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L’examen des liens entre la Belgique et le Québec dans le développement d’une musique acousmatique révèle deux éléments importants. D’abord, que ces liens se sont développés et ont atteint une certaine intensité entre 1980 et la fin des années 1990, période en grande partie balisée par la présence et l’enseignement du compositeur Francis Dhomont à l’Université de Montréal. Ensuite, que la relation privilégiée de Dhomont avec Annette Vande Gorne, compositrice, pédagogue et directrice de l’association Musiques et Recherches (M&R) en Belgique[1], s’est articulée à travers l’adhésion mutuelle au genre acousmatique[2], l’élaboration et la programmation d’un corpus d’oeuvres acousmatiques et la pratique d’une spatialisation sonore. Il est proposé ici de tracer le parcours et d’envisager la portée de ces liens entre le Québec et la Belgique à partir d’un contexte historique donné et des démarches particulières de Dhomont et Vande Gorne, dont la rencontre résulte autant du hasard que d’une grande complicité esthétique. Il s’agit aussi de souligner, au passage, les collaborations et les événements qui s’inscrivent au cours de cette période prolifique de création acousmatique.

En vue de la préparation de cet article, des entretiens ont été réalisés avec Francis Dhomont, Annette Vande Gorne et Robert Normandeau[3], suivis de partages de courriels. Des informations factuelles cruciales ont été tirées de ces échanges et ont permis de donner un sens à l’ensemble des actions partagées au fil des ans. S’y est aussi greffée la lecture de textes tirés de la littérature principalement produite par Dhomont et Vande Gorne touchant au genre acousmatique et, plus particulièrement, aux notions d’espace du son et d’écoute. Ces textes fournissent pour leur part un éclairage et des pistes de réflexion essentielles pour enrichir ce qui constitue, comme l’affirme Dhomont, « un mode de pensée, pas une mode musicale[4] ».

Cheminements particuliers et convergences

Tandis que Dhomont découvre et développe une musique sur support de manière relativement isolée[5], Vande Gorne est admise, en 1977, dans la classe de Guy Reibel et Pierre Schaeffer au Conservatoire national supérieur, à Paris, séjour en France qu’elle clôt en 1980 avec un travail de recherche sur le répertoire des musiques réalisées de 1948 à 1980 au Groupe de recherches musicales (grm). De son côté, en 1978, Dhomont se déplace vers Montréal, d’abord à titre de conférencier, avant de revenir s’y installer de manière définitive l’année suivante. En 1980, il débute sa carrière en enseignement à l’Université de Montréal lorsqu’on l’invite à donner un premier cours d’initiation aux techniques électroacoustiques en remplacement de Marcelle Deschênes, alors en sabbatique[6].

Dhomont et Vande Gorne font connaissance en 1982 à Aix-en-Provence, alors que Dhomont y donne un atelier sur la spatialisation[7]. Cette même année, Vande Gorne met sur pied l’association M&R et un studio analogique[8], et organise un concert spatialisé sur un grand orchestre de haut-parleurs intitulé « Musique “concrète” d’aujourd’hui » ; au programme sont notamment inscrites des oeuvres de Dhomont et des Québécoises Micheline Coulombe Saint-Marcoux et Marcelle Deschênes. Au cours de la même période, au Québec, Dhomont organise la série de concerts Eurakousma[9] (Figure 1) ; il y fait entendre des musiques acousmatiques européennes, dont celles de Vande Gorne, à travers un dispositif de projection sonore qui est alors nouveau pour le public québécois. Enfin, à partir de 1986, Vande Gorne développe, en pionnière et à travers un réel périple dans différentes institutions belges, un cours, une classe et, éventuellement, un programme complet de musique acousmatique[10].

Selon Dhomont et Vande Gorne, la réelle rencontre – celle qui enclenchera à la fois une relation collégiale durable et une longue amitié – a lieu en 1984 lors de la première édition du festival acousmatique international L’Espace du son, organisé par M&R[11]. Le festival se déployant dans une série de 20 concerts, une carte blanche intitulée « Journée Québecquoise » [sic] (Figure 2) avait été assignée à Dhomont, qui en profita pour faire connaître les oeuvres de compositeurs québécois[12].

Figure 1

Programme d’un concert de la série Eurakousma tenu à la Faculté de musique de l’Université de Montréal en 1988.

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En plus d’une liaison ancrée dans la pratique, la promotion et l’enseignement de la musique acousmatique, Dhomont et Vande Gorne partagent un intérêt marqué pour la réflexion théorique. En effet, leurs carrières respectives sont jalonnées d’écrits importants visant à articuler, définir et cerner ce qui constitue et caractérise le genre acousmatique. À ce sujet, il faut noter le rôle essentiel joué par la revue d’esthétique musicale Lien, produite par M&R à compter de 1988 et dont les numéros 2 et 3 (1988 et 1991), titrés L’Espace du son[13], furent placés sous la responsabilité éditoriale de Dhomont ; il en va de même de Vous avez dit acousmatique ? (1991), de Vande Gorne, également publiée sous l’égide de Lien, où sont présentés les points de vue réflexifs de différents acousmates sur leur art. Au fil des ans, tous deux ont également contribué à diverses revues, incluant l’édition d’un numéro de la revue Circuit dirigée par Dhomont et ayant pour sujet l’électroacoustique au Québec (1993)[14], ainsi que le Traité d’écriture sur support (2017) publié par Vande Gorne, somme de son expérience de praticienne et d’enseignante[15].

Figure 2

Première page du programme du concert Journées Québecquoises, première édition du festival acousmatique international L’Espace du son, 1986.

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Enseigner l’acousmatique et occuper l’espace sonore

Afin de mieux comprendre la richesse de la scène musicale acousmatique qui se développe en Belgique et à Montréal sous l’élan et la conviction commune d’Annette Vande Gorne et de Francis Dhomont, il apparaît important de mettre en lumière la vision qui a animé leur rôle de formateurs. Sur leur communauté de pensée, Vande Gorne affirme sans détour : « Francis et moi parlions le même langage[16]. » On remarque en effet que tous deux insistent, tant dans leurs écrits que dans leur enseignement, sur les aspects de l’écoute et de l’espace du son. Sur le site de M&R, on explique que « la musique acousmatique a pour but de développer le sens de l’écoute, l’imagination et la perception mentale des sons[17] ». Pour sa part attaché au processus, Dhomont affirme que « seule est acousmatique l’oeuvre dont le parcours entier, du poïétique à l’esthésique […], est placé sous le contrôle de la perception auditive (“akousma”)[18] » et que « ce qui est acousmatique, c’est l’écoute que nous avons des oeuvres et non les oeuvres écoutées[19] ». Déployant sa réflexion du côté de l’espace d’écoute, il ajoute que « pour être acousmatique, une oeuvre électroacoustique doit […] avoir été conçue en vue d’une situation d’écoute elle-même acousmatique[20] ». Dans sa préface au Traité de Vande Gorne (intitulée « Prolégomènes à une syntaxe annoncée »), le compositeur salue le travail de sa collègue à travers, entre autres aspects, la reconnaissance de la « primauté du perceptif sur le préconçu technique[21] ». Dhomont souligne aussi le chapitre du Traité intitulé « Jeu sur l’espace », reconnaissant l’importance de cette « modalité électroacoustique qui a notoirement contribué à faire du paramètre spatial un critère musical à part entière[22] ».

La place fondamentale donnée à l’espace acoustique se déploie dans ce que Vande Gorne considère être un nouveau métier, soit celui d’interprète spatialisateur. Dans son article « L’interprétation spatiale : essai de formalisation méthodologique » (2014), elle précise que « parler de l’espace, c’est parler de l’interaction entre les caractéristiques acoustiques d’un lieu, sa disposition géographique, la configuration choisie pour les haut-parleurs dans le lieu, et l’espace déjà inscrit sur le support, ses plans de profondeur de champ, et les trajets sonores[23] ». Ainsi organise-t-elle chaque été depuis 1999, à Ohain, un stage de spatialisation de musique acousmatique auquel participent de jeunes créateurs et créatrices du Québec et de partout en Europe. Dès l’année suivante, elle lance un concours de spatialisation, moment privilégié d’apprentissage et de partage de connaissances d’une pratique sonore de l’espace.

Au Québec, l’enseignement de Dhomont en vient à se faire connaître comme l’« “école” de Montréal »[24]. À ce propos, le compositeur-pédagogue mentionne, dans un entretien avec Rui Eduardo Paes daté de 2009[25], que bien que chacun de ses étudiants a su trouver sa propre voix intérieure – celle qui nous parle –, leurs « musiques [ont] en commun un certain goût pour le son, pour l’articulation du discours, pour une musique d’images et aussi pour la cohérence de la […] forme[26] ». Il précise aussi dans un article portant sur l’enseignement de la composition acousmatique (2015), que son approche pédagogique se distingue entre autres par la prudence prônée face à l’hypnose de la technicité et qu’elle s’organise sur deux niveaux soit, d’une part, celui des moyens et généralités liés au médium, et d’autre part, celui de la composition, reconnaissant qu’au final, « c’est toujours affaire d’écoute, d’analyse critique et d’intuition, rarement de technicité » et que « ce n’est pas l’outil qui garantit le contenu musical mais la pensée du compositeur »[27].

Figure 3

Annette Vande Gorne et Francis Dhomont, en 2011, devant un traditionnel « italiano » sur la Grand-Place de Bruxelles, étape régulière après son arrivée à la gare du Midi.

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Pierres de gué texturées : échanges, collaborations et créativité acousmatique

C’est ainsi qu’émerge une première génération de créateurs « acousmates » formés au Québec avec Dhomont et en Belgique avec Vande Gorne[28], et que s’amorcent des échanges à la fois entre les compositeurs et les compositrices, ainsi qu’entre M&R, l’Université de Montréal et différents organismes québécois.

Si Dhomont profite de ses voyages en France pour faire connaître les oeuvres de ses étudiants sur les ondes de France Musique[29], l’événement déclencheur spécifiquement rattaché à M&R se déroule à Arles, en 1986, alors que se tient la première édition de l’Université d’été de la radio[30]. Invité à y animer des stages et des concerts, Dhomont encourage des étudiants de la Faculté de musique de l’Université de Montréal à s’y rendre ; il s’agit, pour l’occasion, de Robert Normandeau, Alain Roy, Mario Rodrigue et du pianiste Jacques Drouin. Un concours, que Normandeau remporte, offre comme prix un stage à M&R, où le lauréat se rend l’année suivante pour y composer Rumeurs (Place de Ransbeck). À ce jour, Normandeau demeure le compositeur québécois ayant le plus souvent collaboré avec M&R, s’y rendant pour enseigner[31], pour présenter des programmes de concert ou à titre de membre de jurys. Dans le paysage acousmatique montréalais, il est aussi un promoteur important de la spatialisation des oeuvres de musique sur support, d’abord dans le contexte des concerts « Clair de terre »[32] et, par la suite, de la série Rien à voir[33]. En 1991, Normandeau invite Vande Gorne à Montréal pour le concert « Clair de terre 2 », au cours duquel elle fait entendre en création son oeuvre Terre, tirée du cycle Tao.

En 1989, un concert Montréal-Bruxelles est organisé dans le jardin de M&R où sont spatialisées sur acousmonium des oeuvres de Calon, Normandeau et Dhomont (Québec), ainsi que de Vande Gorne et André Van Belle (Belgique). Deux ans plus tard, à Montréal, la société Réseaux des arts médiatiques nouvellement fondée organise un premier événement – auquel se joint Vande Gorne – pour célébrer à la fois le 65e anniversaire de Francis Dhomont, le lancement d’un album double sur étiquette empreintes digitales[34] et celui du numéro 2 de la revue Lien de M&R, sous la direction éditoriale de Dhomont. Pour l’occasion, en prévision d’un public nombreux, les organisateurs installent deux acousmoniums en miroir. Ainsi, chaque ouverture d’un potentiomètre soliste de l’acousmonium de la salle principale où officiait Dhomont était reproduite au même moment dans l’autre salle, située en face[35].

Parmi les collaborations notables entre la Belgique et le Québec acousmatique, notons encore celles avec l’étiquette empreintes digitales. La maison de disque organise, en 1992, une tournée acousmatique intitulée Traces électro et s’arrête à Bruxelles pour y présenter, en collaboration avec M&R, deux concerts des musiques de quelques artistes de la maison[36]. C’est par ailleurs sur cette étiquette que Vande Gorne fait paraître son cd Tao (1993), premier disque de musique acousmatique belge chez empreintes digitales, qui est suivi de plusieurs autres au fil des ans[37]. Aujourd’hui, les liens avec la Belgique se sont aussi immiscés sur le site Internet électrocd, qui offre des liens croisés avec les pages à caractère biographique du site électrodoc de M&R.

Quelques années plus tard, en 1996, c’est au tour de la société de concerts montréalaise Codes d’accès de créer l’événement Musiques-échange Québec-Belgique, qui regroupe des organismes et des créateurs de différentes pratiques artistiques. Le programme de musique acousmatique, piloté par Réseaux des arts médiatiques, propose les musiques de compositeurs belges et québécois, connus et moins connus. Après un concert à Montréal, il est ensuite présenté lors de deux soirées de concert dans le cadre du quatrième festival L’Espace du son de M&R[38].

Hasard et détermination : évolution et transformation

Les liens « acousmatiques » entre la Belgique et le Québec se sont ainsi développés dans un terreau fertile, d’une posture innovante, pédagogique, de réflexion critique et de complicité. Né de la relation à la fois personnelle et collégiale entre Annette Vande Gorne et Francis Dhomont, l’intérêt pour la musique sur support s’est précisé en intérêt pour une musique acousmatique privilégiant l’écoute du son et l’espace qui s’y rattache. À travers leur enseignement et leurs activités connexes, tous deux ont favorisé l’accès à une pratique nouvelle et à un répertoire encore peu connu. De là se sont formées des cohortes de jeunes créateurs « acousmates » sensibles aux exigences d’une musique en dialogue constant entre une phénoménologie de l’écoute et l’apprentissage de nouveaux outils techniques. Ceux et celles qui ont reçu l’enseignement de Dhomont se rappellent sans doute encore aujourd’hui qu’il faut se méfier « autant du volontarisme sectaire que du “n’importe quoi” spontanéiste. [Il faut essayer] simplement de donner la meilleure lisibilité possible à un discours poétique. Et ce n’est pas facile ![39] »

Sous l’impulsion de Vande Gorne en Belgique et de Dhomont au Québec, des acousmoniums et des situations de concert de mieux en mieux adaptés aux musiques acousmatiques se sont constitués. À ce sujet, il faut souligner le travail de Normandeau, aujourd’hui directeur du Groupe de recherche immersion spatiale (gris) qui produit des logiciels de spatialisation sonore[40]. En définitive, les échanges suscités par la connexion Belgique-Québec ont ouvert le chemin aux jeunes créateurs qui ont pris confiance et déploient aujourd’hui leur talent dans un contexte plus large, international.

Depuis la retraite en enseignement de Dhomont en 1998, les échanges se sont espacés, mais les liens demeurent avec M&R, plusieurs créateurs québécois ayant participé, au cours des dix dernières années, soit aux stages de spatialisation ou au concours de composition Métamorphoses[41], soit à une résidence d’artiste ou à un programme de concert – incluant le concert-portrait dédié à Gilles Gobeil, tenu en 2016. La Belgique demeure aussi présente au Québec, notamment par l’entremise d’une invitation récente lancée à Vande Gorne à participer à l’édition 2022 du festival Akousma pour y présenter son opéra acousmatique Yawar Fiesta.

Autant en Belgique qu’au Québec, la musique acousmatique et son rapport évolutif avec les outils numériques de composition ont favorisé l’émergence de nouvelles approches qui peuvent s’associer, se fondre ou encore s’éloigner d’une pratique acousmatique en tant que telle. Une chose demeure cependant : la marque de la présence et de l’enseignement du tandem Dhomont-Vande Gorne, dont la pensée émerge d’une passion entrecroisée pour la rencontre de l’autre et du son dans toutes ses manifestations ; il suffit, comme le disait Pierre Schaeffer, « de savoir déceler, et de goûter […] le jeu de quelques atomes de liberté, les improvisations imperceptibles du hasard…[42] ».