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À la mémoire de Lise et de nos voyages en avion, qui resteront inoubliables

Introduction

Que vous soyez un universitaire invité à des conférences à l’étranger ou un touriste amateur de destinations exotiques, vous avez très probablement été confronté aux critiques récentes du voyage en avion. Si vous avez voyagé par ce moyen-là, peut-être même avez-vous ressenti de la honte et évité d’aborder le sujet avec vos proches et vos collègues. On estime, en effet, que l’avion est responsable de 2,5 % des émissions mondiales de dioxyde de carbone (International Civil Aviation Organization, 2016). Un seul trajet en avion peut ainsi réduire à néant les efforts faits pour limiter l’impact des voyageurs sur l’environnement. Apparu en Suède au cours de l’année 2018, le discours sur la honte de prendre l’avion s’est largement répandu sur les réseaux sociaux, associé au hashtag[1] #flygskam. Le terme désigne l’émotion douloureuse et désagréable causée par la prise de conscience de l’impact des voyages en avion sur les changements climatiques. La honte de prendre l’avion illustre le rôle que jouent les émotions dans le renouveau des mobilisations environnementales et invite à s’interroger sur le pouvoir de la honte, ses modalités d’action, et ses conséquences sociales et politiques.

La honte est une émotion non désirée, dont l’expérience est désagréable et difficile à contrôler. Elle exprime un sentiment de mal-être à propos de nous-mêmes, que nous ressentons particulièrement lorsque nous sommes préoccupés par le jugement des autres (Probyn, 2005). La honte est ainsi une émotion relationnelle qui nous connecte aux autres, tout en nous invitant à nous questionner sur notre identité (Zembylas, 2008). Critiquant une compréhension essentiellement négative de la honte dans les sociétés occidentales, Probyn (2005) explique que la honte témoigne d’une relation d’intérêt pour les autres et nous permet d’envisager les conséquences de nos actions. En ce sens, la honte est « productive ». Elle permet, par exemple, de réfléchir sur le passé colonial et de développer des projets de justice sociale (Probyn, 2005 ; Zembylas, 2008). Différents auteurs débattent de la différence entre la honte et la culpabilité, de leur interchangeabilité, et de leur fonctionnement conjoint. Pour certains, la honte précéderait la culpabilité, puisque la première renverrait à un désaveu de son action par autrui, alors que la culpabilité indiquerait une intériorisation des valeurs et de la moralité, et ne refléterait que les jugements que nous portons sur nous-mêmes (voir Zembylas, 2008). Selon Probyn (2005 : 45 ; voir aussi Every, 2013), « la culpabilité est déclenchée par une réponse à des actions spécifiques et peut être atténuée par un acte de réparation. La honte, cependant, demande “une (ré)-évaluation complète du moi” ». Cette distinction est toutefois contestée par certaines enquêtes qui montrent que la culpabilité peut provoquer une remise en cause profonde (Longhurst, Hodgetts et Stolte, 2012). La fierté, sentiment de plaisir et de satisfaction suscité par une action, s’associe également avec la honte et la culpabilité (Probyn, 2005 ; Longhurst, Hodgetts et Stolte, 2012).

Selon Probyn (2005), Ahmed (2004) et Zembylas (2008), la honte possède un double effet sur les groupes sociaux. Elle est d’abord utilisée pour opprimer certains groupes, les marginaliser et les réduire au silence (Every, 2013). S’inspirant des notions de technologie du soi et de gouvernementalité élaborées par Michel Foucault, Bjerg et Staunaes (2011) avancent ainsi l’idée que la honte engendre des pratiques d’autogouvernement et de réévaluation du soi en réponse à certaines normes sociales et culturelles. Mais elle permet également aux groupes sociaux dominés et subordonnés de reconnaître et de dénoncer leur stigmatisation, comme dans le cas des aborigènes d’Australie décrits par Probyn (2005). Des mouvements sociaux peuvent, par exemple, retourner la honte en fierté, et faire ainsi de cette dernière un point de ralliement pour l’action politique (voir les gay pride, black pride, fat pride). Dans ce cas, elle ne reflète pas seulement certaines normes sociales, mais elle permet aussi de les remettre en cause.

Dans le domaine de la protection de l’environnement, la honte illustre le passage, au cours des années 1980 à 1990, d’un modèle d’action étatique à un modèle de responsabilisation des consommateurs et de promotion de mécanismes de marché (Fontenelle, 2013), aussi nommé « environmental backlash » par les historiens. Le consommateur qui éprouve de la honte à cause de la conséquence de ses actions sur l’environnement peut ainsi acheter des produits « durables » pour apaiser ses émotions négatives et faire l’expérience de la fierté. Cette nouvelle « gouvernementalité verte » (Soneryd et Uggla, 2015 ; voir aussi Dubuisson-Quellier, 2016) mobilise des technologies de responsabilisation comme les éco-labels et des outils de calcul des émissions personnelles de CO2 ; elle se diffuse par d’importantes campagnes de communication (Comby, 2015). À titre d’exemple, Soneyrd et Uggla (2015) décrivent la campagne « You Control Climate Change » conduite par la Commission européenne, qui met en avant le rôle de la consommation individuelle pour répondre à la crise climatique. En prenant l’exemple d’une campagne de honte (« public shaming ») ciblant les joailliers, Bloomfield (2014) analyse comment les consommateurs conduisent à faire évoluer les pratiques de l’industrie minière. Ces différents cas présentent le pouvoir de la honte comme une capacité d’action individuelle qui doit permettre de changer les normes des secteurs concernés, mais qui n’aboutit pas nécessairement au résultat désiré (voir aussi Longhurst, Hodgetts et Stolte, 2012).

Dans cet article, j’analyse comment la honte de prendre l’avion est construite, débattue et contestée dans des récits de honte publiés sur Instagram. Prenant pour cas d’étude la honte de prendre l’avion, cet article entend contribuer à la sociologie des émotions et s’inscrit dans un programme de recherche plus large qui étudie comment les émotions comme l’enthousiasme (Brunet et al., 2019), l’angoisse (Brunet, 2020a) et la surprise (Brunet, 2020b) sont en même temps les productrices et les produits de relations de pouvoir. Après une généalogie de la honte de prendre l’avion et une présentation de la méthodologie d’enquête, je décris comment la honte fonctionne comme une règle de sentiment (2.1), je montre les tentatives conduites pour la susciter (2.2) et pour y faire face (2.3), je présente ses conséquences sur l’instauration d’une fierté de prendre le train (2.4), avant de conclure sur le pouvoir de la honte de prendre l’avion.

1. Cas d’étude et méthodologie

1.1 Généalogie de la honte de prendre l’avion

Apparue en Suède sous le terme de flygskam, la honte de prendre l’avion est suscitée par une prise de conscience grandissante du changement climatique. Bien que l’avion soit devenu un symbole de réussite sociale (Gössling, 2019), c’est aussi le mode de transport qui émet le plus de gaz à effets de serre (2 fois plus qu’une voiture avec un passager, et de 14 à 40 fois plus que le train). Il serait responsable de 2,5 % des émissions mondiales (International Civil Aviation Organization, 2016). Les voyages en avion concernent également des distances beaucoup plus grandes que par le passé et leur nombre pourrait quadrupler d’ici 2050. En dépit de sa contribution au changement climatique, l’avion échappe, cependant, aux politiques internationales de réduction des émissions de gaz à effet de serre. En 2017, différentes personnalités suédoises (dont Malena Ernman, mère de Greta Thunberg) annoncent ainsi arrêter de voyager en avion. Ces décisions, associées au terme de « flygskam », sont progressivement reprises par les médias et propagent l’émotion collective de la honte de prendre l’avion (Söderberg et Wormbs, 2019 ; Brunet, 2020a ; Kaufmann et Quéré, 2020).

Le mouvement de la honte de prendre l’avion s’amplifie ensuite avec les grèves des écoliers et se répand largement sur les réseaux sociaux avec l’utilisation de hashtags comme #flygskam ou #jagstannarpåmarken (I stay on the ground) (Chiambaretto et al., 2020). Le 20 août 2018, Greta Thunberg, alors âgée de 15 ans, débute une grève de l’école pour le climat devant le Parlement suédois pour protester contre l’inaction climatique. Sur Instagram, où elle communique régulièrement son action, elle déclare : « Nous, les enfants, ne faisons généralement pas ce que vous nous dîtes de faire, nous faisons ce que vous faites. Et comme vous, les adultes, vous détruisez mon avenir, je le fais aussi. Je fais la grève pour le climat jusqu’au jour de l’élection. » Dans les semaines qui suivent, le mouvement prend de l’ampleur et s’étend au reste du monde. Tous les vendredis, des écoliers, collégiens et lycéens, sous l’étiquette de « Fridays For Future », boycottent les cours pour aller manifester contre l’inaction climatique. Ce mouvement atteint son apogée le 15 mars 2019, où environ 1,5 million de jeunes manifestent dans plus de 120 pays.

Greta Thunberg popularise le mouvement de la honte de prendre l’avion en refusant d’utiliser l’avion pour aller manifester ou pour participer à des événements internationaux. Sur Instagram, elle partage des photographies de ses voyages dans des trains (de nuit) et détaille ses itinéraires. En 2019, elle décide de faire l’aller-retour entre l’Europe et l’Amérique du Nord à bord d’un voilier. Elle utilise la honte pour prouver aux adultes que les enfants sont plus sérieux qu’eux (« Nos dirigeants politiques se comportent comme des enfants », 23 décembre 2018) et pour critiquer les conséquences de leur comportement pour sa génération. Dans son allocution aux Nations Unies le 23 septembre 2019, elle cherche explicitement à susciter la honte des adultes en répétant à de nombreuses reprises : « Comment osez-vous ? » Et elle précise : « Je ne devrais pas être ici. Je devrais être de retour à l’école de l’autre côté de l’océan. Pourtant, vous venez tous vers nous, les jeunes, pour espérer. Comment osez-vous ? Vous avez volé mes rêves et mon enfance avec vos mots vides de sens. »

1.2 Méthodologie d’enquête et perspective analytique

Instagram, réseau social de partage d’images, a joué un rôle clé dans la formation du mouvement de la honte de prendre l’avion, qui s’est principalement diffusé en ligne par l’intermédiaire du hashtag #flygskam et des messages de Greta Thunberg (Chiambaretto et al., 2020). Ce hashtag a été repris pour commenter les images de voyages en avion ou en transports alternatifs. L’analyse des messages publiés sur Instagram offre un matériel pertinent, car Instagram constitue un espace où les utilisateurs mettent en scène leurs performances individuelles et facilitent ainsi la circulation de la honte (Shefer et Munt, 2019). Les messages publiés sont des performances au sens goffmanien : ils témoignent de tentatives de se conformer à certaines normes plus largement répandues dans la société pour donner une image de soi approuvée par les autres. Étudier la honte dans les messages publiés sur Instagram permet ainsi de saisir la honte dans un espace où les jugements sont particulièrement intensifiés et d’appréhender cette émotion dans les situations où elle est directement exprimée (à la différence de Söderberg et Wormbs, 2019). La pertinence de mon analyse est, par ailleurs, complétée par mon expérience de chercheur travaillant à l’international, affecté par cette nouvelle émotion collective.

Sur Instagram, j’ai récolté les messages qui étaient associés au hashtag[2] #flygskam (3 080 messages) et, dans un deuxième temps, aux hashtags apparentés #tågskryt (564), #flightshame (674), #trainbrag (61), #flightshaming (269), #flightfree (1 034), #flightfree2020 (1 171), #Istayontheground (338). La période considérée s’étend du début du mouvement, au milieu de l’année 2018, jusqu’aux premiers mois de l’année 2020, où les voyages en avion s’arrêtent à cause de l’épidémie de coronavirus. Principalement rédigés en anglais, suédois, allemand, français et néerlandais, les messages collectés ont été analysés dans leur langue d’origine, sauf pour le suédois qui a d’abord été traduit par un logiciel (Google Translate) avant d’être vérifié par une locutrice native. Comme il n’a pas été constaté de différences entre les messages exprimés dans ces diverses langues, l’article donne la préférence aux messages rédigés en français, mais certains des messages présentés ont également été traduits. Ces messages possèdent, cependant, deux limites principales : premièrement, ils ne proviennent que de comptes accessibles publiquement et, deuxièmement, Instagram reste principalement utilisé par des jeunes, qui sont toutefois ceux qui ont lancé ce mouvement de honte (Chiambaretto et al., 2020). Ainsi, comme il n’est pas possible de procéder à un traitement statistique précis de l’évolution du mouvement et de ses participants, j’ai préféré coder les messages obtenus selon la démarche inspirée de la grounded theory (Glaser et Strauss, 1967). En suivant d’autres auteurs (Every, 2013 ; Illouz, 2019 ; Van de Velde, 2020), j’appréhende ces messages comme des « discours de honte » qui invitent les voyageurs à réguler et à transformer leurs pratiques, mais qui sont aussi exprimés dans certains buts. La perspective analytique revendiquée s’ancre dans la lignée de travaux de sociologie des émotions, qui appréhendent les émotions non pas comme des réactions psychologiques individuelles, mais comme le résultat d’ajustements à des normes sociales (Hochschild, 1983). En s’intéressant déjà au secteur aérien, Hochschild (1983) montre, par exemple, que les hôtesses de l’air doivent exprimer de l’enthousiasme et de l’amabilité envers les voyageurs pour leur faire garder leur calme. Selon Hochschild (1983), les acteurs sociaux suivent des « règles de sentiment » (« feeling rules »), qui définissent les émotions à ressentir et à exprimer selon les situations, et qui peuvent mener ces acteurs à effectuer un « travail émotionnel » (« emotional work ») pour adapter les émotions qu’ils ressentent à ces règles.

En analysant les discours de honte, j’examine ainsi comment les voyageurs construisent et racontent leur expérience de la honte sur Instagram, comment ils décident d’y répondre pour se conformer à certaines règles de sentiment, et la manière dont leurs réponses transforment (ou non) les relations de pouvoir (voir aussi Probyn, 2005). Si des travaux précédents ont analysé quantitativement les vagues de diffusion de la honte en ligne (Chiambaretto et al., 2020), je cherche plutôt, pour ma part, à comprendre, qualitativement, comment la honte remet en cause l’identité des voyageurs et quelles sont les stratégies qu’ils développent pour répondre à ce trouble (Brunet, 2020a). Dans la suite de l’article, je montre que ces messages reflètent des tentatives pour respecter des règles de sentiment au sujet de la présentation du soi qui ont différentes implications en matière de responsabilité et qui illustrent un changement dans les normes du voyage en avion.

2. Résultats

2.1 La honte de prendre l’avion comme règle de sentiment

À l’exception de quelques voyageurs qui avouent suivre le mouvement pour d’autres raisons que la honte, souvent parce qu’ils n’aiment pas voyager en avion ou parce qu’ils en ont peur, une grande partie des voyageurs étudiés sur Instagram se conforment à une règle de sentiment et font état de leur honte lorsqu’ils prennent l’avion. Parmi eux, on trouve majoritairement des jeunes âgés de 20 à 35 ans qui exercent des activités professionnelles nécessitant un niveau d’études élevé (journalistes, scientifiques, réalisateurs, graphistes, écrivains, producteurs, consultants) et qui se présentent comme sensibilisés à la cause environnementale (activisme, végétarisme, slow fashion, recyclage des déchets, modes de déplacement alternatifs). Cherchant à avoir un comportement écologique dans leur vie quotidienne, ils expriment leur honte en expliquant qu’un seul voyage intercontinental en avion peut anéantir un an d’actions quotidiennes.

J’ai le flygskam😕. Si vous ne l’avez pas entendu, c’est le mot suédois pour la honte de prendre l’avion, et je ressens ça en [ce] moment. J’essaie de vivre ma vie en réduisant la consommation de combustibles fossiles dans la mesure du possible. [...] Mais maintenant ça ! Un vol a ruiné tant de bonnes actions

@ana[3]

À ce premier groupe, s’ajoutent des individus plus âgés qui repensent à leurs nombreux vols effectués et qui se rendent compte de leurs conséquences sur le climat. En se mettant en perspective par rapport aux générations futures ou par rapport au reste de la population mondiale, dont la quasi-totalité n’a jamais voyagé en avion, ces derniers expliquent que leurs émissions de CO2 ont été générées par un mode de vie privilégié et égoïste, et s’excusent auprès de Greta Thunberg. Dans les deux groupes présentés, la règle de la honte du voyage en avion s’applique à des voyageurs issus de milieux favorisés et éduqués, qui se préoccupent de l’environnement et des générations futures, confirmant ainsi des résultats précédents sur la sensibilité environnementale et la responsabilisation individuelle (Comby, 2015).

En obéissant à la règle de la honte du voyage en avion, ces voyageurs sont pourtant partagés entre l’attrait pour des destinations lointaines et la prise de conscience des impacts de l’aviation sur le climat. Pour nombre d’entre eux, continuer à voyager en avion vers des régions éloignées pour découvrir de nouvelles cultures, voire pour vivre leurs engagements environnementalistes, est un plaisir coupable. Émerveillés par le spectacle auquel ils assistent en avion, ils s’interrogent, en publiant des images de la terre vue du ciel : « Je me demande comment certaines choses peuvent être si belles et si mauvaises en même temps. » (@lea) Lorsqu’ils partagent des photos de leurs voyages, ils précisent ne pas avoir pu en profiter pleinement à cause de leur honte. Ces voyageurs sont ainsi tiraillés entre les émotions prescrites par la situation (honte) et celles qui sont effectivement ressenties lors de leurs voyages (joie). Cependant, l’expression de la honte permet à ces voyageurs d’être encouragés par d’autres utilisateurs d’Instagram. Respecter la règle de la honte aide alors à montrer que les voyageurs ont conscience de leur impact environnemental, mais qu’ils le regrettent et s’en excusent. Dans ce premier cas, la règle de la honte permet d’adapter la présentation de soi à de nouvelles normes de voyage durable et de rendre plus acceptables les voyages qui ne respectent pas cette norme.

2.2 Le flight-shaming : susciter la honte d’autrui

Si la honte est rapportée par certains voyageurs dans leurs messages, elle est aussi utilisée comme un outil pour normaliser le comportement d’autrui. On parle dans ce cas de « flight-shaming ». Sur Instagram, les utilisateurs qui publient des photographies de leurs voyages sans respecter la règle de la honte peuvent être violemment critiqués pour leurs comportements irresponsables. Cette tentative de susciter la honte concerne des voyageurs qui ne semblent pas préoccupés par les problématiques environnementales, et vise surtout des célébrités (Gössling, 2019). Suivi par plus de 53 600 abonnés, le compte Instagram Aningslösa influencers (AI) a publié environ 350 messages pour interpeller des personnes jouissant d’une grande notoriété sur Instagram, aussi appelées influenceurs et influenceuses, au sujet des émissions générées par leurs voyages en avion. Les influenceurs sont des utilisateurs d’Instagram qui sont suivis par de nombreux autres utilisateurs, et qui peuvent être rémunérés par certaines entreprises du secteur touristique pour mettre en scène un mode de vie privilégié, marqué par de nombreux voyages. AI intervient directement sur leurs publications en commentant leurs photos : « Avez-vous réfléchi aux émissions générées par votre voyage ? 3,6 tonnes de CO2 par personne, ce qui correspond à 9 années de voyage durable. » Ces messages publics cherchent à susciter la honte chez la personne visée. Ils sont repris par d’autres utilisateurs d’Instagram qui les accusent de ne pas prendre la mesure de leur responsabilité :

Je trouve ça triste que vous et de nombreux autres influenceurs partiez en vacances et voyagiez en avion, de préférence sur de longues distances et régulièrement. Ensuite, vous postez plein de photos et d’autres personnes rêvent de faire ce que vous faites. Ce serait bien si plus de gens pouvaient aider à réduire leurs émissions de dioxyde de carbone, pour assurer l’avenir de nos enfants et de la planète.

@cécile

Les utilisateurs qui relaient ces accusations forment un public varié, regroupant les jeunes sensibilisés à l’environnement présentés dans la partie précédente, mais également des voyageurs plus occasionnels qui ne possèdent pas le même mode de vie que les influenceurs, sans pour autant faire nécessairement partie de classes sociales moins favorisées (Comby, 2015). Ces utilisateurs cherchent à exercer une pression sur les influenceurs en dénonçant publiquement leur comportement irresponsable : ils leur reprochent d'agir « comme des enfants ». Les influenceurs, qui tirent une partie de leurs revenus de leur image publique, peuvent craindre que celle-ci ne soit décrédibilisée et sont ainsi incités à changer leur mode de déplacement. Dans ce cas, la honte est utilisée pour remettre en question le pouvoir des influenceurs à définir des normes de voyage et pour les contraindre à se conformer à une nouvelle norme de voyage durable. La honte permet également de critiquer l’inégalité des contributions des modes de vie aux changements climatiques et d’insister sur le partage des responsabilités.

Cependant, les influenceurs, ainsi que d’autres voyageurs très fréquents, contestent la règle de la honte du voyage en avion et son utilité pour faire changer les comportements. Ainsi, @florian répond au précédent débat lancé par AI : « Avez-vous considéré que ce "shaming" pour changer les comportements n’est ni efficace ni même positif ? Tout ce que vous faites, c’est créer de l’anxiété, de la mauvaise humeur, de la haine. »

Pour ces personnes, la honte n’incite pas à changer son mode de déplacement, à l’inverse d’une démarche positive qui serait, au contraire, source d’inspiration. On assiste ainsi à un débat au sujet des règles de sentiment appropriées pour répondre aux changements climatiques. En réalité, l’effet de ces campagnes de honte semble demeurer limité, puisque les utilisateurs visés reconnaissent avoir conscience des impacts de leurs déplacements, mais ne pas pouvoir faire autrement à cause de leur activité professionnelle. D’autres bloquent simplement le compte de AI, confirmant ainsi des résultats précédents sur les effets des campagnes de honte qui poussent le groupe visé à se refermer sur lui-même (Every, 2013). Si la honte du voyage en avion agit comme une règle de sentiment pour certains voyageurs, ses effets pour gouverner les conduites sont cependant ambivalents et dépendent de la relation professionnelle des voyageurs à l’avion.

2.3 Le travail émotionnel des voyageurs en avion

Partagés entre le plaisir de voyager en avion et le besoin de se conformer à la règle de la honte, certains utilisateurs d’Instagram s’engagent dans un travail émotionnel. Tout en exprimant leur honte, ils essaient d’en diminuer l’expérience grâce à différentes stratégies de « déculpabilisation[4] ». Ils peuvent ainsi montrer qu’ils font des efforts pour respecter la règle de sentiment et éviter d’être la cible de campagnes de honte. Parmi eux, on retrouve principalement le public éduqué et favorisé présenté dans la première partie (2.1), qui reconnaît disposer de moyens suffisants pour mettre en place ces stratégies parfois coûteuses. À ceux-ci s’ajoutent également d’autres personnes qui se rapprochent du public de la deuxième partie (2.2), dont l’activité professionnelle est essentiellement organisée autour du voyage en avion, et qui reconnaissent leur responsabilité sans pouvoir toutefois changer leur mode de déplacement.

Quand ils ne voyagent pas en secret, ou ne suppriment pas les photos de leurs précédents voyages, ces voyageurs essaient de relativiser leur décision de voyager : le billet était gratuit ou déjà réservé depuis longtemps. Pour « atténuer leur honte » (@albert), ils décrivent différentes techniques censées minimiser les émissions causées par leur voyage en avion : diminuer le poids de leurs bagages, choisir des itinéraires impliquant le moins de transferts possible ou encore utiliser les transports en commun pour se rendre à l’aéroport. Leurs propositions sont parfois étonnantes comme dans le cas de certains voyageurs qui apportent leurs propres tasses en avion ou choisissent des compagnies aériennes qui recyclent le plastique utilisé. D’autres voyageurs se justifient en soulignant la nécessité de voir leurs partenaires, leurs familles (parfois malades) et leurs amis proches, dans un contexte de vies parfois partagées entre plusieurs pays. Certains affirment également posséder un comportement écologique irréprochable en dehors de leur voyage en avion. Ils assurent consommer uniquement des aliments locaux, travailler dans l’écologie, ne résider que dans des « hôtels durables », voire s’impliquer dans des projets de conservation de la nature. Par exemple, @melanie, une femme d’une trentaine d’années, rédactrice en chef d’un blogue sur l’innovation et l’engagement des entreprises, explique :

Celles et ceux qui me connaissent savent que j’adore voyager. Mais aussi qu’en 2020, le #flygskam a fait son taf et que ça me fait de plus en plus culpabiliser. Partir loin, OK, mais à condition d’avoir au moins une petite utilité. Avant de voyager au Sri Lanka, j’ai donc regardé toutes les associations locales qui pourraient avoir besoin d’aide pour de petites ou plus grosses tâches au quotidien. C’est ainsi que j’ai découvert la @ONG et son fabuleux programme, plein d’intelligence, pour apaiser les relations entre les éléphants et les personnes qui habitent la région.

@melanie

D’autres voyageurs publient des images de leurs voyages tout en précisant que les émissions générées ont été compensées. Ils présentent la compensation comme une stratégie de déculpabilisation : « Sentant la culpabilité insidieuse des voyages en avion, j’ai commencé à compenser les émissions carbone de mon vol (et mon #flygskam 😨). » (@thomas) Ils la recommandent dans les commentaires qu’ils laissent aux voyageurs qui partagent leur honte (2.1). Les entreprises de compensation carbone proposent, en effet, de neutraliser les émissions de CO2 en réduisant d’autres sources d’émission, comme avec la distribution de fours plus efficaces dans les pays en voie de développement ou le stockage du carbone dans des arbres plantés. Ces entreprises présentent la compensation comme une marchandise émotionnelle (Illouz, 2019) qui permet aux voyageurs de ne pas avoir honte de prendre l’avion. Grâce à ce qu’ils nomment eux-mêmes « compenser leur culpabilité » (@patricia), les voyageurs peuvent ainsi accorder leurs désirs avec la règle de la honte et payer leurs « dettes à l’atmosphère » (@admir) en l’absence d’action étatique. Ces résultats confirment des travaux précédents montrant que les groupes sociaux favorisés témoignent de leurs préoccupations environnementales par la consommation de biens écologiques (Comby, 2015). Si la compensation permet aux voyageurs de présenter leurs voyages de manière acceptable et suscite les félicitations des autres utilisateurs, ce travail émotionnel reste cependant imparfait, car certains utilisateurs reconnaissent, embarrassés, les limites techniques et éthiques de la compensation, et ne l’utilisent qu’en l’absence d’autre choix.

2.4 La fierté de voyager en train comme nouvelle règle de sentiment

En réponse à la honte de prendre l’avion, certains voyageurs revendiquent leur « fierté » de voyager avec des modes de transport alternatifs. Parmi eux, on retrouve majoritairement les voyageurs présentés dans la première partie (2.1), qui avouent disposer du temps et de l’argent nécessaires pour organiser de tels voyages. Accompagnés du hashtag #tågskryt (train-fierté) ou de #Istayontheground (je reste au sol), ces voyageurs publient les itinéraires de leurs voyages en train, illustrés par des cartes, des photos prises sur les quais des gares ou dans les trains, et un calcul des émissions de CO2 évitées par rapport à un voyage en avion. Greta Thunberg a été une des premières personnes à communiquer ainsi sur ses voyages et elle est souvent mentionnée en référence. En montrant que leurs voyages sont compatibles avec la lutte contre les changements climatiques, ces voyageurs instaurent une nouvelle règle de sentiment qui concerne, par exemple, la fierté de voyager en train. Ils revendiquent leur fierté vis-à-vis de ces voyages alternatifs qui sont plus difficiles à organiser, et demandent plus de temps et d’argent. Par exemple, il n’existe pas de plateforme pour coordonner les voyages en train entre plusieurs pays ou pour réserver les billets de différents trains. Lorsque ces voyages sont organisés sur de longues distances, ils peuvent durer plusieurs jours et être épuisants. Réussir à organiser son voyage en train relève ainsi d’une prouesse que les voyageurs partagent avec fierté, et qui est récompensée par les félicitations des autres utilisateurs d’Instagram. Comme dans d’autres mouvements sociaux (Every, 2013), la honte est reconvertie en fierté, même si elle porte ici sur un autre objet.

Je voulais également ne pas voler en 2019 et j’ai survécu à un long voyage de 17 heures au Royaume-Uni (et retour) afin de le faire. J’étais assez fière de moi :), mais récemment, ma mère a essayé de me convaincre de me rendre au Portugal avec elle (le train met 30 heures pour y arriver) et j’ai presque dit oui. Mais en réfléchissant si ce voyage en valait la peine ou non, j’ai vu un de vos messages et je me suis dit : « Si je veux vraiment y aller, alors je trouverai le temps et un moyen écologique pour y arriver ! » Et donc je pense que je veux vous dire merci pour l’inspiration et votre force !

@lea

Cette nouvelle règle de sentiment se diffuse également par l’intermédiaire de la campagne Flight Free 2020. Lancée par la jeune Suédoise Maja Rosèn en 2019, cette campagne invite 100 000 personnes à ne pas prendre l’avion pendant une année. Elle s’est rapidement étendue à d’autres pays comme au Royaume-Uni (I stay on the ground), en France (restons les pieds sur terre), etc. Sur Instagram, les voyageurs partagent leurs engagements personnels, illustrés par une photo d’eux brandissant, avec fierté, l’affiche de la campagne. Les photographies sont souvent accompagnées de témoignages des voyageurs expliquant pourquoi ils refusent de prendre l’avion et sont fiers de voyager en train. En partageant le calcul des émissions de CO2 évitées grâce à leurs engagements, ils affirment également que l’action individuelle peut avoir des conséquences réelles pour le climat. À leur tour, ces voyageurs deviennent ainsi des influenceurs d’un nouveau genre sur Instagram et incitent d’autres voyageurs à rejoindre la campagne. Si les résultats précédents confirment que la préoccupation pour les problèmes environnementaux concerne majoritairement les classes favorisées à cause du coût de tels voyages alternatifs (Comby, 2015), d’autres voyageurs issus de classes légèrement moins favorisées expriment également leur fierté de voyager par des modes de transport alternatifs. Ces derniers revendiquent les voyages de courtes distances pour économiser de l’argent ou reconnaissent ne pas pouvoir multiplier ces voyages alternatifs en raison de leurs coûts. Dans ce cas, les voyageurs se conforment à la nouvelle règle de fierté en présentant ou en essayant des voyages qui n’étaient pas une source de fierté auparavant.

3. Discussion et conclusion : ce que gouverner par la honte veut dire

Tous les voyageurs analysés dans cette enquête ne s’accordent pas, cependant, sur la pertinence de la honte de voyager en avion. Parmi eux, on trouve un public très varié : des voyageurs réguliers, des voyageurs « normaux qui travaillent dur » (@farinaz) et qui ne possèdent pas les ressources suffisantes pour envisager d’autres modes de déplacement, mais aussi des écologistes se conformant à la règle de la honte sans croire à son utilité. Selon ces voyageurs, la honte fait porter la responsabilité sur les individus, alors que les changements devraient concerner l’organisation de la société (par exemple, les trains internationaux coordonnés et moins chers). Plutôt que de blâmer les consommateurs, ils demandent à ce que la honte soit exercée sur les gouvernements et les entreprises polluantes, qui possèdent un réel pouvoir pour répondre rapidement aux changements climatiques. Pourtant, le mouvement de la honte de prendre l’avion a eu des effets notables sur le secteur des transports. Au cours de l’année 2019, les vols intérieurs ont diminué d’environ 10 % en Suède. Certaines compagnies aériennes se sont engagées à compenser leurs vols nationaux (Air France) et européens (Easy Jet), et des entreprises ferroviaires ont rouvert des lignes de trains de nuit. Les gouvernements de différents pays européens (Suède, Norvège, Royaume-Uni, Allemagne, Italie et France) ont également adopté des taxes sur les vols aériens. Étant donné que ces effets ne concernent que les pays européens et que l’aviation a continué d’augmenter au niveau mondial avant l’épidémie de coronavirus, il faudra attendre la reprise du trafic aérien pour analyser l’évolution du phénomène.

Dans la lignée des travaux de sociologie des émotions, cet article a décrit comment la honte constitue une règle de sentiment utilisée pour gouverner les conduites des voyageurs et les inciter à changer leurs modes de déplacement. Pour se conformer à cette règle, les voyageurs peuvent effectuer un travail émotionnel et utiliser des stratégies de déculpabilisation, comme avec la compensation carbone ; ils peuvent aussi élaborer de nouvelles règles de sentiment, comme la fierté de voyager en train. Notre étude montre comment la honte permet d’articuler différents niveaux de responsabilité et de gouverner conjointement les conduites individuelles et collectives (voir aussi Dubuisson-Quellier, 2016). D’une part, la honte de prendre l’avion s’est imposée comme un outil d’autogouvernement pour répondre au changement climatique, parce qu’elle porte sur l’acte le plus facile à réaliser par les individus qui veulent diminuer leur empreinte carbone. Les voyageurs sont ainsi considérés comme autonomes et responsables de leurs propres actions (Comby, 2015). D’autre part, la honte permet de contester la norme du voyage en avion, notamment par l’intermédiaire de campagnes de shaming associées à la remise en cause d’un mode de vie favorisé. La honte donne ainsi de la visibilité au problème des émissions de CO2 générées par le transport aérien et soutient certaines revendications politiques comme l’instauration de taxes sur les vols. Cependant, et comme documenté dans d’autres cas (Brunet et al., 2019), le pouvoir de la honte demeure indéterminé. Tous les voyageurs ne sont pas affectés de la même manière par la honte et certains remettent en cause la pertinence de cette émotion.

Cet article souligne, enfin, le pouvoir des réseaux sociaux pour définir et contester certaines normes sociales par l’intermédiaire des émotions. Sur Instagram, les photographies et les messages reflètent des normes largement répandues dans la société, mais ils permettent également d’exercer un contre-pouvoir en remettant en cause certaines normes dominantes. Ces messages constituent des actes de présentation de soi et prolongent l’idée d’un gouvernement des conduites individuelles. En cherchant à se présenter de manière désirable, les utilisateurs essaient d’éviter la honte ou l’expriment en reconnaissant son existence quand ils n’ont pas d’autres choix. Comme l’a déjà décrit Hochschild (1983), on assiste à un changement dans les règles émotionnelles encadrant l’expérience et la présentation du voyage en avion, qui donne lieu à des conflits au sujet de l’application de ces différentes règles. Si notre étude contribue à la compréhension des relations entre le pouvoir et la honte, elle invite également à poursuivre l’analyse de la honte de prendre l’avion, en documentant la façon dont elle s’est diffusée et exprimée sur d’autres canaux, et en utilisant d’autres outils d’analyse, comme des études quantitatives du phénomène.