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Erwan Keravec, Goebbels, Glass, Radigue, Offshore/Buda Musique, cd 860362, 2020

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Rares sont les enregistrements dédiés à la cornemuse, surtout lorsqu’il s’agit de musique contemporaine. Cet album d’Erwan Keravec nous invite à découvrir plusieurs facettes très différentes de cet instrument ; les prises de son y sont soignées et semblent taillées sur mesure pour chaque pièce.

La première piste démarre par une vague, littéralement : No 20/58, de Heiner Goebbels, est une pièce qui force l’interprète à gravir un chemin de montagne jusqu’à venir rejoindre l’auditeur. Il s’agit donc d’une idée résolument scénique, dont l’enregistrement posait un défi évident : capturer l’effort physique du sonneur ainsi que l’effet de ses déplacements dans un espace bruyant et imprévisible. Le résultat est une déferlante impressionnante, où la cornemuse se démène en trilles expressifs au milieu d’environnements allant des coups de tonnerre aux chants d’oiseaux, en passant par des bruits résolument percussifs et mécaniques. Si les effets spéciaux prennent sans doute une place plus importante (et peut-être moins subtile) que dans une performance en direct, il en ressort néanmoins une pièce virtuose, extravertie, puissante, qui ouvre magistralement cet opus.

On ne présente plus Éliane Radigue, dont les oeuvres explorent les nuances infinitésimales du timbre, étirées sur de longues plages où la perception du temps s’estompe et se dissout. La série Occam Océan se consacre aux instruments acoustiques : ici, Radigue trouve dans la cornemuse une partenaire étonnante et signe, avec Occam xxvii, la pièce la plus intimiste de cet album. Après une introduction alternant une ligne ténue, pianissimo, et des effets âpres et étouffés, c’est dans une sorte de douleur sonore que naît la voix multiple, le délicat agrégat qui va muer au long de la pièce avec cette lenteur caractéristique de la musique de la compositrice. Là où les oeuvres électroniques de Radigue révélaient des harmoniques surprenants, les couleurs inattendues d’un son impalpable, la cornemuse ajoute une dimension humaine, qui elle-même se transfigure au cours de la pièce. Pas d’attaques, pas de cliquetis de doigtés, juste des bourdons sans fin qui se meuvent en deçà de toute perceptibilité, s’écartent et se resserrent au détour des clusters comme les reliefs d’un paysage lointain, avant de mourir dans le gémissement rauque qui les a engendrés.

Au milieu de ces deux pièces aux antipodes l’une de l’autre, Two Pages, de Philip Glass, apparaît comme une sorte de synthèse entre la virtuosité de Goebbels et le caractère hypnotique de Radigue. L’idée de transcrire cette pièce à la cornemuse peut paraître incongrue, presque absurde, mais c’est précisément l’effort requis par cette adaptation qui donne sa fraîcheur à cet enregistrement : on a rarement l’occasion d’entendre la musique minimaliste avec une couleur aussi typée et mettant autant d’ardeur dans l’exécution.

Andrew Wan, Orchestre symphonique de Montréal, Kent Nagano (dir.), Ginastera, Bernstein, Moussa : oeuvres pour violon et orchestre[1], Analekta, an2 8920, 2020

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Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’on n’entend pas souvent le concerto pour violon de Ginastera, dont il n’existait jusqu’ici qu’un seul enregistrement. La pièce, après une longue introduction du soliste (cadenza), fait place à une suite d’« études » censées traiter de difficultés techniques variées (tierces, harmoniques, quarts de ton, etc.). Celles-ci constituent le coeur du premier mouvement et leurs motifs sont repris à travers toute l’oeuvre. S’ensuivent un adagio « pour 22 solistes » et un finale fulgurant (agitato e allucinante). Andrew Wan se montre à la hauteur de cette pièce ambitieuse, longue, difficile, et livre ce qui sera sans doute désormais son enregistrement de référence. La performance de l’Orchestre symphonique de Montréal (osm), dirigé par Kent Nagano, n’est pas en reste : l’oeuvre est extrêmement riche en textures, allant des plus filigranées aux plus violentes, et permet d’exhiber toute la brillance et la virtuosité d’un ensemble bien rodé. Mention spéciale aux percussionnistes, dont les parties sont surprenantes de richesse et de subtilité, surtout dans les passages pianissimo.

La sérénade de Leonard Bernstein a été, dès ses débuts, un « tube » auquel se sont frottés les plus célèbres interprètes : on citera par exemple Itzhak Perlman, Anne-Sophie Mutter ou encore Gidon Kremer. Andrew Wan livre ici une interprétation très solide, bien qu’un peu sage, d’une oeuvre que l’on aimerait plus échevelée.

C’est une commande de l’osm, Adrano, composée par Samy Moussa, qui termine cet album, non sans un certain panache. Ce concerto pour violon se développe autour d’éléments tonaux sans pour autant se montrer romantique. Les timbres du soliste et de l’orchestre se mélangent et se défont de manière particulièrement organique et donnent aux longues lignes mélodiques une saveur unique. Une expressivité surprenante surgit de ces lentes mélodies, portées jusqu’à l’extrême aigu par des marches harmoniques caractéristiques de la musique de Moussa. La cadence, flottante, aérienne, débouche sur un troisième mouvement très dynamique, presque dansant, qui peut rappeler Britten. Le finale (« épilogue ») réitère le début de la pièce et clôt celle-ci dans une atmosphère très sereine, presque méditative. Cette musique sait être accessible sans perdre sa part de mystère, et l’on sent tout le long un plaisir certain des interprètes – d’ailleurs volontiers partagé à l’écoute.

Pierre Slinckx et Cindy Castillo, C#1, Cypres, cyp0613, 2019

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La symbiose entre les sonorités électroniques et acoustiques se trouve au centre de la musique de Pierre Slinckx, qui offre ici un nouvel opus en collaboration avec l’organiste Cindy Castillo. Les quatre pistes de l’album se divisent en deux diptyques dont les mouvements s’enchaînent sans transition.

Le premier « mouvement » peut se résumer d’abord à un long crescendo, partant de tintinnabulements murmurés pour culminer par des accords colossaux ; on revient ensuite à une nuance plus modeste, diminuant jusqu’au pianissimo. Il s’agit d’un vrai incipit qui présente les deux protagonistes de l’enregistrement, à savoir l’orgue et le synthétiseur. De nombreux éléments qui vont suivre s’y trouvent déjà, parfois latents : mixtures de timbres, accords staccato venant zébrer la texture, bribes de tonalité, etc.

Là où la première piste semble se préoccuper de dynamiques, la seconde paraît se focaliser sur le temps musical. On y trouve plusieurs strates rythmiques qui, en fonction de leur vitesse, passent du premier au second plan, captant plus ou moins l’attention. L’exemple le plus flagrant est celui du bass drop : d’abord utilisé comme ponctuation sporadique, il accélère jusqu’à devenir la pulsation même de la pièce, pour finir par exploser dans une coda grandiose.

Le troisième mouvement est superbe, avec l’entrée criarde de l’orgue et son vacarme de clusters et d’accords dissonants, qui s’évanouissent subitement comme un écran de fumée. Derrière eux, un son frêle et stellaire, presque désincarné, dont la beauté se trouve magnifiée par le violent contraste qui l’a engendré : il s’agit d’un effet simple, mais saisissant. L’orgue réapparaît timidement, ajoutant quelques traits de basse à l’ensemble, tentant de rendre une assise à ces chants fantomatiques – en vain.

L’entrée du quatrième mouvement est subitement tonale, baroque même : il s’agit d’une citation du choral de Bach « Erbarme dich ». Cette rupture de style est un pari osé : mal amenée, elle aurait pu facilement tourner au kitsch. Ici, c’est une réussite : vêtue d’un timbre résolument moderne – accompagnée du spectre scintillant du mouvement précédent – l’incursion de Bach prend tout son sens, à mi-chemin entre solennité et méditation. Peu à peu s’y ajoutent des couleurs, des harmoniques, faisant croître le volume sonore ainsi que la dissonance, transfigurant le choral jusqu’à l’apothéose.