Corps de l’article

Women have emerged from the shadows to claim the night[1].

Moreno-Garcia et Stiles, 2015 : 10

Selon Anne Richter, « la femme, qu’elle le veuille ou non, a, de tout temps, incarné l’aspect nocturne et médiumnique de l’existence » (Richter, 2017 : 16). L’écrivaine canado-mexicaine Silvia Moreno-Garcia, dont l’oeuvre fantastique n’aurait certainement pas déplu à la Bruxelloise disparue en 2019, illustre parfaitement une telle assertion. Dans ses romans Gods of Jade and Shadow (2019) et Mexican Gothic (2020), de même que dans certaines de ses nouvelles comme « This Strange Way of Dying » (2013) – que les lecteurs découvriront ici dans une version française inédite[2] – ou encore « Jade, Blood » (2017), une jeune femme inexpérimentée se voit introduite, malgré elle, à une réalité occulte, peuplée de divinités de la mort et d’entités surnaturelles. Par la même occasion, elle pénètre « un climat d’intériorité intense » (Richter, 2017 : 13), car sa découverte d’un outre-monde s’ancre aussitôt dans son propre vécu, se mêlant à ses peurs, à ses désirs ou à ses rêves. En ce sens, le fantastique de Silvia Moreno-Garcia, bien que nourri de multiples sources génériques, semble avoir pour fonction première de révéler une jeune femme à elle-même, de lui ouvrir des vérités d’ordre psychologique et de la soumettre à des épreuves qui la font mûrir. C’est pourquoi il nous paraît approprié d’aborder cette oeuvre dans l’optique d’un fantastique féminin (Richter, 2002). Il ne s’agit pas de postuler, à la suite d’Anne Richter, un art fantastique différent par nature selon le sexe de l’auteur, mais plutôt de retracer l’aventure d’un « moi rebelle féminin » (Richter, 2017 : 106) éprouvant peu d’attrait pour une « vie écrite d’avance » [« Life pre-written »] (Moreno-Garcia, 2013 : 159)[3].

Un fantastique à la croisée des genres

Examinons d’abord les caractéristiques générales du fantastique chez Silvia Moreno-Garcia. La première constatation qui s’impose est que ce fantastique est largement dérivé de H. P. Lovecraft[4] et qu’il s’inscrit dans la catégorie que Tzvetan Todorov appelle « le fantastique-merveilleux, autrement dit, dans la classe des récits qui se présentent comme fantastiques et qui se terminent par une acceptation du surnaturel » (Todorov, 1976 : 57). Le fantastique lovecraftien a pour spécificité, comme le notait Jacques Bergier, de pénétrer aux tréfonds de la pensée humaine, d’exprimer « la grandeur et l’effroi du Cosmos » (Bergier, 1971 : 8). Il procède en cela d’une intergénéricité avec les domaines de l’épouvante et de la science-fiction, inventant une forme d’horreur cosmique qui emploie des topoï empruntés à cette dernière : « other Dimensions, Invasion by Aliens known as the “Great Old Ones”, and interference with human cultural and physiological Evolution »[5] (Stableford et Clute, 2021). C’est peut-être dans Mexican Gothic (comme nous le verrons dans la deuxième partie de l’article) que les affinités lovecraftiennes de Moreno-Garcia apparaissent le plus nettement : la romancière y associe le culte d’une mystérieuse entité fongique à un discours eugéniste[6].

Un regard à l’ensemble de l’oeuvre de la Canado-Mexicaine nous permet de constater que l’intergénéricité, chez elle, va au-delà d’un héritage lovecraftien. La Vancouvéroise originaire de Baja California ne cesse, en effet, d’amalgamer les domaines paralittéraires, d’où sa réputation de « genre shape-shifter » [« métamorphe des genres »] (Discher, 2020 ; nous traduisons). Estampillé « Pour les fans de Stranger Things », son premier roman, Signal to Noise (2015), relate, en deux époques – 1988 et 2009 –, l’histoire d’une jeune femme capable d’accomplir des gestes de sorcellerie lorsqu’elle écoute de la musique. Certain Dark Things (2016) est une combinaison de néo-polar, de fantasy urbaine et d’histoire de vampire, alors que The Beautiful Ones (2017) est un roman de moeurs racontant l’histoire d’une femme douée de télékinésie dans un cadre évoquant la Belle Époque. Gods of Jade and Shadow (2019) constitue à la fois une fantasy historique et « un conte de fées inspiré par le folklore mexicain » (Moreno-Garcia, 2019 : 4e de couv., nous traduisons), amalgame qui sera repris dans Mexican Gothic (2020) au sein d’un roman d’horreur gothique. Enfin, l’action d’Untamed Shore (2020), située en 1979, tient à la fois du Bildungsroman et du thriller, alors que Velvet Was the Night (2021) se présente comme un roman noir se déroulant à Mexico dans les années 1970.

Le même principe de mixité générique caractérise les activités de nouvellière, d’anthologiste et d’éditrice de l’auteure. Ainsi le recueil This Strange Way of Dying (2013) ressortit aussi bien de la science-fiction que de l’horreur et du réalisme magique, alors que la novella The Return of the Sorceress (2021) relève de la fantasy dite « d’épée et de sorcellerie ». Les anthologies Dead North (2013) et Fractured (2014) inscrivent dans un décor canadien des histoires de zombies et de fins du monde[7]. Enfin, le micro-éditeur Innsmouth Free Press que dirige l’auteure à Vancouver est spécialisé en fiction étrange (weird fiction), dans un esprit lovecraftien[8].

Le polymorphisme générique de l’auteure résulte ainsi de ses préférences littéraires ; c’est du moins ce que suggèrent ses activités de romancière, de nouvellière, d’anthologiste, d’éditrice et même de chroniqueuse[9]. Grande lectrice de fiction populaire, Moreno-Garcia cite aussi parmi ses influences des auteurs de littérature générale, notamment des classiques français comme Flaubert et Maupassant[10]. Or un autre facteur semble éclairer son rapport à la (para)littérature : sa latino-américanité. Cette composante est d’abord l’indice d’un héritage culturel. Moreno-Garcia a grandi dans une société où les frontières entre le réalisme et le fantastique sont poreuses. « In Mexico, disait Gabriel García Márquez, surrealism runs through the streets. Surrealism comes from the reality of Latin America. »[11] (Márquez, 1973) La latino-américanité traduit aussi une préoccupation constante chez l’écrivaine : raconter des histoires vécues par des personnages de couleur et ayant pour cadre le Mexique[12]. Il faut s’en souvenir au moment de rendre compte des expériences que vivent Casiopea Tun dans Gods of Jade and Shadow et Noemí Taboada dans Mexican Gothic.

Initiations fantastiques

Cendrillon aux Enfers : la quête de Casiopea Tun

L’héroïne de Gods of Jade and Shadow, Casiopea Tun, fait penser à une Cendrillon transposée dans le Mexique des années 1920[13]. Pauvresse de dix-huit ans, elle rêve du jour où elle pourra quitter la petite ville maya d’Uukumil, où sa vie ressemble à un enfer. Son grand-père Cirilo Leyva, chez qui elle loge avec sa mère depuis la mort de son père, est un vieillard autoritaire et violent, qui l’oblige à lui servir ses repas, à repasser ses vêtements, à le peigner, et qui ne se prive pas de la frapper avec sa canne ou de lui crier des ordres. Ses tantes et ses cousins ne lui témoignent pas davantage de bienveillance, car ils lui enjoignent de s’occuper de la lessive, de récurer les planchers ou d’épousseter le séjour. Son cousin Martín, surtout, ne la traite qu’avec rudesse et acrimonie. Sa mère ne lui est d’aucun secours ; elle ne connaît pour toute solution à ses problèmes que la prière. N’ayant pas hérité des penchants romantiques de son père, dont elle chérit pourtant la modeste collection de livres qu’il lui a légués (surtout les poèmes de Quevedo), Casiopea est certes « un moi rebelle féminin », pour reprendre l’expression d’Anne Richter (2017 : 106), c’est-à-dire qu’elle n’est pas prête à essuyer toutes les humiliations sans broncher (surtout de la part de Martín), mais elle reste pragmatique et longanime. Cirilo lui a promis de lui laisser un maigre héritage, qui devrait lui permettre de migrer vers Mérida. Elle supporte ainsi sa condition tout en sachant que des jours meilleurs viendront. De toute façon, il lui serait difficile de se rebeller ouvertement contre la tyrannie de son grand-père et de son cousin, puisqu’elle est sans ressources et qu’elle évolue au sein d’une société patriarcale figée : « It was 1927, but it might as well have been 1807. »[14] (GJS : 6)

C’est pourtant « un acte de rébellion discret » [« a quiet act of rebellion »] (GJS : 20) qui va enclencher son destin et insuffler du fantastique-merveilleux à son roman dickensien. Punie pour avoir refusé de cirer les chaussures de Martín, Casiopea doit rester à Uukumil plutôt que d’accompagner toute la famille lors de l’habituelle excursion mensuelle vers un cenote. Mue par la colère et la curiosité, elle profite de l’absence du grand-père pour ouvrir le mystérieux coffre qu’il garde jalousement sous clé dans sa chambre. Si celui-ci renferme de l’or, cela permettra à la jeune fille de quitter « cet endroit pourri » [« this rotten place »]. Le contenu du coffre n’a cependant rien d’un trésor : « Not gold but bones. Very white bones. […] This was her luck, of course. Black. »[15] (GJS : 21) L’initiation fantastique de Casiopea peut alors débuter. Tout comme le frottement de la lampe d’Aladin libère un djinn, l’ouverture du coffre de Cirilo Leyva a pour effet de délivrer un dieu maya de la mort, Hun-Kamé, enfermé à la suite d’une trahison de son jumeau Vucub-Kamé. Ces deux divinités, les seigneurs de Xibalba (le monde des morts chez les Mayas), ne sont pas nées de l’imagination de l’auteure ; Moreno-Garcia n’a fait qu’adapter des composantes tirées du Popol Vuh, texte mythologique de la population k’iche’ transmis à l’origine par tradition orale[16]. Jusqu’ici ancré dans un cadre historique avec des relents de conte de fées, le fantastique moreno-garcien s’enrichit d’une dimension mythologique.

À l’instar du prince Sirki dans le film de Mitchell Leisen, Death Takes a Holiday (1934), dont s’inspirera Martin Brest pour réaliser Meet Joe Black (1998), la Mort qui apparaît devant Casiopea Tun revêt l’aspect d’un jeune homme séduisant[17]. Cette caractéristique aura son importance dans le périple initiatique au coeur duquel Casiopea se retrouve bientôt engagée. Contrairement à Noemí Taboada, la glamoureuse héroïne de Mexican Gothic, Casiopea ignore qu’elle peut plaire aux garçons. En voyageant aux côtés d’Hun-Kamé du Yucatán à Veracruz, Mexico, El Paso et Baja California, elle fera, notamment, cette découverte à propos d’elle-même.

Ce voyage sert avant tout à remplir la quête que poursuit Hun-Kamé : retrouver les parties manquantes de lui-même (son oeil gauche, une oreille, un index), ainsi qu’un puissant collier de jade, que Vucub-Kamé a disséminés à travers le Mexique et placés sous la garde de sorciers, de démons et d’autres entités surnaturelles. Une fois redevenu entier, Hun-Kamé pourra récupérer son trône à Xibalba et se venger de son jumeau usurpateur. Un lien symbiotique s’est formé entre le dieu et sa libératrice : au contact de la jeune femme, Hun-Kamé s’humanise progressivement (c’est-à-dire qu’il s’affaiblit en tant que dieu) ; Casiopea, pour sa part, ayant été littéralement et symboliquement « pénétrée » par lui (un indélogeable fragment d’os d’Hun-Kamé lui est entré dans le pouce lorsqu’elle a ouvert le coffre)[18], se voit, sans l’avoir décidé (mais en l’ayant ardemment désiré), entraînée dans sa propre quête, une aventure dont l’enjeu sera de briser « le cycle de son existence pitoyable » [« the cycle of her pitiful existence »] (GJS : 20). C’est, on l’aura compris, cette quête seconde qui nous intéresse avant tout.

Qu’est-ce qu’une jeune fille inexpérimentée peut apprendre d’un rapprochement avec la Mort? Une nouvelle de 2013, « This Strange Way of Dying », fournit déjà une première réponse à cette question. L’héroïne, Georgina, y fait la rencontre de la Mort alors qu’elle n’a que dix ans. Sous l’aspect d’un « homme barbu coiffé d’un haut-de-forme » et arborant un cempoaalxóchitl (une fleur orangée) épinglé à son veston[19], la Mort est venue pour emporter sa grand-mère. Georgina proteste, si bien que la Mort accorde un sursis de sept années de vie en échange d’une promesse. La fillette ignore ce qu’elle a promis exactement, mais elle commence aussitôt à nourrir une peur et une obsession de la mort. Lorsque la Mort lui rend à nouveau visite sept ans plus tard, Georgina découvre qu’il s’agit d’une promesse de mariage. Leur union sera magnifique, lui assure la Mort, mais Georgina continue de refuser. Elles parviennent pourtant à une entente : la jeune fille consent à sacrifier à la Mort « une journée de [sa] vie », « [u]ne journée de son coeur » [« a day of your life. One day of your heart. »] (SWD : 154). Pendant ce jour initiatique, Georgina se laisse peu à peu amadouer par la Mort, finit par danser et rire avec elle, et par la questionner sur ses frères et soeurs (car comme dans Gods of Jade and Shadow, la Mort est en réalité « une mort » [« I’m one death. »] (SWD : 147, nous soulignons). Georgina connaîtra même la douceur de ses touchers et la saveur de ses lèvres : « [La Mort] est comme les fleurs faites de ténèbres et ses baisers ont le goût de la nuit. »[20] (SWD : 160) La jeune fille parvient donc à surmonter sa crainte de mourir. Cette victoire comporte toutefois son lot de conséquences : c’est désormais de la vie que Georgina aura peur. Elle y avance en somnambule, effacée, comme si elle traversait un brouillard. En fait, Georgina a laissé son coeur entre les mains de la Mort et elle tentera en vain de le récupérer. La Mort et elle sont devenues une dyade : « [le] Seigneur et sa Dame » [« Lord and lady »] (SWD : 152), comme Hadès et Perséphone[21].

Le lien de Casiopea et d’Hun-Kamé n’est pas du même ordre, même si une part de séduction opère, même si une forme d’amour (platonique, morganatique) naît entre eux. Or, à la fin du roman, Hun-Kamé ne se métamorphose pas en simple mortel par amour pour sa libératrice, et celle-ci ne devient pas reine de l’inframonde pour trôner à ses côtés. Leur relation, que nous qualifiions précédemment de symbiotique, en est une d’interdépendance circonstanciée : chacun a besoin de l’autre pour accomplir sa quête. Ce faisant, chacun se transforme au contact de l’autre. Hun-Kamé, inspiré par l’abnégation de Casiopea, pardonne à Vucub-Kamé au lieu de se venger. Casiopea, quant à elle, parvient à la découverte de soi au prix de différents sacrifices et d’une catabase (l’ultime épreuve pour l’héroïne se dispute à Xibalba).

Depuis qu’elle a délivré Hun-Kamé du coffre où son jumeau l’avait emprisonné et qu’un fragment d’os s’est incrusté en elle, Casiopea est entrée dans une logique sacrificielle : il lui sera constamment demandé par la suite de renoncer à quelque chose d’elle-même. En fait, chaque journée passée en compagnie du dieu la prive de forces vitales. À Mexico, la consultation de fantômes oblige la jeune fille à sacrifier sa longue chevelure. À El Paso, en échange de renseignements, la sorcière Candida exige sept gouttes de son sang. À tout moment, Casiopea peut capituler. Le démon Loray, rencontré à Mérida, lui a appris qu’elle n’a qu’à se couper la main pour rompre le sortilège qui la lie à Hun-Kamé. Vucub-Kamé, tentant de la faire fléchir, lui offre de les épargner, son frère et elle, et de les laisser vivre leur histoire d’amour si tous deux se sacrifient à lui. Mais Casiopea résiste[22]. À Xibalba, alors qu’elle affronte son cousin Martín dans une ultime épreuve (une course de la Route Noire vers le Palais de Jade), elle comprend que la victoire n’est possible qu’au coût du suprême sacrifice : elle se tranche la gorge et, par l’offrande de sa vie, permet à Hun-Kamé de l’emporter définitivement sur Vucub-Kamé. Cette logique sacrificielle dans la quête de Casiopea s’éclaire à l’aide des idées de Carl Jung. Comme l’a montré le psychiatre suisse, le sacrifice vient avant tout célébrer « une victoire intérieure » (Chevalier et Gheerbrant, 1969 : 671). Casiopea, en dernière analyse, acquiert ce dont elle s’est défaite. Comme l’affirme Jung dans son Livre rouge : « Sacrifice is not destruction ; sacrifice is the foundation stone of what is to come »[23] (Jung, 2009 : 230) Jung affirme également : « Par l’auto-sacrifice, nous nous gagnons nous-mêmes, c’est-à-dire le “Soi”. Car c’est seulement ce que nous donnons que nous possédons. » (Jung, 1998 : 354) Cendrillon s’est sortie de l’enfer de la servitude domestique et a conquis son indépendance. La fin n’est alors qu’un nouveau départ[24].

Une débutante à Hurlevent : Noemí Taboada, la nuit et les monstres

L’héroïne de Mexican Gothic, Noemí Taboada[25], une belle et flirteuse party girl de 22 ans vivant à Mexico en 1950, évolue, elle aussi, dans une société patriarcale. À la demande de son père, elle se rend à El Triunfo, au manoir isolé de High Place, afin de veiller sur sa cousine Catalina, qui leur a envoyé une lettre inquiétante : elle prétend voir des fantômes et croit que son mari, Virgil Doyle, tente de l’empoisonner. Sur place, Noemí découvrira que sa cousine est sous l’emprise de son époux et que tous les résidents de High Place (la famille Doyle et la valetaille) vivent sous la férule du mystérieux et lugubre patriarche, Howard[26]. N’anticipons pas, mais ce lieu, High Place, est le principal générateur d’effets de fantastique : « It’s a gloomy wreck filled with dusty antiques and oddly robotic servants. A snake motif garnishes fireplaces, rugs and furniture. Mold and fungus grow on everything. »[27] (Memmoth, 2020) Revenons à Noemí. Son père, qui la juge dissipée, croit que ce voyage la forcera à accomplir une tâche utile, tout en évitant un scandale aux Taboada, dans l’éventualité où Virgil, dont la famille est désargentée, convoiterait la fortune de Catalina. En retour, Taboada promet à sa fille qu’elle pourra s’inscrire en anthropologie à la « Nationale »[28]. Ils s’étaient souvent disputés à ce sujet : « Her father thought this was both a waste of time and unsuitable with all those young men roaming the hallways and filling ladies’ heads with silly and lewd thoughts. »[29] (Moreno-Garcia, 2020 : 12) Sa mère est du même avis : « Girls were supposed to follow a simple life cycle, from debutante to wife. »[30] (MG : 12) Une ère nouvelle point pourtant pour les femmes ; en cette année 1950, les Mexicaines ne jouissent pas encore du droit de vote, mais elles l’obtiendront trois ans plus tard. Noemí est une jeune femme moderne.

Sa beauté (elle ressemble à Katy Jurado [MG : 98][31], ainsi qu’à une « Audrey Hepburn mexicaine » [Grady, 2020]) n’a pas pour effet de la rendre superficielle, mais plutôt de contrer l’hégémonie des icônes de beauté blanches en lui opposant une beauté foncée :

She is smart, she is beautiful – I like making my women dark-skinned and beautiful, because my mother felt very poorly about herself due to colorism – and she is determined. But she’s also young and hasn’t quite figured out everything in life, which I think is fine. Part of feminism, I think, is allowing women the time to find themselves[32].

Farmer, 2020

Et du temps pour se trouver, Noemí en aura pendant son séjour (pour ne pas dire sa séquestration) à High Place. Si elle paraît, au départ, plus avancée que Casiopea dans l’affirmation de soi, la tension sexuelle qui la saisit en présence de Virgil est l’indice de parties d’elle-même non assumées, non explorées. Rien de surprenant à cela : Noemí vit à une époque et dans un milieu où la sexualité féminine est réprimée. Comme l’indique la romancière : « She knows that as a woman in 1950 she is playing a social game. […] She lives in a society that is definitely machista. »[33] (Reads, 2020) Pour autant, il est inutile, pour sa cousine et elle, d’attendre un sauveur. Les deux personnages masculins qui agissent en alliés, Francis et le docteur Camarillo, ont un pouvoir limité. C’est donc entièrement sur Noemí – et sur la passive Catalina (que nous verrons pourtant émerger de sa torpeur) – que repose la possibilité d’échapper à la domination du vieux Doyle. En cela, Noemí et sa cousine ne devront leur salut qu’à elles-mêmes, tout comme Casiopea : « I wasn’t a princess in a tower, déclarait celle-ci à Hun-Kamé. I knew I’d get away one way or another, and I was not waiting for a god to liberate me. That would have been both silly and unlikely. »[34] (GJS : 62)

Revenons à l’intrigue de Mexican Gothic. Alarmée par une lettre de sa cousine, Noemí lui rend donc visite à High Place, un manoir anglais situé en pleine campagne mexicaine, à El Triunfo[35], à l’emplacement d’une ancienne mine d’argent autrefois exploitée par les Doyle. Elle n’y sera jamais la bienvenue. Florence, gouvernante du manoir et nièce d’Howard, la traite avec rigidité et froideur. Virgil est tour à tour glacial et charmant. Rarement visible, Howard, depuis sa chambre, fait régner le silence dans High Place. Les domestiques, qui ont l’allure de spectres ou d’automates, ne se donnent même pas la peine de répondre à Noemí lorsqu’elle leur adresse la parole. Seul Francis, fils de Florence et cousin de Virgil, sait se montrer amical. Quant à Catalina, elle passe ses journées au lit. De concert avec le docteur Cummins, médecin ami de la famille, Florence restreint sévèrement l’accès de Noemí au chevet de Catalina, surtout depuis l’épisode des convulsions[36]. Plongée dans un climat d’indétermination, Noemí mettra du temps à se faire une idée du mal dont souffre sa cousine. Elle n’est pas convaincue par le diagnostic de tuberculose. Peu à peu, d’étranges phénomènes viennent troubler son sommeil, puis imposer leur présence menaçante. La nuit, pour Noemí, se révèle bientôt peuplée de monstres et de forces inquiétantes.

Comme nous l’avions fait à propos de Gods of Jade and Shadow, nous pouvons dégager les deux trames de Mexican Gothic. La première (la principale) a pour enjeu la libération de Catalina et passe par la révélation de la nature réelle (ou, en fait, surréelle) du contrôle exercé par Howard Doyle. Grâce à une mycorhize aux propriétés occultes, Doyle jouit d’une longévité accrue. Depuis trois siècles, il survit en transmigrant dans le corps de ses descendants. Comme les pouvoirs du champignon peuvent varier en fonction de la génétique, le patriarche a pratiqué la reproduction par voie incestueuse. Or, depuis peu, le sang Doyle a perdu de sa pureté, ce qui force le vieillard à chercher une génitrice à l’extérieur du clan familial. C’est de là que vient son obsession pour l’eugénisme. Lorsque Noemí arrive à High Place, une nouvelle transmigration est imminente. Noemí est d’abord traitée en intruse, mais ses nuits de somnambulisme et de rêves agités révèlent, à travers l’étrange et perverse séduction nocturne à laquelle s’adonne Virgil[37], qu’elle pourrait assurer un renouvellement fortifié de la lignée. Sa complémentarité avec les spores de la mycorhize[38] paraît même supérieure à celle de sa cousine. Noemí passe donc du statut d’intruse à celui de prisonnière. Le projet de libérer Catalina se transforme en plan d’évasion pour toutes deux, en compagnie de Francis, leur seul allié parmi les Doyle[39].

L’autre trame, même si elle s’entrelace à la première, ne concerne que Noemí et la plongée dans la nuit (aux sens littéral et figuré) à laquelle elle s’est exposée en venant à High Place. Pour mener à bien sa quête, Casiopea Tun ne pouvait compter que sur elle-même. Noemí, pour sa part, n’est pas tout à fait seule : elle a non seulement Catalina à ses côtés, mais compte aussi une alliée inespérée en Ruth, la fille rebelle, la première à avoir ébranlé le magistère d’Howard Doyle. Si l’on considère les choses du point de vue d’un fantastique féminin, nous voilà en présence d’un fascinant trio d’héroïnes. Il est utile de considérer chacune.

Commençons par celle qui n’est plus : Ruth Doyle, fille d’Howard et d’Alice (la soeur de sa première femme, Agnes), et soeur de Virgil. Elle est l’héroïne d’un drame familial qui s’est déroulé vers 1915[40]. Contrainte d’épouser son cousin Michael, le frère de Florence, Ruth a employé un moyen radical pour se soustraire à cette obligation. Le jour du mariage, elle s’est emparée d’un fusil et a abattu son fiancé, sa mère, sa tante et son oncle. Elle a aussi tiré sur Howard, mais celui-ci a survécu. Virgil, alors bambin, a eu la vie sauve ; soit que Ruth l’a épargné, soit que Miss Florence (autre survivante) l’a caché. Puis, Ruth a retourné l’arme contre elle. Ces morts ont entraîné la fermeture de la mine d’argent et le déclin des Doyle. À travers ces événements, nous observons une fois de plus l’intervention d’une logique sacrificielle. Le suicide de Ruth l’a fait entrer dans « l’aspect nocturne et médiumnique de l’existence », pour reprendre les mots d’Anne Richter (2017 : 16) : elle est devenue cet étrange fantôme féminin qu’apercevra Noemí dans ses rêves, le visage flouté par le reflet doré que répand la mycorhize sur les murs de la chambre. Grâce aux pouvoirs de l’entité fongique, Ruth revient hanter les rêves de Noemí, non pour l’épouvanter, mais pour la protéger. On le voit la nuit où Virgil tente de la violer dans sa baignoire. Ruth s’interpose : « They can make you think things, a voice whispered. […] They make you do things. […] Open your eyes, the voice said. »[41] (MG : 182 ; l’auteure souligne) En ouvrant les yeux, Noemí échappe à l’agression que Virgil tente de perpétrer par la voie du rêve. Mais ouvrir les yeux, c’est aussi devenir consciente d’elle-même, faire preuve de lucidité, apprendre à se repérer dans la nuit de son inconscient.

La deuxième figure du trio, Catalina, appartient à la fois à l’univers du gothique et à celui du conte de fées. D’une part, ce personnage, dont le prénom correspond à la forme hispanisée de Catherine, protagoniste de Wuthering Heights, a été inséré dans cette « structure emprisonnante » (« imprisoning structure ») qui caractérise selon Claire Kahane l’intrigue des romans gothiques (Kahane, 1980 : 45). D’autre part, alors que Casiopea Tun tenait de Cendrillon, Catalina évoque quant à elle la Belle au Bois Dormant, Blanche-Neige et la Belle (MG : 166 et 194). Elle se rapproche de ces célèbres héroïnes par son statut de jeune femme victime d’un monstre amoureux, clouée au lit pour la plus grande partie du roman. Le rapprochement, toutefois, va plus loin. Grande lectrice de contes de fées depuis l’enfance, Catalina a voulu que sa vie ressemble à l’un d’eux. Elle se représente carrément la réalité à la manière d’un conte de fées et a développé, avec sa cousine Noemí, une connivence particulière en ce sens, au point où ce type d’histoires est devenu pour elles une référence permanente. Soumise au contrôle de la mycorhize à High Place, Catalina reste longtemps un personnage passif, malgré ses tentatives de rompre le sortilège en se procurant la teinture d’opium concoctée par la guérisseuse Marta Duval. Elle finit pourtant par émerger de sa léthargie lors du mariage de Noemí et de Francis, au moment où Howard s’apprête à transmigrer dans le corps de son petit-neveu. Catalina parvient à enfoncer un scalpel dans l’oeil du vieillard, permettant à Francis de s’emparer du fusil brandi par Florence et de la tuer. Son geste rend aussi la fuite possible. Catalina, Noemí et Francis déguerpissent en passant par la crypte, élément essentiel, avec le cimetière anglais et la montagne escarpée, de la gothicité de High Place.

Une morte (Ruth), une endormie (Catalina) : les deux adjuvantes de Noemí dans son projet d’évasion de High Place ne sont que ponctuellement agissantes, de sorte que le statut de protagoniste échoit de façon indiscutable à la party girl ; c’est elle qui tient le premier rôle dans les deux dimensions du récit. Or le succès ou l’insuccès de sa quête les engage toutes les trois, puisque le véritable enjeu de Mexican Gothic concerne la déprise d’une domination masculine. Comme elle l’avait fait dans Gods of Jade and Shadow, Moreno-Garcia associe des épreuves initiatiques et des effets de fantastique pour permettre à une jeune femme de décider de l’orientation qu’elle souhaite donner à sa vie. Il n’y avait qu’un « moi rebelle féminin » dans Gods of Jade and Shadow : Casiopea Tun. Il y en a trois dans Mexican Gothic : Ruth, la fille insoumise, qui refuse de faire un mariage forcé ; Catalina, l’épouse séquestrée, qui aspire à retrouver sa liberté ; Noemí, la jeune célibataire, qui préfère étudier l’anthropologie à l’université plutôt que de vivre le destin traditionnel de ménagère que ses parents ont prévu pour elle.

Il s’en sera fallu de peu pour que ce trio ne soit, en fait, un quatuor. La crypte de High Place, que Noemí et Catalina traversent dans leur fuite, entraîne une ultime découverte venant resserrer les liens que tisse Moreno-Garcia entre féminité et fantasticité : c’est là que repose Agnes, la première femme de Doyle. Noemí la reconnaît sans peine : elle l’a aperçue, à différentes reprises, dans ses rêves. Son histoire illustre la sordide domination exercée par Howard Doyle afin de maîtriser les pouvoirs de la mycorhize et accroître sa longévité. Doyle avait compris que l’entité fongique avait besoin de fusionner avec un esprit placé sous son contrôle. C’est pourquoi il avait sacrifié sa première épouse : Agnes avait été enterrée vivante afin de servir de moyeu (hub) aux spores. Elle était devenue l’obscurité (the gloom) et vice-versa :

All the ghosts were Agnes. Or rather, all the ghosts lived inside Agnes. […] What had once been Agnes had become the gloom, and inside the gloom there lived ghosts. It was maddening. It was not a haunting. It was possession and not even that, but something she [Noemí] couldn’t even begin to describe. The creation of an afterlife, furnished with the marrow and the bones and the neurons of a woman, made of stems and spores[42].

MG : 284

Howard ayant été neutralisé, Virgil tente de devenir le nouveau maître de High Place, mais Agnes, depuis son tombeau, émet un bourdonnement qui se transforme en voix : « “Sleepwalker”, she whispered. “Time to open your eyes.” »[43] (MG : 290) Nouvelle intervention de secours ; nouvelle exhortation à la clairvoyance. Agnes, tout comme Ruth, est l’alliée du bout de la nuit de Noemí.

Noemí voit clair désormais :

[The] frightening and twisted gloom that surrounded them was the manifestation of all the suffering that had been inflicted on this woman. Agnes. Driven to madness, driven to anger, driven to despair, and even now a sliver of that woman remained, and that sliver was still screaming in agony.

She was a dreamer, eternally bound to a nightmare, eyes closed even when her eyes had turned to dust[44].

MG : 289

Noemí accomplit ainsi ce dont Agnes, Ruth et Catalina avaient été jusque-là incapables : elle met un terme à la domination d’Howard Doyle. C’est donc un double triomphe qui peut se célébrer à El Triunfo au-dessus des cendres de High Place[45] : victoire des forces du jour et de la vie contre les puissances de la nuit et de la mort (trame du fantastique) ; victoire des femmes contre une masculinité dominatrice et emprisonnante (trame du féminin). Mexican Gothic se réapproprie les codes du roman gothique pour mieux les subvertir : pas question pour les femmes d’y tenir le rôle de victimes. La subversion s’étend jusqu’au modèle lovecraftien, qui sous-tend le rapport de Moreno-Garcia au fantastique. Chez Lovecraft, les femmes, en plus d’être peu présentes parmi les personnages, étaient avant tout des « agents de chaos biologique » [« agents of biological chaos »] (Moreno-Garcia, 2016 : ii ; nous traduisons). Chez Moreno-Garcia, elles sont les filles de la nuit. C’est du moins le postulat que les parcours de Casiopea Tun et de Noemí Taboada nous ont permis de développer.

Terminons cette réflexion à l’endroit où nous l’avions entamée, avec la notion d’intergénéricité. Si l’initiation concomitante à une surnature et à des vérités d’ordre psychologique nous a paru caractériser le fantastique, d’inspiration lovecraftienne, de Silvia Moreno-Garcia, l’entrecroisement de multiples genres paralittéraires fait également partie des spécificités de son approche auctoriale. Gods of Jade and Shadow amalgame le conte de fées, la mythologie mexicaine, la fiction historique, le roman de formation et le roman d’aventure. Mexican Gothic va plus loin. En plus de faire intervenir, lui aussi, une diversité considérable de codes narratifs (gothique, horreur, romance, conte de fées…), ce roman est tellement tissé d’influences qu’il ressemble à ce que nous pourrions nommer un « prisme intertextuel ». Car Mexican Gothic a pour palimpseste un intertexte formé, outre des récits de Lovecraft, Poe et Quiroga, des classiques The Turn of the Screw, The Yellow Wallpaper, Dracula, The Monk, Carmilla, Frankenstein, Dr Jekyll and Mister Hyde, parmi d’autres. On pourrait même parler d’un « prisme intermédial », puisque l’influence du cinéma (films de Carlos Enrique Taboada, esthétique de la Hammer Film Productions, giallos…) s’y révèle également déterminante. Tout ceci, naturellement, dépasse le cadre de notre intervention. Aussi nous contenterons-nous de signaler que le fantastique féminin de Silvia Moreno-Garcia constitue, in fine, une célébration de la paralittérature et de la culture pop[46].