Corps de l’article

Introduction

Dès leurs débuts, les fan studies ont travaillé à mettre en lumière et à légitimer les pratiques de réception des consommatrices et consommateurs les plus engagés, rompant avec l’image du consommateur passif et aliéné (Jenkins, 2015). À travers les concepts de culture de la participation puis de culture de la convergence, Henri Jenkins (2006) décrit des fans actifs, voire activistes (Allison, 2009), qui s’organisent collectivement pour prendre part à la production de la franchise qu’ils affectionnent. Le sens de cette participation est ambivalent. Elle est citoyenne d’une part, au sens d’une construction et d’un engagement des fans dans une culture partagée, mais relève aussi d’une forme de travail qui ajoute de la valeur aux oeuvres (De Kosnik, 2012 ; Milner, 2009 ; Stanfill, 2019).

Cet article propose, dans le cadre d’une analyse de la réception de la franchise Pokémon, d’explorer plus avant l’économie affective (Jenkins, 2006) déjà mise en évidence au coeur de la culture de la participation et de la convergence. Pour cela, nous mobilisons le concept de « travail émotionnel », élaboré pour rendre compte de la façon dont les travailleuses et travailleurs utilisent leurs émotions comme ressources, comme outils de travail, tels le sourire et la gestion des émotions négatives chez les agentes de bord de compagnies aériennes, et pour mettre en évidence les mécanismes de marchandisation des émotions qui font l’objet d’une gestion professionnelle (Hochschild, 2003). On peut définir les émotions comme la « fixation sociolinguistique de la qualité d’une expérience dès lors définie comme personnelle. L’émotion est une intensité qu’on a pu qualifier[1] » (Massumi, 2002 : 28). Cette « fixation sociolinguistique » s’appuie sur un processus d’évaluation et d’appréciation des situations (Thévenot, 1995), dont la pertinence est négociée collectivement (Paperman, 1992). En outre, l’appréciation émotionnelle des situations est dépendante des attentes forgées par les expériences passées (Hochschild, 2003). L’une des dimensions centrales du travail émotionnel est alors l’ajustement de ces attentes.

Nous proposons d’appeler « régimes émotionnels » les agencements collectifs et relativement stabilisés de gammes d’émotions pertinentes. Ces régimes constituent ainsi des modalités typiques de la réception. Dans une perspective proche, Eva Illouz (2020 : 322-323) parle de « structures des sentiments » pour désigner « l’atmosphère » émotionnelle, les tonalités d’arrière-plan de l’expérience collective. Elle opère une distinction stricte entre les « structures de sentiments » qui résultent de la simple répétition d’expériences collectives à l’échelle de groupes sociaux, et celles qui sont cadrées, voire générées par les dirigeants et les institutions politiques à travers les médias et les décisions politiques. Seule cette seconde acception aurait un caractère public et politique. Bien que The Pokémon Company (TPC), qui détient la marque Pokémon, pourrait jouer ce rôle de cadrage des « climats » émotionnels, l’entreprise ne déclare pas l’existence des émotions pour les générer, mais produit plutôt les conditions qui facilitent leur émergence par la mise en ligne d’informations et d’annonces. La notion de régime, dans le sens où elle est mobilisée ici, met la focale sur la dimension processuelle du façonnement des émotions collectives. La participation et le travail émotionnel des fans sont dépendants des ressources mises à disposition (Fine, 1989) par TPC, dans la mesure où Pokémon constitue une « sous-culture propriétaire » (Dayan, 1986). C’est dans le cadre de la réception de ces contenus que les régimes émotionnels sont façonnés, transformés, et orientent les émotions des fans. Le travail de publicisation et de politisation des émotions, nous le verrons, est réalisé par ces derniers.

Si les fans de Pokémon travaillent gratuitement à entretenir et à augmenter la valeur de la marque détenue par TPC, l’économie affective est à double tranchant pour l’entreprise ; en effet, les mobilisations qui en découlent peuvent aussi parfois être oppositionnelles (Jones, 2018). Nous tâcherons de montrer comment, par un travail émotionnel qui s’appuie sur les ressources mises à disposition par TPC, les fans participent à la production et à la diffusion de régimes émotionnels qui sont au coeur de leur mobilisation pour avoir prise sur l’avenir de la franchise.

Nous présentons successivement les deux principaux régimes de ce travail émotionnel, d’abord la hype, puis le sel, deux expressions empruntées à la terminologie employée par les fans. La hype se caractérise par un alignement entre les attentes des fans et les ressources fournies par l’éditeur, lequel amène l’intensité des émotions positives à culminer dans un cycle d’auto-entraînement qui participe de l’implication collective des fans dans leur propre captation (Cochoy, 2004). Le sel, que nous présentons ensuite, correspond à un désajustement des attentes et des ressources, qui alimente les tensions entre les fans et la franchise. L’opposition de ces régimes se caractérise par un climat d’approfondissement de la critique, particulièrement propice à la réflexivité et au développement d’une revendication d’autonomie au sein du public.

Corpus et méthodologie

Les études de la réception se heurtent de manière générale à la problématique de la délimitation de leur corpus, dans la mesure où la réception n’a pas seulement lieu au moment où le récepteur est exposé au contenu, mais aussi dans les moments où ce contenu est mobilisé dans le cadre de discussions (Boullier, 2004). À cela s’ajoute le fait que nous nous intéressons ici à la réception sur Internet. Elle se déroule donc dans un réseau de territoires diffus, et la constitution du corpus se heurte aux frontières particulièrement floues des espaces sociaux en ligne (Boutet, 2008).

Le corpus est donc en premier lieu constitué à partir de traces de la participation des consommatrices et consommateurs les plus engagés, ce qui nous conduit à les qualifier de fans. Leurs pratiques sont situées de part et d’autre du « continuum de participation » (Bury, 2017) qui peut caractériser les fans, avec une attention particulière portée aux contributions ordinaires. Le point de départ de la constitution du corpus est ici le groupe Facebook Pokémon Trash Talk. Ce choix est motivé par le fait qu’il est le plus actif du point de vue de la réception de l’actualité Pokémon en comparaison d’autres groupes pourtant plus nombreux. Les observations et entretiens nous conduisent à considérer les débordements de la participation des frontières communautaires. Les vidéos YouTube constituent la principale source d’informations officielles sur l’avenir de la franchise, et leurs sections « Commentaires » constituent des espaces extracommunautaires. Les entretiens permettent de contextualiser les contributions qui apparaissent à l’écran et de prendre du recul quant à leur sens, en même temps qu’ils donnent une voix à des fans qui « ne laissent pas de traces » (Falgas, 2016).

Le travail émotionnel de l’anticipation : aux origines de la hype

Le 15 février 2019, Junichi Masuda, l’un des employés les plus connus du studio Game Freak, qui développe les jeux vidéo Pokémon, publie une capture d’écran de Pokémon GO sur laquelle on voit qu’il a attrapé un Aspicot, pokémon[3] faible et commun. Il possède 226 bonbons de ce pokémon, objets qui permettent de le rendre plus puissant et de le faire évoluer. Puisque cette capture d’écran n’a aucun intérêt évident, des fans, conscients de l’habitude de Masuda de disséminer des indices subtils, en déduisent que quelque chose aura lieu le 26 février suivant (« 2/26 » selon le format nord-américain). Un certain nombre d’entre eux, s’appuyant sur ces indices ainsi que d’autres informations dispersées sur Internet, croient ainsi qu’une annonce concernant les prochains jeux vidéo Pokémon sur Nintendo Switch aura lieu ce jour-là. Par exemple, Jean, un membre particulièrement actif (plus d’une centaine de contributions en 2019) du groupe Facebook Pokémon Trash Talk, publie une capture d’écran du tweet[4] d’une personne connue pour avoir prédit plusieurs événements précédents, tels que le Nintendo Direct du début du mois. Le tweet énonce simplement : « Pokémon soon. » Jean ajoute dans les commentaires avoir remarqué que le Pokémon Direct[5] des jeux vidéo précédents a été récemment retiré du site de Nintendo, capture d’écran à l’appui. D’après lui, ce serait parce qu’il ne « faut pas qu’un autre direct fasse de l’ombre au niveau des recherches au suivant, donc en général ils virent les précédents du site officiel :’([6] ».

Le foisonnement des rumeurs sur la Toile conduit l’équipe Pokémon Trash à publier un article récapitulatif[7] dans lequel elle crédite Pokékalos, un site concurrent, pour la trouvaille du tweet, ce qui met en exergue le caractère collectif de l’enquête d’anticipation des annonces. Le groupe Pokémon Trash Talk a d’ailleurs été créé pour que les fans puissent aider l’équipe Pokémon Trash en relayant d’éventuelles informations à côté desquelles elle serait passée. Aussi, l’équipe de rédaction du site Pokémon Trash « suit quelques pages officielles de Pokémon sur les réseaux sociaux, plus quelques pages de fans suffisamment réactives (Serebii et Pokékalos, notamment)[8] ». Les fans réalisent donc collectivement le travail de veille, d’interprétation, de mise en relation et d’acheminement des ressources mises à disposition par TPC.

Le 25 février, TPC révèle que le Pokémon Direct prévu le lendemain est dédié au film Pokémon : Detective Pikachu, qui sortira en mai 2019, plutôt qu’à l’annonce tant attendue d’un nouveau jeu vidéo. Finalement, le 26 février, un second Pokémon Direct est annoncé pour le lendemain, et l’image de présentation contient trois « pokéballs », objets qui peuvent contenir des pokémons, que les fans interprètent à juste titre comme une référence aux trois pokémons de départ, ou starters, qui seront présentés dans le cadre de l’annonce des nouveaux jeux. Les publications à ce sujet se multiplient, et des fans se projettent. Un membre du groupe Pokémon Trash Talk produit un GIF animé tiré du trailer tout juste sorti (fig. 1), et censé représenter son expression lorsqu’il aura visionné le trailer tant attendu.

Figure 1

Un membre du groupe Pokémon Trash partage un GIF qu’il a créé à partir de la deuxième bande-annonce du film Pokémon : Detective Pikachu

-> Voir la liste des figures

Le détournement d’images, animées ou non, fait partie du registre classique d’expression, notamment émotionnelle, de la culture numérique (Cardon, 2019), et tout particulièrement dans les cultures vidéoludiques (Barnabé, 2017). Ces productions sont généralement désignées par le terme de mèmes (Shifman, 2014). Certaines plateformes facilitent la publication de telles images. Par exemple, Facebook propose une fonctionnalité qui permet d’insérer des GIF dans les commentaires et publications à l’aide d’un moteur de recherche intégré[9] ; on peut aussi y publier des images par un simple copier-coller. Ces éléments visuels permettent d’alimenter le répertoire d’expression non verbale des émotions sur Internet (Nissenbaum et Shifman, 2018).

Quelques heures seulement avant la sortie du Direct, une autre membre du groupe poursuit ce travail de préparation à la réception des nouvelles (fig. 2) en proposant un espace de mise en commun des prédictions des fans de Pokémon. Jenkins, Itō et boyd (2015) suggèrent qu’il s’agit d’une caractéristique des « cultures de la participation » que d’accorder de l’importance aux contributions des autres fans.

Figure 2

Publication d’une membre du groupe Pokémon Trash Talk le 27 février 2019 à 8 h 51, et quelques commentaires

-> Voir la liste des figures

Si Jenkins, Itō et boyd font plus particulièrement référence à des productions élaborées comme les fanfictions, la dimension productive de la participation des fans peut prendre des formes plus modestes, comme la formulation de « théories » amateurs et de prévisions plus ou moins soutenues à propos de l’avenir de la franchise. C’est en cela que le travail d’anticipation des fans prend son caractère émotionnel. Outre la mise en circulation des informations, il se manifeste par l’enrichissement de registres émotionnels, ainsi que par un travail d’anticipation se traduisant par un infléchissement qui constitue la base de la hype.

La hype comme bouillonnement collectif : « all aboard the hype train »

Le 27 février à 15 heures, des milliers de fans francophones se préparent à visionner le Pokémon Direct qui devrait annoncer un nouveau jeu vidéo Pokémon. Sur YouTube, le streaming du Pokémon Direct est ouvert quelques heures avant le début de la conférence, et des fans commencent déjà à investir l’espace social en ligne. Cela s’observe par le nombre de spectatrices et spectateurs comptabilisés par la plateforme ainsi que par l’activité qui commence sur un live chat associé au Direct. À mesure que l’heure annoncée approche, la fréquence des messages du live chat augmente. Une première accélération a lieu lorsque l’écran de présentation du Pokémon Direct laisse place à un décompte 20 minutes avant le début, ce qui enthousiasme quelques spectateurs : « Ouiiiiii », « 20 MIN », « M-20 », « LE COMPTEUR », « OUUUUUUUUUUUUIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIII ». Les références à l’apparition du compteur se multiplient au sein des messages, qui témoignent d’une excitation, d’un bouillonnement collectif, d’une hype, comme ils l’appellent, visible à travers le recours aux majuscules et aux répétitions de lettres, lesquelles permettent de communiquer l’intensité émotionnelle sans utiliser d’emojis ou de mèmes (Lo, 2008). Lors des dernières minutes du décompte, ce ne sont plus simplement les messages analysés individuellement qui révèlent une montée en intensité, mais « l’atmosphère » (Illouz, 2020) générale d’emballement du chat. Les messages, lorsqu’ils ne sont pas des lettres uniques ou des salutations, mêlent des mèmes communautaires, tels que le « ISSOU » et la « CHANCLA » de jeuxvideo.com[10], l’expression explicite de l’impatience (« HYPE HYPE HYPE », « ENFINNNN »), et des prévisions et attentes. Lorsque le patron de TPC apparaît à l’écran, la fréquence des messages n’accélère pas. Il est possible que la fréquence maximale[11] permise par la plateforme soit déjà atteinte — en attestent notamment les légères saccades du rythme des messages. Des spectateurs manifestent leur impatience alors que ce dernier commence son discours d’introduction (fig. 3, à gauche), puis les premières images du jeu apparaissent. Si des messages restent proférés sur un ton humoristique de troll (Sanfilippo, Fichman et Yang, 2017), une part importante de l’activité du chat est consacrée à l’expression de l’engouement, comme le montre la figure 3.

Figure 3

À gauche, une capture d’écran du live chat au moment de l’apparition du PDG de TPC, et à droite, au moment des premières images du jeu

-> Voir la liste des figures

La vitesse de défilement des messages donne la sensation d’une sorte de foule (Joseph, 2001) virtuelle caractérisée par une coprésence en ligne au sein d’un même espace, et liée par une expérience émotionnelle commune et quasi synchrone[12], ce qui donne consistance à la hype. Pour autant, tous les fans spectateurs de ces Pokémon Direct ne participent pas au live chat, et certains font même en sorte de le masquer. Par exemple, Brice, 26 ans, est un joueur de Pokémon et fan de Nintendo très engagé qui suit tous les Nintendo Direct et les annonces relatives à Pokémon. Il explique qu’il ne « participe pas avec eux[13] et ne regarde pas [le live chat] » parce que le chat « spam trop ». Ainsi, le fort bouillonnement collectif s’avère une barrière à la participation de fans qui n’apprécient pas l’expérience du live chat vertigineux.

De la hype à « l’enquête »

Dans les minutes qui suivent, il est possible de visionner à nouveau le Direct sur la chaîne officielle Nintendo France, et la vidéo du trailer, épurée de la communication du patron de TPC, est mise en ligne sur la chaîne Pokémon officielle en français. La section « Commentaires » de la vidéo est investie par les fans, qui en font un espace de partage social des émotions (Rimé, 2009). En effet, « l’expérience émotionnelle s’accompagne d’une manière presque indissociable chez la personne qui l’a vécue d’une propension à traduire cette expérience en paroles et à la partager socialement » (Rimé, 2009 : 110), et si ce phénomène est saillant sur le live chat, il l’est aussi dans la section « Commentaires ». Le terme « hype » est employé explicitement dans plus de 3 % des près de 3 000 commentaires des deux vidéos de la bande-annonce publiées respectivement sur les chaînes Nintendo et Pokémon françaises, et l’engouement se manifeste aussi par d’autres voies : « ENNNNNNNNNFFFFFFFFFIIIIIIIIIIIIIIIINNNNNNNNN », « Omg », « TOUT EST MAGNIFIQUE DANS CE JEU C’EST UN TRUC DE OUF », « Bon bah je vais acheter une Nintendo Switch », ou encore un commentaire qui contient simplement deux fois l’emoji ayant des étoiles à la place des yeux. Les possibilités offertes par les commentaires YouTube sont les mêmes que pour le live chat. Ainsi, l’expression émotionnelle intègre de l’intensité par l’emploi de majuscules et d’emojis, la répétition de caractères, ou l’usage de superlatifs, voire la mention d’un achat prochain d’une Nintendo Switch, pour manifester l’engouement. La différence majeure avec le live chat tient à l’organisation spatiotemporelle de l’espace des commentaires : la communication y est asynchrone, les commentaires ne défilent pas, il faut actualiser la page pour voir apparaître de nouveaux messages, l’espace consacré aux commentaires prend toute la largeur de la page à l’exception des marges. Il est possible d’avoir accès à l’ensemble des commentaires publiés jusqu’au dernier rafraîchissement de la page, ce qui permet de publier des messages plus longs et argumentés (fig. 4).

Figure 4

Commentaire publié en réaction à la bande-annonce de Pokémon Épée et Bouclier

-> Voir la liste des figures

Dans ce long commentaire, le fan ne se contente pas d’exprimer une émotion, mais développe un ensemble de justifications la légitimant, prenant de ce fait une certaine distance critique par rapport à son engouement. Compte tenu de l’importance de l’annonce du Pokémon Direct — l’annonce d’une nouvelle génération est un événement majeur pour les fans —, les attentes et prédictions, anticipations centrales dans le régime de la hype, sont bouleversées et doivent être révisées. Ainsi, la foule virtuelle des spectateurs se disperse, ce qui donne lieu à une autre forme d’action : les publics (Joseph, 2001). Ces modes d’action et d’association collectifs sont propices à l’émergence d’« enquêtes » (Dewey, 2013) sur les valuations émotionnelles, c’est-à-dire la transformation d’une « appréhension directe et immédiate, de l’ordre d’un "avoir" ou d’un sentir, en une perception réfléchie de relations » (Quéré et Terzi, 2013 : 1) — en d’autres termes, à la « production de sens » (Rimé, 2009). Cette production de sens s’appuie ici sur une connaissance approfondie de la série de jeux vidéo Pokémon, mais aussi du fandom de la franchise. Cette « enquête » se poursuit en parallèle sur le groupe Pokémon Trash Talk, où un membre très actif publie, à 15 h 04, juste après la fin du Direct, le message « First bande de plébéiens » et cinq captures d’écran du Direct, soit une pour chaque starter ainsi que les logos des deux versions du jeu. Pokémon Trash publie aussi sur sa page Facebook, à 15 h 07, la blague « Pokémon Fish & Chips confirmed ! », en référence au fait que la région de la nouvelle génération est inspirée de la Grande-Bretagne, suivie d’une image qui contient le logo des jeux. La publication sur le groupe suscite 241 commentaires, et celle sur la page en compte 187. Les commentaires de ces deux publications contiennent des messages aux positions antagonistes. La publication de Pokémon Trash Talk, par rapport à celle de Pokémon Trash, se distingue par le grand nombre de commentaires relatifs aux starters qu’elle suscite, ce qui est probablement dû au fait qu’ils y sont affichés : « Je les trouve tous les 3 mignons, je crois que c’est la première fois que ça m’arrive :') » ; « Bah moi perso c’est la 2e fois que je KIFF les 3 starters[14] » ; « LARMÉLÉON[15] EST À MOI » ; « Je déclare officiellement Larmeleon comme mon bébé [emoji coeur] ». S’il y a de nombreux commentaires négatifs, les manifestations d’engouement ne manquent pas, et la hype se transforme en projection de pratiques de jeux, telles que le choix du starter, mais aussi d’achat des jeux et des autres produits Pokémon.

La hype apparaît ainsi comme un régime constitutif de la mobilisation des fans dans la production et la consommation de la franchise. Ceux-ci s’organisent en communautés et en équipes médiatrices de la franchise pour produire des prévisions, des attentes qui sont autant « d’histoires collectives » constituant les « fossés » ou les manques (Katz, 2001 : 316) que Pokémon vient remplir. Dans ces conditions, il s’agit également d’un régime au sein duquel les fans participent au maintien collectif de leur engouement, voire à son approfondissement, et au raffinement de leur attachement comme de ses modes d’expression. La hype magnifie donc le caractère collectif d’une expérience au premier abord intime.

Manifester son antagonisme : le régime du sel

La réception des jeux Pokémon par les fans n’est pas homogène. Les processus collectifs d’évaluation qui sous-tendent le façonnement des régimes émotionnels sont conflictuels. Même au coeur d’un bouillonnement de hype, des évaluations contradictoires se manifestent. Par exemple, si le live chat contient majoritairement du troll et des manifestations de hype, un certain nombre de messages laissent déjà présager des désaccords. Lors du Pokémon Direct du 27 février 2019, certains commentaires négatifs qui se noient dans le flux du live chat trouvent le trailer « moche », par exemple. Comme pour la hype, le régime émotionnel fondé sur l’antagonisme des fans (Jones, 2018) est désigné ici par un terme indigène : le sel.

Traduit de l’anglais « salty », expression proche de « bitter » et « sour », le sel fait ainsi référence à une forme d’amertume, et désigne une déception ou une colère généralement considérée comme démesurée par rapport à l’objet vers lequel elle est tournée[16]. Les fans peuvent parler de sel aussi bien pour faire référence à la manifestation d’une légère déception argumentée qu’à une colère intense non argumentée, et ce qui relève ou non du sel est parfois l’objet de désaccords. Il s’agit en premier lieu d’une attribution à autrui d’états internes pour faire sens de son comportement et de ses intentions (Paperman, 1992). Le 17 novembre 2019, un membre du groupe Pokémon Trash Talk met en ligne un album qui contient les cinq nouvelles formes de pokémons, appelées Gigamax, et plusieurs dizaines de captures d’écran de commentaires publiés sur un autre espace, introduit par le message suivant : « Ce Sel… INTEEEEEEEEENSE!!!! » En effet, tous les messages recensés expriment de la colère ou de la déception quant au choix de donner une nouvelle fois des formes particulières à des pokémons de la première génération, qui feraient l’objet d’un traitement de faveur (fig. 5).

Figure 5

Deux messages tirés de l’album mentionné

-> Voir la liste des figures

Ces messages identifiés comme relevant du sel contiennent plusieurs marqueurs émotionnels. Outre le contenu du discours, qui témoigne déjà d’un certain agacement, voire d’une colère — « La 1G commence à me sortir par les yeux », « on en [sic] peut plus » —, la ponctuation joue aussi un rôle déterminant, comme en témoigne l’usage des points de suspension dans les deux commentaires et des points d’exclamation dans le premier, de même que la présence du mot « ENCORE » en majuscules. Enfin, l’emoji « dégoûté » laisse peu de doute quant à la valuation émotionnelle du deuxième commentaire. Plusieurs réponses à la publication appuient l’identification du sel des commentaires en partageant des mèmes et des GIF, entre autres le GIF animé d’un homme qui déverse du sel à l’aide d’une salière[17], ou encore un extrait d’un documentaire qui contient le texte suivant : « C’est ici qu’on récolte la moitié du sel français, et il est bon ! »

À première vue, l’identification des contributions et des personnes salées semble relever de l’humour. D’ailleurs, si l’on peut croire qu’il s’agit d’une moquerie, la lecture des commentaires nous apprend que l’auteur de la publication est en réalité d’accord avec les commentaires sélectionnés et s’associe donc à ce sel. Pour autant, le sel est souvent au coeur de conflits. Tout se passe comme si, de la même manière que la colère des automobilistes se manifeste souvent lorsque quelqu’un perturbe la conduite (Katz, 2001), le régime du sel interférait avec la hype, suscitant l’agacement, voire la colère de certains fans, qui demandent alors aux « rageux » d’aller « rager autre part ». Ce seraient de « faux fans », qui ne remplissent pas le « rôle » attendu : celui « d’aimer et de soutenir la franchise ». En contrepartie, ces « rageux » considèrent parfois que ce sont au contraire ceux qui manifestent de l’engouement et soutiennent Game Freak qui causent du tort à la franchise et aux fans. En effet, lorsque ce régime émotionnel s’inscrit dans un mouvement de prise de parole[18] (Hirschman, 2004), le sel prend une dimension sinon politique, du moins morale. Ainsi, tandis que certains pensent qu’il « n’y a pas d’argument à avancer » et « qu’il faut au moins tester un minimum avant de critiquer », d’autres considèrent que cette attitude est la cause de la baisse de qualité perçue des jeux Pokémon (fig. 6). Selon Hirschman, la prise de parole résulte généralement d’une certaine loyauté qui pousse les usagers les plus investis à ne pas choisir la voie de la défection en première intention. En ce sens, elle s’inscrit dans une logique d’attachement, et il convient d’en considérer la dimension non seulement utilitariste, mais aussi émotionnelle.

Figure 6

Commentaire publié en réponse à la première bande-annonce de Pokémon Épée et Bouclier sur la chaîne YouTube Pokémon officielle en français

-> Voir la liste des figures

Si les majuscules servent parfois à exprimer de l’enthousiasme, elles peuvent aussi être employées pour insister sur des émotions négatives. Bien qu’exprimés sur un mode particulier, les arguments avancés par ce fan en colère sont courants. Les graphismes des jeux annoncés sont comparés à ceux d’autres consoles, parfois la 3DS, ici la PS3, qui sont des consoles antérieures, pour mettre l’accent sur les lacunes technologiques dont souffriraient les jeux vidéo présentés. Ainsi, la prise de parole est ici justifiée par la comparaison avec des produits concurrents, mais elle est privilégiée par rapport à la défection (Hirschman, 2004) dans la mesure où ces derniers ne sauraient remplacer Pokémon. C’est en ce sens que le sel demeure un régime témoignant d’une forme d’attachement à la franchise. En outre, ce message révèle un point central du régime du sel. Si la hype se nourrit d’un alignement des aspirations des fans et de ce que leur propose TPC, le sel résulte d’une rupture entre ce que veulent certains fans et ce qui leur est proposé. Le régime du sel, en tant que manifestation d’antagonisme des fans (Jones, 2018), existe comme conséquence de l’économie affective, qui implique une mobilisation des fans dans la production d’une sous-culture propriétaire (Dayan, 1986). Dans ces conditions, les fans, parfois présentés comme des coproducteurs, peuvent avoir le sentiment que le sort de la franchise les concerne, qu’ils ont leur mot à dire sur ce qui en est fait, et seraient en partie responsables de son évolution. Les fans satisfaits de ce qui est produit seraient donc à blâmer. C’est dans ces oppositions que le caractère politique des pratiques des consommateurs se donne explicitement à voir. Le rôle des fans est négocié dans des « jeux de figuration statutaires » (Cefaï et Pasquier, 2003 : 44) qui structurent les publics, par l’endossement des régimes de la hype et du sel.

Mobiliser par le sel : #BringBackNationalDex

Si la hype trouve peut-être son expression collective la plus saillante dans le bouillonnement qui culmine au moment des annonces et se diffuse au sein des territoires de participation du fandom Pokémon, le sel paraît de prime abord plus épars. Les principes de diffusion et de circulation du sel sont en ce sens difficiles à saisir. Cela peut être dû au fait que le sel manque souvent de dispositifs de sensibilisation (Traïni, 2009) à même de servir d’impulsion à un mouvement. Initialement définis comme « l’ensemble des supports matériels, des agencements d’objets, des mises en scène que les militants déploient afin de susciter des réactions affectives qui prédisposent ceux qui les éprouvent à s’engager ou à soutenir la cause défendue » (Traïni, 2009 : 13), ces dispositifs incluent ceux conçus par les consommateurs comme par la franchise. Dans le cas de la hype, les fans s’appuient sur les dispositifs mis à disposition par TPC dans l’objectif de produire de l’engouement, tels que les bandes-annonces et leur contenu. Pour ce qui est du sel, les fans sont amenés à mobiliser ces dispositifs de sensibilisation conçus en premier lieu pour stimuler de l’engouement, les transformant en moteur de protestation.

Pendant le développement de Pokémon Épée et Bouclier, une annonce a suscité une forte protestation. Le 11 juin 2019, à l’occasion de la diffusion du Nintendo Treehouse de l’Electronic Entertainment Expo[19], Junichi Masuda annonce que la fonctionnalité Pokémon Home, qui permet notamment de stocker des pokémons et de les transférer d’une version à une autre, ne permettra pas d’envoyer des pokémons absents du Pokédex[20] de la nouvelle région. Cela signe donc la fin du National Dex ou « Pokédex national », et l’impossibilité de transférer une partie des pokémons capturés sur les jeux des générations précédentes. Cette nouvelle met de nombreux fans en colère, dans la mesure où cela signifie qu’une partie des pokémons qu’ils possèdent seront bloqués sur un cloud. Or, voilà qui s’oppose à la devise à l’origine même de la franchise (« Attrapez-les tous ! »), ce qui n’a pas échappé aux fans (fig. 7).

Figure 7

Mème publié sur le groupe Pokémon Trash Talk le lendemain de l’annonce de l’absence de « Pokédex national » dans Épée et Bouclier

-> Voir la liste des figures

Le mouvement de protestation contre la suppression du « Pokédex national » déborde des frontières communautaires, mais aussi linguistiques, avec la création du hashtag #BringBackNationalDex sur Twitter ou encore la mise en ligne de pétitions qui ont attiré des milliers de signatures[21]. Sur Twitter, cette mobilisation s’est manifestée par la mention de ce hashtag sous toutes les publications des comptes officiels Pokémon, mais aussi sur celui de Junichi Masuda, pendant des mois. Le hashtag est ainsi devenu un dispositif de sensibilisation qui a par ailleurs circulé au-delà de Twitter. Sur le groupe Facebook Pokémon Trash Talk, 76 publications ont été identifiées par leurs auteurs comme relevant du « DexGate » (fig. 7), c’est-à-dire du scandale lié à la suppression du « Pokédex national », et des dizaines d’autres ont traité du sujet sans être identifiées comme telles à l’aide de la fonctionnalité de « tags » proposée sur les groupes Facebook.

Figure 8

Publication d’un administrateur du groupe Pokémon Trash Talk

-> Voir la liste des figures

Bien que cette publication attire l’attention du groupe sur la polémique et contient une image qui pourrait faire croire à un appel à la mobilisation, il s’agit plutôt ici pour l’auteur de la publication, administrateur du groupe, de renvoyer à une position d’observateur. Parmi les commentaires se trouvent toutefois des appels à la mobilisation et des prises de position, incités par la publication par ailleurs. On compte par exemple une capture d’écran d’un tweet en anglais qui contient le hashtag et appelle tout le monde à ne pas précommander le jeu tant que l’annonce de l’intégration de tous les pokémons n’aura pas été faite. Nombre de fans sont déçus, comme ce membre qui avait déjà préparé l’importation de tous les pokémons des générations précédentes, et trouve que « le Pokémon Home ne sert à rien si on peut juste [y] mettre des pokémons trouvables sur le jeu[22] ».

Les fans restent fortement divisés depuis cet événement qui les a largement mobilisés. Si l’on s’en tient à la publication précédente, des membres signalent dans les commentaires s’en « battre les couilles », et qualifient cette mobilisation de « polémique ridicule ». Deux commentaires en particulier s’attaquent au principe même de cette mobilisation. Le premier se moque des fans qui « jouent les Che Guevara alors que Game Freak n’en a juste rien à branler et que le jeu sera le même au final ». L’idée même d’une politisation de la consommation n’est ainsi pas partagée par tout le monde. Un second commentaire, assez long, voit des avantages potentiels au choix opéré par TPC, en ce que cela pourrait permettre de « redécouvrir le charme de certains pokémons un peu oubliés parmi la sélection qu’ils ont faite » ; l’auteur espère que « les rageux sont une minorité bruyante et que cela ne va pas interférer avec la sortie initiale du jeu ». En outre, ce membre n’a rien contre « une critique constructive », mais trouve que cette « shitstorm[23] » n’est pas justifiée étant donné qu’elle s’appuie sur une simple phrase du directeur de projet.

La communication officielle de TPC pour tenter d’endiguer la colère des fans, qui justifie la suppression du « Pokédex national » par le choix de passer plus de temps sur d’autres éléments du jeu, comme le renouvellement des modèles 3D, est insuffisante. Le #BringBackNationalDex continue d’être publié régulièrement, et cela constitue un échec dans le management émotionnel (Hochschild, 2003) des publics par la firme. Ce sont donc les fans, individuellement et collectivement, qui tentent de mener à bien cette tâche de fanagement (Jones, 2018). Loïc, un fan de 18 ans qui participe notamment à des compétitions et affirme prendre habituellement part aux débats relatifs aux annonces sur Pokémon, parfois avec un « avis plutôt extrême par rapport aux jugements de [ses] opposants dans les débats », considère que « parler de la 8G [Pokémon Épée et Bouclier] est devenu tabou pendant un moment, on avait peur de voir éclater un débat et ça allait partir en conflit ». Son entourage et lui évitent donc le sujet pour gérer la tension. Dans les communautés de fans, certains tentent aussi de calmer le jeu. Ainsi, un administrateur du groupe Facebook Pokémon Trash publie dans le groupe, avec le compte de la page Pokémon Trash, une injonction à l’emploi d’un ton plus cordial, annonçant du même souffle qu’il supprimera les « commentaires toxiques » (fig. 9).

Figure 9

Publication d’un administrateur du groupe Pokémon Trash Talk sur ce groupe par rapport aux conflits à propos du #BringBackNationalDex

-> Voir la liste des figures

Conclusion : vers une émancipation par le travail émotionnel ?

Nous avons montré comment des publics de fans se constituent autour des annonces de l’éditeur et des sorties, grâce à une appropriation des ressources qui leur sont ainsi proposées. Cette appropriation passe par un travail qui repose principalement sur les émotions. Deux régimes émergent alors. Dans l’un, le public se saisit des ressources proposées par l’éditeur et se positionne positivement dans une dynamique d’enthousiasme collectif communicatif. Nous l’avons appelé, à la suite des communautés de fans, la hype. Dans l’autre régime, c’est l’écart entre attentes et ressources proposées qui nourrit un positionnement antagoniste : une certaine vision de ce que devrait être un jeu Pokémon sert de levier à la construction d’une protestation prenant pour cible à la fois l’éditeur et les publics enthousiastes. Nous avons appelé ce régime le sel, en référence cette fois-ci aux contributions parfois ironiques rencontrées sur le terrain.

Dans la mesure où ils participent à des sous-cultures propriétaires, les fans se mobilisent pour la marque. Mais cette mobilisation échappe parfois au contrôle de la marque et débouche sur la conquête d’une autonomie relative. Pour autant, la concrétisation de la mobilisation par et pour la hype ou le sel se situe dans l’acte de consommation. La manifestation de la hype et son triomphe sur le sel sont les signes d’une captation (Cochoy, 2004), certes en partie volontaire et maîtrisée, mais dont les conséquences concordent avec l’objectif de la marque. Finalement, le « Pokédex national » n’a pas été implanté, et Pokémon Épée et Bouclier a réalisé d’excellentes ventes. Dans ces conditions, l’autonomie relative conquise par les fans ne saurait être considérée comme un « mouvement […] d’émancipation culturelle des masses » (Dumazedier, 2018 : 141).

En somme, l’un des aspects marquants de cette analyse est qu’elle montre que, dans le cas de la hype comme dans celui du sel, le ressort de l’émotion est l’attachement personnel du fan à la franchise. Que cet attachement agisse par effet d’entraînement ou comme levier critique dépend en partie des propositions de l’éditeur, mais aussi des configurations médiatiques qui relaient ces propositions. Nous préférons donc le concept de travail émotionnel à celui de « lovebor », proposé par Stanfill (2019 : 151), compte tenu de la variété des émotions qui peuvent découler de l’attachement des fans. Notre travail dessine ainsi les contours de la morphologie actuelle des espaces médiatiques culturels qui se caractérisent par des tensions entre publics et éditeurs, et où se construisent des rapports de force dont la configuration n’a rien d’une évidence.