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Le 23 octobre 1980, Isabelle Panneton (née en 1955) assiste au « Concert 124 » de la Société de musique contemporaine du Québec (smcq). L’oeuvre scénique Attitudes (1979) de Philippe Boesmans (né en 1936) pour soprano, synthétiseur, deux pianos et percussions y est présentée par l’ensemble belge Musiques Nouvelles sous la direction de Georges Octors, dans une mise en scène de Michèle Blondeel. Isabelle Panneton se rappelle avoir été fort impressionnée par le lyrisme et les couleurs harmoniques de cette musique. En 1984, à la recherche d’un endroit où étudier en Europe et suivant les conseils de son professeur au Conservatoire de musique de Montréal, Gilles Tremblay, elle décide de tenter sa chance auprès du compositeur belge. Bien qu’il ne tienne pas de classe de composition à proprement parler, Philippe Boesmans accepte de recevoir la jeune compositrice pour des leçons particulières. Ce passage en Belgique laisse des marques importantes chez Isabelle Panneton, qui y reste de 1984 à 1987. Ce texte propose d’abord de mettre en lumière certaines des valeurs qui ont été transmises à Panneton par Boesmans, et ensuite de dégager des approches compositionnelles qu’emploie la compositrice aujourd’hui dont l’adoption remonte à son séjour européen.

Formation avec Gilles Tremblay : « faire sonner »

En 1975, Isabelle Panneton amorce ses études au Conservatoire de musique de Montréal. On y reconnaît une élève talentueuse, comme en témoignent ses premiers prix de contrepoint (1977), d’harmonie (1979), de fugue (1980), d’analyse (1981) et de composition (1984). Elle y étudie notamment la composition et l’analyse avec Gilles Tremblay, dont l’enseignement est déterminant dans son cheminement. À l’époque, non seulement Tremblay fait-il découvrir à ses étudiantes et étudiants la musique de grandes figures modernes comme Stravinsky, Messiaen ou Boulez, mais il analyse aussi avec elles et eux les partitions de Machaut, de Mozart et de Schumann, parmi d’autres.

Dans le sillage de ceux de Messiaen, ses cours ratissaient un répertoire très vaste. Tremblay s’attardait sur des éléments originaux issus de partitions de toutes les époques, susceptibles de nourrir notre travail de création : la rythmique grecque, les « hoquets » dans la musique de Machaut, l’hyperchromatisme de Gesualdo, les momentums chez Schumann, etc. Cette ouverture allait de pair avec sa propre démarche créatrice, très libre, justement orientée par cette notion de momentum, par le plaisir de « faire sonner » des accords complexes et colorés, par la mise en oeuvre d’une forme d’improvisation, etc.[1]

Gilles Tremblay offre alors un enseignement qui, sans faire fi de la tradition, présente un point de vue moderne, dégagé du poids d’une vision analytique exclusivement tonale. Isabelle Panneton parle notamment d’une approche instinctive de l’analyse chez lui, portée sur l’aspect physique et « entendu » de la musique[2]. Fait notable, le professeur aborde peu l’analyse musicale des compositeurs appartenant aux courants romantique et post-romantique (mis à part Schumann, cité plus haut). Voici comment Isabelle Panneton l’explique :

C’est vraiment un « trou » dans le parcours de ses analyses. Nous n’avons abordé aucun opéra de Wagner. Au fond, il y avait peut-être, étant donné l’époque, une nécessité de distanciation avec le post-romantisme, pour qu’une certaine modernité, celle des Messiaen, Boulez, Garant et Tremblay, puisse trouver sa place. La musique de Wagner, encore toute proche d’eux, représentait l’extrême développement non seulement du système tonal, dont il fallait à tout prix sortir, mais aussi d’une manière de penser la musique. Il faudrait y réfléchir davantage, mais je trouve intéressant que tout un pan de la musique du xixe siècle ait été ainsi occulté[3].

En dépit de cela, le passage d’Isabelle Panneton dans les classes de Gilles Tremblay est déterminant. Parmi les aspects les plus importants dont elle hérite de son professeur, on peut compter l’attention accordée à l’harmonie et à la notion de résonance dans sa pratique de la composition[4]. Cette influence se révèle déterminante, et on peut la voir poindre lorsque la compositrice avance les propos suivants dans un entretien accordé à Marie-Thérèse Lefebvre, en 2011 : « Mes premières compositions étaient assez abstraites, car je travaillais essentiellement sur l’aspect harmonique. Les gestes et les motifs étaient au service de l’harmonie, j’aimais “faire sonner”[5]. »

Philippe Boesmans

Compositeur autodidacte s’étant essentiellement formé par l’étude des partitions, Boesmans a suivi les cours d’été de 1961 et 1962 à Darmstadt et a embrassé la mouvance postsérielle. Il s’en est toutefois détaché assez rapidement, car cette posture – qui cherchait alors le renouvellement du langage musical à tout prix, la déstructuration et l’absence d’expressivité – lui semblait s’éloigner de sa conception personnelle de la musique. L’oeuvre Upon La-Mi (1970) pour voix, cor et ensemble est l’une de ses premières pièces à présenter ces caractéristiques et à oser critiquer ouvertement les pratiques de l’époque. Elle fait ainsi la part belle aux consonances et à la périodicité rythmique, tout en employant un catalogue de techniques vocales tirées de la musique populaire[6].

Afin de mieux comprendre ce pas de côté de Philippe Boesmans, il faut noter qu’il a travaillé à la Radio-télévision belge de la Communauté française (rtbf) comme monteur, animateur, arrangeur et compositeur de 1961 à 1986. Cet emploi l’a ouvert à une panoplie d’approches musicales – notamment au jazz, qu’il dit affectionner tout particulièrement, ainsi qu’à tout un spectre couvrant à la fois les musiques populaires, les musiques non européennes et le répertoire classique. À la rtbf, il a en effet écrit plusieurs pages de pastiches et de musiques fonctionnelles, ce qui l’a amené à développer ses habiletés techniques d’orchestrateur et la versatilité stylistique qui font sa marque encore aujourd’hui[7]. En effet, la musique de Philippe Boesmans a la particularité d’embrasser différentes techniques d’écriture du passé et de faire des emprunts aux musiques non classiques. Plusieurs observateurs ont qualifié cette posture de « postmoderne », bien que le compositeur ne s’en réclame pas. Sur ce sujet, Cécile Auzolle avance :

L’oeuvre de Boesmans questionne la pertinence d’une notion d’art « en progrès ». En effet, il s’inscrit aux dires de certains de ses exégètes dans une perspective résolument post-moderne alors qu’il revendique une liberté qui ne se rattache à aucune posture et dénonce cette étiquette. Béatrice Ramaut-Chevassus a contextualisé ce débat esthétique et montré que l’anamnèse ou l’hybridité pouvaient en être des attitudes musicales : l’émotion est toujours au coeur de la démarche sinon post-moderne, du moins « esthético-centrique »[8].

Existe-t-il un « style boesmanien » ? À cette question, Cécile Auzolle parle d’une forte prégnance des musiques du passé dans son langage et ajoute ceci :

[S]on langage reste éminemment personnel, adossé à la virtuosité de ses orchestrations et à un sens inné de l’architecture du temps musical. Son travail avec les interprètes de ses oeuvres nourrit sa démarche : il ne violente jamais les modes d’émission, de phrasé et les contingences physiologiques liées à l’instrument ou à la voix, s’inscrivant dans la lignée des grands instrumentateurs, notamment Berlioz, Ravel ou Messiaen. D’oeuvre en oeuvre, son écriture devient de plus en plus homogène, naissant d’un geste fondateur, mélharmonie [sic] ou réservoir d’où découle toute la composition à venir[9].

Il peut être difficile de dégager l’approche de Philippe Boesmans de manière théorique, puisque celui-ci n’a jamais proposé d’écrits analytiques sur son oeuvre ni offert de systématiser son langage comme il est courant de le faire dans le milieu de la musique contemporaine. Valérie Dufour le souligne d’ailleurs ainsi dans une présentation qu’elle fait du compositeur, en 2014 :

Tout son parcours se fera donc en marge des chemins balisés de la modernité musicale de la seconde moitié du xxe siècle. C’est en partie la raison pour laquelle Philippe Boesmans n’a jamais ressenti le besoin de formuler un discours pour définir ses oeuvres ou sa démarche. Les témoignages et entretiens qu’il a donnés jusqu’ici s’abstiennent donc de toute ambition théorique, conceptuelle, ou même simplement explicative. Chez lui, l’audace n’est pas spéculative. Elle se situe au contraire dans une sorte de distance décomplexée avec l’intelligentsia musicale, n’hésitant pas à renouer avec le vocabulaire de la « beauté », de la « grâce », du « désir » ou de l’écriture comme « don » proche de la « quête amoureuse », autant de termes souvent réprimés dans l’environnement de la musique contemporaine[10] .

Ainsi, l’étude des écrits sur Philippe Boesmans révèle beaucoup d’entretiens, des articles de journaux et des témoignages, mais très peu d’analyses réalisées sur sa musique. Il faut attendre les travaux de Cécile Auzolle, au début des années 2010, pour voir poindre un cadre de recherche sur son travail. À ce titre, soulignons que le premier colloque international consacré à Boesmans, organisé par Auzolle[11], n’a eu lieu qu’en 2016, sous l’égide de cette dernière, alors que le compositeur fêtait son 80e anniversaire de naissance !

L’enseignement de Philippe Boesmans : « parcourir un chemin »

Je crois qu’apprendre à composer est davantage parcourir un chemin que suivre un enseignement.
C’est la démarche que j’essaie de pratiquer avec mes élèves.
Je ne leur demande jamais « Pourquoi as-tu écrit cela ? », mais plutôt :
« Qu’as-tu voulu dire et comment l’exprimes-tu ? Peut-on le dire autrement ? »[12]

Isabelle Panneton étudie donc sous l’égide du compositeur belge de 1984 à 1987. À cette époque, Boesmans est déjà un artiste bien établi et jouit d’une réputation internationale, ayant notamment entamé sa fructueuse collaboration avec le Théâtre Royal de la Monnaie, qui sera l’un des jalons essentiels de sa carrière musicale[13]. Les cours particuliers qu’il dispense à Panneton à raison d’une rencontre par semaine se déroulent principalement autour de l’étude de partitions et d’enregistrements musicaux, prenant la forme de discussions à leur sujet. Selon Panneton, il s’agissait d’un partage de connaissance généreux, non pas ancré dans l’enseignement d’une technique musicale particulière, mais tourné vers une multiplicité de perspectives sur la musique :

Les séances s’étalaient facilement sur trois heures, et elles se déroulaient de façon informelle. Il étudiait avec attention mes partitions et les commentait dans le détail chaque semaine. Il les approchait, comme toute autre oeuvre musicale, avec le regard de quelqu’un qui n’appartient pas aux tendances dominantes (le structuralisme d’alors, par exemple). Il se prononçait sur tous les aspects, cherchant à identifier les éléments de cohérence, ceux qui méritaient d’être développés ou pas, etc. C’est un esprit ludique ! Il s’amusait parfois à jouer avec mes harmonies ou alors il me suggérait des couleurs. Son oreille était d’une finesse remarquable.

La compositrice note que Boesmans aime à prendre un objet, un geste ou une entité musicale pour procéder à son développement. Ainsi, une grande place est accordée au déploiement musical dans le temps, à l’aspect horizontal de l’oeuvre et à cette dramaturgie musicale qui est une autre des clefs importantes de son langage. Boesmans expose d’ailleurs lui-même sa méthode de travail :

Je travaille toujours dans l’ordre où j’ai commencé. J’ai en tête un point de départ : une petite cellule, un bout de chanson. Et je vais réutiliser cet élément, mais d’autres vont naître durant la composition. Je dois donc sans cesse contrôler la longueur de la forme et relire ce que j’ai écrit. Je relis souvent ce que j’écris dans le temps réel. […] Et c’est ainsi que je peux continuer en sachant ce qu’il y a avant et en voyant ce que je peux faire après. L’idée de la grande forme naît toujours ainsi par prolifération[14]

Cette attention portée à l’écoute pendant l’acte de composer, cette mise en forme des objets musicaux par « prolifération » résonne chez Isabelle Panneton. En effet, le professeur belge amène la jeune compositrice québécoise à concevoir une nouvelle façon d’aborder le travail de développement du matériau : il peut être mélodique et motivique, des termes peu usités dans ce sens à l’époque. Ceci n’est pas surprenant, car Philippe Boesmans entretient non pas un rapport en rupture avec le langage musical « traditionnel », mais qui embrasse plutôt volontiers son usage. En ce sens, il faut mentionner ici l’attachement qu’il porte ouvertement à la tradition germanique romantique. D’ailleurs, Boesmans ne tarde pas à faire connaître et apprécier l’héritage de Wagner et Strauss à Isabelle Panneton[15], deux compositeurs que celle-ci n’avait pas étudiés dans la classe de Gilles Tremblay, rappelons-le. Ces découvertes légitiment alors pour elle l’emploi de procédés compositionnels tirés de cette époque présérielle, mais aussi, plus généralement, le recours à l’émotion musicale, à l’expressivité et au lyrisme dans sa pratique de la composition. Les répercussions de ces années passées en Belgique sont donc importantes pour Panneton. Bientôt, la structure formelle ne passera plus principalement par le déploiement de blocs harmoniques résonants, mais par le tissage d’objets motiviques, ce qui a de profondes répercussions sur la fluidité de son discours musical.

La signature d’Isabelle Panneton : réseaux des notes communes et pôles sonores

Il est important de souligner l’un des traits particuliers de l’écriture d’Isabelle Panneton, soit sa capacité à mettre en marche le discours musical au moyen d’un travail minutieux sur la manipulation des hauteurs – comme on le sait d’ailleurs maintenant, l’identité harmonique occupait déjà une place essentielle dans sa musique avant son séjour en Belgique[16]. Que ce soit pour une note seule, pour un intervalle ou pour une harmonie, le paramètre des hauteurs est considéré comme déterminant lorsqu’il s’agit d’assurer le maximum de conséquence et de cohérence dans le déroulement du flot musical. Pour y arriver, la compositrice emploie un réseau[17] de notes communes qu’elle déploie de façon « arachnéenne[18] », c’est-à-dire à la manière d’une toile finement tissée. Dans la note de programme de la pièce Sur ces décombres et floraisons nouvelles (1995), elle affirme d’ailleurs aimer « tisser des réseaux de notes communes entre les accords et […] établir des pôles sonores par la récurrence de certaines notes[19] ». De même, on retrouve cette façon de faire dans la pièce Traits, Écarts, Réparties (1982-1984) pour piano, composée avant son départ pour la Belgique. Dans un article traitant de sa musique, Isabelle Panneton parle de blocs sonores résonants structurés par des notes communes, lesquels déterminent la forme de l’oeuvre :

Mentionnons d’abord que l’absence de conduite mélodique caractérise le déroulement de cette oeuvre : les motifs qui volent dans toutes les directions ne sont importants que dans la mesure où ils font « sonner » des accords. Inversement, on peut formuler que leur nature, comme leur articulation, est liée à la transparence ou à la densité des sonorités. Mais ces motifs ne sont pas structurants : ils contribuent, certes, à la dynamique interne de la musique, mais sans en générer directement la forme. Si le discours trouve sa continuité, malgré une apparente fragmentation, c’est que le déroulement harmonique est extrêmement serré. Les blocs sonores, en nombre limité, sont transposés sur eux-mêmes ; ils évoluent de façon « arachnéenne », selon un réseau de notes communes reliant les accords à travers le jeu des transpositions[20].

À la manière de Gilles Tremblay, et en hommage à celui-ci, elle fait « sonner » des accords reliés par un réseau de ces notes qui ont pour fonction d’assurer la cohésion formelle. Il est par ailleurs intéressant de mentionner qu’Isabelle Panneton déclare que ni les motifs ni la conduite mélodique ne guident le déroulement de l’oeuvre. Dans ses pièces ultérieures, suite à son séjour auprès de Philippe Boesmans, on retrouvera de plus en plus un étalement horizontal du principe de notes communes au moyen du développement motivique. Ce procédé de construction formelle est employé de manière manifeste dans l’oeuvre Les îles.

Les îles[21]

La pièce Les îles a été composée de septembre 2010 à avril 2011, à la suite d’une commande du Trio Fibonacci[22] ; pour violon, violoncelle et piano, elle regroupe une série de six miniatures d’une durée totale d’environ 12 minutes. Cette oeuvre reflète admirablement bien le travail d’Isabelle Panneton car la compositrice, soumise à la forme particulièrement contraignante de la miniature, y déploie de manière claire et concise quelques-unes de ses techniques de composition les plus abouties. Relevons celles qui prennent comme point central la notion de tissage motivique.

Dans Les îles, la compositrice exprime d’emblée une volonté de mettre en place une structure formelle soutenue par une narrativité musicale perceptible. En effet, malgré la nature fragmentée d’une forme composée de miniatures, elle désire que l’oeuvre soit habitée par un mouvement général unifié sur le plan dramatique. Voici un extrait de la note de programme où elle expose clairement cette intention :

La brièveté des mouvements exige entre autres que l’énergie qui les porte soit à la fois soutenue et contenue. Idéalement, la musique s’y déploie en créant un sentiment d’espace et de profondeur. Sur le plan de la forme, il faut veiller à ce que l’interruption du discours à intervalles rapprochés ne nuise ni à la cohérence ni au mouvement général de l’oeuvre. L’enchaînement des miniatures doit en quelque sorte donner l’effet d’un objet qu’on lance, puis rattrape au vol pour mieux le relancer[23]

La Figure 1 présente le découpage formel de la pièce et met en relief les principales caractéristiques musicales qui donnent forme à l’oeuvre dès la première écoute : durée, nuances dominantes ainsi que niveau d’activité et de densité harmonique.

Figure 1

Les îles, découpage formel et principales caractéristiques musicales.

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La structure formelle s’y dessine clairement : l’oeuvre musicale se déploie en procédant par une alternance entre activité et sobriété, les mouvements calmes et formés de nuances généralement douces succédant aux mouvements énergiques dont les dynamiques sont nettement plus intenses. Même si la pièce est découpée en six parties séparées par de courtes pauses, il ne s’agit pas de blocs sonores individualisés, mais bien « d’un objet qu’on lance, puis rattrape au vol pour mieux le relancer[24] ». En effet, le matériau musical est dominé par quelques motifs de premier plan récurrents qui sont mis en relation par un habile jeu de tissage au moyen de hauteurs communes. À la section suivante, nous présentons trois de ces objets en détail.

Développement et mise en forme des objets motiviques

Les objets motiviques qui peuplent Les îles sont vecteurs de relations et sont en grande partie responsables de la cohérence et de la narrativité du discours formel. Ils apparaissent de manière marquée tout en se fondant au champ harmonique. Tout au long de l’oeuvre, les motifs de premier plan reviennent, parfois tels quels, parfois métamorphosés, la compositrice procédant ainsi au tissage par prolifération, c’est-à-dire qu’elle effectue la projection horizontale des dérivés d’un motif principal et, par ce fait, donne corps au discours. Voici quelques-uns de ces objets motiviques qui occupent le premier plan.

a) Motif itéré

La Figure 2 présente le motif qui débute l’oeuvre, ici désigné comme « motif itéré ». Possédant une identité forte, quasi obsessive, il est formé d’une séquence de répétitions d’attaques brèves. Il revient sans cesse au cours de la pièce, le plus souvent en doubles-croches et en trémolo. Objet de texture conférant un aspect lancinant à la trame du discours, il sert à activer la matière musicale tout en fournissant un champ de hauteurs précis. Le voici encadré au premier plan en ouverture de l’oeuvre. Il est partagé par le violon et le violoncelle et marque durablement à l’esprit la hauteur de la bémol, note structurelle de tout le mouvement.

Figure 2

Motif itéré, Les îles, mouvement i, mes. 1-4.

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Durant la presque totalité du mouvement, le motif itéré conserve la note la bémol à des registres différents (tout en étant parfois identifié comme sol dièse). Le discours formel de ce mouvement en entier est construit sur les rapports intervalliques qu’il entretient avec les attaques résonantes du piano et les interventions du violoncelle. Ainsi, lorsque ce motif itéré passe de la bémol à si, aux mesures 9-12, un changement d’une importance considérable s’opère au niveau de la trame narrative, telle une modulation en musique tonale.

Aux mesures 1-3, le motif itéré est soutenu par un agrégat résonant au piano, formé des hauteurs[25]sol2, la bémol3, si3, do4 puis 4. Les intervalles dissonants de 9e mineure entre sol2 et la bémol3 et de 2de mineure entre si3 et do4 donnent un caractère particulièrement grave au discours musical.

Mais la compositrice offrira un tout autre décor avec le même motif lorsqu’aux mesures 19-23 (Figure 3), il est de retour sur la note la bémol4, soutenu par une harmonie formée de si3, ré4, mi4 puis mi bémol5 dont la sonorité, rappelant un accord de 7e de dominante sur mi (3e renversement), vient adoucir et éclaircir le propos.

Figure 3

Motif itéré, Les îles, mouvement i, mes. 19-23.

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Au mouvement v, le motif itéré se métamorphose lorsque la compositrice le confie au piano, profitant cette fois-ci de la nature harmonique de l’instrument pour densifier la matière (Figure 4). Le motif conserve exactement la même fonction, qui est d’intensifier la trame du discours musical et d’appuyer un champ harmonique précis.

Figure 4

Motif itéré, Les îles, mouvement v, mes. 60-62.

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b) Motif d’intervalle descendant

La Figure 5 illustre le motif thématique au début du second mouvement : au violon, deux croches descendantes séparées par un intervalle de tierce mineure.

Figure 5

Motif d’intervalle descendant, Les îles, mouvement ii, mes. 1-5.

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Bien que dépouillé, ce motif thématique ressort clairement du tissu sonore et se présente sous différentes transpositions tout au long du mouvement, tantôt comme réponse du violoncelle à l’appel du violon (mes. 1-8), tantôt scandé en homorythmie par les cordes sous l’affirmation harmonique du piano (mes. 11-22 et 35-36). Ce motif reparaît maintes fois au cours de l’oeuvre, comme c’est le cas, par exemple, aux mesures 6-7 du mouvement iv, alors que le violoncelle fait entendre une tierce mineure descendante, immédiatement suivie d’une variation sous forme d’une seconde mineure, elle aussi descendante. 

Figure 6

Motif d’intervalle descendant, Les îles, mouvement ii, mes. 6-7.

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c) Motif brèves-longue descendant

Ce troisième objet motivique de premier plan est formé d’une succession de notes conjointes descendantes de valeurs brèves, elle-même suivie d’une note de valeur longue. À la Figure 7, ce motif est présenté au piano, formant l’élément central du mouvement iv.

Figure 7

Motif brèves-longue descendant, Les îles, Mouvement iv, mes. 1-5.

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Ce motif change constamment de hauteur selon la région harmonique dans lequel il se retrouve ; cependant, il garde toujours son profil mélodique conjoint et descendant nettement repérable. De plus, il peut être formé d’un nombre variable d’attaques, allant de trois à sept.

Tissage motivique

Tout au long de l’oeuvre, Isabelle Panneton travaille son discours musical en prenant soin d’imbriquer différents objets motiviques pour générer du mouvement. Un exemple d’un tel travail de tissage motivique est présenté à la Figure 8. Dans un mode résolument diatonique, le motif brèves-longue descendant y est d’abord amorcé par le violoncelle en formule réduite, confié ensuite au violon, puis repris au violoncelle de manière plus insistante pour enfin être soutenu par le piano. Notons au passage que le violon expose une variante du motif itéré à la mesure 11, où l’itération intervient comme une amorce de la partie « note longue » du motif.

Figure 8

Développement motivique, Les îles, mouvement iv, mes. 10-13.

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Dans les mesures suivantes, la compositrice complexifie le discours et met en relations deux des motifs présentés plus haut (motif d’intervalle descendant et motif brèves-longue) en leur donnant des morphologies différentes, quoique toujours reconnaissables. Formé de valeurs longues, le motif d’intervalle de tierce majeure puis mineure est confié au violon (encerclé à la Figure 9), tandis que le violoncelle et le piano se partagent différentes formes du motif brèves-longue (encadrées).

Figure 9

Développement motivique, Les îles, mouvement iv, mes. 14-19.

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À la toute fin de l’oeuvre, telle une signature, Panneton « fait sonner » une série d’accords dont l’ossature s’articule autour d’un jeu de notes communes. En ne faisant que sensiblement changer quelques hauteurs des accords et jouer avec leur densité, la compositrice procède à une détente progressive de la matière musicale formée par des arpèges joués au piano et complétée par des tenues aux cordes. L’harmonie est formée d’un agrégat stable (la bémol3, si3, do4, 4, fa dièse5, sol dièse5, sol dièse6) dominé par la fréquence de sol dièse, la même hauteur qu’en début de pièce (la bémol). Lentement, Panneton fait « couler » en descente progressive certaines hauteurs, à la fois dans le registre grave et médium aigu, comme l’indiquent les flèches à la Figure 10.

Figure 10

Développement fréquentiel, Les îles, mouvement v, mes. 33-39.

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Le cheminement des fréquences plus aiguës change subtilement la couleur des accords, tandis que le passage du sol vers le mi des notes fondamentales est totalement déterminant dans le mouvement qu’il engendre. En effet, la compositrice nous amène doucement vers la sonorité d’un accord de mi majeur, en prenant soin d’appuyer préalablement sur le fa grâce à un rappel de l’objet motivique itéré, tout ceci afin que l’oreille puisse trouver un certain « repos » en cette fin de pièce.

En guise de conclusion

Ainsi, le passage d’Isabelle Panneton chez Philippe Boesmans lui aura permis d’ajouter aux fondations esthétiques de son langage musical l’étalement horizontal du principe des notes communes. Cette démarche – qu’elle avait auparavant exploitée verticalement au moyen de pôles sonores et d’accords résonants à la suite de ses études chez Gilles Tremblay – s’est ainsi étendue pour transformer la fluidité de son discours musical grâce au tissage motivique.

Le raffinement dans le déploiement de la matière musicale fait partie des caractéristiques que partage la compositrice québécoise avec le maître belge. Le souci du développement de l’objet musical ainsi que l’expressivité que permet le langage motivique et mélodique sont au coeur de leurs démarches respectives, celles-ci témoignant d’une volonté de créer un langage personnel en embrassant les idiomes présériels, sans toutefois renoncer aux pratiques contemporaines. Chez Philippe Boesmans, il y a un mariage évident avec le romantisme et le post-romantisme, opéra oblige : les legs de Wagner, Malher et Berg sont manifestes. Isabelle Panneton étant plus portée vers la musique de chambre, on retrouve chez elle l’héritage de Haydn et de Schumann, notamment, incarné par un travail minutieux sur le rapport qu’entretiennent les hauteurs entres elles tant sur le plan vertical qu’horizontal, ainsi qu’une pratique minutieuse du développement motivique.

La rencontre de Philippe Boesmans aura donc donné la possibilité à Isabelle Panneton de poursuivre librement la démarche entamée auprès de Gilles Tremblay. Les deux professeurs ont en effet la réputation d’avoir transmis à leurs étudiants davantage une façon d’être qu’une façon de faire. À son tour, Isabelle Panneton enseigne la composition de la même manière, n’imposant aucune esthétique ou technique particulières, mais proposant une lecture critique et attentive des partitions et faisant preuve de bienveillance afin de laisser émerger la personnalité musicale du compositeur en devenir.