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Dans les années 1960, dit Zubrzycki, les Canadiens français du Québec se sont redéfinis en Québécois. Pour arracher d’eux-mêmes leur ancienne identité, il leur fallait jeter leur religion aux orties. Car la religion était le « squelette » (10) des Canadiens français, ce qui les tenait comme corps national. Après 1960, elle est devenue le « membre fantôme » (10, 19) d’un peuple qui s’est volontairement amputé d’une partie de lui-même. Or, comme tout membre fantôme, la religion catholique fait encore mal aux Québécois, peuple désormais infirme. C’est cette infirmité qui explique qu’ils aient tant de difficulté à comprendre et à accepter que les nouveaux arrivants, eux, tiennent encore à leur religion et à son expression dans l’espace public, comme on a pu le constater lors de la crise des accommodements raisonnables des années 2000 puis et dans l’adoption de la Charte des valeurs du gouvernement de Pauline Marois, en 2013 (11). Charles Taylor, dit l’auteure d’entrée de jeu (11, 29), a bien analysé tout ça. Les Canadiens français, selon Taylor, voyaient le monde et leur monde dans des catégories religieuses ; les Québécois se sont donné une identité séculière, mais celle-ci n’est pas apaisée, car le catholicisme continue à les hanter sous la forme d’un rejet vigoureux et qui s’étend aux autres religions. Par ailleurs, continue Zubrzycki, cette nouvelle identité culturelle dont se sont revêtus les Québécois francophones à partir des années 1960 conduisait logiquement à l’avènement d’un État indépendant. Celui-ci n’ayant pas vu le jour, l’identité politique rêvée dans la période 1970-1995 s’est évanouie, entraînant avec elle progressivement la décomposition de l’identité culturelle séculière qui lui servait de socle (38). Ayant rejeté l’Église et refusé deux fois de se donner un État indépendant, ayant arraché leur identité catholique et avorté leur identité séculière, et incapables à cause de la présence persistante de leur membre fantôme d’ouverture à l’endroit des immigrants francophones qui tiennent encore, eux, à leur identité religieuse (26), on ne donne pas cher de l’avenir des Québécois si l’on adopte le cadre d’analyse déployé par Zubrzycki. Mais elle-même ne se rend pas jusque-là.

Son projet est plutôt d’étudier, sous l’angle de la sociologie de la culture, comment l’histoire des défilés de la Saint-Jean-Baptiste, devenus défilés de la Fête nationale, reflète très exactement l’histoire de l’identité québécoise. Comme elle l’explique en introduction, elle poursuit trois objectifs dans ce livre issu de sa thèse de doctorat (27-31). Le premier, d’ordre théorique, est d’analyser les relations entre idéologies religieuses et séculières d’une part, et identité nationale de l’autre ; un deuxième, empirique, attire l’attention sur la politique des symboles et son rôle dans la définition de l’identité collective ; le dernier est méthodologique, il s’agit pour elle de développer un modèle pour une sociologie visuelle et matérielle des transformations de l’identité, puisque les images et les objets sont pour elle à la fois le reflet et la matrice de l’identité culturelle. Le concept central qui relie les diverses voies dans lesquelles s’enfonce ce projet est celui de « révolte esthétique » (37), défini comme le double processus par lequel les acteurs sociaux contestent, mais aussi refaçonnent les symboles visuels dans l’espace public. C’est ce type de révolte qui, selon l’auteure, a éclaté autour du Saint-Jean-Baptiste tout au long des années 1960 jusqu’à la décapitation accidentelle de la statue en 1969, à la suite de quoi a pris fin le défilé traditionnel. L’appareillage théorique et méthodologique de l’ouvrage se déroule en deux parties : dans les deux premiers chapitres, Zubrzycki étudie la constitution puis la dissolution de l’identité canadienne-française, tandis que dans les deux derniers, elle étudie la constitution de l’identité québécoise et les débats dont elle fait l’objet (38).

Dans le chapitre 1, l’auteure reprend les lieux communs du récit dominant sur l’identité canadienne-française traditionnelle : l’Église ultramontaine triomphante des années 1840 à 1960 aurait façonné l’identité canadienne-française traditionnelle, une identité ethnonationale fondée sur le mythe clérical de l’Église comme sauveur de la nation, sur la valorisation de la famille nombreuse, sur l’enracinement dans l’agriculture, et sur la religion comme fondement de la culture.

C’est contre cette identité que la jeunesse des années 1960 s’est révoltée, tandis que le Canadien français se muait en Québécois en s’amputant de la religion : État comme institution principale de la nation, déclin de la natalité, valorisation de la modernité, langue comme fondement de la culture. Cette révolte fut aussi esthétique, c’est le propos du chapitre 2. En dix ans, jusqu’en 1969, on est passé de la représentation du saint en enfant vêtu d’une peau de mouton et accompagné d’un agneau à celle d’un adulte sécularisé ; et surtout d’un tableau vivant à une statue de bronze, puis de bois, puis de carton-pâte, des matériaux toujours plus fragiles les uns que les autres. La décapitation accidentelle du saint, au dernier défilé, due justement à la fragilité de son matériau, a été transfigurée en meurtre volontaire.

Puis, au chapitre 3, le 24 juin est rebaptisé en Fête nationale en 1977 par le gouvernement de René Lévesque. La fête est dépouillée de tout caractère religieux, son esthétique n’a plus rien à voir avec le défilé traditionnel même lorsque celui-ci réapparaît. Néanmoins, le seul fait d’avoir fait du 24 juin, fête de saint Jean-Baptiste, le jour de la Fête nationale, témoigne, quoique sous une forme fantomatique, de relents religieux dans la nouvelle identité québécoise sécularisée. Pas si fantomatique que cela, d’ailleurs, puisqu’en 1990, on assiste au retour du mouton (noir tout de même) comme personnage dans le défilé. C’est à cela que s’attarde le chapitre 3. Pour dire que la signification de la Fête nationale est floue jusqu’au référendum de 1995, alors même que l’époque est à l’affirmation nationale plus que jamais : fête des anciens Canadiens français ou de tous les Québécois, fête de la continuité retrouvée ou de la rupture consacrée, fête de la nation ou du pays à naître ?

Enfin, au chapitre 4, Zubrzycki déploie pleinement sa thèse : la religion fait encore partie de l’identité québécoise même si celle-ci s’affirme comme sécularisée. Incapables de vivre de nouveau de leur ancienne identité religieuse catholique, les Québécois francophones, devant l’affirmation de leur identité religieuse propre par des croyants d’autres confessions (on a surtout insisté sur ces croyants lorsqu’ils étaient des immigrants), ont pris conscience qu’ils étaient d’héritage catholique. Mais justement, la religion ne leur est désormais tolérable qu’en tant que patrimoine matériel, et c’est la laïcité, nouvelle « valeur nationale » (196) qui doit régner dans l’espace étatique, voire dans l’espace public. C’est la violence et la rapidité avec laquelle les Québécois ont tué en eux le Canadien français catholique d’antan, s’amputant alors sans merci d’une partie de leur identité, et c’est leur incapacité/refus de se doter de l’outil (l’État) susceptible de parachever le plein déploiement d’une identité totalement séculière, qui fait des Québécois un peuple infirme, incapable d’accueillir les manifestations de la foi des « autres ».

J’espère avoir rendu le propos de l’auteure avec justesse. Chacun jugera par lui-même ce qu’il veut en penser.