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Introduction

La défense des espaces naturels met en jeu autant les émotions que les arguments juridiques ou encore les expertises citoyennes (Biskupovic, 2017). Les trois cas canadiens discutés ici confirment qu’il s’agit de terrains propices pour explorer la place et la cible des émotions dans les argumentaires des différents acteurs. Depuis le début des années 1990, les promoteurs du projet Jumbo en Colombie-Britannique souhaitent développer une station de ski toutes saisons là où le glacier, jusque-là préservé, n’est skiable que par héliportage. Plusieurs acteurs s’opposent au projet, incluant les résidents de la région, les Premières Nations Ktunaxa et Shuswap, les organismes de défense de la nature et l’entreprise exploitant actuellement l’héliski (RK-Ski). Le gouvernement provincial et la Cour suprême du Canada sont également pris à partie dans le dossier. Même si les promoteurs obtiennent les autorisations nécessaires à la réalisation de leur projet en 2012, une série de dédales bureaucratiques et de contestations finissent par convaincre le gouvernement provincial de retirer les autorisations environnementales en 2015. Lorsqu’en 2019 le gouvernement fédéral confère le statut de zone de conservation à ce territoire, il clôt définitivement le projet de station de ski.

En 2014, le maire de Montréal souhaite procéder au déversement d’eaux usées dans le fleuve Saint-Laurent afin de pouvoir effectuer des réparations d’infrastructures d’assainissement. Pour cela, il doit obtenir l’autorisation des paliers de gouvernement provincial et fédéral. Alors que la demande envoyée au gouvernement fédéral dès 2014 reste lettre morte, le gouvernement provincial accorde un permis de déversement en 2015. Au moment de procéder au déversement (du 18 au 25 octobre 2015), la ministre fédérale de l’environnement, alors en pleine campagne électorale, bloque le processus, prétextant la nécessité d’évaluer la demande. Bien qu’il s’agisse d’une pratique usuelle et justifiée par la désuétude des installations, ce qui sera surnommé le Flushgate suscite une opposition populaire d’une ampleur inégalée, dont témoigne une pétition citoyenne opposée à ce déversement et rassemblant 90 000 signatures. Au gouvernement fédéral et aux citoyens se joignent d’autres opposants, dont des membres des Premières Nations, l’opposition officielle provinciale, ainsi que plusieurs groupes de protection de l’environnement. Trois mois après l’annonce, la solution « déversement » est néanmoins mise en oeuvre, confirmant sa légitimité en tant que « la meilleure des pires solutions ».

Depuis le début des années 2000, la province de l’Ontario est le théâtre de mobilisations populaires importantes contestant l’octroi de permis quinquennaux jugés trop généreux par le gouvernement provincial aux entreprises exploitant la ressource en eau (pompage et embouteillage). Ces contestations répétées menées par des citoyens et groupes de protection de l’environnement ne réussissent pourtant pas à changer la pratique. En 2016, la mise en vente d’un puits d’approvisionnement sur le territoire d’Aberfoyle, convoité par la municipalité de Wellington, est remportée par la compagnie internationale Nestlé, déjà propriétaire de deux puits dans la région. Cette décision réactive le débat sur la réglementation entourant l’exploitation et la préservation des ressources naturelles, opposant l’entreprise internationale Nestlé et le gouvernement provincial à un ensemble d’acteurs parmi lesquels on retrouve des groupes environnementaux (dont les Wellington Water Watchers), des groupes de citoyens, les autorités locales d’Aberfoyle et de Wellington, des partis d’opposition provinciale (le Nouveau Parti démocratique et le Parti vert) ou encore des personnalités publiques (Margaret Atwood).

Pour analyser ces cas, nous nous éloignons d’une entrée par les acteurs pour nous intéresser aux émotions que suscitent les enjeux. Le corpus déjà existant en sciences politiques se saisit des émotions de deux manières principales : celles-ci peuvent être abordées sous l’angle instrumental, c'est-à-dire en fonction du type de comportement politique qu’elles provoquent (Brader, 2011 ; Marcus, 2002) ; on peut aussi chercher à comprendre leur rôle en tant que mécanisme de mobilisation (Traïni, 2017). Nous adoptons un angle complémentaire pour donner le primat aux émotions que les enjeux suscitent et à la façon dont elles alimentent les argumentaires des parties prenantes : de quelles émotions est-il question ? Quel spectre recouvrent-elles ? De quelle manière et par qui s’expriment-elles ? Comment sont-elles liées aux arguments ?

Après avoir situé notre démarche au sein d’une littérature en émergence sur la place des émotions dans les politiques publiques et avoir exposé les détails méthodologiques, nous discuterons les quatre émotions qui émergent de ces trois cas : la colère, la joie, la peur et la tristesse. L’analyse transversale montre que si ces émotions sont suscitées en réaction aux décisions controversées, c’est à travers leurs cibles et nuances qu’il est possible de mieux comprendre leur pouvoir dans la sphère publique.

1. Émotions, territoire et ressources naturelles

Avec l’emotive turn, la question des émotions est de plus en plus prise au sérieux dans les sciences sociales. Alors que l’étude des émotions est courante en sciences politiques (Hasell et Weeks [2016] sur le partage des informations ; Feldman et Sol Hart [2016] sur l’activisme ; Panagopoulos [2014] sur le vote ; Groenendyk et Banks [2014] sur la partisanerie ; ou, plus généralement, Faure et Négrier [2017]), son application à l’analyse de politiques reste relativement limitée. Les émotions y sont le plus souvent approchées comme une limite de la rationalité, ainsi qu’en témoigne la littérature interrogeant la manière dont les émotions compromettent la prise de décision rationnelle (Jones, 2003), affectent le traitement de l’information (Coleman et Wu, 2010 ; Fahmy et al., 2006 ; Miller, 2007), le cadrage du problème (Bilandzic, Kalch et Soentgen, 2017), le pouvoir de conviction (Hameleers, Bos et De Vreese, 2017), ou constituent des cadrages en soi qui influencent le choix des solutions aux problèmes (Nabi, 2003 ; Nabi et Prestin, 2016).

D’autres auteurs soutiennent toutefois que les émotions ne s’opposent pas aux cognitions et ne peuvent être étudiées isolément, sans lien avec les acteurs. Elles ne témoignent donc pas d’un manque de rationalité (Mercer, 2010). Certes, l’émotion a un pouvoir de distorsion, mais la faculté d’agir stratégiquement dans la prise de décision dépend à la fois de l’expérience de l’émotion (O’Shaughnessy et O’Shaughnessy, 2003) et de la capacité des acteurs à « imaginer l’émotion chez les autres » (Mercer, 2010 : 26). En d’autres termes, les faits ont besoin de sens pour que la prise de décision se produise (Peters, Lipkus et Diefenbach, 2006). Ces sens sont imprégnés d’émotions dont l’effet n’est pas uniquement l’amélioration de la rationalité et de la prise de décision : « [L]a présence d’un affect ne garantit pas de bonnes ou de mauvaises décisions ; elle garantit que les informations communiquées seront traitées de manière différente qu’en son absence[1]. » (S156)

Si le débat demeure ouvert sur le rôle précis des émotions en analyse de politiques, cette littérature montre néanmoins la place centrale qu’elles occupent dans le raisonnement et la construction argumentaire. Nous proposons ici d’alimenter cette réflexion en portant spécifiquement notre attention sur des enjeux de préservation et d’exploitation de la ressource à l’échelon territorial. Les conflits environnementaux constituent de bons exemples de situations politiques où les émotions sont à la fois très présentes et délégitimées au sein de systèmes largement dominés par la rationalité technique et scientifique (voir, par exemple, Buijs et Lawrence [2013] sur la forêt ou Cass et Walker [2009] sur les éoliennes). Plusieurs travaux portent d’ailleurs à la fois sur les émotions et l’échelle locale. Ils s’organisent en fonction de trois ensembles non exclusifs. Le premier se structure autour des réactions émotives à la suite de catastrophes (traumaticevents), tels des attentats ou des catastrophes naturelles (Whittle et al., 2012). Le second, plus large, lie la question des émotions aux dispositifs de participation, de capacity building, et aux dynamiques d’enracinement (embeddedness) dans des territoires (Partalidou et Anthopoulou, 2017) et expériences d’organisations collectives (Rothschild, 2016). Enfin, le dernier insère les émotions dans les processus de politique publique, par exemple lors d’exercices de planification (Christiansen, 2015), de marketing territorial (Eshuis, Klijn et Braun, 2014), de projets contestés (Durnová, 2013) ou de fusions municipales (Verhoeven et Duyvendak, 2016). Ces derniers mobilisent d’ailleurs la notion d’emotional appeals, lesquels « permettent aux citoyens d’interpréter et de (re)construire leurs sentiments […] sur une question politique et fournissent des motivations potentielles pour accepter ou contester une politique » (469). S’intéressant à la présence des émotions dans les arguments adoptés par les parties prenantes, c’est davantage dans cette troisième filiation que notre réflexion trouve sa place : « [L]es émotions sont une forme de réponse à un objet intentionnel [un individu, un événement ou un état des choses] liée aux préoccupations, aux intérêts ou aux désirs du sujet qui implique la cognition ou quelque chose de semblable à la cognition. » (Rousiley et Hauber, 2020 : 40)

Ainsi que le démontrera l’analyse, quatre émotions principales émergent des cas étudiés : la colère, la joie, la peur et la tristesse. La colère est une émotion primaire (Kemper, 1987) qui naît lorsqu’on se sent empêché d’atteindre ce qui est intensément désiré en raison d’un obstacle injustifié (Shiota et al., 2008 : 153). Schieman (2006 : 495) l’évoque comme une émotion sociale dont les sources les plus courantes sont l’insulte réelle ou perçue, l’injustice, la trahison, l’iniquité, l’incompétence, ou l’agression verbale ou physique. Par conséquent, la colère se décline en différentes intensités et est difficile à différencier d’émotions apparentées (Clore et al., 1993) : « La colère […] peut être un élan de panique face à quelque chose de caché ou une indignation quant à l’insensibilité de notre gouvernement. » (Jasper, 2011 : 286) La joie, quant à elle, est une émotion exerçant plusieurs fonctions, notamment la solidification des relations interpersonnelles (Shiota et al., 2008). Elle est globalement définie comme un sentiment de satisfaction que l’on éprouve lorsque des aspirations sont concrétisées de manière réelle ou imaginaire (Jacobs et al., 2014) ou lorsqu’un préjudice est évité (Seungjo et Lang, 2009). Inversement, la peur est une émotion engendrée par la perception d’un danger et qui suscite une forte motivation d’évitement (la fuite ou l’attaque) chez celui qui la ressent (Lazarus, 1991). Enfin, la tristesse est ressentie lorsqu’il y a impossibilité d’atteindre un objectif ou de rétablir une situation (Stein et Levine, 1990). Si ces définitions permettent de distinguer les émotions, elles sont ici comprises comme dynamiques et liées au contexte, donc socialement construites (Boijer et Mesquita, 2012). Les émotions rassemblent en effet les représentations individuelles des divers enjeux, le contexte dans lequel celles-ci sont construites et leur validation collective. L’entrée par les émotions permet ainsi d’examiner leurs nuances en relation avec leurs cibles et la position de celles et ceux qui les expriment dans les débats.

2. Méthodologie

La sélection des cas décrits en introduction a été guidée par une série de considérations. Ils concernent une localisation précise (le sommet, le fleuve, la source), expriment un rapport contrasté au territoire, ont lieu dans des contextes institutionnels variés (trois provinces) et impliquent divers paliers du gouvernement (local, provincial, fédéral). Ils ont tous bénéficié d’une importante couverture médiatique et ont été l’objet d’arguments tranchés relevant du registre émotionnel. Contrairement à d’autres cas dont fait état la littérature, les décisions et réactions étudiées ici n’ont pas fait l’objet de consultation publique formalisée ni d’exercice de délibération (Rousiley et Hauber, 2020). Par conséquent, à l’instar de Coleman et Wu (2010) et de Miller (2007), nous avons utilisé les médias comme source d’information. Si le repérage des émotions dans l’espace public pose plusieurs défis méthodologiques, il peut tout de même être réalisé par le biais des médias écrits traditionnels. Les émotions sont ainsi appréhendées comme des récits « créés par des gens qui conversent et discutent avec d’autres » (Fischer, 2003 : 162).

Pour chacun des cas, une revue de presse exhaustive a été réalisée dans les quotidiens canadiens par le biais des bases de données Eureka (francophone) et Factiva (anglophone). Un total de 310 articles publiés entre 2004 et 2017 ont été traités (lettres des lecteurs, articles d’information, éditoriaux et chroniques). Les documents ont été étudiés par le biais d’une analyse textuelle thématique inductive à l’aide du logiciel d’analyse qualitative NVivo 12. Un précodage (sur 15 % des articles par cas) a été réalisé par les auteures individuellement pour établir les catégories de départ. Une fois les codages respectifs comparés et ajustés, l’ensemble des articles a alors été codé selon les types d’acteurs, leurs positions quant à l’enjeu, les arguments invoqués et les grandes catégories d’émotions qui y sont associées, en indiquant la manifestation de chacune (par exemple, l’émotion colère exprimée par l’indignation était étiquetée Émotion_COLÈRE_Indignation). Les effets de sélection liés aux choix de contenus des médias et à l’importance relative qu’ils accordent aux différents enjeux pouvant constituer un biais méthodologique, deux précautions ont été prises : 1) nous avons collecté tous les articles de journaux nationaux, provinciaux et locaux sur ces dossiers ; 2) le codage du matériel a été effectué avec soin pour coller le plus près possible aux manifestations d’émotions.

3. Analyse

Comme annoncé, l’analyse est organisée autour de quatre grandes émotions : la colère, la joie, la peur et la tristesse. Le codage réalisé permet de dresser trois constats préliminaires. Premièrement, chacune des émotions recouvre un registre émotionnel (ou affectif) permettant d’en comprendre plus finement les nuances. Deuxièmement, les opposants mobilisent davantage de registres émotionnels (plus fréquemment et de manière plus diversifiée) que les partisans. Enfin, lorsque les mêmes émotions sont exprimées par les partisans et les opposants, elles sont convoquées de façon différente dans l’argumentation, et leurs cibles varient.

3.1 La colère : l’émotion fondamentale des controverses

La colère est l’émotion la plus présente dans les trois cas à l’étude. Elle permet de mieux comprendre le jeu des relations sociales, les attentes et, de façon plus élargie, la dynamique sociale (Schieman, 2006). Exprimée à la fois par les partisans et les opposants, la colère cible les processus décisionnels, incluant la décision elle-même, les actions des instances gouvernementales et le rejet des expertises, croyances et savoirs. C’est d’abord à travers leur indignation que les opposants expriment de la colère. Chaque fois, c’est le peu de réflexion des autorités gouvernementales dans le choix des solutions adoptées ou des autorisations accordées qui est dénoncé. Plus encore, les opposants contestent le caractère unilatéral des décisions. Si, à Montréal, ils s’insurgent contre la décision technocratique elle-même, dans les cas d’Aberfoyle et de Jumbo, ils s’indignent des accords passés avec des entreprises privées. À Aberfoyle, cette indignation façonne l’argument citoyen très personnalisé du pillage, où chaque Ontarien devrait « être indigné qu’une grande entreprise privée multinationale reçoive notre eau gratuitement et en secret de la part de notre propre gouvernement dans ce qui n’est rien d’autre qu’un vol légalisé avec la complicité volontaire de la province » (Shuldiner, 2016). Dans le cas de Jumbo, les groupes environnementaux sont outrés par le comportement du gouvernement, qui a « ignoré l’opposition massive des habitants de la région de Kootenay, de la Première Nation Ktunaxa et toutes les preuves scientifiques que nous avons entendues de la part des plus grands environnementalistes » (Ferguson, 2012).

En outre, l’indignation des opposants devant des décisions menaçant l’intérêt public trouve sa source dans des événements passés qui viennent l’intensifier. En cela, elle est la marque évidente de la défaillance du processus décisionnel. Dans le cas du Flushgate, l’argument du « deux poids, deux mesures » illustre l’absence de préoccupation des autorités pour l’environnement : « Ce qui est troublant, c’est que quand on décide de refaire un échangeur (autoroutier), on demande aux ingénieurs de maintenir la capacité de circulation pour les véhicules. Mais quand on refait un égout, on permet aux ingénieurs de déverser dans le fleuve. » (Cameron, 2015) À Aberfoyle, cette permissivité est synonyme de malversation : « Il s’agit là d’un autre exemple de la corruption de la libre entreprise et de la collusion volontaire de nos propres fonctionnaires […]. [L]e ministre de l’Environnement devrait démissionner. Ces accords devraient tous être annulés. » (Shuldiner, 2016) Dans le cas de Jumbo, la proximité entre les gouvernements et l’entreprise privée soulève une indignation dirigée vers le gouvernement de la province, « qui a été aveuglé par la poudre aux yeux et les gros chiffres lancés par les promoteurs. Il ne voit pas les faiblesses du plan d’affaires qui se cachent derrière le battage publicitaire et il se débarrasse imprudemment d’entreprises établies de longue date et de renommée internationale » (Brinkerhoff, 2005).

En activant des arguments plus génériques, la colère dépasse le temps et l’espace d’un cas précis. En effet, la colère des opposants est une réaction face au mépris des locaux, des croyances et savoirs traditionnels, et de la diversité de l’expertise. Elle renvoie ainsi plus globalement à l’idée de dépossession, de perte des acquis et du manque d’honnêteté des instances gouvernementales supérieures, ou tout simplement au fait que les gouvernements supérieurs ne prennent pas suffisamment au sérieux les préoccupations des opposants locaux. Dans le cas de Jumbo, la présidente de la nation Ktunaxa évoque sa déception et sa colère : « Nous n’avons pas le sentiment que la question de savoir qui nous sommes en tant que peuple [pas plus que celle de] l’impact sur notre spiritualité et notre culture ont vraiment été abordées. » (Fowlie, 2012) La colère fait ressortir les arguments dénonçant le caractère irréversible des dommages continus que subissent les peuples autochtones en raison de telles décisions : « À part le fait de ne pas approuver le projet, il n’y a rien qui puisse atténuer […] les dommages irréparables qui vont nous être causés, en tant que peuple, en ce qui concerne l’accès des générations futures à une région qui est si profondément importante pour nous. » (Fowlie, 2012) Dans les cas d’Aberfoyle et du Flushgate, la colère réanime les arguments dénonçant le laxisme des gouvernements par rapport à l’environnement, ainsi que le mépris des citoyens en général. À Montréal, un porte-parole de la Fondation Rivières dénonce « [l]’insoutenable désinvolture de nos dirigeants » : « Il n’y a guère d’autres mots tant il devient impossible, en raison de la légèreté des élus en matière environnementale, de savoir à qui se fier dans cette saga. » (Boileau, 2015)

De leur côté, si les partisans n’expriment pas de colère envers la décision elle-même, certains décrient néanmoins la mauvaise foi des opposants et l’injustice qui leur est faite. À ce titre, le promoteur de Jumbo conteste de façon virulente les arguments de ses détracteurs : « Le projet est depuis longtemps attaqué par des groupes d’intérêts qui déversent un flot de revendications exagérées et inexactes. » (Grant, 2014) Visant les membres du gouvernement fédéral, le maire de Montréal les accuse de partisanerie électorale : « Utiliser ce dossier à des fins électoralistes peut entraîner des risques. Il pourrait y avoir des bris et davantage de déversements dans le fleuve », a prévenu le maire, accusant les conservateurs de tenter de « scorer des points politiques » (Corriveau, 2015) avec cette controverse.

Certains éléments procéduraux, notamment l’imposition de contraintes et l’ingérence indues, attisent également la colère des partisans. La réaction du maire de Montréal est particulièrement explicite à cet égard :

Furieux, Denis Coderre dénonce la situation : « Le gouvernement canadien empêche Montréal de protéger le fleuve. C’est la première fois depuis 1977 qu’on parle d’arrêté ministériel. J’aimerais savoir pourquoi Montréal vit cette injustice. Est-ce qu’on va faire la même chose pour Victoria, pour Toronto et pour l’ensemble des municipalités ? »

Corriveau, 2015

En Colombie-Britannique, les partisans insistent également sur les dérives procédurales en dépit du fait que Jumbo ait passé avec succès tous les tests de contrôle préalables depuis 20 ans. Selon l’un d’eux, il « est irresponsable et inacceptable de forcer les entreprises à mettre leurs plans en attente pendant 19 ans tout en se frayant un chemin à travers le processus d’approbation du gouvernement » (Éditorial, 2009).

3.2 La joie : l’émotion cachée

De façon générale, la joie est une émotion peu présente dans la littérature sur les émotions et les politiques publiques (voir tout de même Jacobs et al. [2014]). Repérée surtout dans le projet Jumbo, elle est discutée ici à travers le prisme de l’optimisme et de la satisfaction. L’optimisme est associé à une confiance dans le bien-fondé des projets et dans l’avenir, et il se manifeste par un sentiment de satisfaction lors des victoires remportées, aussi petites soient-elles.

Les partisans expriment une confiance inébranlable dans le bien-fondé du projet qu’ils défendent et mettent en avant ses effets positifs élargis et à long terme. Les retombées du projet Jumbo se feraient au bénéfice de ses promoteurs, des communautés locales, ainsi que de la communauté internationale des skieurs. Cherchant à faire du rêve qui le nourrit une réalité, le promoteur ponctue son discours de nombreux superlatifs. Ainsi, Jumbo serait « le domaine skiable le plus spectaculaire d’Amérique du Nord », « le seul véritable domaine skiable alpin du Canada », « la plus grande élévation verticale du continent » (Koch, 2007). Alignant leurs arguments sur le nécessaire soutien économique à la région, d’autres partisans vantent les mérites d’un projet qui engendrerait des « avantages économiques [se traduisant par] des centaines d’emplois, des centaines de millions en investissements directs et une augmentation du trafic touristique » (Koch, 2007). Chaque obstacle franchi (politique et juridique) devient l’occasion pour les promoteurs de réitérer cette confiance et cet optimisme dans leur projet avec un « mélange de soulagement et de célébrations » (Palmer, 2004).

Du côté des opposants, l’optimisme se rapporte à l’idée de faire reconnaître des droits dans le contexte juridique et politique canadien. Il se déploie au fil des gains, petits ou grands, et des mouvements de résistance. L’expression de la joie permet de confirmer le bien-fondé de la lutte et, éventuellement, d’enrôler de nouveaux alliés. Au terme de ces processus, la joie s’exprime aussi dans le registre de la fierté chez les opposants. Le groupe Wildsight se dit « très heureux de la décision de la province », concluant : « Il s’agit du seul résultat raisonnable pour ce projet. » (Crawley, 2015) Également associée à l’empowerment ressenti lors des mobilisations sociales ou de la (re)prise de contrôle des projets, la joie atteint son paroxysme lorsque les stratégies de résistance ou de contestation sont couronnées de succès. C’est dans ce registre que s’exprime la députée de l’opposition Mungall, laquelle se montre « très émue lorsqu’elle [souligne] la longue lutte contre [ce] projet [:] "J’accorde tout le mérite aux habitants des Kootenay et aux dirigeants des Premières Nations qui se sont opposés au projet pendant deux décennies", a-t-elle déclaré. "Je suis fière de représenter ces personnes extraordinaires" » (Eckersley, 2015).

3.3 La peur : l’émotion liée au scénario du pire

Dans les cas à l’étude, la projection dans l’avenir est aussi parfois associée à la perception d’un danger, et donc à la peur, tant chez les partisans que chez les opposants. La peur cible alors les conséquences négatives, tant celles de l’action que celles de l’inaction.

Chez les partisans, l’inaction est particulièrement source d’inquiétude puisqu’elle mènerait au scénario du pire. Elle vient alors justifier la nécessité de l’action. Cela est particulièrement évident dans le cas du maire de Montréal, qui défend sa décision dans un contexte de gestion de risques : « Un déversement planifié, même s’il n’est pas idéal, est bel et bien la seule façon d’agir. Ne rien faire et risquer un déversement non planifié aurait des conséquences catastrophiques pour la santé du fleuve. » (CNW, 2015) Dans le cas de Jumbo, le promoteur craint de nouveaux atermoiements venus d’administrateurs tatillons qui entraîneraient « des années de retard supplémentaire […]. Corrompre le processus de zonage est peut-être la dernière chance sérieuse des opposants de tuer Jumbo. Son certificat environnemental provincial expire en 2009, un nouveau retard pourrait donc signifier la mort [du projet] » (Koch, 2007). À l’inverse, lorsque mobilisée dans le registre symbolique, la peur devient une crainte dissociée d’une action immédiate. « Préoccupée », la ministre fédérale de l’Environnement déclare que son bureau agit de façon responsable en « explorant des options pour l’empêcher [le plan montréalais] dans l’attente de nouvelles données » (Gamelin, 2015).

Dans un autre registre, les partisans évoquent les peurs des opposants en tentant de les délégitimer, les qualifiant d’infondées. C’est particulièrement le cas d’un éditorialiste qui écrit, au sujet d’Aberfoyle : « [D]e nombreuses craintes […] semblent exagérées, fondées sur des politiques environnementales plutôt que sur des faits environnementaux. » (Roe, 2016) Il justifie sa position par l’efficacité démontrée des politiques existantes : « L’important système réglementaire que l’Ontario a déjà mis en place pour protéger ses eaux souterraines n’a pas sonné l’alarme. Et malgré une période de sécheresse en juillet dernier, aucune pénurie importante d’eaux souterraines n’a été signalée, et encore moins une crise. » (Roe, 2016)

Pour les opposants, au contraire, la décision d’aller de l’avant avec le projet (action) est le scénario du pire. La peur les incite donc à en appeler à la prudence en insistant sur les conséquences négatives anticipées, qui peuvent être de plusieurs natures (environnementales, juridiques, économiques, etc.). Les citoyens de Montréal réclament « la sauvegarde de [leur] majestueux Saint-Laurent » : « Il faut agir de façon excessivement prudente et préventive en prévision de ce déversement qui se veut hors du commun… Il faut cesser de tergiverser et il faut agir de façon responsable pour le bien-être de tous et pour le bien de notre environnement. Il me semble que cela n’est pas trop compliqué ? Non ? » (Giguère, 2015)

En Colombie-Britannique, la présidente du Sierra Club du Canada déclare ses membres « très inquiets » : « Vous montez dans une nouvelle vallée, vous devez vous pencher sur les problèmes réels de la faune. Les animaux sont déjà dans une situation difficile. » (Greenwood, 2004) À Aberfoyle, le manque de précisions sur la nature des arrangements économiques qu’implique le pompage d’eau inquiète le maire : « Ils ne nous proposaient rien de vraiment précis, une sorte de partenariat dans l’avenir, tout en restant assez vague sur ce que cela pourrait signifier. » (Leslie, 2016)

3.4 La tristesse : l’émotion de la résignation

Plusieurs situations peuvent susciter la tristesse, par exemple le fait d’être désavantagé, de perdre quelque chose, ou d’être désespéré. Pour les opposants, la tristesse cible la faillite d’une stratégie d’opposition. Elle découle notamment de la perception que l’intérêt individuel prévaut sur l’intérêt collectif, ce qui fait craindre des conséquences importantes pour les générations futures. Dans le cas de Jumbo, la déception des Premières Nations vient surtout du constat que les intérêts du promoteur privé l’ont emporté sur leurs droits ancestraux, acquis, conférés par les traités, tout comme sur ceux que protègent les déclarations internationales. Elles se disent déçues de la décision de la Cour suprême, soutenant que « les droits religieux et culturels des Ktunaxas sont extrêmement importants dans cette affaire et que c’est une honte que la Cour suprême du Canada ait statué contre eux » (Novak, 2017). À Aberfoyle, on dénonce la prédominance de la marchandisation de la ressource naturelle au détriment de l’intérêt collectif :

En plus de nous promettre de graves préjudices en matière de réchauffement climatique, notre politique gouvernementale conduit également à s’assurer que les gens ordinaires souffrent des pires effets, tandis qu’elle accorde aux grandes entreprises riches, qui se comportent comme des bandits, la possibilité d’exacerber et de tirer profit de notre désespoir.

Adams, 2016

À Montréal, la tristesse fait ressortir la dimension identitaire du problème, comme en témoigne cette citoyenne :

Lorsque j’ai appris la nouvelle, ça m’a beaucoup attristée. C’est comme si on n’en prenait pas assez soin, du fleuve. Le fleuve, ce n’est pas un cours d’eau ordinaire. C’est, dans notre histoire, la voie principale qui nous a amenés à occuper le territoire. Le fleuve, c’est notre sang. C’est quasiment ce qui coule dans nos veines.

Gamelin, 2015

Pour les partisans, la tristesse cible la faillite d’une stratégie de conviction. Elle s’exprime surtout dans le registre de la fatalité et donc de l’acceptation des contraintes imposées (temporelles, financières ou technologiques). C’est particulièrement le cas du Flushgate, où même le ministre des Affaires municipales concède qu’il s’agit d’un mal nécessaire. « Je pense que les priorités sont à la bonne place, a-t-il dit. Si votre question c’est : est-ce que vous êtes heureux de voir 45 000 déversements, la réponse, c’est non. » (Robillard, 2015) Le promoteur du projet Jumbo évoque quant à lui sa déception face aux retards encourus par son projet, lesquels sont toutefois présentés comme un « moindre mal » plutôt que comme un échec (Kucharski, 2014).

Discussion et conclusion

Les observations réalisées sur les trois cas nous mènent à tirer quatre remarques conclusives à propos de l’étude et du pouvoir des émotions dans la sphère publique. Premièrement, l’analyse permet de repérer le pouvoir des émotions dans les arguments des parties prenantes. En privilégiant une entrée par les émotions plutôt que par les acteurs, on montre que les émotions ne sont pas monopolisées par un certain type d’acteur (par exemple, la colère par les opposants, ou la joie par les partisans) ni ne sont réduites à des stratégies d’instrumentalisation de la part du personnel politique ou des mouvements sociaux/activistes. Cela conduit ainsi à nuancer les répertoires argumentatifs en fonction des émotions présentes, et permet donc d’en arriver à une compréhension plus fine de la source des arguments des parties prenantes. En d’autres termes, on constate non seulement que les émotions influencent les réactions à l’égard de décisions litigieuses, mais que chaque émotion induit des préférences spécifiques devant les enjeux controversés (Lu et Schuldt, 2015). Loin de disqualifier les arguments, les émotions leur donnent un sens et contribuent à leur légitimité, les amplifiant même parfois. Par exemple, la peur initiale exprimée par le maire de Montréal et sa colère contre l’ingérence des instances fédérales lui permettent de consolider l’argument du déversement des eaux usées comme un mal nécessaire ; la colère des opposants face au projet Jumbo, mais aussi au déni de la dimension identitaire des Premières Nations, leur permet de s’imposer dans le débat ; la colère et la tristesse des opposants à Aberfoyle contribuent à mettre en évidence l’absence de considération du gouvernement provincial pour les citoyens et pour l’environnement. L’analyse de la dyade émotions-arguments éclaire aussi leurs multiples cibles. Les émotions ne concernent pas uniquement la décision controversée, mais se manifestent aussi en réponse à une cible intentionnelle propre aux parties prenantes (Rousiley et Hauber, 2020 : 40). En d’autres termes, dans les trois cas, les registres émotionnels se déploient en réaction à la fois au contenu des enjeux initiaux et à certains aspects contingents à ceux-ci. La colère est activée par les décisions controversées, mais aussi par les processus décisionnels inhérents au déroulement des controverses, les parties prenantes pouvant réagir à la nature de la décision, aux actions des instances gouvernementales ou encore au mépris des citoyens, des expertises, des croyances et des savoirs (le maire de Montréal réagit vivement à l’ingérence du gouvernement fédéral, par exemple). La joie apparaît lors de gains liés aux demandes initiales des parties prenantes (les Premières Nations manifestent leur joie lorsqu’est reconnu le bien-fondé de leurs arguments identitaires, culturels et spirituels). Les conséquences négatives potentielles de l’action comme de l’inaction suscitent la peur (les citoyens d’Aberfoyle sont craintifs devant le manque de transparence de l’entreprise d’embouteillage d’eau quant à ses intentions réelles et à ses projets). Enfin, la tristesse découle de la faillite des stratégies d’opposition ou de conviction.Deuxièmement, l’identification d’une gamme d’émotions qu’impliquent les décisions controversées met en lumière la densité émotionnelle des enjeux publics, ainsi que les répertoires émotionnels spécifiques ou communs des parties prenantes. Comme le constatent d’autres études portant sur ce type de situations, la colère est l’émotion la plus souvent mobilisée dans les controverses. Cela nous mène à conclure qu’outre le fait qu’il s’agit d’une réaction prévisible, la colère laisse également des marques plus faciles à repérer dans l’espace médiatique. Néanmoins, elle n’épuise pas les émotions en présence. Au contraire, l’analyse démontre l’existence d’émotions complémentaires, incluant la joie. Cela dit, toutes ces émotions prennent sens dans leurs nuances. C’est la gamme de sentiments qu’elles recouvrent qui permet une meilleure lecture de la situation et, de ce fait, la production d’une analyse plus fouillée : « [L]es étiquettes pour des émotions spécifiques sont souvent tirées telles quelles du langage courant — la dangerosité et la peur étant les plus courantes —, mais recouvrent en fait différents types de sentiments. » (Jasper, 2011 : 286)

Troisièmement, notre entrée par les émotions à travers leur place dans les argumentaires des parties prenantes montre l’importance de dépasser la fonction rationnelle classiquement rattachée à leur étude et de s’écarter d’une conception behavioriste (Jones, 2003). À première vue, les décisions au coeur des trois cas pourraient être considérées comme rationnelles, issues d’un processus de résolution de problème à froid et dépourvu d’émotions : le développement d’une station de ski ou la permission accordée à une grande entreprise de puiser l’eau locale favorisent la création d’emplois et stimulent l’économie ; le déversement d’eaux usées permet la réfection d’infrastructures désuètes. Cependant, ces cas illustrent plutôt le fait que la définition du problème et les actions qui en ont découlé étaient imprégnées d’émotions faisant partie intégrante de la rationalité des décideurs — celle-ci recouvrant leurs émotions propres comme leur capacité à prendre en compte celles des autres parties prenantes (Mercer, 2010).

Enfin, l’approche méthodologique adoptée confirme d’abord qu’en l’absence d’accès direct aux propos des acteurs (par l’intermédiaire de consultations publiques ou d’entretiens de recherche par exemple), l’espace médiatique constitue un lieu privilégié d’expression des émotions aisément accessible à l’analyse. Tant les propos directs (lettres des lecteurs) que ceux rapportés par les journalistes (articles, chroniques ou éditoriaux) donnent accès à une importante gamme d’émotions. De plus, c’est par une analyse ventilée en fonction des positions des parties prenantes qu’il est possible, dans chacun des cas, de saisir la relation étroite entre les émotions et les logiques argumentatives des acteurs.