Corps de l’article

Ce texte présente une analyse de la conception des droits individuels et collectifs dans le rapport de la commission Pepin-Robarts et dans les audiences publiques du projet de loi 21, intitulé Loi sur la laïcité de l’État. La première section présente les contextes sociopolitiques respectifs de la commission Pepin-Robarts et du projet de loi 21 sur la laïcité de l’État. Dans la deuxième section, nous présentons le cadre théorique utilisé afin de mener notre analyse. La troisième section s’articule autour de la méthodologie utilisée. Finalement, dans la dernière section, nous présentons les résultats de notre analyse.

Contexte

Dans cette section de l’article, il sera d’abord question du rapport Pepin-Robarts. Nous verrons dans quelles suites d’évènements s’inscrivent le déroulement de la commission et l’élaboration du rapport. Puis, nous nous pencherons sur les éléments du contexte sociopolitique ayant mené à la création du projet de loi 21 et à la commission du projet de loi 21, intitulé Loi sur la laïcité de l’État.

La commission Pepin-Robarts et son rapport

En 1977, en réaction à l’élection du gouvernement souverainiste du Parti Québécois, le gouvernement de Pierre Elliott Trudeau met sur pied la commission Pepin-Robarts, dont l’objet est de « recueillir et de faire connaître les opinions des Canadiens sur la crise qui traverse le pays[1] ». Bien que la crise d’unité nationale canadienne ne soit pas le seul élément motivant sa création, l’élection d’un parti souverainiste au Québec sonne une alarme au sujet de l’unité nationale canadienne. D’ailleurs, dès les premières pages du rapport, les commissaires se font un point d’honneur de cadrer la place du Québec dans les réflexions de la commission : « Il ne fait aucun doute que le Canada est en difficulté. Cela est surtout le fait du Québec, mais le Québec n’est pas le seul facteur en cause. Il faut absolument inventer, nous semble-t-il, un nouveau contrat de société qui permette aux gens de ce pays, déconcertant et merveilleux à la fois, de vivre ensemble dans la paix, l’harmonie et la liberté[2] ». Ainsi, bien que la menace que représente le mouvement souverainiste du Québec ne soit pas l’unique raison des enjeux touchant l’unité nationale, il est certainement un élément déclencheur de la commission. Les enjeux soulevés par les revendications québécoises demeurent à l’avant-plan des réflexions sur l’unité nationale[3].

Mais qu’est-ce que l’unité nationale selon Pepin-Robarts ? Les commissaires offrent une définition du concept qui est à notre avis assez large et vague : « [l’unité nationale] est la somme des compromis que les communautés et les gouvernements acceptent afin que vive et prospère l’État canadien. Ainsi, toutes les provinces connaissent des avantages à s’unir. Il s’agit en somme d’un juste assemblage d’éléments constitutifs ou, pour reprendre la définition d’un dictionnaire, d’une union harmonieuse de parties[4] ».

Sur la base de cette définition, les commissaires se penchent sur ce qu’ils appellent la crise urgente de la Confédération, à laquelle ils affirment devoir trouver une solution. Dans le rapport, on explique qu’il est nécessaire d’examiner ces questions afin de développer des relations fortes au sein de la Confédération et de continuer le développement du pays. Les commissaires sont d’avis que la protection des droits fondamentaux et l’unité canadienne sont intrinsèquement liées.

En 1979, les commissaires Pepin et Robarts déposent leur rapport sur l’état de l’unité nationale canadienne. À sa lecture, quarante ans plus tard, il est surprenant de voir combien certaines réflexions demeurent pertinentes dans l’actualité politique canadienne. Les conclusions du rapport Pepin-Robarts se déclinent en trois grands points : la régionalisation, le dualisme ainsi que la division des compétences gouvernementales. À travers les témoignages et les mémoires déposés à la commission, les commissaires ont constaté l’importance du respect des droits individuels et collectifs comme pilier de l’unité nationale canadienne. Le rapport s’attarde ainsi aux mécanismes possibles afin d’assurer le respect des droits fondamentaux et des droits des minorités au sein de la fédération canadienne[5]. À la suite de son dépôt, le rapport sera mis à l’écart et ses principales recommandations seront ignorées par le premier ministre Pierre E. Trudeau.

La commission du projet de loi 21

Depuis le début des années 2000, les accommodements raisonnables religieux ainsi que les enjeux relatifs au vivre-ensemble sont des thèmes récurrents de l’actualité politique au Québec. À plusieurs moments, ces débats, notamment ceux portant sur le port des signes religieux dans l’espace public, ont généré des discussions au sujet de possibles changements législatifs. Ces discussions sont marquées par une tension entre les droits collectifs et individuels[6].

Les enjeux conceptuels propres aux délimitations et aux tensions entre les droits individuels et collectifs en lien avec les questions de symboles religieux ont d’abord été abordés à la suite des évènements menant à la Commission Bouchard-Taylor ainsi qu’à la Commission Pepin-Robarts elle-même[7]. Dans les années qui suivent, ces débats reviennent périodiquement dans l’actualité québécoise, sans toutefois faire l’objet d’un projet législatif. En 2013, les questions de droits collectifs et de droits individuels en lien avec ces enjeux sont de nouveau à l’ordre du jour avec le projet de loi 60, intitulé Charte affirmant les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse de l’État ainsi que d’égalité entre les femmes et les hommes et encadrant les demandes d’accommodement[8]. À la suite des élections provinciales de 2013, le gouvernement du Parti Québécois perd le pouvoir et le projet de « la Charte » meurt au feuilleton.

C’est en 2019 que le gouvernement caquiste de François Legault (élu à l’automne 2018) reprend l’idée. Il dépose le projet de loi 21, intitulé Loi sur la laïcité de l’État. Cette loi vise, entre autres, à interdire le port de signes religieux chez certains groupes de fonctionnaires considérés en position d’autorité, notamment les enseignantes ainsi que les policières. Concrètement, la Loi modifie la Charte des droits et libertés de la personne ainsi que la Loi favorisant le respect de la neutralité religieuse de l’État et visant notamment à encadrer les demandes d’accommodements pour un motif religieux dans certains organismes.

Quelques mois plus tard, ce projet de loi est adopté par une majorité importante à l’Assemblée nationale québécoise. Le Québec est la seule province à avoir débattu d’un tel projet de loi et à avoir apporté de tels changements législatifs. Des acteurs politiques provinciaux et fédéraux dénoncent la Loi sur la laïcité de l’État, car sa mise en application ferait en sorte, selon leur lecture, que les droits de la personne différeraient d’une province à l’autre au Canada. En Ontario, les élus provinciaux ont adopté unanimement une motion visant à dénoncer cette loi[9]. Au Manitoba, le premier ministre Brian Pallister s’est dit prêt à entamer des poursuites du gouvernement du Québec, car cette nouvelle législation a pour effet de ternir l’image du Canada à l’international[10].

Au niveau fédéral, à l’exception du chef du Bloc Québécois, l’ensemble des chefs des partis politiques s’est positionné contre la loi 21. Les critiques s’articulent surtout autour du fait que la Loi sur la laïcité de l’État, par son recours à la clause dérogatoire, contreviendrait aux droits fondamentaux protégés par la Charte canadienne des droits et libertés.

Le premier ministre canadien Justin Trudeau affirme que, pour lui, il est « impensable qu’une société libre légitime la discrimination contre quiconque, basée sur la religion[11] ». La disparité entre les droits individuels québécois et canadiens met en lumière un des enjeux principaux soulevés dans le rapport Pepin-Robarts : une personne arborant un symbole religieux ne jouira pas de la même liberté ni de la même égalité des chances d’une province à l’autre. Cette discrimination se manifestera au Québec par une réduction de l’accessibilité aux emplois de la fonction publique pour les personnes (en particulier pour les femmes voilées) souhaitant porter des symboles religieux.

Ce changement législatif québécois soulève donc des enjeux de droits individuels et collectifs aussi abordés dans le cadre du rapport de la commission Pepin-Robarts. Nous nous intéressons à la manière dont la loi 21, intitulée Loi sur la laïcité de l’État, soulève des enjeux d’unité nationale au sein de la Confédération canadienne.

Notre question de recherche principale est la suivante : comment les conceptions des droits individuels et collectifs présentés dans les travaux entourant la Loi sur la laïcité de l’État font écho à la définition présentée dans le rapport Pepin-Robarts ? Nous postulons qu’il est possible d’établir plusieurs parallèles entre les conceptions des droits individuels et collectifs dans le rapport de la commission Pepin-Robarts et celles présentées dans les audiences publiques de la Loi sur la laïcité de l’État. Trois questions secondaires sous-tendent la question de recherche principale : comment sont conceptualisés les droits individuels et collectifs dans le rapport de la commission Pepin-Robarts ? Quelles sont les conceptions des droits individuels et collectifs dans les audiences publiques du projet de loi 21 ? Comment ces deux conceptions sont-elles comparables ?

Vers une définition de la notion de « droits collectifs »

Afin de mener notre analyse, nous appréhendons les concepts de droits individuels et de droits collectifs dans une perspective sociologique. La sociologie du droit s’intéresse aux pratiques des acteurs et aux discours qui entourent les phénomènes juridiques[12]. Ainsi, la sociologie du droit s’intéresse à la relation dialectique entre le droit et la société au sein de laquelle il évolue. Dans cette perspective, le droit est socialement et historiquement situé. Les droits collectifs sont situés socialement dans la mesure où ils visent « à reconnaître formellement et juridiquement la diversité qui caractérise telle ou telle société[13] ». Aussi, il apparaît pertinent de reprendre les propos des auteurs qui se sont intéressés aux questions de droits collectifs et individuels au sein des sociétés québécoise et canadienne.

Ainsi, l’on doit se pencher sur la définition de ces concepts de droits collectifs et individuels au coeur même du rapport Pepin-Robarts. De plus, ces concepts sont aussi soulevés dans les débats entourant le port de symboles religieux dans la fonction publique québécoise dans les audiences publiques du projet de loi 21. Le même droit peut être évoqué tantôt à titre de droit collectif et plus tard à titre de droit individuel. En ce sens, ces typographies ainsi que leurs nuances constituent des lentilles intéressantes à travers lesquelles analyser notre corpus.

Il existe une certaine ambiguïté dans la définition et la conceptualisation des droits collectifs et individuels. La difficulté de définir clairement ces concepts s’explique d’une part par les défis logico-formels que leur définition soulève et d’autre part par le caractère politique de la définition des droits collectifs, notion intrinsèquement liée aux droits de groupes minoritaires au sein d’un État. Cette tension se reflète dans la littérature sur les droits individuels et collectifs. À la lumière de la littérature, nous avons identifié trois perspectives reliées à la définition des droits dits collectifs.

La première catégorie inclut les droits collectifs que l’on attribue à des membres parce qu’ils font partie d’une collectivité. Pour certains auteurs[14] on décerne les droits collectifs et individuels selon leurs titulaires. En ce sens, on défend l’idée selon laquelle les droits collectifs sont des droits individuels dont une personne jouit à travers son affiliation à un groupe. Dans cette perspective, l’exercice du droit collectif ne se faire qu’en groupe. Par exemple, un individu qui est syndiqué ne peut jouir de son droit que s’il est en groupe. Les droits linguistiques, analysés hors du contexte sociétal au sein duquel leur exercice s’inscrit, sont un autre exemple. Ces droits peuvent être exercés individuellement : un individu peut exiger d’être servi dans la langue de son choix. Cela dit, la reconnaissance découle d’une lutte menée par une communauté. Le droit linguistique a donc été attribué aux membres de la communauté parce qu’ils font partie de ce groupe. Sous cet angle, les droits collectifs constituent donc en quelque sorte une reconnaissance qui a pour but de favoriser l’affirmation des identités de ces communautés, leur développement ainsi que leur protection[15].

Or cette perspective présente plusieurs limites. Notamment, elle ne prend pas en considération le fait qu’un individu peut cesser son affiliation à un groupe. À cet effet, Ringelheim explique « que l’exercice de la liberté d’association suppose certes l’action concertée de plusieurs individus, mais chacun d’eux exerce de façon concomitante son droit propre[16] ».

La seconde catégorie comporte les droits collectifs « par nécessité d’une mise en oeuvre collective[17] ». Pour que le droit soit appliqué, il faut que plusieurs personnes l’utilisent dans l’atteinte du même objectif, et ce, en même temps. Le droit d’association ou de manifestation est un bon exemple de droits inclus dans cette catégorie : une communauté ou une manifestation existe lorsque plusieurs personnes décident d’utiliser ce droit en même temps. La principale critique adressée à cette conception des droits collectifs est qu’elle est trop large et imprécise.

Enfin, une troisième perspective suggère plutôt que c’est le titulaire du droit qui détermine s’il est collectif ou non. Les droits collectifs sont en fait des droits individuels octroyés aux membres d’un groupe qui, selon le contexte sociopolitique au sein duquel ils évoluent, exercent leurs droits collectivement. Cette conception va à l’encontre de la distinction entre les droits individuels et collectifs qui suggère que la seule façon de reconnaître le droit d’un groupe spécifique est qu’il soit lui-même titulaire d’un droit collectif. Dans cette perspective, ce qui détermine la nature d’un droit est son contexte. La reconnaissance des droits collectifs dépend donc d’un processus interprétatif et subjectif, qui détermine si l’application d’un droit implique de considérer le contexte particulier dans lequel les titulaires l’exercent. À travers ce processus, il est important de se pencher sur les dynamiques entre les différents groupes au sein d’une même société, ou encore de contextualiser l’exercice des groupes minoritaires dans le contexte sociopolitique au sein duquel ces groupes évoluent.

Dans le contexte d’un pays fédéré, Pelletier (1998) soutient que les objectifs des droits collectifs sont étroitement liés à l’expression du particularisme au sein d’un grand ensemble qui les dépasse et les transcende. Voilà aussi pourquoi « droits collectifs » et « diversité » vont de pair.

Le droit à l’autodétermination[18] s’inscrit dans cette vision du droit collectif. Dans le droit international, les implications et la portée du droit à l’autodétermination demeurent floues, dans la mesure où elles ne sont pas clairement encadrées[19]. Les critères de reconnaissance du droit à l’autodétermination sont donc à la discrétion de chaque État. Dans cette perspective, le pouvoir des peuples de choisir leur autodétermination est fortement politique. Il dépend d’une conjoncture d’éléments, qui varient grandement d’un contexte sociopolitique à un autre.

Au Canada, le droit à l’autodétermination est un sujet sensible au sein de la Confédération canadienne[20]. L’histoire canadienne est ponctuée de différentes revendications autodéterministes, que ce soit celles de peuples autochtones ou encore du peuple québécois. En 2000, les membres de l’Assemblée nationale du Québec adoptent la Loi sur l’exercice des droits fondamentaux et des prérogatives du peuple québécois et de l’État du Québec. On y stipule que le peuple québécois peut disposer de lui-même et qu’il est titulaire du principe d’égalité des droits des peuples. En lien avec le sujet de notre recherche, il est intéressant de noter que bien que ces dispositions traduisent un désir de clarifier les balises encadrant le droit à l’autodétermination au Québec, cette affirmation n’implique pas une reconnaissance externe automatique de la part du gouvernement fédéral.

Dans un autre ordre d’idées, il est intéressant de noter que les droits collectifs peuvent prendre plusieurs formes : certains droits collectifs sont formels alors que d’autres sont plutôt tacites[21]. Les droits collectifs formels sont inclus dans la législation du pays et ils témoignent de la reconnaissance du groupe pour lequel ils existent. Les droits collectifs tacites découlent de la reconnaissance des groupes, mais ils ne sont pas officiellement inclus dans un cadre législatif. Par exemple, la Constitution canadienne ne reconnaît pas de manière formelle le caractère distinctif du Québec. Ce serait donc une approche tacite.

Méthodologie

Le volet qualitatif de notre méthodologie s’articule autour d’une analyse discursive. Dans le cadre de cette analyse, nous nous intéressons aux discours sous deux formes. La première est celle du discours que produit un individu, que ce soit des paroles, des textes ou des discussions[22]. Ensuite, nous nous attardons au discours sous forme de message qui s’inscrit dans une ligne de pensée. En ce sens, le discours soutient une idéologie, une vision du monde ou encore une position sociale. On peut donc dire être « en faveur du principe du projet de loi 21 » ou être « en opposition au principe du projet de loi 21 ».

Ainsi, en étudiant les messages – sous forme d’écrits comme dans le rapport Pepin-Robarts ou sous forme de prises de parole comme dans les audiences publiques de la Loi sur la laïcité de l’État –, il sera possible de mieux comprendre comment s’articulent les concepts de droits individuels et collectifs et comment ils se rattachent aux différents discours.

Le corpus de cette recherche est composé de deux éléments. Le deuxième tome du rapport Pepin-Robarts constitue la première source. La deuxième source reprend les transcriptions des audiences publiques du projet de loi 21, qui ont duré six jours en mai 2019. Notre corpus présente donc différents discours. Le rapport Pepin-Robarts fait état du discours soutenu par l’équipe responsable de la commission. Quant aux procès-verbaux d’audiences publiques, ils soumettent différents discours tenus par des responsables politiques et des représentants de la société civile. Ces transcriptions des audiences publiques permettent une analyse de discours intéressante dans la mesure où le contenu est riche des interactions entre les différents acteurs. Nous nous sommes intéressée à l’ensemble des prises de paroles, tant des acteurs appartenant à la classe politique qu’à ceux du communautaire ou encore du secteur privé. Ainsi, l’ensemble des transcriptions des audiences publiques du projet de loi 21 tenues entre le 7 mai 2019 et le 15 mai 2019 a fait l’objet d’une analyse.

La collecte et l’analyse de données

Nous avons mené une analyse de contenu afin de faire ressortir les éléments discursifs des diverses parties de notre corpus. La méthodologie articulée autour de cette analyse de contenu permet de faire des liens entre les différents composants qui ressortent du texte. Nous avons d’abord procédé au codage. L’objectif était alors d’identifier les passages où il est question de droits collectifs et individuels pour mener une analyse en lien avec les concepts au coeur des questions sectorielles. Puis, à partir de ces extraits, nous avons analysé les thèmes émergents des différentes catégories. Pour ce faire, nous avons effectué « une lecture détaillée des données brutes dans le but de faire émerger des catégories d’analyse[23] ».

À cause de la taille du corpus, qui fait plus de mille pages, et du nombre important d’organismes et de personnes qui ont pris la parole, nous avons dû faire un choix quant aux résultats présentés. Aussi, nous aborderons uniquement les résultats principaux de notre analyse.

Analyse quantitative

À l’aide de scripts conçus dans le langage de programmation Python, nous avons importé le contenu des transcriptions rapportant les échanges tenus lors des audiences publiques sur le projet de loi 21. Nous n’avons pas répété l’analyse sur le rapport Pepin-Robarts pour deux raisons principales. Premièrement, il n’était pas de taille suffisante pour permettre une analyse représentative de son contenu. Deuxièmement, la nature du document ne se prête pas à ce type d’analyse. Le rapport présente la réflexion des commissaires et de leurs équipes et non un débat où des intervenants défendent des positions diverses à propos d’une législation.

Nous avons nettoyé le texte et assigné chaque intervention à son interlocuteur grâce aux annotations présentes dans la transcription des échanges. Nous avons par la suite assigné chaque interlocuteur à sa position relativement au projet de loi 21. Puis, nous avons divisé l’entièreté du discours en unités de phrase. Plusieurs mots-clés ont ensuite été attribués à chaque phrase (une phrase peut contenir plus d’un mot-clé), en utilisant des expressions régulières[24].

Nous avons par la suite attribué chaque phrase à la position respective par rapport au projet de loi 21 et calculé l’importance de chaque mot et concept cible en calculant le pourcentage de phrases qui les contiennent. La Figure 1 résume l’importance de chaque mot-clé pour chaque position. La couleurde chacune des cellules réfère à la spécificité de chaque mot-clé (bleu = moins présent pour la position ; rouge = plus présent pour la position) et les chiffres indiquent le pourcentage des phrases contenant les mots-clés pour chaque position[25].

Figure 1

Pourcentage de phrases contenant les mots-clés en fonction des positions respectives des intervenants lors des audiences publiques du projet de loi 21

Pourcentage de phrases contenant les mots-clés en fonction des positions respectives des intervenants lors des audiences publiques du projet de loi 21

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Analyse

Dans cette section de l’article, nous présenterons les résultats de nos analyses. Il sera d’abord question de la conception des droits individuels et collectifs dans le rapport de la commission Pepin-Robarts. Puis, nous nous intéresserons aux conceptions de ces droits dans les audiences publiques du projet de loi 21. Ensuite, nous verrons comment les conceptions de ces droits font écho aux conceptions présentées dans le rapport Pepin- Robarts. Finalement, nous discuterons de nos résultats de recherche.

Les conceptions des droits individuels et collectifs dans le rapport de la commission Pepin-Robarts

À la lumière de nos analyses, il apparaît que la mise en place de mécanismes de protection des droits individuels et collectifs est perçue comme une façon de résoudre la crise de l’unité nationale canadienne. Afin de comprendre comment sont conceptualisés les droits individuels et collectifs dans le rapport Pepin-Robarts, nous présenterons d’abord les définitions de ces concepts telles que présentées dans le rapport. Nous verrons ensuite comment les droits individuels et collectifs s’inscrivent dans le contexte de l’époque.

Les droits individuels

À la suite des audiences publiques et de la consultation de témoins provenant de partout au pays, les commissaires identifient deux catégories de droits distincts : la première catégorie est celle des droits individuels, où un citoyen jouit de ces droits à titre individuel, peu importe son groupe d’appartenance. Cette catégorie inclut les droits fondamentaux suivants : les droits de la personne, le droit à la libre expression, le droit à la sécurité et le droit à l’égalité. À l’égard des droits individuels, les commissaires recommandent la création d’une charte des droits et libertés canadienne. Les gouvernements provinciaux ainsi que le gouvernement fédéral s’entendraient tous ensemble sur les droits fondamentaux y figurant. On recommande d’y intégrer les droits fondamentaux standards des pays démocratiques, tels le droit à l’égalité et les droits économiques.

Les commissaires pressent le gouvernement de créer une charte des droits et libertés canadienne devant les abus commis en matière de droits individuels et collectifs dans l’histoire canadienne au XIXe siècle. Le rapport soutient que les camps d’internement en Colombie-Britannique lors de la Première Guerre mondiale ainsi que les violences policières lors des évènements d’octobre 1970 au Québec démontrent aussi la nécessité de réfléchir aux mécanismes garantissant la protection des droits de la personne. Ces évènements récents de l’histoire canadienne constituent un premier argument formulé en faveur de l’enchâssement des droits de la personne au sein de la Constitution afin d’en assurer la protection.

On évoque aussi dans le rapport le fait que les provinces du Québec et de la Saskatchewan se sont déjà dotées de chartes protégeant les droits de la personne. Dans l’éventualité où toutes les provinces se doteraient d’une charte sans équivalent au niveau fédéral, les incohérences possibles entre les chartes provinciales poseraient un obstacle supplémentaire à l’unité nationale. Afin d’atteindre l’unité nationale rassembleuse en matière de droit, le rapport suggère que les droits inclus dans la charte canadienne soient négociés et approuvés par l’ensemble des provinces. En ce sens, les droits de la personne sont présentés comme des outils afin d’assurer l’unité nationale canadienne : il importe d’assurer les droits fondamentaux au sein d’un même pays pour garantir une cohérence et une égalité des chances. À titre d’État fédéré multiculturel, le Canada se doit d’avoir un contrat social fort, qui unit les différentes communautés malgré leurs différences.

Voici un passage du rapport qui illustre ces propos :

Il est normal que les droits fondamentaux incorporés dans une constitution fédérale s’appliquent tant aux lois centrales que provinciales. Dans une fédération on s’attend à ce que les droits fondamentaux individuels soient les mêmes partout. On ne peut en effet imaginer un citoyen canadien jouissant de la liberté de parole à Terre-Neuve, mais non en Colombie-Britannique. Les Canadiens n’accepteraient pas non plus que les femmes aient des chances égales au Manitoba, mais non en Ontario. Il faut donc incorporer les droits fondamentaux dans la constitution d’une manière qui assurerait à tous les citoyens du pays les mêmes garanties fondamentales[26].

Bref, l’enchâssement de droits individuels au sein de la Constitution scellerait un contrat social unissant l’ensemble des provinces et territoires canadiens. L’officialisation des droits individuels au sein de la Constitution offre donc un élément essentiel répondant à la crise de l’unité nationale à court terme ainsi qu’aux possibles crises futures.

Les droits collectifs

Les droits collectifs, quant à eux exercés par des groupes plutôt que par des individus, se divisent en deux sous-catégories : les droits collectifs d’un groupe à titre d’entité et les droits attribués à un individu par son affiliation à un groupe. Le rapport s’attarde surtout sur cette dernière catégorie de droits collectifs. Aussi, notre analyse s’articule autour de celle-ci. Les commissaires présentent les droits exercés par un individu à cause de son affiliation à un groupe comme collectifs dans la mesure où « un individu ne peut les faire valoir hors du contexte du groupe[27] ». Afin d’illustrer leur argument, on considère les enjeux linguistiques entre la majorité anglophone et la minorité francophone. Intégrer les droits collectifs à la Constitution apparaît alors comme une manière de reconnaître le caractère distinct du Québec et d’assurer ainsi une plus grande unité nationale au sein du pays. À ce sujet, les commissaires soulignent que « [l]es dernières données démographiques dont nous disposons laissent présager une concentration linguistique territoriale accrue : le Québec est de plus en plus français, le reste du Canada de plus en plus anglais[28] ». Ce passage met en lumière que la majorité des communautés francophones au Canada sont des communautés québécoises et que les droits linguistiques sont étroitement liés aux enjeux de dualisme et de crise unitaire.

La reconnaissance du caractère distinct du Québec à travers l’enchâssement des droits collectifs apparaît d’autant plus pressante avec l’élection d’un gouvernement québécois souverainiste, la réalité du référendum constituant alors une menace bien réelle et pressante pour l’unité nationale canadienne. Les commissaires sont d’avis que le mécontentement du peuple québécois et son désir d’autodétermination ont la capacité de changer la configuration de la fédération canadienne, voire de la briser. D’autres enjeux soulevés dans le rapport, comme les relations avec les peuples autochtones ou encore la diversification ethnique de la société canadienne et les politiques de multiculturalisme, apparaissent aussi importants. Cela dit, ils ne sont pas présentés comme des enjeux urgents qui pourraient avoir le potentiel de changer la configuration de la fédération canadienne. À ce sujet, ce passage du rapport illustre bien la place centrale du Québec dans la réflexion sur ces droits collectifs et l’unité canadienne :

Si nous reconnaissons volontiers la multiplicité de ces aspects nous n’en restons pas moins persuadés qu’on ne saurait aller jusqu’au coeur de la question qui nous agite sans nous attacher, d’abord et avant tout, à la situation du Québec et de sa population, dans le Canada de demain. Assurément la crise a-t-elle des origines multiples, mais ce n’est pourtant que dans des réformes d’ordre politique et constitutionnel qu’il importe d’en rechercher la solution. Il faut, somme toute, donner au Québec et aux Québécois une place satisfaisante au sein du Canada tout entier[29].

Bref, à travers l’officialisation des droits linguistiques, on cherche à reconnaître le caractère distinct du Québec. Ceci traduit d’une certaine manière la conception des droits collectifs dans la commission Pepin-Robarts : leur intégration au sein de la Constitution peut participer à la reconnaissance et à l’inclusion de communautés se sentant exclues du projet canadien. L’enchâssement des droits linguistiques à titre de droits collectifs est en quelque sorte perçu comme un outil possible afin de répondre à la crise de l’unité nationale à court terme.

Les conceptions des droits individuels et collectifs dans les audiences publiques du projet de loi 21

En premier lieu, précisons que le débat en commission ne porte pas sur le bien-fondé de la séparation entre l’Église et l’État. Dans l’ensemble des prises de parole, la sécularisation de l’État fait consensus. C’est plutôt la mise en place du modèle de laïcité proposé dans le projet de loi 21, intitulé Loi sur la laïcité de l’État, qui fait l’objet de discussions. L’approche proposée soulève des questions d’équilibre entre les droits collectifs et individuels. À cet effet, nous avons identifié deux types de discours qui proposent des conceptions différentes de l’équilibre entre les droits individuels et collectifs de deux groupes distincts : les citoyens en faveur du projet de loi 21 et ceux qui s’y opposent. Les deux positions découlent de perceptions différentes quant à l’impartialité religieuse des services publics québécois.

Les conceptions des droits individuels et collectifs dans le discours des intervenants en faveur du principe du projet de loi 21

Le fil conducteur des interventions en faveur du projet de loi 21 met en lumière les droits collectifs à prioriser afin d’assurer la laïcité de l’État québécois. On y reconnaît que l’interdiction de symboles religieux limite les droits individuels et on juge cette limitation justifiée. D’ailleurs, notons que les discours des intervenants en faveur du projet de loi 21 s’articulent autour des concepts de droits collectifs et de droits individuels[30]. En effet, les intervenants en faveur du projet de loi ont davantage mentionné le terme « droits collectifs » (0,27 % contre 0,14 %) ainsi que le terme « droits individuels » (0,3 % contre 0,22 %).

À la lumière de nos analyses qualitatives, il est possible d’affirmer que le discours des intervenants en faveur du projet de loi défend l’idée selon laquelle il n’y aura pas de réelle division entre l’État et le religieux tant que le port de symboles religieux y sera permis, car « la neutralité doit être en fait et en apparence[31] ». Il leur apparaît urgent de poser des gestes pour encadrer le port de symboles religieux dans la fonction publique afin de défendre le droit collectif des Québécois à l’autodétermination, dans la mesure où le projet de Loi sur la laïcité de l’État est présenté comme la suite logique de la Révolution tranquille. Après avoir affirmé le fait de la langue française au Québec, il est maintenant temps d’affirmer la laïcité de l’État, assurent les défenseurs du projet de loi.

Les opinions au sujet des tensions entre les droits individuels et collectifs, plus particulièrement au sujet de la violation des droits individuels au profit de l’affirmation des droits collectifs, sont diverses. Nous avons identifié deux positions. Certains intervenants sont d’avis qu’il est légitime de restreindre des droits individuels afin de prioriser le droit collectif à l’autodétermination[32]. Ils défendent la position selon laquelle le projet de loi 21 ne viole aucun droit fondamental, car les individus peuvent continuer à exercer leur religion dans leur vie privée. Ce modèle de laïcité aura plutôt pour effet d’assurer l’égalité entre les citoyens de différents horizons culturels et religieux. Selon la juriste Julie Latour, « [l] a laïcité est un serment d’égalité et un ferment de liberté. La laïcité ne discrimine pas, elle émancipe et elle personnifie le bien commun dans une société libre et démocratique[33] ».

D’autres affirment que le projet de loi empiète sur les droits individuels. Ils y voient plutôt une restriction de certains droits individuels afin de protéger les intérêts d’individus appartenant à des groupes minoritaires qui seraient forcés de porter des symboles religieux : « Nous avons, en plus l’intime conviction que ce projet de loi en est moins un qui limite les droits et libertés de la personne, tels que la liberté de religion, mais plutôt un projet de loi qui garantit les droits et libertés de ces mêmes individus, par exemple la liberté de conscience[34] ».

Ceci nous amène à parler des droits des minorités dans les discours des intervenants en accord avec le principe du projet de loi 21. Il est notamment question du peuple québécois comme minorité au sein du Canada et de certaines communautés religieuses issues de l’immigration. Notre analyse qualitative révèle que certains intervenants se considèrent comme minoritaires à titre de peuple francophone et aussi à cause de leur culture distincte[35]. Le processus d’affirmation identitaire est présenté par ceux-ci comme la suite logique de la Révolution tranquille. Un élément commun qui ressort du discours des intervenants en faveur du projet de loi 21 est que le modèle de laïcité proposé dans ce projet de loi participe à défendre et affirmer cette culture distincte québécoise. D’ailleurs, lorsqu’il est question de défendre l’identité québécoise, celle-ci est présentée plusieurs fois comme un droit de minorité : « Bien, effectivement, comme je le disais et ce n’est pas moi qui l’ai dit, hein, c’est d’éminents constitutionnalistes, là, la clause dérogatoire est un outil fort utile lorsque vient le temps de protéger des minorités, par exemple, sur le plan culturel qui peut être fragile, comme la nation québécoise ou encore d’autres minorités, hein[36]. »

Les droits des minorités sont aussi évoqués lorsqu’on parle des individus qui arborent des symboles religieux et qui seront directement visés par le projet de loi. Plus précisément, il est question des musulmanes et du port du voile, comme dans ce passage où une intervenante affirme que le projet de loi aura pour effet de protéger les musulmanes, forcées de porter le voile :

Nous représentons des minorités. Donc, quand j’entends parler de minorités, qu’on est en train de bafouer les droits des minorités, je me demande de quelles minorités il s’agit […]. Nous demandons aussi nos droits, nous demandons à exister et nous demandons à être vues, même si on n’est pas voilées. Donc, c’est ce qui s’est passé. Et cela, justement, à l’intérieur de la communauté musulmane, il y a eu certaines régressions, certaines pressions qui ont été faites sur ces femmes, dans cette communauté, et c’est ainsi qu’ici, au Québec, nous avons vu des femmes musulmanes être obligées de porter le voile[37].

En lien avec la défense des droits des groupes minoritaires, la question de la clause dérogatoire a été centrale[38] dans les interventions des acteurs. Notre analyse qualitative révèle que l’un des principaux arguments évoqués est qu’il est préférable d’établir les balises de la laïcité québécoise à travers le pouvoir politique et non le pouvoir juridique. En ce sens, le projet de loi 21 est en quelque sorte la suite logique de l’histoire récente du Québec, notamment de la Révolution tranquille[39] et de la reconnaissance du caractère distinct de la société québécoise[40].

Somme toute, il semble que selon les intervenants en faveur du projet de loi, l’exercice des droits collectifs est donc fondamentalement lié à l’identité et à l’autodétermination du peuple québécois. Dans cette perspective, il n’appartient pas aux tribunaux de légiférer sur la question de la laïcité québécoise. C’est plutôt au gouvernement élu d’assurer la mise en place de cette initiative.

Les conceptions des droits individuels et collectifs dans le discours des intervenants en opposition au principe du projet de loi 21

Quant aux intervenants qui sont contre le principe du projet de loi[41], leurs discours s’articulent davantage autour des termes « majorité », présent dans 1,5 % des phrases, et « minorité », présent dans 1,4 % des phrases, soit deux fois plus que dans les prises de parole des intervenants en faveur du projet de loi.

Le fil conducteur de leurs discours est la dénonciation des effets négatifs engendrés par la violation des droits individuels[42]. En ce sens, bien que des intervenants[43] reconnaissent l’importance des droits collectifs et le fait que les droits individuels ne soient pas absolus, les enjeux relatifs à la laïcité ne justifient pas, selon eux, les mesures proposées dans le projet de loi 21.

Ainsi, bien qu’ils reconnaissent l’importance de protéger la culture distincte du Québec, de multiples intervenants[44] sont d’avis que la laïcité de l’administration publique québécoise est établie depuis la Révolution tranquille. En ce sens, il n’y a pas de besoin social urgent d’utiliser le pouvoir politique ou juridique afin d’assurer la neutralité religieuse de l’État. Dans cette perspective, il n’apparaît pas légitime de prioriser les droits collectifs par rapport aux libertés individuelles. Plus encore, cette hiérarchisation est perçue comme nocive pour le tissu social de la société québécoise, notamment parce qu’elle entraîne une discrimination sur le marché du travail. Selon la perspective des intervenants en opposition au projet de loi, cette discrimination est une menace directe pour le respect des groupes minoritaires. L’extrait suivant de la première journée des audiences publiques est particulièrement intéressant à ce sujet. Selon le sociologue Charles Taylor, « [a]lors, à ce moment-là[,] ça entraîne des discriminations, donc une non-neutralité entre personnes, disons, les droits de certaines personnes sont plus grands que les droits d’autres[45] ».

Les propos des intervenants en opposition au projet de loi 21 s’articulent aussi surtout autour de certaines communautés religieuses issues de l’immigration, plus particulièrement la communauté musulmane. L’extrait suivant illustre bien la crainte de l’effritement du tissu social québécois à la suite de l’atteinte des droits religieux, qui touchera disproportionnellement certains groupes. Selon M. Bouazzi :

Les communautés musulmanes sont, à plusieurs égards, très bien intégrées au Québec, pour l’extrême majorité, elles sont francophones. Elles ne sont pas concentrées géographiquement, on en trouve à l’est de Montréal, à Laval, à Québec, ou même à Trois-Rivières ou à Sept-Îles, et, pour l’extrême majorité d’entre elles, elles ne mettent pas leurs enfants dans des écoles confessionnelles. Il serait dommage et dommageable, pour le Québec et pour les communautés, que cette tendance s’inverse[46].

Ceci nous amène à nous pencher sur les dynamiques qui sous-tendent le discours des opposants au projet de loi en ce qui concerne l’utilisation de la clause dérogatoire. Les discussions entourant la clause dérogatoire s’articulent surtout autour de l’aspect éphémère de celle-ci. Le recours à la clause dérogatoire n’est pas une solution permanente. En effet, une loi adoptée grâce à l’utilisation d’une clause de dérogation n’est valide que pour cinq ans. Ainsi, la loi n’est pas perçue comme une solution à long terme afin de résoudre les différentes tensions liées au vivre ensemble et à la pluralité religieuse au Québec.

Devant la constatation que les symboles religieux dans l’espace public constituent un débat qui revient de façon périodique, les opposants au projet de loi suggèrent de réfléchir à un modèle de laïcité québécois. Plusieurs intervenants[47] font valoir que créer un modèle pérenne, qui s’inscrit en harmonie avec les politiques publiques et les dispositifs légaux québécois et canadiens, exige qu’un réel dialogue citoyen ait lieu entre Québécois. Le vivre-ensemble et l’issue des débats périodiques mentionnés plus tôt au sujet des symboles religieux sont donc une discussion à avoir au sein de la Belle Province.

À cet effet, il est intéressant de noter le fait que les discussions ne tournent pas autour de la Charte canadienne des droits et libertés[48]. Bien que ceci relève tout de même d’une certaine dynamique au niveau national, l’interlocuteur n’est pas le reste du Canada. On parle plutôt de la législation québécoise. De plus, lorsqu’on compare la réalité du Québec et les différents modèles de laïcité, il est plutôt question d’autres pays comme la France, ou encore les États-Unis. On ne compare pas la réalité québécoise à celle des autres provinces canadiennes.

Cela dit, bien que le fédéral ne soit pas identifié comme un interlocuteur dans la création d’un modèle de laïcité québécoise, ses politiques et dispositifs législatifs sont discutés. Il est question de la clause dérogatoire et de la Charte canadienne des droits et libertés comme de simples accessoires et non comme des dispositifs moraux.

Bref, les opposants au projet de loi 21 s’inquiètent du recul des droits collectifs pour les groupes minoritaires. Plus encore, ils craignent une violation injustifiée des droits individuels au nom du droit à l’autodétermination du peuple québécois, un argument évoqué par les intervenants en faveur du projet de loi 21. Ils reconnaissent que ces discussions soulèvent des enjeux liés au vivre ensemble et à la diversité au sein de la société québécoise depuis plusieurs années. En ce sens, ils sont d’avis qu’il faut adresser ces enjeux entre Québécois et trouver un modèle unique qui puisse réconcilier les différentes positions. Ce désir de dialoguer entre Québécois traduit un certain inconfort à l’idée d’utiliser la clause dérogatoire, une disposition légale fédérale.

Comment les conceptions des droits individuels et collectifs présentées dans le rapport Pepin-Robarts fait-il écho à celles présentées dans les audiences publiques de la Loi sur la laïcité de l’État ?

En perspective, malgré les différences entre les deux discours que nous avons identifiés dans les audiences publiques de la loi 21, il paraît y avoir un certain consensus sur les conceptions des droits collectifs et des droits individuels. Dans les deux positions, on voit l’importance historique de l’exercice des droits collectifs dans le développement et le rayonnement de la société québécoise. De plus, les deux discours reconnaissent que les droits individuels n’ont pas la primauté absolue. Bien qu’il importe de les protéger, les projets de société comme la protection de la langue française ont déjà justifié la limitation des droits individuels. Cette conception des droits collectifs traduit l’importance que l’on accorde à la reconnaissance du caractère distinct du Québec et à sa capacité d’autodétermination.

En ce sens, la conception des droits collectifs qui se dégage des audiences publiques rejoint en partie celle proposée dans le rapport Pepin-Robarts. Le rapport souligne l’importance de protéger les droits collectifs des minorités linguistiques, notamment du peuple québécois, afin d’apaiser le sentiment de dualité qui participe à la crise de l’unité nationale. On souhaite faire une place réelle au Québec au sein du pays. En ce sens, dans le rapport Pepin-Robarts ainsi que dans les audiences publiques de la loi 21, les droits collectifs semblent être un outil de choix afin d’assurer la reconnaissance et le développement de la société québécoise.

Cela dit, il est important de noter que notre analyse met de l’avant que, dans les audiences sur le projet de loi 21, l’enjeu des droits collectifs ne s’articule pas autour de l’acceptabilité du projet au sein du Canada. C’est plutôt une discussion entre Québécois, à propos des choix de leur société. Le reste du Canada n’est pas l’interlocuteur, dans la mesure où l’enjeu principal n’est pas le respect de la Charte canadienne des droits et libertés ni comment le projet de loi 21 s’insère dans les enjeux de diversités de la population canadienne. On se questionne plutôt sur le modèle proposé dans le projet de loi 21 en comparaison avec des modèles de laïcité ou de gestion de la pluralité religieuse en vigueur au sein d’autres pays.

Ceci se reflète d’ailleurs dans la conception des droits individuels dans les audiences publiques. Alors que les intervenants y discutent surtout des modifications apportées à la charte québécoise et de ses impacts sur le tissu social québécois, la Charte canadienne des droits et libertés est perçue davantage comme un garde-fou que comme une boussole qui indique l’acceptabilité morale du projet de loi. En ce sens, l’utilisation de la clause dérogatoire n’est pas perçue comme un dispositif légal ou moral important outre mesure. En d’autres mots, ce n’est pas parce qu’on utilise la clause dérogatoire que cela signifie que le projet de loi est problématique. Bien que les intervenants en opposition au projet de loi reconnaissent qu’il y a plusieurs aspects négatifs à son utilisation, on évoque davantage les décisions juridiques provinciales et fédérales à venir sur la question.

En ce sens, l’inquiétude exprimée dans le rapport Pepin-Robarts quant au pouvoir des chartes défendant les droits fondamentaux au niveau provincial paraît justifiée. La Charte canadienne des droits et libertés sera créée en 1982, quelques années après le dépôt du rapport. Cela dit, à la lumière des débats tenus dans le cadre de la commission du projet de Loi sur la laïcité de l’État, il est possible de se demander si sa création a vraiment participé à atténuer le dualisme canadien.

Conclusion

Dans cette étude, nous nous sommes intéressée aux conceptions des droits individuels et collectifs dans le rapport Pepin-Robarts de 1979 ainsi que dans les audiences publiques du projet de Loi sur la laïcité de l’État de 2019. Notre cadre théorique mobilise les concepts de droits individuels et collectifs dans une perspective de sociologie du droit. Nos analyses discursives qualitative et quantitative s’intéressent aux conceptions des droits individuels et collectifs en lien avec les contextes sociopolitiques dans lesquels ceux-ci s’inscrivent. À la lumière de nos analyses, il paraît possible d’établir plusieurs parallèles entre les conceptions des droits individuels et collectifs proposées dans les documents. Les discours qui émanent des deux textes de notre corpus énoncent un certain consensus sur les conceptions de droits collectifs. Ces derniers sont perçus comme un moyen efficace de défendre le caractère distinct de la société québécoise. Cela dit, les conceptions des droits individuels diffèrent sur plusieurs points. Le rapport Pepin-Robarts défend l’idée selon laquelle une charte canadienne défendant des droits fondamentaux permettrait d’assurer une certaine cohérence au sein du pays. Par conséquent, ceci renforcerait l’unité nationale canadienne. Or, de nos analyses des audiences publiques de la loi 21, il ressort que c’est plutôt la Charte des droits et libertés de la personne québécoise à laquelle les acteurs accordent le plus d’importance. Ainsi, plusieurs enjeux soulevés dans le rapport Pepin-Robarts sont toujours d’actualité quarante ans plus tard. Nous pensons notamment aux questions de la dualité entre le Québec et le reste du Canada. Bien que les débats prennent des formes différentes et s’articulent autour de nouveaux enjeux, le fond de la question demeure entier : comment assurer l’unité nationale canadienne tout en respectant le désir d’autodétermination du Québec ?