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Le GI se fait en se défaisant — et se défait en se faisant. Il est une suite d’indices qui ne coïncident jamais tout à fait. Ni programme, ni mot d’ordre : déclaration de guerre sans déclaration d’intention.

Général Instin[1]

En 1996, au cours d’une déambulation au cimetière Montparnasse, l’auteur Patrick Chatelier aperçoit un monument funéraire dont le vitrail altéré par les années présente un visage défiguré : celui du général Adolphe Hinstin (1831-1905). Juliette Soubrier en tire une série de photographies, puis en 1997 l’écrivain fait du général le sujet d’une performance — une série « de petites scènes d’inspiration dadaïste, nerveuses et grotesques, interprétées par certains artistes habitants du lieu » (Général Instin, 2007), comme la décrit Chatelier — au squat artistique de la Grange-aux-Belles, à Paris. L’année suivante a lieu Décomposition du Général (H)instin, une soirée entière de performances picturales, théâtrales et textuelles qui est dédiée au spectre. Général Instin (GI), projet collectif, multiforme et transdisciplinaire, est né. Depuis, le GI ne cesse de croître et de se disséminer, tout d’abord dans la revue d’art et de littérature Éponyme de 2005 à 2007, ensuite en tant que feuilleton sur le blogue littéraire remue.net; mais également sur Facebook et Twitter, ainsi que lors de performances, expositions, festivals, conférences, pièces musicales et théâtrales, campagnes d’affichage[2]. Au fil des événements, le général Hinstin perd son « H » (celui qui fait de lui un être historique) au profit du « I » d’« imaginaire », et devient un « personnage-entité » (Général Instin, 2011). Présenté comme un « work in progress (in regress) », Général Instin est à la fois « une suite de gestes artistiques qui se répondent et se complètent, toujours en devenir » et un « personnage en train d’apparaître (ou disparaître) d’une fiction collective », voire « une prolifération formant comme un paysage géologique qui grandit de ses dépôts successifs » (Général Instin, 2014).

Général Instin, Vitrail tombal du général Hinstin (s.d.), Photographie par Juliette Soubrier, 2010

Avec l'aimable permission de Patrick Chatelier

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Servanne Monjour et Nicolas Sauret le soulignent, le GI est une « entité en libre-service autant qu’en libre-accès » :

N’importe qui peut se l’approprier — comme sujet de l’écriture, comme personnage à mettre en scène, comme signature aussi. […] De l’aveu même de Chatelier, « [i]l est donc impossible de vraiment répondre à la question : Qui — ou plutôt, qu’est-ce que le Général Instin ? […] Il n’y a pas de chef, pas d’organisation, c’est un fonctionnement particulier. Il n’y a jamais eu non plus de comité de rédaction. Ni de réunion. Une tentative de séminaire a capoté. Il y a des opportunités et des gens qui vont s’investir, longtemps ou pas, dans cette entité. »

2017

Pour les participantes[3] au projet (on en dénombre aujourd’hui plus de deux cents), l’objectif n’est pas tant d’inventer ou de réinventer le général qui a été que de se vêtir momentanément de cette présence absente, vectrice de fiction plutôt que de mémoire historique[4]. Il s’agit, pour chacun, d’investir l’effacement partiel de l’image du général, de sans cesse le faire renaître et occuper de nouveaux lieux, de créer, à travers lui, des liens entre les fragments fictionnels, les espaces et les gens. C’est toute une éthique instinienne du rhizome qui se dessine dans ce projet[5] : le GI se constitue comme un agencement de singularités hétérogènes qui valent en elles-mêmes, mais seulement en tant qu’elles sont tournées vers l’extérieur. C’est-à-dire que dans la singularité même de chaque apport se trouvent des relais, des relances, des trous destinés à être remplis par une autre création; la conscience que dans ce procès d’accumulation et d’extension, toute oeuvre est vouée à être raturée, récupérée, transformée. La conscience, surtout, que toute contribution est appelée à flotter de façon quasi autonome puisque l’artiste est subordonné au général.

Ce côté rhizomatique du GI est celui qui a été traité le plus largement jusqu’à maintenant, et ce, principalement au regard des études sur la littérature numérique[6]. Nous notons cependant que les actions in situ, qui tracent plusieurs lignes de fuite dans le rhizome instinien, n’ont reçu que peu d’attention académique, se voyant plutôt intégrées à la question de l’éditorialisation. En conséquence de quoi une certaine résistance politique — la part guerrière — du Général est, selon nous, laissée dans l’ombre. Afin de remettre ces pratiques in situ de l’avant, nous déplacerons le cadre d’analyse du projet d’une perspective littéraire à une approche philosophique par laquelle nous approfondirons les lectures deleuziennes ébauchées par la critique. De même, nous choisirons d’aborder les différentes contributions au GI en termes de gestes fictionnalisants plutôt qu’en termes de textes. Ce sont ces déplacements et leurs effets que nous nous attacherons à préciser dans la première partie de l’article. En nous appuyant sur les exemples de la campagne mondiale d’affichage et des festivals Instin, nous verrons dans la seconde partie comment une machine fictionnelle telle que le GI peut devenir une machine de guerre[7] au sens où l’entendent Deleuze et Guattari, c’est-à-dire une forme d’assemblage où la multiplicité s’oppose à l’unité, où le mouvement et la transformation s’opposent à la fixité des représentations imposées, où la ligne de fuite s’oppose à la circonscription dans un territoire régulé.

Général Instin, machine fictionnelle. Vers une approche centrée sur le geste

Général Instin, détail du Vitrail tombal du général Hinstin (s.d.), Photographie par Juliette Soubrier, 2010

Avec l'aimable permission de Patrick Chatelier

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Dans la plupart des études sur le GI convoquant directement ou indirectement le concept de rhizome, celui-ci est à entendre principalement au sens de multiplicité : multiplicité des créatrices se partageant la signature Général Instin, mais aussi des médias et plateformes sur lesquels se déploient les contributions. D’une part, « le projet en son concept même autonomise le texte à la fois de son auteur et de tout préalable ontologique », écrit Nancy Murzilli, pour qui le Général Instin peut être considéré comme un « concept fantôme[8] » :

Projet acéphale, il est en même temps le tout et la partie, toutes les productions du corpus lui appartiennent — appartiennent au général — sans appartenir à personne. […] Le portrait du GI est contradictoire et incomplet, parce qu’il est la somme « toujours-en-train-d’apparaître » d’une multiplicité de gestes individuels donnant lieu à autant de versions différentes et incompatibles. Aucune de ces versions ne se veut fidèle à un texte dont le fantôme les précéderait, elles s’apparentent plutôt à une recherche créative de correspondances et de résonances avec le concept fantôme du GI.

2014

Création d’une « multiplicité indécidable » d’artistes, le Général Instin provoque un « déplacement de l’instance auctoriale » qui produit un « véritable écosystème de l’écriture » (Rongier, 2017) dans lequel celle-ci prend le pas sur l’écrivaine. D’autre part, on trouve dans ce projet un brouillage des frontières éditoriales qui l’inscrit dans le paradigme de l’éditorialisation, mais d’une éditorialisation qui, troublant les limites entre numérique et non-numérique, redéfinit les contours de l’espace public. En effet, selon Monjour et Sauret,

[s]i l’éditorialisation, dans une définition restreinte, est d’abord venue désigner cette faculté qui consiste à oeuvrer sur plusieurs plateformes (par opposition au livre, le déploiement d’un espace hypertextuel et même hypermédiatique), Instin déborde ici le milieu numérique pour s’étendre dans notre espace urbain (lorsque Général Instin devient un festival de rue où lorsqu’il orne les murs de nos villes).

2017

S’inspirant du concept de « littérature-brouhaha » de Lionel Ruffel, Monjour et Sauret suggèrent ainsi que le mouvement de va-et-vient entre l’espace numérique et l’espace urbain permet de revenir à une forme de publication (plutôt que d’édition). En somme, il s’agirait ici de rendre publique, ou de rendre à l’espace public, l’oeuvre littéraire. Que nous abordions la question au regard de la multiplicité des médias ou de celle des auteurs, la conclusion est la même : comme l’a bien remarqué Rongier, ces caractéristiques témoignent d’une expérience de l’écriture — informée par les possibilités du numérique[9] — qui abolit les frontières entre réel et virtuel et se fait sous le signe du « commun ».

Les différents supports sur lesquels se déploie le phénomène Instin créent certes des convergences dans la prolifération instinienne, mais il est important de rappeler que, du point de vue du rhizome, ces bulbes ne valent toujours qu’en tant que relais ou points de passage. Or, analysée au prisme des littératures numériques, la multiplicité à partir de laquelle croît le GI (textes, mais aussi performances, campagnes d’affichage, festivals, discussions publiques) est ramenée à l’unité de l’archive; autrement dit, à l’une des composantes textuelles du projet. Il ne faut pas oublier par ailleurs que le principe de multiplicité du rhizome ne va pas sans celui d’hétérogénéité. Celle-ci ne réfère pas uniquement à la diversité des oeuvres, des médiums, des créateurs : le principe d’hétérogénéité suppose que les différents éléments d’un agencement (ici la machine instinienne) soient ancrés dans des milieux, des systèmes de pouvoir, des régimes d’énonciation et de signification. Pour concevoir cette hétérogénéité et en comprendre les implications politiques, il nous semble ainsi nécessaire de déplacer notre attention du texte au geste : gestes d’écriture, de performance, de photographie, de sonorisation, de présence ou d’absence, gestes de dématérialisation des monuments et de réalisation d’« instinophanies »…

« [P]rendre acte, faire geste. » C’est ainsi que Patrick Chatelier résume Général Instin : « Prendre acte des gestes faits, faire geste des actes pris. Dans une perpétuelle revenance entre moi et nous, intime-extime, réel-fiction, marges-centre. » (Chatelier, 2019: 3 min 20 s) Considérer la multiplicité des gestes dans leur hétérogénéité, c’est-à-dire avec leurs spécificités performatives et situationnelles, nous permet de mettre en lumière la portée politique du GI, telle qu’elle s’inscrit non seulement dans l’« oeuvre[10] » mais aussi dans nos milieux de vie. Il s’agit ainsi de proposer une nouvelle manière d’envisager le dépassement des frontières entre réel et imaginaire, entre réel et virtuel : « l’oeuvre » n’est plus seulement un espace d’interactions artistiques, mais le lieu d’une fictionnalisation des fragments de la machine étatique qui sont ensuite réinjectés, transformés par l’imaginaire du Général, dans l’espace public.

La machine de guerre

La machine de guerre de Deleuze et Guattari trouve son opposition directe dans la structure étatique — une structure hiérarchique, fixe, qui vise sa reproduction, impose le sens et régule l’espace et les relations. La machine de guerre est caractérisée par trois principaux aspects, en partie partagés avec le concept de rhizome : la multiplicité, selon laquelle l’agencement est constitué d’agents non qualifiés, ayant une fonction « collective, anonyme, ou de troisième personne » (Deleuze et Guattari, 1980: 436); la métamorphose constante, qui empêche la cristallisation du pouvoir et permet de se glisser entre les mailles de l’appareil de capture étatique; et le nomadisme, façon à la fois d’habiter et d’étendre l’espace. Deleuze et Guattari qualifient de « lisse » cet espace du nomade et de « strié » celui de l’État. La distribution des corps dans ce dernier est normée : l’espace strié est régulé, il comporte des voies officielles, des territoires et des limites. L’espace lisse, au contraire, n’est ni délimité ni délimitant :

[L]’espace sédentaire [de l’État] est strié, par des murs, des clôtures et des chemins entre les clôtures, tandis que l’espace nomade est lisse, seulement marqué par des « traits » qui s’effacent et se déplacent avec le trajet. […] Le nomade se distribue dans un espace lisse, il occupe, il habite, il tient cet espace, et c’est là son principe territorial.

472

L’objet de la machine de guerre n’est pas le combat, mais la croissance des espaces lisses. C’est l’opposition de l’État à cet objectif qui fait de la guerre une nécessité. Les machines de guerre ne sont donc pas des armées, leur essence réside plutôt dans le fait qu’« elles ne peuvent faire la guerre qu’à condition de créer autre chose en même temps, ne serait-ce que de nouveaux rapports sociaux non organiques[11] » (526). Et c’est bien cette essence que mettent en lumière les gestes instiniens d’occupation que sont la campagne mondiale d’affichage et les festivals.

Étendre l’occupation. La campagne mondiale d’affichage Instin

SP38, Campagne Instin en Corée (2014), Photographie anonyme de la campagne de street art

©SP38

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SP38, Campagne Instin à Montréal (s.d.), Photographie anonyme de la campagne de street art

©SP38

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Lancée lors du festival Instin dans tous ses états, présenté à Anis Gras (Arcueil) en septembre 2008, la campagne d’affichage Instin menée par le street artist SP 38 s’est étendue aux quatre coins du monde : « Montréal, Bristol, Berlin, Hanovre, Yaoundé, Rangoon, Barcelone, Parnü, Manille, Toronto, New York, Séoul… ont ainsi vu leurs murs ornés par ce qui est devenu le logo du Général proliférant. » (Général Instin, 2013a) Le principe est simple, voire sériel : « SP 38 marche dans les rues, choisit un endroit, colle une affiche, prend une photo, puis s’en va. Tout a changé, et pourtant rien ne change : d’un point de vue général, la ville est prise. » (Général Instin, 2013a) La ville est prise, en effet, puisque l’un des visages du Général s’arroge le droit de la pratiquer comme si c’était un espace lisse. Émissaire désubjectivé du Général, il s’empare illégalement des espaces privatisés, les rendant ainsi symboliquement publics. Murs, mobilier urbain, espaces commerciaux ou publicitaires (tous éléments d’un environnement conçu pour structurer les comportements de la passante) deviennent les supports inattendus d’une oeuvre éphémère, qui apparaît à la fois comme art asignifiant, agrément visuel offert gratuitement à tout un chacun; témoignage d’une présence fantôme — active, résistante — dans la ville; et propagande pour le Général et ses troupes, « campagne » à proprement parler, appel à prendre les lieux. Il s’agit bien ici, comme dans le nomadisme, de « se distribuer dans un espace ouvert, de tenir l’espace, de garder la possibilité de surgir en n’importe quel point : le mouvement ne va plus d’un point à l’autre, mais devient perpétuel, sans but ni destination, sans départ ni arrivée » (Deleuze et Guattari, 1980: 437). Cela d’autant plus lorsque la campagne Instin traverse les frontières, change de continent, est récupérée par des anonymes qui la poursuivent de manière non officielle[12]. Un geste a été posé, qui inaugure une série d’autres gestes[13].

C’est aussi le rapport à l’art institutionnalisé que confronte cette campagne d’affichage. Comme le note l’artiste Sara Chelou, le street art français s’est d’abord développé dans les squats avant de prendre d’assaut les murs des villes dans le but de démocratiser l’accès à l’art, mais aussi d’échapper au marché artistique et d’éviter toute récupération mercantile (Général Instin, 2015a). Or, avec l’ouverture de cette voie institutionnelle au street art depuis quelques années, une part significative des artistes a intégré le circuit des galeries, des acheteurs, des agences marketing et des publicistes. L’objectif n’est pas ici d’encenser une voie plutôt qu’une autre, mais de souligner les transformations qui ont marqué le milieu du street art en une cinquantaine d’années : la sous-culture, captée par la machine d’État, fait maintenant majoritairement partie de la culture institutionnalisée, et seulement certains individus ou groupes résistent encore à cette intégration[14].

La campagne instinienne menée par SP 38 fait figure de cette résistance à la captation par l’appareil institutionnel. Il ne s’agit pas d’affirmer que sa démarche dans le cadre de la campagne instinienne est inédite, mais plutôt de mettre en lumière ce qu’une telle pratique du street art peut apporter au projet plus large du GI : face au culte de l’oeuvre-objet et de l’artiste-sujet, la campagne apparaît comme une non-oeuvre produite par un anonyme. En effet, si le style des affiches et autocollants posés est bien celui de SP 38, la signature est celle du Général Instin. Le statut de l’oeuvre se délite de même dans la discrétion, la dispersion et l’impermanence de l’objet physique, en proie aux intempéries comme à l’arrachage. L’artiste effacé et l’oeuvre éphémère, le travail artistique devient ici proprement dépense improductive[15], forme de résistance à l’hégémonie capitaliste, proposition de formes de création autres. Comme l’indiquent Deleuze et Guattari, contre la subjectivation et la cristallisation de la machine État, « [a]pprendre à défaire, et à se défaire, appartient à la machine de guerre » (1980: 498).

Intensifier l’occupation. Les festivals Instin

Général Instin, Prise de la Belleville. La galerie pendant le passage du général (2013), Photographie anonyme

Avec l'aimable permission de Patrick Chatelier

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Général Instin, Prise de la Belleville. Affichage jour 2 (2013), Photographie anonyme

Avec l'aimable permission de Patrick Chatelier

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Quatre festivals Instin ont été organisés en France : Instin dans tous ses états (6-7 septembre 2008), La prise de la Belleville (16 au 21 juillet 2013), Conquête du pays Ugogo (30 mai-8 juin 2014) et Rue Instin (4 au 7 juin 2015). Ces événements reprennent ce principe d’occuper la ville comme si c’était un espace lisse, cette fois en intensité plutôt qu’en étendue. Si l’objectif est ici aussi de remettre les arts dans la rue et de défaire ainsi les frontières entre les espaces de la circulation et du ludisme, entre la structuration urbaine et la fantaisie, la « prise des lieux » s’organise néanmoins différemment. À chaque fois, il s’agit d’occuper légalement l’espace (un centre de création artistique lors du premier événement; la rue Dénoyez, dans l’arrondissement Belleville, à Paris, lors des trois autres occurrences) pendant quelques jours pour y produire performances, oeuvres collaboratives, mais aussi rencontres et discussions entre artistes et résidents. L’inspiration politique de ces événements est claire : « Le Général Instin […] annexe l’une des plus petites entités politiques qui soient : la rue, pour expérimenter une nouvelle citoyenneté jour après jour. » (Général Instin, 2015b) On passe ici de l’« oeuvre » à l’événement, entendu comme quelque chose qui relève de l’accueil d’un imprévu, quelque chose d’apparaissant-disparaissant qui déchire momentanément le tissu du réel et crée une ouverture nous invitant à nous y engouffrer, à percevoir et habiter différemment le monde qui nous entoure[16].

Le festival Rue Instin de 2015 prend, à cet égard, une tonalité particulière puisqu’il a lieu à la veille de la démolition d’une partie de cette « rue berlinoise de Paris, la rue du street-art » (Général Instin, 2015b), dans le contexte de gentrification du quartier. GI investit temporairement une hétérotopie, une rue réinventée ouverte sur l’espace et le temps où les questions politiques affleurent dans la fiction instinienne[17]. Des discussions publiques entre artistes et spécialistes sont organisées autour d’enjeux sociaux où se nouent les questions d’habitation de l’espace public, de liberté, de modes de vie, de création. Des ateliers sont ouverts à toutes afin que les résidentes deviennent elles aussi créatrices d’instinophanies, on facilite le flânage par une redisposition des lieux occupés, faisant ainsi de la rue un endroit de rassemblement plutôt que de passage. Car, comme l’indique le politologue Andrew Robinson en référant à l’écrivain anarchiste Hakim Bey, la pression exercée par le pouvoir afin de restreindre les connexions qui pourraient se former à l’extérieur de parcours normés est si importante que le simple fait de trouver du temps et de l’espace pour d’autres formes d’appartenance est déjà une victoire contre le système (Robinson, 2010).

Ainsi, contre la javellisation urbanistique, Rue Instin célèbre momentanément, sur les pavés, la mémoire des groupes qui ont investi, à travers les siècles, les lieux à détruire. Le programme du festival annonce :

Dans la rue Instin, tout est à réinventer, et nous proposerons par exemple un atelier de fabrication de papiers pour les sans-papiers, ou une propagande poétique avec tracts écrits dans plusieurs des langues des communautés étrangères que Belleville a accueillies depuis un siècle (arménien, grec, yiddish, arabe, hébreu, berbère, chinois, etc.). Nous dresserons aussi une nouvelle carte de la rue, et révélerons sa « véritable » histoire pour montrer que le Général Instin y est présent depuis toujours, alors que ce n’était encore qu’un chemin boueux perdu hors de la ville, preuve de sa légitimité à s’emparer du pouvoir.

Général Instin, 2015b

Général Instin, Rue Instin. Proclamation d’indépendance de la rue Dénoyez (grec) (2015), Reproduction du tract

Avec l'aimable permission de Patrick Chatelier

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Un renversement est opéré : GI célèbre les transformations sous toutes leurs formes, préférant la mémoire à l’histoire, le devenir au monument. Le renversement est d’autant plus notable que c’est bien à partir de la sépulture (monument, s’il en est) du général historique (représentant de l’ordre et du pouvoir) que s’est développé le projet Instin. Contre l’aplanissement et la fixité de l’histoire, la mémoire permet de faire surgir la multitude et l’hétérogène, d’injecter un imaginaire insurrectionnel dans le quotidien. Car « [l]e problème de la machine de guerre est celui du relais, même avec de pauvres moyens, et non pas le problème architectonique du modèle ou du monument. Un peuple ambulant de relayeurs, au lieu d’une cité modèle » (Deleuze et Guattari, 1980: 468).

Frontalement ou non, GI s’attaque à l’État comme système clos, sédimenté. Par un modèle différent de création et d’occupation de l’espace urbain, c’est toute une façon de concevoir la production, le territoire et les relations qu’il remet en question. D’une part, il propose une manière de créer dans la désubjectivation, de former une multitude pour prendre d’assaut les espaces les moins normatifs du milieu de l’art afin d’y inscrire une parole plurielle, de faire surgir dans l’espace public quelque chose que l’on n’y attendait pas. D’autre part, il ramène à la fois la fiction et le politique dans la vie quotidienne, dans la rue, c’est-à-dire entre les mains de tous[18]. « Le champ politique ne devrait jamais trop s’éloigner de ses entités les plus modestes, à savoir la cellule familiale, la maison, l’immeuble », peut-on lire dans le programme de Rue Instin :

C’est parce qu’un gouffre s’est formé entre celles-ci et les structures plus vastes que les citoyens ne s’impliquent pas en tant que tels, réduits à leur condition de consommateurs asservis. […] La rue, considérée comme territoire politique, n’appartiendrait pas seulement à ses habitants mais à tous ceux qui l’empruntent : frontières jamais closes, appartenances passagères. Et cette rue inédite ne prendrait sens et réalité qu’en lien avec d’autres rues, places, vallées, en vue de les fédérer. […] Cette rue autonome est alors placée sous l’autorité du Général, qui n’en est pas une. Figure de chef sans tête, de puissance divisée en particules, dont la puissance réside précisément dans la fragmentation. Par un jeu renouvelé entre individualités et généralité, le pouvoir s’exerce par ceux-là mêmes qui l’adoptent et il réclame, pour rester entier, l’action de chacun de ses membres.

Général Instin, 2015b

Général Instin, Rue Instin. Proclamation d’indépendance de la rue Dénoyez (argot) (2015), Reproduction du tract

Avec l'aimable permission de Patrick Chatelier

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Nous revenons donc à l’intérêt qu’il peut y avoir à concevoir Général Instin en termes de gestes plutôt que d’oeuvres, ou même de textes. Le geste, entendu au sens de « médialité pure » que lui donne Giorgio Agamben, s’oppose à l’acte comme la machine de guerre s’oppose à l’État. Car si le geste est « médialité pure », c’est qu’il « consiste à exhiber une médialité, à rendre visible un moyen comme tel » (Agamben, 2002 [1992]: 69). Puisqu’il est interruption de l’acte, montré en soi et en son milieu, parler de geste c’est aussi parler de ce moyen qu’il désigne, du contexte culturel et relationnel dans lequel il s’inscrit (ensemble des gestes passés, présents et possibles) et du sens qu’il y prend.

Les implications éthiques de ce passage de l’acte clos au geste ouvert sont notables. En effet, le geste, débarrassé du point initial et final de l’acte, peut être considéré sous l’angle des possibles et, donc, du choix. Ainsi, « ce qui caractérise le geste, c’est qu’il ne soit plus question en lui ni de produire ni d’agir, mais d’assumer et de supporter. Autrement dit, le geste ouvre la sphère de l’èthos comme sphère la plus propre de l’homme » (Agamben, 2002 [1992] : 67-68). « = vivre = faire = vivre = faire = vivre = faire = » (Chatelier, 2019: 5 min 58 s) : c’est bien cette équation infinie (qui apparaît en fond d’écran de la web-performance « Général à vendre ») qui fait du Général Instin une machine d’assaut contre un État qui, pour conserver sa souveraineté, cherche toujours à séparer ces deux termes que sont le « vivre » et le « faire[19] », l’être privé et l’être assigné socialement.