un studio d’enregistrement où les sons capturés seraient entièrement traités, en postproduction, à travers un méticuleux processus d’édition, de mixage et de matriçage visant à pouvoir diffuser ces disques à un public international. C’est ainsi que parmi ses deux dernières réalisations, on compte les nouveaux albums des Gaiteros de San Jacinto (Toño García, el último cacique, 2019) et de Canalón de Timbiquí (De mar y río, 2019) – ce disque ayant été nominé à un Latin Grammy Award en 2019 dans la catégorie « Meilleur album folklorique ».

Nidia Gongora, charismatique chanteuse principale de ce même groupe, installée à Cali depuis plusieurs années et qui a notamment collaboré avec l’artiste Quantic, résume ainsi, lors d’un vidéo promotionnel tourné en direct par Shock.co à partir des studios de Llorona Records, à Bogota, les fondements de la démarche artistique et du processus créatif à l’origine de la création du disque De mar y de río :

Beaucoup d’ancestralité, nous sommes un groupe qui cherche à sauvegarder et à promouvoir la musique traditionnelle du Pacifique. Cette ancestralité est une composante très belle, très importante : elle est à la base de la rencontre entre deux générations, avec d’une part les maestras Olivia Bonilla, Ninfa Ocoró et Modesta Torres, de San José, ainsi que le grand maestro Emeterio Balanta, et de l’autre la nouvelle génération de musiciens du Pacifique. À travers la musique, nous allons montrer cette unité qui existe depuis des générations dans le Pacifique, où aussi bien les jeunes que les vieux s’assoient pour célébrer la vie, pour célébrer notre territoire, la nature, les beautés que l’univers nous offre, à travers la musique traditionnelle et le son du marimba, et la force du bombo, du cununo et du guasa… C’est un savoir très ancien, très riche, et pour nous c’est un honneur d’être aux côtés de ces grands maîtres que nous respectons beaucoup. Il y a aussi une intention de donner une reconnaissance à ces grands maîtres qui ont cultivé la musique dans notre région. Nous pensons que les reconnaissances doivent être faites dans la vie, et nous voulons que ces grands maîtres laissent leur trace dans la musique traditionnelle. Nous avons une équipe qui nous soutient, en plus de notre effort personnel, on a le soutien de Llorona Records, du maestro Wilson Wilber, qui est une éminence, de Julian Gallo [de Juga Music][56]

Ainsi, l’album De mar y de río, produit par Llorona Records, serait donc l’aboutissement de cette volonté, partagée par les artistes et les différents acteurs du projet, de présenter une musique qui représente une unité entre ancestralité (par l’héritage traditionnel apporté par les représentants de l’ancienne génération) et contemporanéité (avec la participation dans le processus d’enregistrement de plusieurs musiciens issus de la nouvelle génération). Elkin Robinson, un autre artiste signé par Llorona Records, a peu à peu construit sa carrière en passant par les rouages de l’« écosystème de la musique indépendante » en Colombie, afin de pouvoir présenter au monde sa proposition artistique, qu’il a lui-même étiquetée « Caribbean Folk » et qui s’inspire largement de la musique traditionnelle de l’île de Providence, dépendance colombienne au large des côtes du Nicaragua :

Here [in Old Providence Island] we have folk instruments, the tub, the jawbone, everything is folk instruments. “Rubbage” instruments ! So I define my music as Caribbean Folk, because it is folk music but with a Caribbean vibe and style. […] So when I compose, I have to be sure who’s going to be playing with me too. To show people that with a tub, with a jawbone, you can be in big festivals. […] So the “sellos independientes,” they are important because they really know what they are doing because they have been a lot traveling outside, going to “mercados culturales” like womex… A lot of them have been studying outside and then come back… […] And we as artists we trust them, because they are doing a great job for us, and they are a very important element in the musical ecosystem[57].

Fondateur en 2011 du label Tambora Records – présenté sur son site web comme « un label qui se spécialise dans la nouvelle génération colombienne d’hybrideurs pop-trad » – le producteur, réalisateur et professeur universitaire bogotain Juan Sebastián Bastos (en deuxième colonne en partant de la droite sur la figure 7) définit son approche professionnelle comme étant à la fois fondée sur la volonté de participer au développement des carrières de musiciens et de groupes de son label, tout en expérimentant musicalement à travers la création et l’enregistrement de métissages musicaux inédits et destinés à une consommation internationale :

Depuis Tambora, nous nous occupons du financement des albums. C’est notre apport initial, car j’ai connu trop de projets qui investissent tout dans l’enregistrement du premier album, et si rien ne se passe avec cet album, s’il n’y a pas une bonne stratégie, le plus normal est que cet album meurt ! […] Il faut donc penser à une stratégie beaucoup plus longue : penser à partir du label dans une stratégie qui implique au moins 2 ou 3 productions, en se disant « nous allons enregistrer tant d’albums en tant d’années, et pendant ce temps nous allons aller frapper aux portes des marchés, nous allons ouvrir de plus en plus de possibilités avec des agents qui se lient au projet, et qui rendent le projet durable »[58].

Pour Bastos, cet objectif affiché de « durabilité » passerait, en plus de la poursuite de stratégies de marketing communes dans l’industrie discographique mondialisée, par une recherche musico-esthétique visant à créer des fusions musicales colombiennes qui sauraient plaire à un plus large auditoire – dans l’espoir que ces artistes puissent être un jour repérés par une major :

J’ai commencé à voir ce que je pouvais faire dans ce sens, et c’est pourquoi j’ai fondé Tambora Records […], et mon plan était de travailler, en partant, avec la musique traditionnelle colombienne. Pour faire des fusions avec, voir comment on peut les mélanger à d’autres influences […]. Pour nous, toutes ces propositions musicales se recoupent dans l’appellation « nouvelles musiques colombiennes ». Parce que ce que nous faisons, c’est prendre nos propres musiques et, en les fusionnant avec d’autres, on peut faire ressentir quelque chose qui n’a jamais été entendu auparavant. […] C’est ce genre de sonorité que nous recherchons, qui permet d’entrer dans des marchés déjà établis, mais où nous proposons quelque chose de différent. […] Il faut donc partir de nos racines musicales, comprendre les marchés qui fonctionnent déjà, et essayer de s’y différencier en termes de sons afin de rendre nos propositions intéressantes. […] Car beaucoup de sons complètement « organiques » ne trouvent souvent pas d’écho dans ces marchés, parce qu’ils sont difficiles à apprécier pour 90 % du public. Il ne s’agit pas de leur couper les ailes pour que ça marche, mais plutôt d’adapter ces sonorités « organiques » pour faire en sorte que ça marche le mieux possible sur le marché que nous visons. […] Il faut donc trouver un équilibre entre des sons traditionnels et les goûts du nouveau public auquel nous offrons cette nouvelle sonorité. Et cela demande beaucoup de travail de recherche sur d’où ces musiques proviennent.[59]

À l’extrémité droite du tableau présenté en figure 7, le musicien, producteur et réalisateur Alejo Calderón (co-fondateur, avec le percussionniste David Cantoni, de Chango Records) s’inscrit également dans une approche fondée sur l’expérimentation en studio, mais avec ici la particularité de créer à partir de la technique d’échantillonnage (sampling) et donc de toutes pièces des disques qui « sonneraient traditionnels » : « Quand nous avons créé Chango Records, ce que nous voulions, c’était faire un studio d’enregistrement spécialisé dans les samplings de batterie et de percussions traditionnelles, dans le but d’exporter ces échantillons à des producteurs étrangers[60] ». Une partie de son travail se fonde donc sur une utilisation fine de divers extraits sonores qui, mis en boucle, lui permettent de créer des continuums sonores sur lesquels pourront être rajoutés, toujours en postproduction, bon nombre d’effets et de processus de traitement du son directement issus des techniques de manipulation audionumériques contemporaines – communs à l’ensemble des musiques populaires actuelles. Pour lui, face à la compétition inégale imposée par l’industrie discographique internationale, les producteurs de « nouvelles musiques colombiennes » gagneraient à utiliser à outrance les outils du studio d’enregistrement afin de moderniser les musiques traditionnelles afrocolombiennes, condition sine qua non à leur survie au sein de cette industrie :

Il y a des producteurs qui aiment enregistrer le folklore comme s’il s’agissait d’un registre anthropologique ou musicologique d’une culture à une certaine époque. […] Mais j’aime beaucoup le son du studio, et je pense qu’un album studio ne doit pas nécessairement sonner comme une performance en direct. […] Parce qu’aujourd’hui nous devons rivaliser, grâce aux outils de production modernes, avec Daddy Yankee, qui compresse tout dans un matriçage qui fait que tout ce qui va sonner en comparaison sonnera « faible ». […] Ceux qui enregistrent de la musique traditionnelle dans la jungle ne pourront jamais atteindre ces normes, ces possibilités sonores. Et je crois que le folklore doit être vivant, parce que s’il continue comme ça, il sera mis sur un piédestal et deviendra une statue, et il disparaîtra parce qu’on l’aura condamné. La seule façon de sauver réellement la richesse culturelle de ce pays est de la rendre actuelle, afin que les jeunes l’apprécient[61].

Dans cette perspective, les expérimentations en studio de Calderón se justifieraient par le fait qu’elles lui permettraient de rivaliser avec d’autres enregistrements phonographiques actuels, tout en lui conférant une originalité par rapport aux productions discographiques déjà existantes, comme dans le cas des musiques afrocolombiennes de la côte pacifique :

Avec la musique du Pacifique, c’est un défi, car il y a déjà des disques très bien enregistrés, très bien mixés, et je voulais me différencier, ne pas faire la même chose. Je ne voulais pas nécessairement que le son soit le même que celui d’un groupe traditionnel quand il joue. Je m’en donne la permission, car je ne fais pas un travail anthropologique, je fais un travail musical ! Je me suis donné la permission de faire quelque chose de très accessible aux gens, sans pour autant prendre des risques, afin que cela reste confortable pour un paysan colombien, mais aussi où je peux y rajouter mes propres inspirations… J’aime les distorsions, les dissonances, les textures, l’utilisation d’effets longs… Et il m’arrive, quand je réalise, d’expérimenter beaucoup et ce n’est pas grave, si les gens n’aiment pas sur le moment, alors quelqu’un suggère quelque chose d’autre, c’est plus comme créer une atmosphère pour que la musique sorte. […] Et puis j’ai dû arranger beaucoup de choses dans le mixage, ha ha ha[62] !

Discussion

Les cinq approches que nous avons ici présentées nous montrent à quel point, même s’ils visent tous le même marché commercial propre aux « nouvelles musiques colombiennes », les stratégies musico-esthétiques qui se déploient dans et en dehors du studio d’enregistrement dépendent de la somme de variables techniques, esthétiques et commerciales qui vont largement influencer la construction du son de chacun des réalisateurs étudiés. De l’approche la plus expérimentale (qui s’apparenterait le plus à l’objectif de « créer des mondes virtuels ») à la plus traditionaliste (proche de la « tentative de réalisme »), en passant par les essais de fusions musicales destinées à un public plus large (qui reprendraient les codes et normes établis dans les musiques populaires anglo-saxonnes de diffusion commerciale tout en y ajoutant des éléments musicaux afrocolombiens), les labels indépendants font preuve d’une grande diversité de stratégies qui tiennent à la fois compte de l’authenticité des artistes, de leurs perspectives de développement de carrières ainsi que des possibilités techniques offertes par les outils du studio d’enregistrement.

Cependant, si notre recherche s’accorde avec Pras, Guastavino et Lavoie pour affirmer que, comme dans le cas des productions d’Urián Sarmiento ou de Julián Gallo, la minimisation des processus d’édition audionumérique « ren[d] le produit final plus proche d’une performance live » (Pras, Guastavino et Lavoie 2013, p. 615, ma traduction), le fait de « construire une pièce à travers l’édition » (ibid., ma traduction) comme le fait Alejo Calderón de Chango Records ne pourrait pas se réduire simplement et uniquement à la « création d’une performance virtuelle » (ibid., ma traduction). En effet, la musique créée à travers une telle approche se rapprocherait plus d’une oeuvre musicale en tant que telle (le « recording artefact » d’Edidin) que d’une performance musicale telle qu’on pourrait l’apprécier sur une scène, aussi virtuelle soit-elle.

Plus encore, si l’on reprend la typologie de réalisateurs proposée par Burgess (2013) et reprise par Thompson (2019), on pourrait ainsi caractériser les approches d’Urián Sarmiento et de Julián Gallo comme étant celles de réalisateurs-habilitateurs (enablative-producer), de par le fait qu’ils permettraient à des maestros afrocolombiens d’enregistrer leur musique sans chercher à y superposer leurs orientations esthétiques personnelles ; Diego Gómez serait plus proche d’un réalisateur-facilitateur (facilitative-producer), étant souvent crédité de co-réalisateur dans les productions auxquelles il participe ; Juan Sebastián Bastos s’apparenterait quant à lui plus à un réalisateur-collaborateur (collaborative-producer), en mettant les intérêts des groupes de son label au premier plan de son travail ; tandis qu’Alejo Calderón se rapprocherait du type artiste-réalisateur (artist-producer), utilisant le studio d’enregistrement comme principal instrument de musique (Théberge 1997, Greene et Porcello 2005, Moorefield 2005) afin de créer des pièces musicales originales qu’il étiquèterait pourtant comme « traditionnelles ».

Toutes ces dernières conclusions doivent être cependant vues au prisme de plusieurs biais systémiques (de genre, de classe et d’ethnicité), qui sont également relevés dans la plupart des travaux socioanthropologiques des années 2020 – et que l’on voyait déjà transparaître dans le travail précurseur, à la fin du siècle dernier en Afrique du Sud, de Louise Meintjes sur la domination raciale et économique des professionnels de studio et des labels sur les musiciens. En effet, tous les réalisateurs appréhendés dans le cadre de cette recherche sont de genre masculin, trentenaires ou quadragénaires, issus de milieux urbains relativement aisés, d’origine criolla et appartenant donc aux classes dominantes du pays, aussi bien au niveau politique qu’économique, tandis que la plupart des artistes dont il est question ici sont d’origine afrodescendante et généralement issus de milieux ruraux relativement défavorisés, excentrés et laissés pour compte par le pouvoir politique et économique centralisé dans les grandes villes du pays, Bogota en tête.

Au sein de ce panorama, les approches techno-esthétiques en présence témoignent de la diversité des parcours individuels de ces réalisateurs malgré le fait qu’ils partagent pour la plupart le même milieu socioculturel (urbains, sans racines familiales afro-descendantes, et issus des classes relativement aisées de la population colombienne). Cependant, force est de constater que toutes les pratiques de studio que nous avons observées en Colombie sont fortement liées aux modes de production et de réalisation anglo-saxons, qui continuent de dominer sur le marché de la musique internationale. De plus, les enjeux de pouvoir liés à l’accès et aux modes d’utilisation de la technologie de l’enregistrement audionumérique demeurent également fortement reliés au contexte social et économique duquel sont issus ces divers réalisateurs. Mais le fait d’avoir choisi de s’unir dans le cadre d’une alliance inédite de maisons de disques indépendantes colombiennes, représente une spécificité tout à fait remarquable en ce qui a trait aux modes de diffusion de ces musiques au sein d’une industrie musicale de plus en plus internationale.

Loin d’adopter une même direction esthétique, les « nouvelles musiques colombiennes » se déploient donc aujourd’hui à partir de références culturelles locales au sein d’un marché de la musique mondialisé clairement établi et régi par des dynamiques de consommation, d’enjeux de pouvoirs et de domination globales – amplifiées par l’avènement du streaming et du téléchargement numérique, qui montrent de plus en plus les limites des modes de production anglo-saxons hérités du xxe siècle. Face à la démesure des géants de l’industrie de la musique, ainsi qu’à l’évolution rapide des habitudes de consommation musicale – à l’image de modes de commerce alternatifs que l’on peut retrouver dans toute l’Amérique Latine, par exemple chez des producteurs de café – plusieurs labels colombiens indépendants ont ainsi choisi de s’allier, du moins dans leurs stratégies de communication et de diffusion, afin de pouvoir atteindre leurs objectifs commerciaux et artistiques.

Provenant tous du même milieu urbain, et ayant souvent eu l’opportunité de voyager ou d’étudier à l’étranger (où ils ont appris les techniques d’ingénierie du son anglo-saxonnes), les fondateurs des différents labels et les réalisateurs étudiés partagent également une même passion pour les musiques traditionnelles afro- colombiennes – ce qui s’est traduit très souvent par des rencontres puis des collaborations avec des maestros, la plupart du temps âgés et vivant dans des conditions de vie précaires dans des villages excentrés des grands centres urbains du pays. Partant, pour certains d’entre eux, d’une volonté de « sauvegarder » ces musiques ancestrales[63], combinée à l’affirmation d’un désir de participer à l’amélioration des conditions de vies de musiciens originaires de régions pauvres du pays[64], tous visent la même niche de marché (un public urbain local et international, intéressé par la diversité culturelle colombienne) et partagent un même objectif : diffuser et faire connaître les formes musicales afrocolombiennes au plus grand nombre – en se servant presque exclusivement d’une plateforme numérique s’inscrivant dans une approche de commerce équitable, Bandcamp.

En ce qui concerne les artistes afrocolombiens qui prennent part à ce phénomène, on observe une dynamique d’allers et retours entre les contextes ruraux et urbains, orchestrée par les différents labels indépendants avec qui ils ont des contrats. De nombreux maestros des côtes pacifique et atlantique quittent ainsi régulièrement leurs villages pour les centres urbains afin d’enregistrer leur musique et de se produire sur scène, dans des salles de concert associées à l’underground bogotain – participant par là même à la récupération de musiques afrocolombiennes par une industrie musicale indépendante largement dominée par des individus appartenant aux classes les plus aisées de la société colombienne. Avec l’ajout d’éléments musicaux provenant des musiques populaires et électroniques (utilisation d’instruments musicaux populaires, de samples, de boucles, d’effets sonores…), ainsi qu’à travers le formatage musical et technologique (de l’accordage au la 440 Hz au raccourcissement de pièces musicales traditionnelles à des durées normées de trois à quatre minutes), en passant par tous les procédés d’édition, de mixage et de matriçage en studio, les musiques traditionnelles afrocolombiennes continuent ainsi de se transformer afin de pouvoir être consommées et commercialisées via des marchés musicaux de plus en plus globalisés – remettant par-là même en cause les habituelles dichotomies de blanc/noir, urbain/rural, tradition/modernité ou encore passé/futur.

Protocole d’éthique

Cette étude s’est déroulée dans le cadre d’une recherche postdoctorale approuvée par le comité d’éthique de l’Universidad de los Andes, Bogota, Colombie (2018-2019).