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Pour nous la preuve est faite : le Canada fédéral est invivable parce qu’oppresseur. Pour être maîtres chez nous, il nous faut revenir à la réalité des deux nations coexistantes qui devront se respecter l’une l’autre[2].

Jean Genest, L’Action nationale, 1979

Toute l’histoire du Québec n’est qu’un étapisme vers plus d’autonomie que nous appelons aujourd’hui souveraineté[3].

François-Albert Angers, 1979

Il n’est pas exagéré d’affirmer que l’élection du Parti québécois (PQ) le 15 novembre 1976 a provoqué un véritable séisme dans le paysage politique canadien. De ce fait, dans l’édition du 16 novembre du quotidien La Presse, le journaliste Lionel Desjardins écrit que « la victoire du Parti québécois a semé la consternation à Ottawa[4] ». Il souligne également que dès les premières heures suivant les résultats de l’élection, « tous les chefs de partis fédéraux, le premier ministre Trudeau en tête, ont tenté de désamorcer la crainte que pourrait susciter dans le Canada anglais l’élection d’un gouvernement que les libéraux tant fédéraux que provinciaux n’ont cessé de qualifier de “séparatiste”[5] ». Dans le Globe and Mail, William Johnson affirme quant à lui que l’élection du PQ « is sending a shock wave across Canada and is startling the world[6] ». Il prévoit d’ailleurs que les prochains mois seront décisifs pour la préservation de l’union fédérale. Enfin, le directeur du journal Le Devoir, Claude Ryan, estime que « l’enjeu majeur des débats qu’ouvre l’arrivée au pouvoir du Parti québécois est l’équilibre même du pouvoir politique au Québec et au Canada[7] ». Selon lui, « il est difficile d’entrevoir que M. Trudeau, aussi longtemps qu’il sera premier ministre fédéral, puisse refuser d’engager la discussion avec son nouvel et puissant interlocuteur[8] ». De ce fait, huit mois seulement après la victoire péquiste, le 5 juillet 1977, le gouvernement libéral de Pierre Elliott Trudeau met sur pied la commission Pepin-Robarts sur l’unité canadienne, qui vise à chercher auprès des Canadiens des solutions concrètes au problème de l’unité nationale[9]. Près de quinze ans après la création de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme (Laurendeau-Dunton), les hautes instances dirigeantes du pays tentaient à nouveau de diagnostiquer les sources du « mal canadien[10] ».

Étonnamment, l’annonce de la création de la commission Pepin-Robarts fut bien accueillie par les dirigeants péquistes. Faut-il rappeler que René Lévesque avait lui-même promis, dès le lendemain de son élection : « rien d’irréversible ne sera accompli par un gouvernement péquiste, dont le premier souci sera de gouverner une “province”[11] » ? Le PQ verra dans la commission Pepin-Robarts une occasion de renégocier le pacte confédéral de 1867 et de mettre de l’avant le projet de souveraineté- association centré sur la formule des États associés[12]. Durant les premiers mois de son mandat, le gouvernement Lévesque se montrera d’ailleurs ouvert à de nouvelles discussions constitutionnelles avec les dirigeants fédéraux, cette position étant en grande partie redevable à Claude Morin, père de l’étapisme et de la formule référendaire[13].

Néanmoins, dans les milieux intellectuels et militants, la mise sur pied de la commission Pepin-Robarts fut perçue comme une tentative désespérée du gouvernement Trudeau de sauver l’unité canadienne[14]. Peu réceptifs aux visées initiales de la commission, une partie des intellectuels québécois se sont toutefois ravisés au fil de l’avancée des travaux menés par les commissaires, qui ont présenté des conclusions et des propositions faisant fi des positions centralisatrices défendues par le gouvernement Trudeau[15]. À l’heure où les nationalistes du Québec embrassaient majoritairement la cause de l’indépendance nationale, la publication du rapport Pepin-Robarts eut pour effet de susciter, durant un temps, de nouvelles réflexions sur les relations politiques entre le Canada français et le Canada anglais. L’autonomie politique et culturelle des provinces redevenait ainsi une option à envisager afin de sauver le pays d’une possible rupture. En ce sens, il est intéressant de se pencher sur la position de la revue L’Action nationale en relation avec les travaux de la commission Pepin-Robarts. Organe de presse de la Ligue d’action nationale et carrefour intellectuel du mouvement nationaliste québécois depuis sa (re) fondation par Esdras Minville en 1933[16], L’Action nationale s’est positionnée de manière à établir un dialogue idéologique entre l’indépendantisme et le fédéralisme renouvelé. Quelque peu négligée par l’historiographie de la période post-Révolution tranquille[17], la revue fut pourtant l’un des rares périodiques à suivre de près les activités de la commission et à lui démontrer un réel intérêt.

Cet article, qui s’inscrit dans le schème de l’histoire des idées, propose de revenir sur les positions de L’Action nationale vis-à-vis les travaux et les recommandations de la commission Pepin-Robarts. Plus précisément, nous tentons de comprendre les raisons pour lesquelles des intellectuels indépendantistes ont appuyé, à différents degrés, les propositions fédéralistes d’un groupe de travail oeuvrant à restaurer l’unité nationale d’un pays au bord de l’éclatement. Nous proposons l’hypothèse selon laquelle les animateurs de L’Action nationale furent initialement séduits par certaines des propositions réformistes du groupe Pepin-Robarts, qui recommandait notamment de refonder le Canada sur les bases d’une fédération décentralisée et ouverte aux spécificités régionales, culturelles et linguistiques[18]. Cette position favorable à une troisième voie politique s’explique par le fait que les dirigeants de la Ligue d’action nationale et de L’Action nationale ont été amenés à privilégier la thèse indépendantiste par dépit, à cause de l’inaboutissement des négociations constitutionnelles entre le Québec et l’État fédéral et de la centralisation croissante des pouvoirs législatifs entre les mains d’Ottawa depuis les années 1940[19]. Si L’Action nationale se positionne en faveur de l’indépendance à la suite des États généraux du Canada français (1967[20]), ses animateurs demeurent néanmoins ouverts aux propositions de réformes constitutionnelles. Toutefois, devant l’intransigeance du gouvernement Trudeau et le rejet systématique des recommandations du groupe Pepin-Robarts, les intellectuels de L’Action nationale se détourneront définitivement de l’option du fédéralisme renouvelé, convaincus que cette avenue politique n’est plus envisageable. Dans cette optique, le rapport Pepin-Robarts finira par constituer un document de travail théoriquement intéressant, mais inapplicable au point de vue de la réalité politique canadienne.

Afin d’analyser cet épisode important au regard de l’histoire intellectuelle de la vie politique canadienne, nous présentons une analyse divisée en trois parties[21]. D’abord, nous brossons un portrait de L’Action nationale et de son idéologie au terme de la décennie 1970, afin de présenter ses animateurs et sa ligne de pensée, particulièrement influente au sein du mouvement indépendantiste[22]. Par la suite, nous analysons la réaction de ses animateurs à l’annonce de la tenue de la commission Pepin-Robarts ainsi que la manière dont les conclusions et recommandations du rapport ont été accueillies dans les pages de la revue. Enfin, en conclusion, nous mettons en lumière les réactions négatives provoquées par le comportement du gouvernement Trudeau, qui ignora les recommandations du rapport et procéda au rapatriement unilatéral de la Constitution en 1982.

L’Action nationale : une revue de combat à l’ère des grands débats nationaux

Comme mentionné plus tôt, la revue L’Action nationale est l’organe de presse de la Ligue d’action nationale, un mouvement de pression nationaliste qui milite pour la défense des intérêts nationaux des francophones du Québec. L’organisation est dirigée par un président élu, un vice-président et des conseillers, qui s’occupent d’orienter les prises de position de la Ligue dans des dossiers d’actualité[23]. Regroupement intellectuel, la Ligue d’action nationale se différencie des autres associations nationales telles que les Sociétés Saint-Jean-Baptiste du fait qu’elle est moins prompte à s’engager dans des manifestations publiques et qu’elle privilégie la voie de l’écrit pour faire avancer sa cause[24]. Au cours des décennies, les dirigeants de la Ligue ont ainsi produit de nombreux mémoires soumis à différentes commissions d’enquêtes, des articles et des lettres ouvertes, des pétitions ainsi que de grandes enquêtes thématiques[25]. Néanmoins, l’existence de la Ligue repose en grande partie sur la publication de sa revue, L’Action nationale, qui constitue la plus vieille du genre au Québec[26].

L’Action nationale est à la fois une revue d’idées et une revue de combat, du fait de la volonté de ses animateurs de générer des débats entre différentes positions intellectuelles et de défendre bec et ongles les intérêts nationaux du Québec. Bien que rattachée directement à la Ligue, L’Action nationale n’en est pas moins indépendante du point de vue de sa ligne éditoriale, le président de l’organisation ayant peu d’influence sur les thèmes et les idées mises de l’avant par le comité éditorial de la revue. De ce fait, celle-ci est considérée à juste titre comme étant très influente au sein du mouvement nationaliste et indépendantiste, plusieurs la voyant comme un phare éclairant les différentes avenues possibles du développement du Québec depuis sa fondation au début du XXe siècle[27]. Des figures marquantes y ont d’ailleurs fait leur marque en tant que directeur, notamment le prêtre historien Lionel Groulx (1921-1928, à L’Action française), le journaliste André Laurendeau (1937-1942 et 1948-1954) et l’économiste et professeur à l’École des hautes études commerciales de Montréal François-Albert Angers (1959-1967). Lorsque commencent les travaux de la commission Pepin-Robarts, c’est le père Jean Genest (1917-2008) qui est alors à la tête de la célèbre revue[28]. À ses côtés, on retrouve des collaborateurs réguliers tels François-Albert Angers (1909-2003), le bibliothécaire des HEC Patrick Allen (1907-1986), l’historien et professeur à l’Université de Montréal Pierre Trépanier (1949-), le journaliste Rosaire Morin (1923-1999), le professeur en mathématiques à l’Université d’Ottawa Charles Castonguay (1940-) et le directeur d’école Gérard Turcotte (1920-1995). Notons que les principaux collaborateurs de la revue y sont actifs depuis l’époque de la « lutte à la centralisation fédérale » des années 1950[29].

Or, à la fin des années 1970, la Ligue et sa revue sont dans une situation paradoxale. En fait, la popularité croissante du PQ depuis la fin des années 1960 et son accession au pouvoir en 1976 a engendré chez les militants nationalistes une certaine désaffection à l’égard des associations nationales et des mouvements de pression évoluant en dehors du cadre de la politique partisane[30]. Comme le souligne Denis Monière, avec l’accession du PQ à la tête de l’État québécois, « beaucoup de nationalistes pensaient que le bateau était arrivé à bon port », du fait que l’indépendance apparaissait désormais comme étant réalisable à plus ou moins court terme[31]. Ce fait donne alors l’impression que la balle est désormais entre les mains du gouvernement Lévesque en ce qui a trait à la défense des intérêts nationaux du Québec. Rajoutons à ce facteur que la ligne éditoriale de L’Action nationale se caractérise par son idéologie conservatrice, qui contraste avec le paysage intellectuel du Québec de la fin des années 1970[32]. À preuve, la revue est dirigée par un jésuite et la majorité de ses collaborateurs sont des militants vétérans actifs depuis plusieurs décennies[33]. Qui plus est, bon nombre d’entre eux persistent à faire référence à la culture historique canadienne-française et dédaignent l’utilisation du vocable « Québécois », associés aux chamboulements socioculturels de la Révolution tranquille[34]. De même, s’ils sont indépendantistes, les collaborateurs de L’Action nationale sont avant tout des nationalistes qui ont en horreur les discours de la « table rase » des indépendantistes de gauche[35]. À ce sujet, certains auteurs, tels que François-Albert Angers, jugent très sévèrement les indépendantistes qui basent leur discours sur la « répudiation des valeurs que véhiculait notre histoire nationale » et qui se vantent d’être à l’origine « d’un nouveau nationalisme proprement québécois qui n’aurait rien de commun avec l’ancien, dont on veut totalement se dissocier[36] ». Cette caractéristique idéologique explique également le positionnement de L’Action nationale à l’égard du PQ, un parti accusé de céder ses principes au profit du jeu de la partisanerie politique, notamment en vertu de ses positions relatives au mécanisme d’accession à la souveraineté[37]. Si elle est l’alliée du PQ dans sa croisade pour l’obtention d’un nouveau statut politique pour le Québec au sein de la fédération canadienne, la revue est néanmoins critique de la stratégie de l’étapisme. Ses animateurs sont également irrités par la mollesse des revendications péquistes en matière de réforme constitutionnelle, surtout depuis que le parti a accédé au pouvoir en novembre 1976.

En ce sens, si les animateurs de L’Action nationale se sont positionnés en faveur de l’indépendance par dépit en 1967, ils demeurent néanmoins ouverts quant à la possibilité de renégocier les paramètres politiques du pacte confédéral. En vertu de cette position intellectuelle, c’est avec une certaine ouverture d’esprit que ses animateurs prennent acte de la mise sur pied de la commission Pepin-Robarts à l’été 1977. Moins cyniques qu’une large part de militants indépendantistes qui voient cette commission comme un exercice de relations publiques[38], les animateurs de L’Action nationale tendent l’oreille afin de considérer les propositions du groupe Pepin-Robarts.

Décentralisation, régionalisme et dualité culturelle : vers un fédéralisme renouvelé ?

Formée à l’été 1977, la commission Pepin-Robarts est dirigée par l’ancien ministre libéral Jean-Luc Pepin (1924-1995) et l’ancien premier ministre de l’Ontario John Robarts (1917-1982). Le duo Pepin-Robarts est épaulé par cinq commissaires représentant les cinq grandes régions du Canada, dont un de la Colombie-Britannique, un des provinces de l’Ouest, un de l’Ontario, un des Maritimes et un du Québec. Pressés dans le temps, les membres de la commission doivent travailler rapidement de crainte de voir se matérialiser la promesse péquiste de tenir un référendum sur la souveraineté du Québec durant le premier mandat du gouvernement Lévesque. Le groupe de travail subit également les pressions du gouvernement Trudeau, celui-ci procédant « en vitesse à ses propres initiatives en parallèle aux travaux de la commission[39] ». Qui plus est, la crédibilité même de la commission est mise en doute par différents acteurs de la société civile québécoise. Plusieurs journalistes de l’époque tissent notamment des parallèles entre les objectifs du groupe Pepin-Robarts et ceux poursuivis quinze ans plus tôt par les membres de la commission Laurendeau-Dunton et se questionnent sur l’intérêt d’une telle démarche. Le journaliste au Devoir Michel Roy note que « la commission piétine […] et qu’elle est à la recherche d’éléments politiques et de positions constitutionnelles que tout le monde connaît » et va jusqu’à affirmer que « M. Pepin joue un rôle de propagandiste, pour ne pas dire de prédicateur du fédéralisme trudeauiste[40] ». Claude Ryan estime quant à lui que « M. Trudeau pourrait manifester davantage d’empressement à adjoindre à MM. Pepin et Robarts des collègues québécois reconnus pour leur ouverture à des perspectives plus accueillantes que celles qu’il a lui-même incarnées trop souvent depuis qu’il est au pouvoir[41] ». Les partis d’opposition à Ottawa ne témoignent guère plus d’affection au groupe mené par le duo Pepin-Robarts. Le chef progressiste-conservateur, Joe Clark, le leader néo-démocrate, Ed Broadbent, et le porte-parole des Créditistes, Gilbert Rondeau, voient dans la commission une extravagance qui risque de coûter des millions de dollars aux contribuables canadiens[42]. Minée par le pouvoir médiatique, la commission subit également des représailles de certaines factions de la société civile. Au Québec, les associations nationales, telles que les Sociétés Saint-Jean-Baptiste, le Mouvement Québec-français et le Mouvement national des Québécois, refusent toutes de participer aux activités tenues par la commission dans les grandes villes de la province et refusent également de soumettre des mémoires afin de faire valoir leur point de vue sur les questions débattues[43].

La Ligue d’action nationale elle-même, par souci de solidarité avec les autres grandes associations nationales du Québec, refuse aussi de participer aux travaux de la commission et se montre initialement très méfiante à l’égard du groupe de travail. Dans les pages de L’Action nationale, Patrick Allen écrit même que la commission Pepin-Robarts « devrait être rebaptisée la “Commission de la dernière insulte”[44] ». Allen rappelle que « Robarts, ex-premier ministre de l’Ontario n’a jamais voulu admettre, dans la pratique, comme M. Trudeau d’ailleurs, le caractère distinct de deux grandes nations au Canada et semble ramener le problème de l’unité à des privilèges à concéder au Québec[45] ». Il souligne également que « Pepin s’est déjà gravement compromis par des déclarations émotives, sans fondement et mesquines sur les aspirations des francophones du Québec. Il a multiplié les procès d’intention sur l’idéologie et les attitudes que pourrait prendre le gouvernement Lévesque, notamment à l’occasion du référendum[46] ». Exprimant le point de vue d’une majorité de nationalistes, Patrick Allen croit que le groupe Pepin-Robarts aurait eu avantage à inclure dans son équipe un représentant séparatiste du Québec afin de faire le point sur toutes les avenues constitutionnelles possibles ainsi que pour démontrer l’ouverture d’esprit de la Commission à l’égard d’une faction représentative des forces politiques du Québec :

Il est impérieux à la Commission d’aller au fond des choses et d’entendre ceux qui veulent un changement au statu quo actuel comme ceux qui désirent l’autonomie dans un contexte d’association. On dirait que le premier ministre Trudeau a eu peur de la vérité ou qu’il la connaît trop bien et qu’il veut la masquer de nouveau. Si le groupe Pepin-Robarts ne doit faire que de l’animation pastorale, des discours sonores sur l’unité canadienne et de la propagande fédéraliste, il tournera en rond. Il doit procéder d’une façon scientifique, non partisane et avec rigueur[47].

Allen croit que « la commission Pepin-Robarts donne déjà tous les indices d’un outil pour faire l’autopsie de l’unité canadienne. Espérons que l’avenir démentira cette vision des décisions qu’elle pourrait prendre[48] ».

Cependant, durant l’hiver 1978, ce dernier adoucit son discours en commentant les activités de la commission, qui serait « à l’école de la population » et semble avoir le « courage d’affronter les vraies questions qui militent en faveur de la souveraineté-association entre Québec et Ottawa, à la lumière des frustrations engendrées par le régime politique canadien[49] ». Allen estime également que Jean-Luc Pepin et John Robarts sont « des hommes qui s’ouvrent au dialogue », du fait qu’ils semblent déterminés à affirmer leur indépendance d’esprit par rapport aux voeux du gouvernement Trudeau[50]. À l’automne 1978, le directeur de L’Action nationale, Jean Genest, affirme quant à lui observer « une véritable évolution à Ottawa depuis un an » grâce aux travaux du groupe Pepin-Robarts, qui « parle sans complexe d’une troisième voie possible » entre l’indépendance et le statu quo[51]. Initialement craintifs par rapport à la courte période allouée à la commission pour réaliser ses travaux, plusieurs animateurs de L’Action nationale sont surpris de constater que les commissaires ne siègent pas à l’enseigne du fédéralisme centralisateur, qu’ils travaillent de manière efficace et ordonnée et qu’ils paraissent jouer « franc jeu ». Auparavant hostiles aux visées de la commission, les collaborateurs de la célèbre revue nationaliste semblent désormais disposés à entendre les conclusions et les recommandations du groupe de travail. Le duo Pepin-Robarts, en jouant la carte de la transparence et du dialogue démocratique, a ainsi réussi à retenir l’attention de certaines des factions les plus réfractaires à l’idée d’un fédéralisme renouvelé.

La publication du rapport « Se retrouver » : vers un véritable fédéralisme renouvelé ?

Pressé par le temps, le groupe Pepin-Robarts se voit contraint de précipiter la fin des consultations publiques et de ses travaux durant l’été 1978. Dès l’automne, ses membres consacrent leurs énergies à mettre sur papier le fruit de leurs réflexions qui, dans l’immédiat, pourrait permettre de désamorcer une situation politique extrêmement tendue. Les commissaires déposent leur premier rapport, intitulé « Se retrouver », le 25 janvier 1979, soit un an et demi à peine après la création de la commission d’enquête, ce qui représente une période excessivement courte pour ce genre d’exercice démocratique. Mais quelles sont donc les principales lignes de force du rapport ?

Pour les commissaires, la crise d’unité nationale que vit le Canada est associée à son incapacité « à intégrer dans son contrat social et à assumer dans ses institutions deux dimensions fondamentales de son identité collective : la dualité linguistique et le régionalisme incontournable d’un pays à l’échelle d’un continent[52] ». Divers symptômes démontreraient cette incapacité des dirigeants fédéraux à penser le dualisme et le régionalisme, tels que la montée du nationalisme affirmationniste du Québec – constitué en force politique avec l’élection du PQ en 1976 –, le sentiment d’aliénation des provinces de l’Ouest – qui sont marginalisées en dehors des cercles décisionnels d’Ottawa depuis plusieurs décennies –, mais aussi l’absence d’un consensus sur le statut et les droits et privilèges des peuples autochtones – surtout depuis la présentation maladroite du Livre blanc de 1969 par le gouvernement Trudeau[53]. Les commissaires notent que ces facteurs ont exacerbé, depuis le début des années 1960, des tensions qui menacent de déboucher sur la sécession d’une des provinces fondatrices du pays. Le remède que propose le groupe Pepin-Robarts est audacieux et mise, avant tout, sur la création d’une nouvelle constitution qui serait rédigée au Canada dans les deux langues officielles. Par le biais de cette constitution, un ensemble de réformes politiques et constitutionnelles seraient appliquées : un nouveau partage des compétences législatives entre l’État central et les provinces ; l’abolition du Sénat et son remplacement par un Conseil de la Fédération ; le maintien de la Cour suprême comme clef de voûte du pouvoir judiciaire ; le maintien du système parlementaire et une réforme électorale basée sur un système de type congressionnel ; l’intégration et la définition dans la constitution des libertés publiques fondamentales ; l’enchâssement dans la constitution du principe de l’égalité du statut des droits et privilèges des langues françaises et anglaises ; le rapatriement de la constitution et la mise en place d’une formule d’amendement citoyenne ; l’inscription, dans le préambule de la constitution, du principe de l’association des deux grandes communautés linguistiques du pays et la spécificité du Québec, de la situation spéciale des autochtones, de l’apport des autres groupes culturels et de la diversité des régions ; et, enfin, la reconnaissance du droit à l’autodétermination[54].

Fait important à noter, le rapport mentionne que « la crise canadienne ne met plus seulement en cause le Québec ou le Canada français, mais la Confédération tout entière » et note que « le Québec a contribué à la renaissance du régionalisme par sa résistance aux tendances centralisatrices du gouvernement central au cours de l’après-guerre[55] ». Les commissaires reconnaissent que le « défi actuellement proposé à notre pays n’est plus celui d’il y a dix ans. II est nécessaire de l’envisager dans une perspective infiniment plus vaste. Le problème du dualisme canadien se double maintenant d’un autre, non moins capital, celui du régionalisme canadien[56] ». Inquiets, ils affirment que depuis la victoire du PQ en 1976, « notre pays se trouve plongé dans la crise la plus grave de son histoire[57] ». Souhaitant une réforme en profondeur du système fédéral, ils voient dans cet épisode une « chance de renouveler notre communauté d’intérêts, de buts et de volontés[58] ».

Au moment de la publication du rapport Pepin-Robarts, certains médias du Québec s’accordent pour dire qu’il s’agit d’un document respectant les cadres d’un véritable fédéralisme qui octroie au Québec une attention particulière[59], tandis que d’autres estiment que les commissaires ont adopté la vision trudeauiste des relations politiques entre l’État central et les provinces[60]. Dans les milieux politiques québécois, les réactions sont mitigées. De manière surprenante, c’est le PQ qui « manifeste le plus d’enthousiasme à l’endroit des thèses défendues dans le document » et selon certaines sources, « si Ottawa donnait suite à ces recommandations, on songerait sérieusement à remettre en question la politique souverainiste[61] ». Dans les cercles militants indépendantistes, les réactions sont majoritairement négatives, la plupart des associations jugeant le rapport comme étant un exercice intellectuel qui n’aura pas d’influence sur le politique[62].

En ce qui a trait à la revue L’Action nationale, l’attitude adoptée par les animateurs est divisée, certains trouvant le rapport avant-gardiste et d’autres le considérant comme étant une copie du rapport Laurendeau-Dunton. Le directeur de la revue, Jean Genest, est l’un de ceux qui témoignent leur sympathie à l’égard de certaines dispositions mises de l’avant par les commissaires. Il affirme notamment que la commission partage sa vision historique relativement à l’évolution des relations politiques au pays depuis 1867 :

112 ans de gestion anglo-canadienne ont transformé le Canada fédéral de 1867 en une union législative, comme le voulait John Macdonald. Un seul gouvernement central qui se subordonne tous les autres considérés à peine comme des administrations régionales. Même le rapport Pepin-Robarts accepte ce vocabulaire inacceptable pour le Québec[63].

Genest se montre également satisfait que le rapport propose la transformation « du Canada fédéral en un Canada confédéral », puisqu’il juge que le « fédéralisme, le vrai » ne s’est jamais mis en place dans le système canadien depuis l’AANB de 1867. Le collaborateur Odina Boutet se montre quant à lui satisfait des affirmations des commissaires selon lesquelles la majorité des régions du Canada, hormis l’Ontario, sont mécontentes des dispositions actuelles du système fédéral[64]. Il soutient la thèse du groupe Pepin-Robarts selon laquelle « ce qui fait qu’un régime fédéral réduit et brise la souveraineté, c’est la division des pouvoirs entre gouvernements inégaux[65] ». Il s’explique d’ailleurs mal d’où vient l’interprétation des libéraux fédéraux concernant la notion de fédéralisme, estimant qu’« un régime fédéral ne donne pas de mandat. Il reçoit les représentants que les États lui délèguent. Ce sont les États composants qui donnent les mandats[66] ». Patrick Allen dresse quant à lui un portrait somme toute positif des principes mis de l’avant par le groupe Pepin-Robarts, centrés sur le dualisme, le régionalisme et le partage des pouvoirs et des bénéfices :

Sous le titre « Se retrouver », le Rapport Pepin-Robarts identifie deux des caractères du Canada : la dualité linguistique et les régionalismes. Voilà, pour les Commissaires, les racines de la crise canadienne et les points à reconstruire. Il propose le renforcement de l’intégration économique du pays et la provincialisation des responsabilités linguistiques et culturelles. Il consacre aussi la spécificité du Québec. Le rapport a évidemment peur de parler de deux nations, mais il admet implicitement que cette réalité sous-tend toute la crise actuelle du pays. Les commissaires veulent un fédéralisme plus structuré, plus équilibré[67].

À cela, Allen ajoute que les commissaires « ont fait preuve de courage. Leur perception des réalités canadiennes est souvent plus juste que celle du Parti libéral fédéral ou provincial. C’est à leur honneur[68] ». Militant nationaliste depuis les années 1940, il précise toutefois que malgré toutes ces dispositions favorables à la décentralisation des pouvoirs législatifs et à la reconnaissance des enjeux linguistiques et régionaux, les Canadiens français ont « accumulé trop de preuves contre la centralisation économique d’Ottawa pour accepter les yeux fermés toutes les recommandations du rapport[69] ». À ce sujet, il critique d’ailleurs la faiblesse des recommandations économiques du groupe de travail sur l’unité nationale :

Sur la question primordiale de l’avenir, l’économique, il constitue le rapport le plus centralisateur qui soit […]. Les auteurs du rapport paraissent souvent généreux pour le Québec. Une déclaration ou l’autre apporte de l’air frais à celui qu’on étouffe depuis cent douze ans. Mais ces mêmes paragraphes sont complètement rejetés d’un revers de la main par les anglophones. Jamais ils ne remettront certains leviers de commande. Ce qui importe pour eux, ce n’est pas la politique des miettes, mais le renouveau d’une centralisation économique vers Ottawa[70].

Ses collègues, notamment François-Albert Angers, partagent son opinion quant à la faiblesse des positions du groupe Pepin-Robarts sur les questions économiques. Dans sa correspondance, Angers se désole de constater que le rapport ne contient qu’une dizaine de pages sur les modalités économiques du nouveau pacte fédéral et que les informations qu’on y retrouve « n’ont rien pour rassurer les experts économiques nationalistes, qui ont établi depuis la fin des années 1960 la viabilité d’un Québec souverain[71] » Angers est particulièrement critique du concept « d’intégration des entités économiques au sein d’associations de plus en plus larges » qui est mis de l’avant dans la section économique du rapport[72]. Ce dernier se montre ainsi en désaccord avec certaines thèses véhiculées à l’époque notamment par John Maynard Keynes et plusieurs monétaristes, qui arguaient que le libre-échangisme était voué à enrichir les superpuissances et à appauvrir les puissances moyennes et les pays émergents. Pour Angers et Jacques Parizeau notamment, dans le cadre d’une lutte à la centralisation fédérale, le fait de favoriser une politique de libre-échange pour le Québec est plutôt vu comme un moyen de libérer le Québec d’une structure économique qui limite son développement et son potentiel. En fait, dès 1973, le professeur des HEC relativisait l’importance accordée aux interrelations économiques des provinces qui, selon lui, ne constitue plus à l’ère de la mondialisation et de l’ouverture des frontières un motif suffisant pour justifier l’appartenance du Québec au Canada :

Quant à l’argument des interrelations entre les économies québécoise et canadienne, qui nous riveraient au char confédératif d’une façon irréversible, il est d’une lamentable faiblesse. Aucun pays au monde n’assure sa prospérité sans établir des relations avec des régions extérieures à ses frontières. La Belgique, par exemple, reste, depuis ses origines, attachée à son indépendance, qu’elle a recherchée de préférence à l’inclusion dans les empires où elle s’était autrefois trouvée enclavée, quoique son PNB repose pour 40 % sur des interrelations avec des pays étrangers. Le Canada lui-même dépend pour 20 % de son PNB, de ses relations économiques internationales. La nécessité de ces interrelations, et à haute dose, n’empêche nullement ces pays, ni tous les autres pays, de vouloir rester séparés[73].

Cette analyse d’Angers rejoint celle du ministre des Finances du Québec, Jacques Parizeau, qui a lui aussi – malgré la désapprobation de son parti – exprimé son désaccord concernant les politiques économiques du nouveau fédéralisme prôné par le rapport Pepin-Robarts[74]. Pour les économistes indépendantistes, l’argument de la puissance du marché commun canadien et de ses retombées positives sur le Québec représente l’un des mythes les plus tenaces du discours profédéraliste :

Le Québec n’est pas économiquement prospère dans la fédération. On peut prétendre qu’il ne le serait pas plus en dehors ; mais les ressources dont il dispose et l’exemple de ce que peuvent faire d’autres pays avec moins forment une base pour que cette affirmation soit mise en doute. En tel cas, ce serait la présence même du Québec dans ce grand ensemble qu’est le Canada qui sanctionnerait sa décadence ; alors qu’en étant libre, il retrouverait une chance de faire mieux, à l’instar d’autres pays libres d’aménager leurs ressources sans d’autres soucis que celui de leur intérêt propre […]. En définitive, c’est l’avenir économique du Québec qui nous accule à faire l’indépendance au plus vite[75].

Le directeur Jean Genest partage ces vues et affirme sans détour que « le Québec n’est plus à l’heure des “beurrées de pinottes” de nos grands-mères : il demande à tous le courage de se tenir debout et de militer en faveur de l’égalité des chances économiques[76] ».

Du point de vue des recommandations culturelles du rapport Pepin-Robarts, les animateurs de L’Action nationale jugent que les commissaires ont su faire preuve d’une certaine dose de pragmatisme et de réalisme, notamment en ce qui a trait aux notions de régionalisme et de dualisme linguistique et culturel. Jean Genest se montre d’ailleurs satisfait que le rapport reconnaisse la spécificité plurielle du Québec du point de vue de sa culture, de sa langue, de ses institutions et de son patrimoine français[77]. Il voit également d’un oeil positif la suggestion d’enchâsser dans une nouvelle constitution le principe de l’égalité du statut des droits et des privilèges des langues françaises et anglaises et celui de l’association des deux grandes communautés linguistiques du pays. Plus généralement, certains auteurs de la revue se montrent également en faveur des dispositions du rapport qui préconise une décentralisation des pouvoirs législatifs du point de vue des compétences sociales et culturelles et la fin des empiétements fédéraux dans ces « domaines cruciaux de la vie nationale[78] ». Il faut d’ailleurs noter que le groupe Pepin-Robarts recommande que les provinces s’occupent de la gestion du bien-être social et culturel, de la protection de la propriété et des droits civils, de l’aménagement du territoire et du développement économique (y compris l’exploitation de leurs ressources naturelles)[79]. Ces diverses mesures constituent des avenues susceptibles de plaire aux nationalistes de L’Action nationale, qui militent ardemment en faveur d’une décentralisation dans ces domaines précis depuis la fin des années 1930[80].

Néanmoins, sur la question du statut politique du Québec, les animateurs de la revue se montrent plutôt critiques de la position du groupe Pepin-Robarts. Celui-ci, bien qu’il reconnaisse le besoin d’attribuer un statut particulier à la province francophone, prévoit également l’attribution de ce statut à toute province qui en fait la demande officielle au gouvernement fédéral[81]. Cette disposition irrite particulièrement Patrick Allen, qui la qualifie de « somnifère pour les non avertis et les naïfs[82] ». Le directeur Jean Genest estime quant à lui que le rapport contient plusieurs mesures contradictoires de ce type qui, dans le contexte des années 1970, n’est plus acceptable pour une majorité de nationalistes québécois souhaitant assurer la pérennité de la culture francophone en terre d’Amérique :

En Amérique du Nord, nous avons 220,000,000 d’Américains et 20,000,000 d’Anglo-Canadiens. Dans cet océan, nous constituons une enclave de 6,000,000 de Canadiens français. Nous possédons la seule culture différente en Amérique du Nord. Nous refusons le melting-pot américain. Nous refusons la centralisation anglo-canadienne. Nous voulons simplement être nous-mêmes et prendre la liberté de respirer et de légiférer comme nous l’entendons et pour nos propres intérêts collectifs, sans oublier nos frères du monde entier[83].

Genest estime néanmoins que le groupe Pepin-Robarts s’est montré pragmatique en reconnaissant le droit à l’autodétermination des provinces, et notamment du Québec, disposition qui démontrerait le sérieux de l’entreprise de réforme constitutionnelle de la commission[84].

En somme, même s’il n’est pas parfait et qu’il ne rallie pas les militants nationalistes les plus convaincus, le rapport Pepin-Robarts n’en demeure pas moins un document de synthèse qui offre certaines considérations novatrices en ce qui a trait à la réinterprétation du pacte confédéral de 1867. Pour les animateurs de L’Action nationale, le fédéralisme bon-ententiste et autonomiste prôné par les commissaires constitue une voie politique susceptible de mettre un terme à une tradition historique malheureuse transformée en crise majeure à l’aube de la décennie 1980. Toutefois, ces mêmes intellectuels savent bien que pour se matérialiser dans la réalité concrète, les recommandations du rapport Pepin-Robarts devront être avalisées par le pouvoir politique en place à Ottawa. Or c’est précisément cet obstacle que les commissaires n’arriveront jamais à surmonter.

Conclusion : courte vie et mort du rapport Pepin-Robarts

En réalisant leurs travaux, les commissaires du groupe Pepin-Robarts avaient pour ambition de faire en sorte que « les Québécois n’aient pas à choisir entre le statu quo constitutionnel et l’indépendance, mais entre l’indépendance et le fédéralisme reconstitué[85] ». Leur projet fut néanmoins, pour ainsi dire, tué dans l’oeuf, et ce, précisément à cause des agissements du gouvernement Trudeau. André Burelle dira d’ailleurs du premier ministre canadien qu’il « accueillit avec mauvaise humeur ce bouquet de propositions décentralisatrices[86] ». Dans cette optique, le rapport constitue « un désaveu du nation building à la Trudeau[87] », à cause de ses orientations complètement opposées à celles du premier ministre qui, comme on le sait, étaient beaucoup plus portées sur la centralisation des pouvoirs législatifs à Ottawa, lui qui s’est toujours montré réticent à l’égard d’une reconnaissance d’un statut particulier pour le Québec[88]. Sans réelle surprise, le gouvernement Trudeau ne donna pas suite aux recommandations des commissaires et procéda au tablettage du rapport qui, sitôt imprimé, fut confié aux soins des archivistes de l’État fédéral. Selon Jean-Pierre Wallot, de toutes les recommandations contenues dans le rapport, seule l’insertion des droits linguistiques dans la Charte des droits de 1982 fut retenue, toutes les autres dispositions ayant été plus ou moins reléguées aux oubliettes[89]. C’est là un argument de poids pour les observateurs qui, au moment de la mise sur pied de la commission en 1977, accusaient le gouvernement Trudeau de procéder à un exercice de relations publiques !

Or, si la publication du rapport avait suscité un certain intérêt de la part des animateurs de L’Action nationale, son tablettage par le gouvernement Trudeau contribua à alimenter leur cynisme et, ultimement, provoqua le raffermissement de leur volonté de séparer le Québec du reste du Canada. Patrick Allen exprima clairement le mécontentement des membres du comité éditorial de la revue, en affirmant que Trudeau n’a « jamais eu l’intention de renégocier les termes fondamentaux » du partenariat politique entre les provinces et que la création de la commission Pepin-Robarts fut, plus que tout, de la « poudre aux yeux[90] ». Il estime d’ailleurs que Trudeau « ne s’est pas gêné pour jeter les conclusions à la poubelle, sans cérémonie[91] ». Devant l’incapacité des commissaires à convaincre le bureau du premier ministre, François-Albert Angers écrit que le choix qui s’offre désormais aux Québécois est clair : « Les deux idées de statu quo et d’indépendance prises seules sont plus simples en termes d’idée, mais pas nécessairement pour cela en termes de réalisation. En statu quo, rien ne change ; en indépendance nous sommes libres de faire ce que nous voulons[92] ». Il rappelle qu’encore une fois, c’est par dépit que les nationalistes du Québec doivent faire leur deuil du pays imaginé par les Pères de la Confédération en 1867, et ce, comme condition essentielle de la survie et du dynamisme de la culture française en Amérique du Nord.

Dans l’immédiat, le rejet des propositions du groupe Pepin-Robarts aura pour conséquence de serrer les rangs des forces indépendantistes du Québec. Par exemple, lors de la campagne du référendum de 1980, les souverainistes du camp du « Oui » se serviront de l’épisode du tablettage du rapport comme arme afin de décrédibiliser les promesses de réformes constitutionnelles promises par Trudeau lors de ses grands discours[93]. De même, les intellectuels de L’Action nationale jugent que le comportement autoritaire du premier ministre Trudeau aura pour conséquence d’alimenter la flamme des indépendantistes et des nationalistes. Pour le directeur Jean Genest, le mouvement d’affirmation nationale du Québec n’est pas près de s’essouffler :

Or il y a un fait majeur qui éclate sous nos yeux : depuis 1960 et avec de plus en plus de force, les Québécois francophones prennent conscience qu’ils forment une nation. Ils prennent goût aussi à un État qui gouverne pour eux. Ils comparent l’administration de l’État québécois à celle de l’État d’Ottawa, et il saute aux yeux que l’un est entièrement consacré aux intérêts des Québécois. De tout ce processus psychologique, social et administratif, il résulte que ne cesse de grandir le nombre de Québécois qui reconnaissent le Québec comme leur grande patrie, comme leur seule vraie patrie. Ce fait acquis paraît irréversible. L’adhésion populaire au vrai gouvernement national constitue l’élément décisif dans le mûrissement de l’idée d’indépendance. Une fois né, cet attachement au Québec et à son autodétermination ne peut disparaître. Ce serait un miracle[94].

Genest rappelle d’ailleurs que la commission Pepin-Robarts elle-même reconnaissait que « l’histoire, la langue, l’ethnicité, le sentiment et la politique font tout à la fois du Québec une société, une province et le château fort du peuple canadien-français… Collectivement parlant, leur force (des francophones du Canada) est celle du Québec, ni plus, ni moins[95] ». Du point de vue des dispositions favorables à l’égard du Québec, il y a donc un grand fossé entre la position du groupe Pepin-Robarts et celle du gouvernement Trudeau. De ce fait, ce dernier détruira l’héritage du rapport en procédant, en 1982, au rapatriement unilatéral de la Constitution – sans l’accord du Québec – et en mettant en place une nouvelle loi constitutionnelle. Par cette loi, le gouvernement Trudeau mettait ainsi un terme aux débats constitutionnels qui avaient déchiré le pays depuis les années 1960, et ce, en omettant de régler la question du Québec. Ce faisant, le premier ministre venait également confirmer les dires d’une majorité d’intellectuels québécois selon lesquels il n’avait jamais eu l’intention de prendre en considération les recommandations du groupe Pepin-Robarts. Tristement célèbre, le rapport serait pour toujours associé à l’autoritarisme du gouvernement Trudeau et à son intransigeance devant les revendications historiques du Québec. Malgré la bonne volonté des commissaires pour favoriser une meilleure entente entre les Canadiens de tous horizons, les collectivités nationales du pays n’auront jamais paru si distantes.

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Malgré des dispositions initialement favorables aux objectifs et aux conclusions de la commission Pepin-Robarts, la revue L’Action nationale s’est néanmoins rapidement ravisée en considérant l’attitude du gouvernement Trudeau. Prenant acte des réticences fondamentales du premier ministre à l’égard des orientations régionalistes, décentralisatrices et culturellement ambitieuses des commissaires du groupe Pepin-Robarts, les animateurs de la revue sont incidemment revenus à leur ligne éditoriale traditionnelle axée sur la défense de la thèse de l’indépendance nationale du Québec. Le « tablettage » du rapport par le gouvernement Trudeau aura eu pour conséquence de mettre un terme aux réflexions concernant la viabilité d’un fédéralisme renouvelé. De ce point de vue, le pari de réformer les relations politiques entre l’État central et les provinces n’aura été, finalement, qu’un projet intellectuel sans assise avec le monde de la politique partisane.

Au moment de commémorer les quarante ans du rapport Pepin-Robarts, il y aurait lieu de se demander si certaines des recommandations de ce document historique ne mériteraient pas aujourd’hui une nouvelle considération de la part des dirigeants du pays, notamment afin de dénouer l’impasse systémique dans laquelle se trouve le Québec depuis la mise en application de la Loi constitutionnelle de 1982. Car peut-on réellement considérer que les collectivités nationales du Canada se sont « retrouvées », alors même que l’une des nations fondatrices du pays n’a toujours pas signé la Constitution de 1982 ? Il y a lieu d’en douter.