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« Voix unique dans le paysage littéraire québécois » (Laurin, 2009), « rencontre proprement magique, aussi bouleversante que lumineuse » (Forest, 2013 : 123)… Martine Desjardins occupe une place originale dans le champ littéraire québécois contemporain. Cette autrice née à Mont-Royal en 1957 a participé au champ littéraire en tant qu’assistante au rédacteur en chef d’Elle Québec et chroniqueuse à la revue L’Actualité ; elle siège dans le jury du prix Hervé-Foulon. Mais surtout, elle s’attire l’intérêt de la critique journalistique et universitaire en plus de remporter plusieurs prix tant dans le champ littéraire général que dans le milieu de la science-fiction et du fantastique québécois[1].

Il faut dire que la fantastiqueuse présente une oeuvre unique en son genre. Avec une plume extrêmement travaillée, elle inscrit le plus souvent un personnage féminin au coeur de structures narratives complexes et d’un gothique métissé teinté d’un humour caustique. La production romanesque[2] de Desjardins établit une cartographie de certains vices et pouvoirs, en particulier celui qui entoure la question du genre, pour ensuite poser le protagoniste en sujet nomade, c’est-à-dire plongé dans une lutte vengeresse et libératrice contre lesdits lieux de tension. Après avoir examiné le travail formel et générique de l’oeuvre, nous examinerons la cartographie dessinée par Desjardins et la réaction qu’elle suscite chez le héros.

Ciselures formelles et gothique métissé

Desjardins se distingue d’abord par l’utilisation de pivots sémantiques autour desquels se construit l’oeuvre, des choix stylistiques à l’intrigue. Ainsi, L’évocation[3] – pour lequel Desjardins a reçu le prix Ringuet – s’organise autour du sel. Fille de Laurence et du contre-amiral Magnus McEvoy reconverti en marchand après avoir découvert une mine de sel sur sa propriété, Lily prise le sel comme de la cocaïne. Elle en consomme d’autant plus que la « poudre magique » (Év : 45) conserve les souvenirs et sa rancune. La chambre verte[4], de son côté, axe son contenu sur l’argent. Le titre de ce roman couronné du prix Jacques-Brossard renvoie d’ailleurs à la chambre forte des Delorme. Pour sa part, Méduse[5] élabore sur les yeux de son héroïne éponyme une réflexion sur la monstruosité féminine et son pouvoir. Le pivot se complexifie enfin avec L’élu du hasard[6] en raison de la richesse sémantique du jeu. Les paris, pactes et autres rébus se lient à l’amour, à la guerre et à la relation hasard/destin. À la faveur de la Grande Guerre, Simon Dulac (« Duluck », Éh : 38) se lance à la recherche d’un trésor des Templiers en Europe. Ce joueur y rencontre Nell, une infirmière férue de tout ce qui rappelle les « jeux de fil », des points de suture à la tapisserie des Templiers. Le commandant Simms, dont la passion pour le fer souligne son lien avec la guerre, courtise aussi la jeune femme.

Outre l’emploi de pivots, Desjardins prise les structures narratives complexes. Le cercle de Clara[7] inscrit l’intrigue sur trois mois et relate la vie de villageois gravitant autour de Clara. Si le journal de l’héroïne constitue le centre du roman, des lettres écrites par d’autres narrateurs permettent de jeter des éclairages parfois contradictoires sur l’héroïne et la communauté. À cela s’ajoutent le journal de bord du capitaine Ryder, des récits de rêve, des chroniques féminines et un hommage posthume[8]. Tout aussi travaillée apparaît la structure de Maleficium[9]. Ce roman récompensé par les prix Jacques-Brossard et Sunburst se présente comme un récit apocryphe de la fin du XIXe siècle. Il reprend la stratégie du manuscrit trouvé chère aux XVIIIe et XIXe siècles. Un « Avertissement au lecteur » signé par l’éditeur assure en effet l’authenticité du manuscrit de l’abbé Savoie, constitué de huit confessions qu’il a retranscrites. Tous construits selon la technique de la découverte progressive, les aveux proviennent de sept narrateurs pénitents devenus monstrueux quand ils ont croisé leur destin, incarné dans une jeune femme. Or la dernière confession, effectuée par celle-ci, renverse les autres. En effet, les aveux des hommes, les cousins tortionnaires de la femme, ne sont que des calomnies élaborées à partir des récits qu’elle avait créés pour répondre aux défis qu’ils lui lançaient. Présenté comme un véritable artefact[10], le roman s’accompagne d’un style ouvragé rappelant l’esthétique décadente (Lapointe, 2010 : 135), ainsi que du motif même du mentir-vrai de la fiction (Ma : 175-178).

Empruntant une autre stratégie du fantastique canonique, Méduse se présente comme une lettre de « confession lapidaire » ( : 8) adressée à « tu » – l’amant et adversaire de Méduse. Cette missive sert de cadre à un récit linéaire narré à la première personne, qui retrace dans une longue analepse la vie de Méduse, de son enfance jusqu’au présent où l’héroïne conclut son pli. Les autres oeuvres de Desjardins reprennent le procédé de la découverte progressive pour l’insérer, dans le cas de L’évocation et de La chambre verte, dans un récit gigogne. Se déroulant sur un jour, le premier roman commence le matin avec l’annonce d’un repas vespéral auquel Lily a invité maître Anselme ; la journée, divisée en trois parties, s’attarde à différents moments du passé. La chambre verte, de son côté, s’entame avec la fin de l’intrigue, qui remonte ensuite la trame temporelle. Quant à L’élu du hasard, « le centre et l’organisation de la matière textuelle relève[nt] d’une épopée ésotérique, en parallèle à la guerre » (Théoret, 2004 : 53), mais comme la quête de Dulac échoue, le récit revient à « la case départ » (Éh : 158).

Les ciselures s’étendent au travail générique. L’oeuvre propose en effet un fantastique baroque, enrichi d’un appareil intertextuel élaboré, dans lequel dialoguent le réalisme magique, le merveilleux, le récit d’aventures, le roman à la Dickens et le sentimental. Par ailleurs, l’autrice se départit rarement d’un humour distancié qu’elle pose tant sur la fable et les personnages que les formes littéraires elles-mêmes. Ainsi, dans L’élu du hasard, le roman d’aventures – dont les Dumas et autres Stevenson inspirent Dulac (Éh : 20) – nourrit la fable de rebondissements et de conjectures autour de dessins signalant le trésor, par exemple, et se greffe à la trame sentimentale. Mais les deux genres littéraires déraillent : nul happy end, nul trésor. Des éléments du récit sentimental apparaissent aussi dans Le cercle de Clara et s’ajoutent par moments au merveilleux et à quelques scènes où des connotateurs font dériver vers le fantastique ; en témoigne le vol nuptial de papillons, dans l’Arctique, qui métaphorise le désir de Ryder pour Clara (CC : 62). Le merveilleux se développe dans L’évocation sous la forme du folklore irlandais (banshee, pookas) ou inventé – la mère de Lily serait une « fluvienne », c’est-à-dire un être surnaturel vivant dans le fleuve Saint-Laurent. Mais mis à part des scènes comportant un sentiment de fantastique (Bozzetto et Huftier, 2004 : 54-57) plus ou moins prononcé – on pense à la main de fumée sortant du pistolet de Clara (Év : 56-57), annonçant le destin de l’héroïne –, les éléments fantastiques sont court-circuités par des explications rationnelles. Ainsi en est-il de la mère de Lily, dont les pieds palmés de fluvienne se révèlent en fait déformés par une vie rude. Enfin, le réalisme magique apparaît dans La chambre verte, où la maison des Delorme se pose en narratrice et protagoniste, et dans Méduse, où il apparaît normal, dans la logique de la monstruosité, que les yeux puissent générer l’orgasme et tuer les importuns. Dans Maleficium, le réalisme magique côtoie le merveilleux chrétien et le fantastique. En effet, si la femme provoque un effet de fantastique chez les pénitents, les autres personnages qui l’entourent semblent trouver ses particularités corporelles singulières (cheveux épineux, queue…), mais non étonnantes.

Ce sont toutefois les emprunts à l’esthétique gothique qui marquent le plus l’oeuvre ; le fait que Desjardins puise dans des formes fantastiques connexes s’inscrit parfaitement dans le gothique contemporain[11]. Tous les romans empruntent peu ou prou la negative aesthetics (« l’esthétique négative », Botting, 2014) du genre. Les personnages extrêmes abondent, dont la jeune victime (Titus dans L’évocation, Méduse[12] ou encore Clara dans Le cercle de Clara) et le villain (les Delorme de La chambre verte, le mari de Clara, les hommes dans Méduse). Si l’on ne trouve pas la lutte entre le désir de l’homme contre les décrets divins (Bozzetto et Huftier, 2004 : 83), la propension du genre à l’autoparodie (Durot-Boucé, 2013 : 69) se montre indéniable chez l’autrice ; les sourires gothiques se révèlent par les renversements ou encore le regard ironique du narrateur.

Le gothique et le fantastique émergent en outre d’un environnement empirique. Celui-ci peut être campagnard, tel que le village néo-écossais de 1895 dans Le cercle de Clara, ou le comté de Bellechasse à l’orée du XVIIIe siècle dans L’évocation. Urbain, il se situe à Québec et ses environs (Méduse), dans le Montréal de la fin du XIXe siècle (Maleficium) ou à Mont-Royal, dans les années 1960 (La chambre verte). Il s’élance vers l’Europe durant la Première Guerre mondiale, où les villes de Caestre ou Arras s’auréolent d’un parfum mystérieux par le lien que Dulac tisse avec les Templiers (L’élu du hasard). Le Grand Nord du Cercle de Clara abrite les Hyperboréens et une tombe inuit dont la profanation fait perdre un oeil à Ryder. C’est enfin un atlas qui inspire les récits que la jeune femme de Maleficium a créés pour ses sept cousins ; l’exotisme touristique encourage l’effet de fantastique créé par la présence de la femme dans les aveux. Ainsi, le sanctuaire de Roza Bal devient fantastique par la présence d’une jeune mystique qui produit le safran suprême… et provoque la perte du nez chez le marchand qui le convoite.

L’atmosphère gothique domine les romans. Elle règne sur Blackpool, ville bien nommée du Cercle de Clara, car elle exprime l’enfermement de Clara autant que sa colère refoulée :

[L]’eau est aussi noire que l’espace – une masse dense, et froide, et sans pitié, dans laquelle le regard se noie en un éclair. On ne s’en rend pas bien compte, parce qu’elle cache sa véritable nature sous mille miroitements.

CC : 59-60

De même que la maison où l’héroïne habite « a une allure de vaisseau fantôme » (CC : 65), le manoir des McEvoy, dans le domaine d’Armagh, rappelle une construction gothique avec sa tourelle inachevée (L’évocation). Il fait écho à la « silhouette lugubre » ( : 22) de l’Athenaeum, institut où sont enfermées les « protégées » des « bienfaiteurs », c’est-à-dire des jeunes filles souffrant de monstruosités diverses. La maison des Delorme (La chambre verte) est à l’abandon, malgré son allure de banque opulente, car elle subit l’avarice de ses propriétaires ; la narratrice se compare d’ailleurs à la maison Usher (CV : 152).

Les images de profondeur peuplent les oeuvres et s’attachent souvent à la mort. Les signes de la chasse au trésor des Templiers apparaissent dans une cave-citerne, des cavités, des souterrains et se juxtaposent aux tranchées dans L’élu du hasard. Au sous-sol de la maison des Delorme se cache la chambre forte, un « tombeau décrépit » (CV : 75) selon la narratrice ; elle deviendra justement une sépulture. Devant l’ancien manoir où vit Méduse s’étend le lac aux méduses, profond tombeau des protégées dont les bienfaiteurs de l’institut ne veulent plus ( : 64). Les profondeurs de la mine de sel se sont transformées, sous l’ordre de Lily, en une « fantastique fantaisie de sel » (Év : 87) servant de mausolée aux parents de l’héroïne. C’est le plus souvent dans des lieux souterrains ou séparés que s’effectue la rencontre entre les hommes et la jeune femme dans Maleficium. On pense, par exemple, à l’entomologiste ravi de découvrir des locustes troglobies au coeur secret de la Golgotha-Mikaël. Mais la convoitise se décuple quand la femme lui dévoile, ouvrant son corset, la « larve dans [l]a caverne » de son nombril (Ma : 71).

Cartographie et colère nomade

With its ambivalences and ability to hold contradictions in tension, contemporary women’s Gothic enables us to look at our twenty-first century worlds with their echoes, artifices and need for performance and narrative, even while it explores, undercuts and critiques these in the world of politics, philosophy and personal relationships[13].

Wisker, 2016 : 25

Même métissé, le choix du gothique, une littérature de l’excès, permet à Desjardins de souligner des tensions sociales et des travers humains pour mieux les critiquer. En ce sens, l’autrice nous semble dresser une cartographie de vices et de pouvoirs. Dans le sillage de Deleuze et Guattari, Rosi Braidotti entend par cartographie une topographie des lieux de pouvoir là où ils apparaissent les plus efficaces et invisibles pour pouvoir ensuite les contourner par des stratégies créatrices et libératrices (Braidotti, 2011b : 4).

Un premier lieu de pouvoir s’axe autour de la famille. Dans L’évocation, l’existence de Titus, l’homme à tout faire d’Armagh, est marquée dès sa naissance. Sa mère Laurence s’est servie d’une superstition pour abandonner son enfant naturel, fruit de son union avec maître Anselme, et donc cacher la vérité à son mari. Titus sera gardé au domaine, mais martyrisé par le contre-amiral et soumis à la haine maternelle. Une autre figure parentale négative apparaît dans Maleficium et se répercute sur la famille entière. La jeune femme à l’origine des récits, orpheline à l’âge de douze ans, est en effet recueillie par un oncle misogyne au point d’avoir envoyé sa femme dans un asile ; en plus d’être confinée par l’oncle, l’héroïne subit la violence psychologique de ses cousins, héritée de leur père.

Un autre « crime du trop-plein » (Saint-Martin, 2010 : 73-74)[14] se trouve à l’origine de la fortune des Delorme et du pouvoir indu que certains membres font peser sur la famille. À la suite de Prosper, le fondateur de la lignée qui a déshérité ses filles au profit de ses garçons Oscar et Louis-Dollard, Estelle, l’épouse de celui-ci, disloque la famille plus encore. Son avarice conduira son beau-frère et son beau-père à la mort, en plus de fonder des principes d’éducation dont le fils Vincent subira les effets délétères. Méduse a aussi vécu l’adversité familiale. Non seulement elle subit le dédain de ses soeurs qui lui ont d’ailleurs attribué son surnom, mais sa mère la menace encore de lui coudre les yeux. La charge contre la famille se multiplie, dans le roman, avec les protégées, ces victimes de leurs parents en raison de leur imperfection physique. Le gothique sert ainsi d’appui à une charge contre une famille aliénante, véritable villain. Il montre combien les tensions autour de la famille demeurent actuelles au regard des transformations que connaissent les statuts du père et de la mère depuis les années 1950.

Le rapport entre les genres se révèle aussi tendu, et ce, dès Le cercle de Clara. Pour mieux mettre en relief la situation victimaire de la femme, Desjardins a choisi de situer l’histoire en 1895, année où Freud publie ses Études sur l’hystérie, et de s’inspirer de La chambre au papier peint (1892), une autobiographie dans laquelle Charlotte Perkins Gilman dénonce les traitements contre la névrose qu’elle a subis (Gignac, 2008). Edmond, le mari de Clara, suit les consignes que le Dr Clavel lui a données pour traiter la (prétendue) neurasthénie de son épouse : traitement réfrigérant, cure du sommeil, morphine. De tels « soins » le confortent dans son contrôle – scientifique de formation, il soigne sa femme comme un objet d’étude – et ses droits conjugaux qu’il exerce avec sadisme. En plus de promener Clara en laisse, Edmond s’est procuré un speculum vétérinaire afin de forcer sa résistance et finit par la violer. Il bafoue aussi l’intimité de Clara en lisant son journal[15].

Le rapport au féminin se décline selon différents degrés dans les romans suivants. Pour le narrateur Dulac, Nell constitue davantage une cible à conquérir et un pari contre Simms qu’un réel objet d’affection. Dans leur première rencontre charnelle, Dulac se montre indifférent aux broderies enrichies de rébus qu’elle crée – en d’autres termes, aveugle à la sexualité féminine. Il réussit à délacer les souliers de la jeune femme et enlève ses vêtements, mais demeure estomaqué devant son corset :

Pour l’attacher, elle avait passé, dessus et dessous les lacets retenus aux agrafes, des cordonnets de soie de façon à former un galon où s’alignaient sept feuilles de houx d’un vert éclatant.

Cette fois, je ne m’y suis pas laissé prendre. Rébus ou pas, j’ai sorti mon couteau de poche et j’ai tranché les noeuds les uns après les autres.

Éh : 119

Le regard masculin réifiant se déploie dans Maleficium où les pénitents transforment la jeune femme en monstre[16] et l’agressent. Par exemple, son « sébum mystique » (Ma : 160) sert à fabriquer le savon idéal ; elle porte un pistil qu’on lui arrache et pleure des écailles qu’on s’empresse de recueillir. Mais sa première difformité vient du patriarcat même, puisque son oncle lui fend la lèvre – « l’osculum infame » – pour avoir dévoilé la vérité sur son épouse (Ma : 181). Les bienfaiteurs de Méduse se montrent aussi tyranniques envers les protégées de l’institut ; Méduse doit se plier à leurs jeux aussi enfantins que cruels[17]. Le roman présente tout de même un personnage masculin qui ne craint pas sa monstruosité : « Tu as des yeux de femme, Méduse. Tu ne devrais pas en avoir honte » ( : 178). On ne peut dire toutefois qu’il s’agit d’une ouverture réelle à l’Autre, car ce Persée trahit l’héroïne. De fait, le seul couple promis à une relation à égalité est celui que forment Vincent Delorme et Penny Sterling (La chambre verte) ; il est né sur la base d’un pacte de réparation d’injustice familiale, et non sur le pouvoir masculin.

On ne s’étonnera pas, dès lors, que la femme se sente prisonnière du regard masculin sur elle : « Je me sentais recluse dans le cachot exigu de mon corps, isolée du reste du monde par une grande solitude circulaire qui avançait avec moi, toujours changeante, toujours la même » (CC : 172), déclare Clara. Méduse pourrait en dire autant, elle qui ressemble à sa représentation mythologique par les cheveux et bien sûr les yeux. En voyant ceux-ci pour la première fois :

J’ai compris la révulsion de la directrice, la fuite de Suzanne et la terreur des hommes à ma vue. Et j’ai enfin compris ce que tu voulais dire par « des yeux de femme ».

Car chacun de ces yeux offrait le spectacle saisissant d’une vulve ouverte et humide

 : 201

La honte suivra longtemps Méduse, elle dont les yeux transforment la douleur en plaisir.

La cartographie de Desjardins englobe également la critique de vices et de formes de pouvoir, qu’il soit personnel, religieux ou capitaliste. Le ressentiment et le désir de contrôle trouvent un écho dans L’évocation. La « Black Lily » (Év : 19) n’a jamais admis son amour pour Titus, mais fera tout pour garder le jeune homme auprès d’elle. En effet, quand le domestique lui révèle qu’il veut quitter Armagh pour développer son talent de sculpteur, elle le trahit en suggérant à son père qu’il aurait sculpté une tête de mort sur une salière ; McEvoy se venge en broyant les mains de Titus. Le jeune homme gardera rancune contre Lily pendant dix ans : « Il est resté ici comme un reproche vivant, pour mettre du sel sur ma plaie. Le mal que je lui ai fait, il me le remet. Sa servilité est terrible, dirigée contre moi. » (Év : 202) Si l’héroïne transforme son remords en vengeance contre maître Anselme, l’accusant d’être à la source des ambitions de Titus, c’est le demi-frère qui gagne en partant – l’imposition du pouvoir a transformé Lily en femme de Lot.

Le personnel débouche bientôt sur le collectif. C’est ainsi que les bienfaiteurs de Méduse, dépeints comme des enfants sadiques, font partie des notables de la ville. Ils arborent

[l]e front plissé de la bornerie. Les oreilles épatées de l’indiscrétion. Les sourcils renfrognés de l’intolérance. […] Les mâchoires crispées de la cruauté. Les lèvres violacées de la mesquinerie. Le sourire niais de l’infantilité. La langue pendante de la lubricité.

 : 207

Dans Maleficium, la jeune femme pointe le désir de notoriété de l’architecte et de l’entomologiste, ainsi que le rêve de domination du fabricant de lunettes. Mais au-delà des travers personnels, elle vise aussi l’Église catholique[18]. Il faut dire que sous les références bibliques, nombreux sont les blasphèmes proférés par la femme, en plus de l’impiété voilée de pénitents. En outre, quelques-uns parmi eux soulignent l’hypocrisie de l’abbé Savoie qui partage certains de leurs vices.

Enfin, la cartographie englobe le capitalisme. Dans Le cercle de Clara, l’avarice d’un personnage cause l’effondrement d’un tunnel ferroviaire, ce qui laisse la communauté dans le deuil, tandis que McEvoy détruit une partie de sa production de sel pour en accroître la valeur monétaire (L’évocation). L’appât du gain se noue au désir de gloire chez Dulac : « [D]evenir l’inventeur d’un trésor […] est une destinée si exceptionnelle que celui qui l’accomplit mériterait de voir son nom rejoindre le panthéon des grands découvreurs. » (Éh : 20) Fait à noter, l’action de Maleficium se déroule dans des lieux reliés de près ou de loin à l’Empire britannique, puissance économique à la fin du XIXe siècle ; ce faisant, le roman désigne avec un humour féroce des obsessions bien contemporaines[19]. Les confessions s’ouvrent d’ailleurs avec celle de l’importateur de safran et son appât du gain. L’argent s’érige finalement en religion dans La chambre verte. Tout commence avec le sou que l’ancêtre Prosper a extorqué alors qu’il était enfant et, plus tard, sa première entrée dans une banque, une « cathédrale » où le crucifix est remplacé par « un portrait grandeur nature du bon roi George V » (CV : 35). De cette visite émergera la fusion entre le culte religieux et l’Empire britannique déjà esquissée dans Maleficium. Non seulement Prosper construit-il une chambre forte qui sert de temple, mais il élabore une institution calquée sur le catholicisme, avec ses commandements, ses sacrements et bien sûr son Pater Noster : « Notre Dollar qui êtes précieux, /Que votre fonds soit crédité, /Que votre épargne arrive, /Que votre versement soit fait au Trésor comme aux livres. /[…] Nanti soit-il » (CV : 163)[20].

Devant les formes de pouvoir cartographiées, la colère de la victime gronde ; l’héroïne (ou le héros, dans le cas de Titus et de Vincent) devient en quelque sorte une « machine de guerre » ; elle fait écho au sujet nomade transformateur tel que le conçoit Braidotti, c’est-à-dire un sujet politique qui possède une conscience critique résistant aux modes de pensée et de comportement socialement codés (Braidotti, 2011a : 26), produisant ainsi des lignes de fuite, des espaces alternatifs de devenir.

Le fiel du personnage vise d’abord les travers. Tandis que Titus fait payer de son ressentiment la trahison de Lily, les bienfaiteurs de Méduse qui torturaient les jeunes filles de leurs jeux sadiques se font « méduser » par les yeux de l’héroïne : « Ils sont restés là, paralysés, sans trop comprendre ce qui leur arrivait, pendant que je figeais à jamais, sur leurs visages de silènes, les distorsions de leurs vices de caractère » ( : 207). La colère gronde aussi dans Maleficium, où la jeune femme se déclare « démon de la vengeance » (Ma : 183) attaquant les vices humains et l’institution catholique. Le désir des pénitents sera puni, entre autres, par des marques rouges sur le corps, une saleté permanente et la destruction d’un tapis convoité. Le dernier homme châtié sera l’abbé Savoie lui-même, coupable d’avoir transformé les confessions en « impure mystification » (Ma : 182). Représentant de l’Église et métonymie de l’oncle de la narratrice, il incarne en effet le patriarcat comme tout système de pouvoir imposé ; le crachat de l’héroïne le rendra sourd. Il en va de même dans Méduse, où l’héroïne tue son père et attaque sa mère. Enfin, la colère contre l’esprit capitaliste et ses ravages se cristallise dans La chambre verte, où l’avarice pathologique entraîne une vengeance à sa hauteur. La maison rancunière et honteuse du « péché originel » (CV : 137) – l’argent volé à l’héritier de droit de Prosper – à la base de son érection tue Louis-Dollard Delorme, tandis que Vincent et sa demi-cousine Penny, qui cherchait à venger sa famille flouée par les Delorme, brûleront l’argent de la chambre forte. Estelle Monet (« Money ») mourra d’ailleurs dans ce temple.

La vengeance vise surtout le rapport de pouvoir rattaché au genre. Malgré sa position de victime, Clara résiste d’abord aux sévices de son mari par une agressivité passive ou détournée. Elle rêve d’un rééquilibre du rapport de force dans le couple : « Éventuellement, il ira trop loin et il sera lui-même horrifié par sa conduite. Alors il se repentira et se précipitera à mes pieds pour implorer mon pardon. Ce jour-là, je tiendrai ma revanche. » (CC : 38) Ce fantasme se transforme bientôt en meurtre. Si Edmond s’empoisonne lors de l’ingestion d’un champignon, c’est celle qu’il appelle son « écureuil » qui lui donne le coup de grâce en lui enfonçant une noisette dans la gorge. Le meurtre a permis le renversement du rapport de domination ; la réparation peut donc commencer : « Tu ne peux pas m’échapper, mon petit écureuil, tu es pris au piège. Le cercle de ma rancune se resserre sur toi. Viens, Edmond, l’heure de nos retrouvailles a sonné. À nous deux! » (CC : 200) De leur côté, les « Grotesqueries » de Méduse possèdent une « faim carnassière » ( : 156) meurtrière face aux avances sexuelles masculines.

La femme présente donc des signes d’agentivité ; elle maîtrise sa sexualité et son pouvoir sur l’Autre. Tandis que Clara refuse toute féminité au service de l’homme (CC : 103), dans la scène d’effeuillage de L’élu du hasard citée plus haut, Nell choisit d’accepter le désir de Dulac – et lui en voudra de ne pas avoir tenu compte du sien (Éh : 141). La libération marque enfin le bildungsroman qu’est Méduse. Ce n’est pas tant la monstruosité morale qui handicape Méduse que la honte de son corps. Le cheminement vers l’acceptation s’entame lors de la confrontation entre l’héroïne et sa mère : « Elle était là, l’origine de ma honte à l’égard de mes Aversivités : dans celle que ma mère m’avait transmise en m’apprenant à les haïr » ( : 170)[21]. L’apprentissage du corps comme objet sexué suit cette reconnaissance initiale par le biais d’un homme (« tu ») qui ouvre Méduse à sa sexualité et lui présente, en lui offrant un miroir dans lequel elle pourra se regarder pour la première fois, une voie à l’affranchissement véritable. On a vu que ses yeux ressemblaient à une vulve ; elle y reconnaît désormais son identité et son pouvoir :

Mes yeux n’étaient pas une aberration contre nature. S’ils choquaient, c’était par leur animalité, leur impudicité, leur indocilité. Telles les divinités païennes, ils étaient un écho des forces archaïques à l’origine de la création…

J’étais prête à l’affirmer, maintenant : j’étais Méduse. L’éternel féminin. La manifestation du chaos primordial. La destructrice des miroirs du monde. Je n’avais plus rien à craindre – ni des reflets ni des ombres.

 : 203[22]

Du Cercle de Clara, où un personnage conseillait à Clara de « cesser de châtrer [sa] voix, et de retrouver son pouvoir fécondateur » (CC : 160), au regard triomphant de Méduse qui conclut sa lettre par « Je ne regarderai pas en arrière. […] J’ai un coeur de pierre » ( : 210), c’est la voix du féminin qui s’épanouit.

Il ne saurait y avoir de féminisme ou même plus largement d’humanisme ou d’humanité sans hystérie, sans ce féminin de la démesure, dionysiaque, si proche des bacchanales. L’archaïque démesuré, celui qui fut toujours montré du doigt et relégué aux oubliettes de l’histoire et de la philosophie est […] ramené au coeur du politique

Mavrikakis dans Gibeau, 2018 : 63

Le personnage féminin, avec ses ambiguïtés, rejoint le sujet féministe nomade qui part de la différence sexuelle comme tremplin au pouvoir d’agir, à la création de formes alternatives de subjectivité politique (Braidotti, 2011a : 161-163).

Une plume raffinée, un travail formel élaboré, l’humour incisif et l’emploi d’un gothique métissé se mettent au service d’une critique qui attaque non seulement les dispositifs entourant la femme, mais encore les vices et les pouvoirs qui s’imposent à nous. Le gothique permet l’émergence de manières autres de représenter le monde, l’individu et ce qui est étiqueté comme déviant ou monstrueux : « The gothic is a daylight gate, a gap into otherness, a mirror that reflects back history, story, self and others with new perspectives and edges »[23] (Wisker, 2016 : 250). Le fantastique selon Martine Desjardins nous invite à réfléchir sur notre environnement social et idéologique ; en cela les sourires gothiques sont une arme au tranchant politique libérateur.