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Confrontés à l’intérêt grandissant des États tiers pour l’Arctique – qui se manifeste non seulement par l’augmentation des demandes d’octroi du statut d’observateur auprès du Conseil de l’Arctique mais également par la multiplication des « livres blancs » et autres positions nationales sur le sujet (China 2018; Germany 2019; Scotland 2019) – les huit États arctiques[1] prennent régulièrement soin d’affirmer leur position privilégiée dans la conduite des affaires de la région. Ainsi, à l’occasion du vingtième anniversaire de la Déclaration d’Ottawa de 1996 sur la création du Conseil de l’Arctique, les membres de ce dernier avaient proclamé leur « responsabilité particulière et leur rôle de chef de file dans la protection de l’environnement et le développement durable »[2] (Arctic Council 2016b). Plus récemment, le ministre des Affaires étrangères de la Fédération de Russie a réaffirmé l’existence de cette « responsabilité particulière » en l’élargissant à tous les « développements qui concernent la région » tandis que, plus frontalement, le secrétaire d’État américain déclarait qu’il n’existe pas de catégorie intermédiaire entre « États arctiques » et « États non arctiques », rejetant en cela la prétention de la Chine à la qualité d’État « quasi arctique » (Russian Federation 2019, United States 2019, China 2018). À l’issue de la Réunion ministérielle de Rovaniemi (2019), les huit États arctiques n’ont pas manqué de souligner collectivement « le rôle de chef de file que doivent assumer les États arctiques pour faire face aux nouvelles opportunités et aux nouveaux défis de l’Arctique » (Arctic Council 2019a), avant d’affirmer lors de la récente Réunion ministérielle de Reykjavik (2021) leur « position unique pour la promotion d’une gouvernance responsable de la région et des questions arctiques » (Arctic Council 2021a).

Parallèlement à ces déclarations de principe sur leur rôle particulier en tant qu’États arctiques, les huit États de la région cherchent à diffuser l’idée que le Conseil de l’Arctique, dont ils possèdent seuls la qualité de membres, serait devenu « le principal forum intergouvernemental pour la région arctique » ou encore « le principal forum pour la coopération dans la région » (Arctic Council 2019b, 2021a). C’est d’ailleurs cette ambition qu’affiche désormais la page d’accueil du site Internet du Conseil de l’Arctique depuis que l’Islande en a assumé la présidence[3].

Créé en 1996 afin de faciliter la coopération des huit États arctiques sur les « problèmes de l’Arctique » relatifs, notamment, au développement durable et à la protection de l’environnement de la région (Declaration on the Establishment of the Arctic Council 1996), le Conseil de l’Arctique a longtemps fonctionné comme une conférence diplomatique assez confidentielle. Telle qu’elle est formulée, l’ambition affichée aujourd’hui par les membres du Conseil recouvre deux aspects : celui de la nature du Conseil et celui de l’importance de son rôle. La présente étude a pour objet d’évaluer, à l’occasion du 25e anniversaire du Conseil de l’Arctique, si cette ambition relève du slogan ou correspond à la réalité.

La formulation choisie soulève d’abord la question de la nature du Conseil de l’Arctique, présenté comme un simple « forum intergouvernemental ». D’après la présentation qu’en fait le professeur Rivier, il existe trois modèles « classiques » d’organisation : la réunion d’organes étatiques (qui ne repose sur aucune règle juridique internationale, n’a pas d’existence institutionnelle propre, et où les éventuels engagements sont formulés par les participants à titre individuel); l’organe commun (un organe international dépourvu de personnalité juridique mais dont l’existence découle d’une règle juridique internationale et qui adopte des actes collectifs unilatéraux dont le propre est d’être la manifestation d’une volonté unique imputée simultanément et à l’identique à chacun des participants); et l’organisation intergouvernementale (dont l’existence repose sur une règle juridique internationale et qui suppose l’avènement d’un être dérivé doté de la personnalité juridique) (Rivier 2012). En 2009, un auteur estimait que le Conseil de l’Arctique n’avait toujours appartenu qu’à la première catégorie (Dopagne 2009), ce qui sera réévalué à la lumière de développements plus récents pour montrer que le Conseil de l’Arctique se situe aujourd’hui dans une zone grise que l’expression « forum intergouvernemental » ne permet pas de saisir dans toute sa complexité. En effet, si elle souligne le refus de plusieurs des membres du Conseil de l’Arctique de lui reconnaître la personnalité juridique, la simplicité de cette présentation ne résiste pas à l’analyse des faits, qui voit l’instauration du secrétariat permanent opérer une transmutation du Conseil de l’Arctique de simple forum en organisation personnifiée.

La formulation choisie soulève ensuite la question de l’importance du rôle du Conseil de l’Arctique, présenté comme le « principal » forum intergouvernemental. Nous avons déjà mis en évidence ailleurs (De Pooter 2018) comment l’importante production scientifique et normative du Conseil de l’Arctique contribue à en faire une organisation qui compte sur la scène internationale. Ses travaux scientifiques ont en effet permis de mieux comprendre les effets du changement climatique sur l’Arctique et, en retour, les effets du changement climatique en Arctique sur le reste du monde. Ils ont alimenté plusieurs négociations internationales environnementales (Convention de Stockholm de 2001 sur les polluants organiques persistants, Convention de Minamata de 2013 sur le mercure, Code polaire). Par l’intermédiaire de ses États membres, le Conseil de l’Arctique est également parvenu à faire accepter « l’approche écosystémique »[4] comme standard en vue du moratoire sur la pêche commerciale en haute mer dans l’océan Arctique[5]. Par ailleurs, outre la production d’indénombrables lignes directrices et cadres sur l’harmonisation des comportements et des législations nationales, les négociations conduites sous les auspices du Conseil de l’Arctique ont donné lieu à l’adoption par ses membres de trois accords juridiquement contraignants qui sont tous entrés en vigueur[6]. La présente étude montrera plus particulièrement comment les choix institutionnels opérés par le Conseil de l’Arctique contribuent eux aussi à faire de ce dernier un acteur central de gouvernance de la région.

I – La transmutation du Conseil de l’Arctique de simple forum en organisation personnifiée

De nos jours, si les membres du Conseil de l’Arctique continuent de présenter ce dernier comme un « forum » dépourvu de personnalité juridique et dont l’existence ne repose pas sur un traité, c’est-à-dire comme une simple réunion d’organes étatiques, la mise en place du secrétariat permanent en 2013 renouvelle la question de la personnification du Conseil.

A – Une simple réunion d’organes étatiques

La Déclaration d’Ottawa sur la création du Conseil de l’Arctique qualifie ce dernier de « high level forum » (Declaration on the Establishment of the Arctic Council 1996 : § 1), ce que le Canada traduit par l’expression « lieu de débats de haut niveau » dans la version française qu’il propose de la Déclaration[7]. Le choix du terme « forum » s’explique par le refus de certains États – notamment les États-Unis, qui souhaitaient garder toute latitude en termes de financement des activités du Conseil – de créer une organisation dotée de la personnalité juridique (Bloom 1999). La Déclaration d’Ottawa contient également une référence à « l’importance politique » (political significance) du Conseil, ce qui est sans doute une façon de souligner que, conformément à l’intention de ses signataires, ce texte ne constitue pas un accord juridique mais un accord politique[8]. La pratique ultérieure n’a pas remis en cause cette intention initiale. En 2009, un auteur estimait que « [l]e Conseil reste, modestement, le high level forum décrit par la Déclaration d’Ottawa [,] à savoir une conférence diplomatique passablement ordinaire, dépourvue de personnalité internationale » (Dopagne 2009 : 608). La même année, le président George W. Bush réaffirmait en effet que « le Conseil de l’Arctique doit rester un forum de haut niveau […] et ne doit pas être transformé en organisation internationale proprement dite, avec des contributions obligatoires » (United States 2009 : § III, C, 2). Le site Internet du Department of State américain affiche également que « le Conseil de l’Arctique n’est pas une organisation internationale reposant sur un traité » (United States 2021). La page du gouvernement du Canada relative au Conseil de l’Arctique va dans le même sens : « le Conseil de l’Arctique n’est pas une organisation fondée sur un traité et il n’a pas de personnalité juridique » (Canada 2019). Lue en négatif, la position exprimée par la Finlande dans sa Stratégie pour la région arctique de 2013 ne fait que confirmer la nature politique de la Déclaration d’Ottawa : « la Finlande soutient […] la reconnaissance du Conseil de l’Arctique en tant qu’organisation internationale fondée sur un traité » (Finland 2013 : 14). Aussi la déclaration du président finlandais des Hauts représentants pour l’Arctique assimilant indirectement le Conseil de l’Arctique à une organisation internationale paraît-elle bien isolée (sao Chair 2019).

En définitive, puisqu’il serait toujours dépourvu de personnalité juridique, qu’aucun traité n’a remplacé la Déclaration politique d’Ottawa et qu’il serait périlleux de conclure à sa refondation sur une base coutumière, le Conseil de l’Arctique ne serait toujours qu’une « réunion d’organes étatiques » c’est-à-dire une « simple » conférence internationale – qui se caractériserait néanmoins par sa permanence et par la précision de ses procédures[9]. L’adoption depuis 2011 de trois traités élaborés dans le cadre des task forces du Conseil de l’Arctique n’y change rien puisque, s’ils ont bien été négociés « sous les auspices du Conseil de l’Arctique »[10], ces accords juridiquement contraignants n’ont pas été adoptés par le Conseil lui-même mais par ses huit États membres. Le Conseil de l’Arctique ne serait donc ni une « organisation intergouvernementale » ni même un « organe commun »[11], entendus au sens classique. Cette conclusion doit néanmoins être relativisée en raison des désaccords doctrinaux sur la définition même des modèles dits « classiques ». Ainsi Evelyne Lagrange suggère-t-elle qu’un « organe commun » puisse trouver son origine dans un accord politique dès lors que cet organe n’a pas pour vocation d’adopter des actes collectifs unilatéraux juridiquement contraignants (Lagrange 2013 : 45-46), hypothèse dont le Conseil de l’Arctique constitue précisément une illustration puisque, comme nous venons de le souligner, les accords juridiquement contraignants négociés sous les auspices du Conseil ne sont pas à proprement parler adoptés par lui.

Ces désaccords doctrinaux mis à part, l’avènement en 2013 d’un secrétariat permanent – prédit par certains (Dopagne 2009) – relance fondamentalement le débat en soulevant la question de la personnification du Conseil de l’Arctique.

B – L’évolution vers une personnification internationale

Le secrétariat permanent du Conseil de l’Arctique a été créé par la Déclaration ministérielle de Nuuk (Arctic Council 2011). Installé à Tromsø (Norvège), il fonctionne sur la base d’un mandat et d’un règlement financier qui font de lui un simple organe administratif d’appui qui n’exerce aucune fonction politique (Arctic Council 2012a, 2021c, 2021d). En particulier, il assiste la présidence, aide à l’organisation des réunions, transmet et traduit les documents, assure l’échange d’informations, gère les budgets, recrute du personnel, passe des contrats de service, gère les archives et assure la communication externe (Arctic Council 2021c : § 2; Arctic Council Secretariat 2020, 2021)[12]. À sa tête est placé un directeur nommé par les Hauts représentants des États membres pour l’Arctique (les Senior Arctic Officialssao), qui nomme à son tour les autres membres du personnel en consultation avec le président des sao (Arctic Council 2021c : § 4.1 et 5.2)[13]. Les frais de fonctionnement du secrétariat (tels que salaires, frais de transport, frais engagés pour le site Internet et frais liés aux éventuels stagiaires envoyés par les participants permanents) sont couverts par le budget administratif, principalement alimenté par des contributions annuelles versées par les huit États arctiques sur autorisation de leurs parlements nationaux. Les autres frais du secrétariat sont pris en charge par la présidence du Conseil (Arctic Council 2021c : § 7). Si le secrétariat a récemment proposé la création d’un fonds de roulement afin de sécuriser les opérations en cas de manque temporaire de liquidités (en raison par exemple de fluctuations des taux de change), la proposition n’a pas recueilli le soutien de tous les États membres (Arctic Council Secretariat 2020 : 29)[14]. Loin d’être anecdotique, cet épisode renvoie vraisemblablement au refus de certains États arctiques (en particulier les États-Unis) d’être liés par des obligations financières vis-à-vis d’un Conseil de l’Arctique qui disposerait de la personnalité juridique internationale (United States 2009 : § III, C, 2).

La Déclaration ministérielle de Nuuk (2011) est silencieuse quant à la personnalité juridique du secrétariat permanent. Le mandat de ce dernier n’évoque cette question que sous l’angle du droit norvégien et renvoie à la conclusion d’un accord de siège (Arctic Council 2021c : § 6). Signé le 21 janvier 2013, cet accord reconnaît au secrétariat la « personnalité et la capacité juridiques nécessaires à l’accomplissement de ses fonctions en Norvège » (legal personality and capacity to perform its functions in Norway) (Arctic Council Secretariat et Government of the Kingdom of Norway 2013 : article 2). Le 4 mars 2013, le secrétariat a été enregistré auprès du Centre des registres de Brønnøysund en tant qu’« autre personne juridique » (annen juridisk person)[15] en application de la loi norvégienne sur l’enregistrement des personnes juridiques[16]. Cet enregistrement permet au secrétariat de devenir « une entité juridique et une organisation en Norvège » (a legal entity and an organization in Norway) et l’autorise à conclure des accords avec des fournisseurs de biens et de services (Arctic Council Secretariat 2013 : 9). On relève également que le descriptif d’une offre d’emploi mise en ligne sur le site uarctic explique que le premier directeur du secrétariat permanent « devra s’assurer que le Secrétariat […] se conforme aux lois norvégiennes ». Tous ces éléments permettent de conclure que le secrétariat du Conseil de l’Arctique dispose de la personnalité juridique en droit norvégien.

Quant à une éventuelle personnalité juridique internationale du secrétariat du Conseil de l’Arctique, si l’on recourt à l’approche téléologique adoptée par la Cour internationale de Justice dans son avis de 1949 sur la Réparation des dommages subis au service des Nations Unies, on ne peut qu’observer que ses caractéristiques et fonctions ne sont pas comparables à celles de l’Organisation des Nations Unies, lesquelles, d’une toute autre mesure, « rendent indispensable que l’Organisation ait la personnalité internationale » (Cour internationale de Justice 1949 : 178). On peut néanmoins relever un certain nombre d’indices objectifs laissant à penser que le secrétariat du Conseil de l’Arctique disposerait de la personnalité juridique internationale. En premier lieu, ce n’est pas le Conseil de l’Arctique mais le secrétariat lui-même qui est partie à l’accord de siège conclu en 2013 avec la Norvège[17]. Fidèles à leur intention originelle, les États membres du Conseil de l’Arctique ont sans doute voulu éviter tout glissement vers une reconnaissance implicite de la personnalité juridique internationale du Conseil. Mais cela ne fait que repousser le problème puisque la question de la personnification est alors reportée sur le secrétariat : en vertu de quoi le secrétariat a-t-il pu conclure cet accord de siège, si ce n’est d’une personnalité juridique internationale implicite? La volonté des États est sauve, mais le jeu d’évitement trouve ici sa limite. En outre, à l’observer de plus près, l’accord de siège contient un luxe de dispositions qui, sans jamais y faire référence expressément, rappellent inévitablement la Convention sur les privilèges et immunités des Nations Unies du 13 février 1946 et la Convention sur les privilèges et immunités des institutions spécialisées du 21 novembre 1947. Ainsi, la « capacité de contracter, d’acquérir des biens meubles et immeubles et d’en disposer, ainsi que d’ester en justice et d’être partie à un procès » (capacity to contract, to acquire and dispose of movable and immovable property, and to institute and be a party to legal proceedings) reconnue à l’article 2 de l’accord de siège est une reprise de la section 1 de la Convention de 1946 et de l’article II, section 3, de la Convention de 1947. Les articles 6 et 8 de l’accord de siège, relatifs à l’immunité de juridiction et d’exécution du secrétariat ainsi qu’à l’inviolabilité de ses locaux, correspondent quasiment mot pour mot aux sections 2 et 3 de la Convention de 1946 et à l’article III, sections 4 et 5, de la Convention de 1947. L’immunité de juridiction des membres du personnel du secrétariat pour toutes les paroles, les écrits et les actes émanant d’eux dans l’accomplissement de leurs fonctions (article 14 de l’accord de siège) rappelle la section 12 de la Convention de 1946 et l’article V, section 14, de la Convention de 1947. Pour ses communications officielles, le secrétariat « bénéficiera d’un traitement non moins favorable à celui généralement accordé par le Gouvernement à tout autre gouvernement, y compris à la mission diplomatique de ce dernier » (shall enjoy treatment not less favourable than that generally accorded by the Government to any other government, including that latter’s diplomatic mission) (article 12), disposition directement inspirée de la section 9 de la Convention de 1946 et de l’article IV, section 11, de la Convention de 1947. Autant de privilèges et immunités qui sont traditionnellement reconnus à des organisations dotées de la personnalité juridique internationale, afin de leur permettre d’exercer leurs fonctions en toute indépendance vis-à-vis de l’État hôte[18].

Si on admet que le secrétariat du Conseil de l’Arctique dispose de la personnalité juridique internationale, deux questions s’ensuivent. Premièrement, la personnalité juridique internationale du secrétariat fait-elle du Conseil de l’Arctique dans son ensemble une organisation internationale personnifiée? Ce serait faire peu de cas de l’intention contraire de plusieurs États membres du Conseil de l’Arctique[19]. Cette conclusion est confirmée par la signature en 2019 d’un mémorandum d’accord avec le Conseil économique de l’Arctique[20] (Arctic Council et Arctic Economic Council 2019). Tel qu’il se présente, cet accord a été conclu « entre le Conseil de l’Arctique et le Conseil économique de l’Arctique ». S’il rappelle d’emblée que le Conseil de l’Arctique n’est qu’un « forum intergouvernemental », le texte de l’accord indique que ce dernier « peut être modifié par consentement mutuel du Conseil de l’Arctique et du Conseil économique de l’Arctique », ce qui renvoie à l’existence d’une capacité à consentir propre aux deux conseils. Mais, dans le même temps, la directrice du secrétariat du Conseil de l’Arctique a signé cet accord « pour le secrétariat du Conseil de l’Arctique » ([f]or the Arctic Council Secretariat) et non pas pour le Conseil de l’Arctique[21]. Aussi le Conseil de l’Arctique est-il présenté comme partie à un accord formellement conclu par… son secrétariat. Cette ambiguïté est une conséquence de la distinction entre le Conseil de l’Arctique – auquel ses États membres refusent pour la plupart de reconnaître la personnalité juridique internationale – et son secrétariat, sur lequel cette personnalité juridique internationale n’a été reportée que pour les besoins de la cause, sans pour autant faire du Conseil de l’Arctique en tant que tel une organisation personnifiée.

Deuxièmement, la personnalité juridique internationale du secrétariat fait-elle de cet organe une organisation internationale personnifiée? Cette question apparemment pléonastique nous est suggérée par Raphaële Rivier, qui considère que l’existence de la personnalité juridique internationale n’est pas, en elle-même, un critère pertinent pour distinguer l’« organisation d’associés » de l’« organisation personnifiée ». C’est la dimension instrumentale de cette personnalité qu’il faudrait examiner. Les organisations dont la personnalité juridique internationale ne sert qu’à satisfaire la somme des intérêts propres des associés ne seraient que des organisations d’associés, car le procédé technique de personnification ne serait que subsidiaire. Seules les organisations dont la personnalité juridique internationale est au service d’une « volonté unifiée » exprimant « l’intérêt public » de la communauté, distinct de la somme des intérêts individuels des associés, seraient de véritables organisations personnifiées (Rivier 2012 : 500-501). Dans le cas qui nous intéresse, on observe d’abord que le secrétariat n’a reçu la personnalité juridique internationale que parce que les États membres du Conseil de l’Arctique refusent de personnifier le Conseil lui-même. On relève en outre que le secrétariat a utilisé sa personnalité juridique internationale pour conclure un accord de siège dont la vocation est de venir au soutien de la fonction purement administrative du secrétariat, lequel n’est qu’un organe d’appui qui n’a pas de buts indépendants de ceux poursuivis par chacun des États membres du Conseil de l’Arctique. D’ailleurs, le directeur du secrétariat n’a apposé sa signature sur l’accord de siège qu’après autorisation du président des sao (Arctic Council 2012a : § 3.5). En définitive, en dépit de sa personnification, le secrétariat ne se présente avant tout que comme un « organe commun ». Par ailleurs, puisque son existence ne repose apparemment sur aucune règle juridique internationale, on devrait même le qualifier d’organe commun « de fait ». Evelyne Lagrange nous invite cependant à reconsidérer la pertinence du critère départiteur proposé par Raphaële Rivier, car il n’existerait selon elle jamais « d’intérêt public » rigoureusement dissocié de la somme des intérêts des participants. Elle préfère parler d’un « intérêt collectif qui déborde la sphère des intérêts d’un seul État ou d’une seule société » (Lagrange 2013 : 42). Cet autre critère permettrait de conclure à la qualité d’« organisation personnifiée de fait » du secrétariat du Conseil de l’Arctique, d’autant plus depuis que le Conseil de l’Arctique a adopté un Programme stratégique décennal (Arctic Council 2021a, 2021b) qui transcende les traditionnels programmes biennaux rattachés à la présidence tournante et reflète « la vision commune des États membres quant aux objectifs à atteindre au cours de la prochaine décennie » (Russian Federation 2021).

Ainsi, 25 ans après la création du Conseil de l’Arctique, on voit que l’expression « forum intergouvernemental » ne permet plus de saisir la nature du Conseil dans toute sa complexité. Si elle manifeste le refus de plusieurs membres du Conseil de lui reconnaître la personnalité juridique, la simplicité de cette présentation ne résiste pas à l’analyse des faits, qui voit le Conseil de l’Arctique se « personnifier » par le biais de son secrétariat permanent, sans que cette personnification ne soit, pour l’heure, la source d’une volonté distincte de celle de ses États membres. Cette transmutation du Conseil de l’Arctique, bien qu’inachevée, apparaît comme une évolution indissociable de l’importance prise par cette organisation sur la scène internationale.

II – L’affirmation du Conseil de l’Arctique comme institution centrale de gouvernance de la région

À l’analyse, il apparaît que l’image de prééminence que le Conseil de l’Arctique cherche à véhiculer par une communication volontariste (Arctic Council 2020)[22] tend à se prolonger dans les faits. Grâce à une stratégie institutionnelle bien maîtrisée, le Conseil de l’Arctique parvient en effet à préserver son caractère d’organisation régionale tout en s’affirmant comme un acteur principal sur les questions arctiques.

A – La préservation du caractère régional du Conseil

En dépit de l’intérêt mondial que suscite aujourd’hui l’Arctique, la Déclaration d’Ottawa réserve toujours la qualité de membre du Conseil aux huit États de la région. Ainsi, les États tiers – dont certains affirment de plus en plus clairement leurs ambitions dans la région – ne peuvent disposer que du statut d’observateur, qui n’offre pas la possibilité d’exercer une réelle influence au sein du Conseil et ne garantit même pas l’accès à toutes ses réunions. De fait, les États observateurs sont tenus à l’écart des réunions de direction au cours desquelles sont évoquées des questions stratégiques, politiques et institutionnelles. Pour l’avenir, les perspectives d’évolution des droits attachés à leur statut d’observateur restent assez limitées.

La pratique des réunions confidentielles en format restreint

Comme le règlement intérieur du Conseil de l’Arctique les y autorise, les Hauts représentants pour l’Arctique (sao) et les participants permanents se réunissent plusieurs fois par an à huis clos dans le cadre de réunions de direction (executive meetingssaox) auxquelles les observateurs ne sont pas invités et dont les comptes rendus demeurent confidentiels pendant plusieurs années (Arctic Council 2013a : rule 6 et rule 37)[23]. Les quelques éléments rendus publics nous renseignent sur les sujets qui y sont abordés. Ainsi, lors des réunions de direction des 21 mars 2018 (sao 2018b), 31 octobre 2018 (sao 2018a), 12-13 mars 2019 (sao 2019c), 18-19 juin 2019 (Arctic Council Secretariat 2020), 19 novembre 2019 (sao 2019a), 24-25 juin 2020 et 11 novembre 2020 (Arctic Council Secretariat 2021), il fut notamment question : des documents-clés à adopter lors de la Réunion ministérielle de Rovaniemi (future Déclaration de Rovaniemi et projet de programme stratégique de long terme du Conseil de l’Arctique); de l’examen des candidatures au statut d’observateur et de l’examen périodique des observateurs; de la coopération du Conseil avec les tiers (négociation de mémorandums d’accord, coopération avec l’Organisation de coopération et de développement économiques, etc.); des suites à donner au rapport du Bureau national islandais d’audit sur le fonctionnement général du secrétariat permanent depuis son établissement en 2013; du réexamen de l’Instrument de soutien aux projets (psi); du mandat de la seconde task force sur la coopération arctique marine (tfamc II) et des discussions sur les questions marines portées au niveau des Hauts représentants pour l’Arctique (sao Marine Mechanism); du vocabulaire à employer (« savoirs traditionnels », « savoirs locaux » ou « savoirs autochtones », ce qui renvoie à la question épineuse des peuples); ou encore des priorités de la présidence islandaise du Conseil pour la période 2019-2021. En définitive, tous ces sujets discutés sans la présence des observateurs relèvent des domaines stratégiques, politiques et institutionnels, par opposition aux questions scientifiques abordées dans le cadre des groupes de travail.

La pratique des réunions de direction confidentielles s’est développée ces dernières années. De fait, en 2019, les Hauts représentants pour l’Arctique et les participants permanents se sont réunis à huis clos pas moins de quatre fois (Arctic Council Secretariat 2020). Ce constat est entièrement confirmé par une représentante du Conseil same selon laquelle

[w]e have much more executive sessions now than we used to have. That is not only because of the size but also because we have a secretariat and deal with administrative issues, plans, budgets and reports that are of no interest to others. But of course, these executive meetings are also an opportunity to discuss more sensitive issues […].

Retter 2019 : s.p

Aussi, s’ils prennent toujours soin de leur adresser un mot bienveillant lors des réunions organisées au niveau politique[24], les États arctiques tiennent à garder les observateurs à bonne distance des questions stratégiques, politiques et institutionnelles discutées au sein du Conseil. La distinction entre le statut de membre et le statut d’observateur est ainsi entretenue, ce qui permet de sauvegarder la spécificité du Conseil de l’Arctique et, à long terme, son existence en tant qu’organisation régionale.

L’absence de perspective d’évolution des droits attachés au statut d’État observateur

Les États observateurs se sont plaints de ce que leur statut ne leur offrait pas la possibilité d’exercer une grande influence au sein du Conseil de l’Arctique ni même les moyens concrets pour y exposer leurs vues. Dans une déclaration conjointe de 2008, ils ont émis le voeu de pouvoir participer non seulement aux projets scientifiques conduits dans le cadre du Conseil de l’Arctique, mais également à la prise de décision, soulignant la valeur ajoutée qu’ils offraient aux travaux du Conseil (State Observers 2008). En 2009, une évaluation de la participation des observateurs a été réalisée sous l’impulsion de la présidence danoise (sao 2009 : 36). Par la suite, des amendements au règlement intérieur ainsi que le Manuel des observateurs pour les organes subsidiaires (Arctic Council 2013b), proposés par la task force sur les problèmes institutionnels créée à Nuuk en 2011, ont été adoptés lors de la Réunion ministérielle de Kiruna (2013). Ces réformes ont principalement consisté à formaliser le cadre étroit qui entoure la participation des observateurs aux travaux du Conseil de l’Arctique. Ainsi, en vertu de l’annexe 2 du règlement intérieur, les candidats au statut d’observateur doivent reconnaître la souveraineté des États arctiques, leurs droits souverains et leur juridiction en Arctique. Puis, une fois admis, les observateurs doivent réaffirmer tous les quatre ans leur intérêt pour ce statut en fournissant un compte rendu de leur contribution au travail du Conseil (Arctic Council 2013a). Clarifié à l’article 38 du règlement intérieur, leur rôle « consiste principalement à observer les travaux du Conseil de l’Arctique » et leur contribution se manifeste « principalement au niveau des groupes de travail », ce qui rend difficile, en creux, une contribution au niveau politique. Ce même article précise que la possibilité qu’ils fassent une déclaration est « à la discrétion du président » (Arctic Council 2013a : rule 38). Le Manuel des observateurs indique pour sa part que la table principale est réservée aux États arctiques et aux participants permanents, que certains documents peuvent ne pas être communiqués aux observateurs et qu’une délégation d’observateur peut se voir demander de quitter la réunion si elle ne respecte pas les indications figurant dans le Manuel. En définitive, la réforme engagée à la fin des années 2000 a surtout abouti à encadrer étroitement les conditions de la participation des observateurs aux travaux du Conseil de l’Arctique. Leur demande principale, à savoir leur implication dans la prise de décision, n’a pas été entendue.

En 2018, l’annonce par le président finlandais des sao que le Conseil de l’Arctique réfléchissait à des moyens pour associer plus étroitement les observateurs laissait entrevoir des perspectives d’évolution (sao Chair 2018). Pourtant, les signaux d’ouverture de la gouvernance interne du Conseil de l’Arctique restent maîtrisés. Alors que la seconde task force sur la coopération arctique marine (tfamc II) a recommandé aux sao de permettre aux États observateurs de fournir un appui administratif aux secrétariats des groupes de travail du Conseil (sao 2019b : 71), aucune suite ne semble avoir été donnée à cette proposition. En octobre 2019, à l’issue de leur sixième réunion au format Varsovie[25], les États observateurs et l’Union européenne ont rédigé une « adresse » au président des sao. Dans un contexte d’augmentation du nombre total d’observateurs dont ils ne constituent que le tiers[26], ces États demandent que leur parole soit mieux prise en compte au regard de leur contribution aux travaux du Conseil (State Observers and the eu 2019). Nulle trace de cette « adresse » ne figure néanmoins dans le rapport sur la réunion des Hauts représentants pour l’Arctique de novembre 2019 (sao 2019a).

En mai 2021, les ministres réunis à Reykjavik ont néanmoins manifesté un léger signe d’ouverture en demandant aux sao de revoir le rôle des observateurs ainsi que les modalités de leur participation aux travaux du Conseil. Dans l’attente d’éventuelles évolutions, qui seront de toute façon limitées, on aimerait souligner que l’imperméabilité du Conseil de l’Arctique aux ambitions politiques des États observateurs aurait pu finir par provoquer une certaine lassitude, voire un désintéressement de ces derniers envers les travaux du Conseil. Pourtant, loin de se marginaliser sous forme de « club » confidentiel, le Conseil de l’Arctique parvient à se positionner comme un acteur de premier plan sur les questions arctiques.

B – L’affirmation d’un rôle principal au regard des questions arctiques

L’inflexibilité du Conseil de l’Arctique sur les modalités de sa gouvernance interne s’accompagne d’une incitation de plus en plus affirmée faite aux diverses parties prenantes à s’impliquer dans les travaux de fond du Conseil. Mais cette implication des tiers sert en réalité directement les intérêts du Conseil lui-même, qui s’affirme comme un interlocuteur incontournable et renforce ainsi son positionnement dans la gouvernance de la région.

Une ouverture à l’implication des observateurs

Depuis le milieu des années 2010, le Conseil de l’Arctique multiplie les initiatives institutionnelles innovantes afin de faciliter le dialogue avec les observateurs. La présidence américaine (2015-2017) a initié la pratique des « sessions spéciales sur la participation des observateurs » (Arctic Council 2015 et 2016a), qui ont consisté à réserver quelques heures de discussion à une meilleure implication des observateurs dans les travaux du Conseil relatifs au carbone noir et au méthane, aux oiseaux migrateurs et à la collaboration en matière de recherche et en matière scientifique. La présidence finlandaise (2017-2019) a poursuivi cette pratique en invitant les observateurs à des discussions thématiques qui portaient notamment sur la prévention de la pollution, la biodiversité et les déchets marins (sao 2017, 2018a, 2018b, 2019c). Lors de la Réunion ministérielle de Rovaniemi (2019), la présidence islandaise entrante a annoncé qu’elle continuerait à renforcer le dialogue avec les observateurs par des moyens « novateurs » (Iceland 2019b : 4). Dans cet esprit, les observateurs ont été conviés par les présidents des sao à des petits déjeuners informels destinés à faciliter la discussion et l’échange sur les travaux des uns et des autres au sein du Conseil de l’Arctique (sao 2021a : 142) et l’idée a été émise d’organiser des rencontres individuelles entre observateurs et groupes de travail afin qu’ils puissent réfléchir à la façon dont leur coopération pourrait se renforcer (sao 2019c). Plus récemment, les quatre webinaires organisés à l’automne 2020 dans le cadre du mécanisme rattaché aux Hauts représentants pour l’Arctique pour la coordination sur les questions marines (sao Marine Mechanism) ont systématiquement mis en valeur l’expertise des observateurs (sao 2021b). L’un des derniers signes d’ouverture de la présidence islandaise à l’implication des observateurs a été de convier ces derniers, en avril 2021, à une discussion sur la gouvernance de l’Arctique, avant que la Déclaration ministérielle de Reykjavik ne les invite à accroître d’eux-mêmes leur participation concrète aux projets et aux objectifs du Conseil (Arctic Council 2021a : § 59). Cette invitation ne devrait pas être négligée par les États observateurs, car leur implication assidue dans les travaux de fond du Conseil reste pour l’heure le seul moyen de renforcer progressivement leur influence au sein de cette institution[27]. Pour autant, il apparaît que cette implication des observateurs profite avant tout au Conseil de l’Arctique lui-même.

Une ouverture au service du Conseil

La volonté du Conseil de l’Arctique d’impliquer les observateurs sur les questions de fond est essentiellement instrumentale. Ainsi, face à l’augmentation des feux de forêts – qui se présentent comme un problème « local » nonobstant leur cause « globale » liée aux changements climatiques – le Conseil de l’Arctique cherche au contraire à renforcer son autonomie vis-à-vis des tiers, en améliorant la coopération et la coordination de ses États membres dans la lutte contre ce fléau[28]. En revanche, le Conseil de l’Arctique n’hésite plus à solliciter les tiers face aux problèmes qui présentent une réelle dimension mondiale et qui, de ce fait, supposent de fournir des efforts collectifs que les États arctiques ne peuvent pas assumer seuls. Ce phénomène s’observe d’abord en matière d’émissions de carbone noir et de méthane. Les membres du Conseil de l’Arctique sont conscients de ce que toute action circumpolaire pour réduire ces émissions serait vaine sans une réduction des émissions de la part des États non arctiques. Les Déclarations de Fairbanks (2017) et de Reykjavik (2021) insistent d’ailleurs sur l’importance d’une implication de tous les États en la matière (Arctic Council 2017 : § 23-24; Arctic Council 2021a : § 22)[29]. On observe la même tendance en matière de pollution marine. Afin de mieux lutter contre ce risque, le groupe de travail du Conseil de l’Arctique pour la protection du milieu marin (Pame) développe actuellement un cadre destiné à impliquer plus systématiquement les observateurs dans ses travaux relatifs à la navigation (sao 2019b : 52), tandis que la Norvège souhaite réaliser un aperçu des interprétations que les États arctiques et les États observateurs donnent du Code polaire afin d’assurer une mise en oeuvre cohérente de ce texte dans les eaux arctiques (sao 2019b : 53). Le Conseil de l’Arctique compte également sur les États observateurs pour s’impliquer dans la préservation des oiseaux migrateurs de l’Arctique, dont la protection dépend de l’adoption de mesures conjointes sur l’ensemble de l’aire de migration (Arctic Council 2019b). En 2018, un atelier de travail sur le sujet fut organisé en Chine par le groupe de travail sur la conservation de la faune et de la flore arctiques (Caff) et, un an plus tard, les sao soulignaient que le succès de l’Initiative sur les oiseaux migrateurs de l’Arctique avait reposé sur l’implication des observateurs (sao 2019b : 33).

Cette ouverture instrumentale à l’implication des États observateurs peut également être constatée vis-à-vis des organisations intergouvernementales compétentes dans les domaines pertinents pour l’Arctique, notamment l’Organisation météorologique mondiale (omm), l’Organisation maritime internationale (omi) et l’Organisation hydrographique internationale (ohi). Les deux premières ont récemment obtenu le statut d’observateur et un mémorandum d’accord a été conclu entre le Pame et la Commission hydrographique régionale pour l’Arctique afin d’améliorer leur coopération sur des projets d’intérêt commun (sao 2019b : 50-51)[30]. La conclusion de cet accord s’inscrit dans la prolongation de la Déclaration de Fairbanks (2017) par laquelle instruction avait été donnée aux sao de réfléchir à la possibilité d’établir des mécanismes formels de coopération avec les organisations intergouvernementales pouvant contribuer aux travaux du Conseil de l’Arctique (Arctic Council 2017 : § 41). Outre qu’elles servent les objectifs du Conseil, ces relations interinstitutionnelles donnent lieu à l’organisation conjointe d’événements – tels que la conférence sur une mise en oeuvre harmonisée du Code polaire en Arctique organisée par le Conseil de l’Arctique et l’omi en février 2018 – qui contribuent à légitimer le Conseil de l’Arctique comme institution centrale de gouvernance de de la région.

Enfin, le rapprochement entre le Conseil de l’Arctique et le Conseil économique de l’Arctique – formalisé en mai 2019 par la conclusion d’un mémorandum d’accord (Arctic Council et Arctic Economic Council 2019) – pourrait traduire la détermination du premier à façonner le développement de la région dans une certaine direction. S’ils assument de plus en plus ouvertement qu’ils conçoivent la région arctique comme source d’opportunités économiques (Russian Federation 2019; Kingdom of Denmark 2019), plusieurs États arctiques insistent en effet sur la nécessité d’assurer un développement « responsable » de la région (Iceland 2019a). Or, le Conseil économique de l’Arctique réunit des entreprises désireuses de promouvoir le développement du commerce en Arctique et d’y améliorer le climat des affaires, dans le respect de certaines « valeurs ». En 2017, il a approuvé le Protocole pour l’investissement en Arctique (Arctic Investment Protocol) qui contient six principes pour des investissements responsables en Arctique[31]. Il a encouragé le Conseil de l’Arctique à approuver ces principes et à collaborer à la création d’une coalition de soutien autour de ces derniers. Même si les déclarations d’intention mériteront d’être confrontées aux actes, on peut donc espérer que ce rapprochement institutionnel révèle la volonté du Conseil de l’Arctique de maîtriser le développement de la région, en donnant la priorité aux investissements responsables et en favorisant les industries locales et traditionnelles.

Ainsi, au vu des relations que le Conseil de l’Arctique entretient avec les diverses parties prenantes, on constate qu’en ménageant fermeture sur la gouvernance interne et ouverture sur les problèmes de fond, le Conseil parvient à préserver son caractère régional tout en se positionnant comme un acteur et un interlocuteur principal sur les questions arctiques.

Conclusion

Par sa longévité, la qualité de sa production scientifique, la multiplication de sa production normative, la précision de ses procédures, la mise en place de son secrétariat permanent, l’adoption d’un Programme de long terme et l’implication des diverses parties prenantes sur les questions de fond, le Conseil de l’Arctique est un exemple de ce que les accords politiques « ne se réduisent pas à de simples paroles en l’air » (Weil 1996 : 233). Vingt-cinq ans après l’adoption de la Déclaration d’Ottawa, le Conseil de l’Arctique est devenu un acteur central sur les enjeux de la région, ce qui s’est accompagné de développements institutionnels importants qui, en soulevant la question de la personnification du Conseil de l’Arctique, placent ce dernier dans une « zone grise » que l’expression « forum intergouvernemental » ne permet pas de saisir dans toute sa complexité. De fait, il semble tout à fait justifié de considérer que « de lieu de rendez-vous régional et périphérique, le Conseil est devenu un véritable organe central pour la coopération dans la région » (the Council […] has evolved from being a peripheral regional venue to being a truly central body for co-operation in the region) (Iceland 2019c : 3). Si l’Administration Trump a pu fragiliser cette coopération vertueuse (Koivura 2019)[32], la période de doutes existentiels qu’a traversé le Conseil de l’Arctique n’aura été que passagère. Confrontés à l’intérêt grandissant de la communauté internationale pour l’Arctique et à la tendance de certains à se définir par rapport à cette région – ainsi de la Chine qui se présente comme un « État quasi arctique » (China 2018) ou encore de l’Écosse qui se voit comme « la porte d’entrée européenne vers l’Arctique » et comme « un partenaire quasi arctique clé » (Scotland 2019) – les huit États arctiques ont tout intérêt à profiter de l’expertise et de l’implication des parties prenantes extérieures tout en présentant un front uni dans le cadre de cette enceinte de coopération dont l’existence et le mode de fonctionnement contribuent à légitimer la « responsabilité particulière » qu’ils revendiquent en leur qualité d’États arctiques. Le lancement du tout récent sao Marine Mechanism révèle que les huit États côtiers cherchent désormais à confirmer cette responsabilité particulière face aux enjeux nouveaux liés à la fonte de la banquise (navigation durable, biodiversité marine, pêche, mise en oeuvre de la gestion écosystémique, etc.) (sao 2021b), montrant leur détermination à continuer de faire du Conseil de l’Arctique la principale institution de gouvernance des questions arctiques.