Corps de l’article

1. Introduction

La carte du champ traductologique esquissée par James Holmes au début des années 1970 (1988/2004) fait la part belle au texte. Si Chesterman (2009) y relève la présence du traducteur en filigrane à plusieurs endroits, l’article de Holmes, qui joue un rôle fondateur pour la discipline, aura pour effet d’y marginaliser le traducteur pendant des décennies. Depuis le tournant sociologique, amorcé dès les années 1990 dans les travaux de Brisset (1990), Simeoni (1998) et Gouanvic (1999), entre autres, le traducteur a gagné en visibilité en tant qu’objet de recherche. Chesterman (2009) emprunte le titre de Holmes à un article abondamment cité qui vise à cartographier à son tour les Translator Studies. S’il n’est pas le premier à aborder le traducteur en tant qu’objet de recherche, tant s’en faut, son article a le mérite de fournir un cadre clair au développement de ce sous-champ. Le présent texte se situe surtout dans les volets sociologique et historique relevés par cet article, répondant au besoin d’humaniser la recherche en traduction, dont Pym (2009) se fait l’écho dans le cadre d’un débat plus général sur l’historiographie en traductologie qui anime le champ depuis une dizaine d’années (Rundle 2019).

Nous aborderons la problématique du traducteur dans les archives sous l’angle historiographique, afin de mieux cerner les apports, avantages et inconvénients des méthodologies historiographiques en voie de s’imposer dans le tournant archivistique qui marque les Translator Studies depuis quelques années, avec nombre de colloques et de publications. Si l’approche microhistorique domine actuellement le champ, cet article invite au développement d’une filière de recherche alimentée par une autre démarche historiographique : la prosopographie. Il mettra cette approche en oeuvre à travers deux cohortes de traducteurs obtenues par le dépouillement de deux archives, correspondant à deux modèles de custodialité[1] archivistique. Il en ressortira que divers modèles archivistiques peuvent servir à mettre en lumière divers aspects des Translator Studies. La nature des données que le chercheur obtiendra de l’archive classique lui permettra avant tout d’éclaircir « the status of (different kinds of) translators in different cultures, rates of pay, working conditions, role models and the translator’s habitus, professional organizations, accreditation systems, translators’ networks, copyright, and so on » (Chesterman 2009 : 16) ; l’archive non custodielle, elle, apportera des informations complémentaires sur des aspects de la pratique professionnelle qui restent lacunaires dans l’archive classique du fait même de sa custodialité. Elle servira également à illustrer le « télos » du traducteur, autrement dit « the personal movation of translators […] the reasons why they work in this field in general, and also the reasons why they translate a given text » (Chesterman 2009 : 17). L’intérêt fondamental de l’approche prosopographique est de construire un lien avec des recherches récentes portant aussi bien sur les conditions sociologiques du métier de traducteur que sur l’importance des réseaux et des démarches collectives dans la pratique traductive. Si cet aspect du champ traductologique a attiré l’attention des chercheurs, notamment en ethnographie de la traduction (Koskinen 2008) et en recherche sociocognitive[2], il a été peu abordé dans le domaine littéraire, où la recherche peine à dépasser la figure du traducteur solitaire et à l’intégrer pleinement dans le circuit de communication (Darnton 1982), voire dans le modèle d’action traductive (Holz-Mänttäri 1984) qui est le sien.

1.1. Le tournant archivistique en traductologie

On constate depuis quelques années un certain engouement de la recherche pour les archives de traducteurs, parfois dans le sillage des travaux de Guzmán (2013). Ces dernières années, trois colloques ont été consacrés aux fonds de traducteurs – à l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (Caen, 2015)[3], à la British Library (Londres, mai 2017)[4] et au Deutsches Literaturarchiv (Marbach, novembre 2019)[5]. Un numéro spécial de la revue Tusaaji : A Translation Review a été consacré en 2018 à la question des « traces » ; l’introduction présente celles-ci comme une archive englobant « les textes, les paratextes et les déclarations des traducteurs, leurs travaux (publiés et non publiés), autrement dit, les traces matérielles d’un traducteur » (Gürçağlar 2018).

Cependant, l’imaginaire de l’archive traductive tel que le définit ce nouveau champ de la recherche reste plutôt conceptuel : selon Gürçağlar (2018) citant Guzmán (2013 : 179), l’archive du traducteur va également au-delà de sa seule composition textuelle et désigne

a discursive formation and a dynamic and organic composition […] that is not limited to the archive’s textual materiality but includes translators’ biographies, their practices, the agents involved in the translating event, and the relations among them.

On relève par ailleurs, dans la conceptualisation de l’archive du traducteur, un certain manque de théorisation empruntant à l’archivistique proprement dite et une prise en compte insuffisante de l’archive comme institution spatialisée ayant son histoire propre ; pourtant, comme le note Stead (2013 : 2-3), il s’agit de sites dont les marges physiques et idéologiques sont en perpétuelle réinvention, suivant les changements dans le statut d’un auteur ou d’un champ disciplinaire et les évolutions de politique institutionnelle et culturelle d’une part, et de financement et de gestion d’autre part.

L’institutionnalisation des archives de traducteurs mérite effectivement qu’on s’y arrête : citons par exemple la création d’archives spécialisées à l’University of East Anglia (Royaume-Uni) en 1995 et à la bibliothèque Bizzell à l’Université d’Oklahoma en 2014. De telles archives spécialisées sont en effet une aubaine pour le chercheur en Translator Studies, généralement confronté à une importante dispersion des sources : une recherche sur le site de référence américain ArchiveGrid avec le mot clé « topic_sort : translators » donne 362 retours dans 74 centres à travers le monde, dont seulement 11 offrent plus de dix références au chercheur ; 42 résultats, soit 57 %, concernent des documents portant sur un seul traducteur[6]. L’émergence de nouvelles archives dédiées est donc une avancée appréciable. Approfondissons l’exemple de la Chinese Literature Translation Archive à l’Université d’Oklahoma, qui se donne pour mission d’améliorer les conditions de travail du chercheur :

[t]he mission of the archive is to improve the material conditions for translation students and for comparative and world literature by providing the materials necessary for historically informed research supported by the richly textured intellectual environments within which translation takes place.[7]

L’archive, créée en 2014 à la suite du don des papiers du traducteur Howard Goldblatt, regroupe des brouillons, la correspondance, des notes, des agendas et autres documents, ainsi qu’une bibliothèque de dix mille volumes. Elle conserve les archives de Goldblatt, mais aussi celles d’autres éminents sinologues : Wolfgang Kubin, Wai-lim Yip, Arthur Waley. De telles ressources offrent évidemment de nombreux atouts au chercheur. Leurs collections forment un ensemble circonscrit, relativement abondant, catalogué – et consultable en ligne, ce qui permet au chercheur de bien cerner l’étendue du projet en amont de son déplacement. Le fonds Goldblatt, par exemple, propose un inventaire en ligne très complet, en anglais et en chinois[8]. Quant au bâtiment lui-même, rénové en 2018 pour mieux accueillir les nouvelles collections, il offre un espace propice au travail ; il permet également de nouer des contacts avec d’autres chercheurs travaillant sur des sujets similaires, et ainsi de renforcer des réseaux de recherche et de créer un cercle vertueux ancrant fermement la recherche dans ce domaine encore émergent.

Or, si ces archives sont en effet une aubaine pour le chercheur, elles n’en soulèvent pas moins un problème de taille : la représentativité. Lorsqu’on se penche sur les politiques d’acquisition de telles archives, il s’avère qu’elles ont tendance à se focaliser sur ce qu’on pourrait nommer l’élite de la profession, c’est-à-dire les traducteurs qui jouissent d’une forte agentivité, soit parce qu’ils traduisent des auteurs à fort capital littéraire, soit parce qu’ils disposent eux-mêmes d’un fort capital intellectuel et symbolique par leur statut auctorial ou universitaire – les deux statuts, du reste, vont souvent de pair. En effet, ces archives résultent fréquemment de l’initiative personnelle d’un traducteur à forte visibilité : la Chinese Literature Translation Archive doit son existence à l’initiative de Howard Greenblatt, traducteur de Mo Yan (prix Nobel de littérature en 2012) qui a lui-même occupé un poste de professeur de langue chinoise à l’Université Notre Dame, dans l’Indiana, de 2002 à 2011. L’importante archive conservée à l’University of East Anglia provient en grande partie de traducteurs ayant occupé un poste d’enseignant-chercheur à l’Université : « The Literary Translation Archive arises out of the work of UEA’s British Centre for Literary Translation (BCLT) with additional deposits from former UEA staff »[9]. De même, le propos des colloques destinés à promouvoir ces fonds est parlant : le colloque de l’IMEC en 2015 avait pour titre « Les grands traducteurs », avec des contributions portant sur Beckett, Coindreau, Nabokov, Michaux, Adonis, Kateb Yacine, Abdellatif Laabi et Rainer Maria Rilke. L’appel à communications pour le colloque sur les fonds de traducteurs de Marbach annonce que « le DLA de Marbach dispose de nombreux fonds légués par des traducteurs, dont des noms importants de l’histoire littéraire allemande »[10], tels Brecht, Paul Celan, Hans Magnus Enzensberger et Peter Handke, tous bien plus connus pour leur production auctoriale propre que pour leurs travaux de traduction.

Or, selon Ginzburg (2012 : 202), « in any society the conditions of access to the production of documentation are tied to a situation of power and thus create an inherent imbalance ». Autrement dit, le traducteur en tant qu’objet d’étude n’est pas un objet monolithique ; jusque dans les archives, les traducteurs sont inégaux face aux enjeux de la visibilité historique. Comme le note Gerson (2001), la critique littéraire a tendance à envisager l’archive comme une zone neutre, où la sélection, l’évaluation et la subjectivité n’ont pas droit de cité. Le théoricien de l’archivistique Cook (2011) note à son tour que les politiques d’acquisition ont une histoire propre qui nous en apprend beaucoup sur les rapports de pouvoir qui façonnent le patrimoine documentaire : elles font état d’un pouvoir de décision hégémonique sur ce qui constitue une écriture de bonne qualité (Tector 2006 : 106).

Prenons quelques exemples. Le Harry Ransom Center de l’Université du Texas, l’une des plus grandes archives littéraires au monde, réunit l’élite du monde littéraire : « The Ransom Center actively collects archives of prominent modern (active ca. 1880-1950) and contemporary (active 1950-) writers of fiction, literary non-fiction, poetry, and drama. We evaluate potential acquisitions on the basis of their literary merit and research value[11]. » Dans cette optique, le traducteur reste une figure subalterne dans le champ auctorial : le Harry Ransom Center « makes limited acquisitions of scholars’ and translators’ papers when they enrich existing collections with substantial primary materials ». La John Rylands University Library à Manchester dispose d’une collection analogue : « an excellent representation of translations into English of the works of significant twentieth century poets and novelists »[12]. Or, le British Group for Literary Archives and Manuscripts a repéré en 2007 une forte tendance à créer des fonds pour des auteurs ayant un lien à l’institution en question, et préconise de développer des fonds plus représentatifs portant sur des groupes marginalisés tels que les auteurs issus de l’immigration et des zones géographiques peu représentées[13]. Si les bibliothèques cherchent activement à élargir leur représentativité culturelle (Chazaud 2014), cette prise de conscience a eu un impact plutôt faible pour l’instant sur les politiques d’acquisition de fonds archivistiques dans le domaine littéraire. Rares sont les archives littéraires qui ont cherché à remettre en question les hiérarchies existantes ou à développer des collaborations avec des auteurs hors canon.

2. L’approche microhistorique en archives

Si la microhistoire ginzburgienne a actuellement la faveur des chercheurs en Translator Studies, c’est certainement parce que cette approche permet de compenser la nature inévitablement lacunaire des sources. Le microhistorien s’appuie sur des sources archivistiques pour mettre en lumière le destin particulier d’un individu, éclairant ainsi les caractéristiques du monde qui l’entoure (Ginzburg 1976/2013). Cette approche a notamment été prônée par Adamo (2006), et plus récemment par Munday (2014), Batchelor (2017) et Farahzad (2018)[14]. Parmi les mises en pratique de l’approche microhistorique sur la base de sources archivistiques, citons les travaux de Paloposki (2009) sur la carrière du traducteur finlandais K. Suomalainen à la fin du xixe siècle, ceux de Batchelor et Harding (2017) sur les diverses traductions de Frantz Fanon à travers le monde et ceux de McAteer (2018) sur le travail du traducteur du russe vers l’anglais David Magarshak pour la collection « Penguin Classics ». En effet, la microhistoire offre des affinités intellectuelles avec les Translator Studies à plusieurs égards : son souci des menus détails de l’histoire et sa proximité intellectuelle avec l’histoire d’en bas en font une réponse à l’invisibilité du traducteur déplorée, entre autres, par Venuti (1995). Force est de constater qu’il existe également des raisons pratiques de privilégier une source archivistique clairement cataloguée et aux dimensions humaines.

L’approche microhistorique a certainement toute sa place dans le tournant archivistique en traductologie. Cependant, il faut être conscient de ses inconvénients. Cordingley et Montini (2015 : 7), dans leur étude de la critique génétique portant sur les avant-textes de traductions, font remarquer que la méthodologie présente un inconvénient de taille : les traducteurs eux-mêmes répugnent parfois à partager leurs propres brouillons. Cette réticence soulève la question primordiale de la représentativité. En effet, le champ de la traduction littéraire étant peu structuré du point de vue sociologique, l’expérience des praticiens y est fortement diversifiée. En témoigne, par exemple, un débat de janvier 2020 sur les délais et la productivité au sein du groupe Facebook « Literary Translation »[15], qui regroupe plus de 3 600 traducteurs à travers le monde, pour la plupart résidant aux États-Unis et traduisant vers l’anglais. Pour les uns, un délai de deux semaines pour traduire 5 000 mots serait anormalement serré, appelant une majoration du tarif demandé ; pour les autres, le rendement moyen serait plutôt de l’ordre de 2 000 mots par jour.

De ce fait, la recherche microhistorique en archives spécialisées peut aboutir à des conclusions, certes valables pour l’individu concerné, mais difficilement généralisables car établies sur la base d’exemples pour le moins atypiques. Ainsi, l’analyse de Munday (2013) à propos de la collection Bellos, conservée dans les archives de l’University of East Anglia, porte largement sur des révisions apportées à un texte recopié à la main, pratique impensable pour la majorité des traducteurs de nos jours. David Bellos, qui enseigne la littérature française à Princeton et traduit des auteurs à fort capital littéraire (Balzac, Ismaïl Kadaré, Georges Perec), jouit d’un niveau d’agentivité atypique au sein du champ, lui permettant de négocier des conditions de travail qu’on imagine plutôt favorables en termes de délai, prenant en compte les autres engagements de recherche et d’enseignement du traducteur. Une étude des tapuscrits d’une traductrice travaillant entre l’anglais et le français pour un éditeur grand public révélerait très certainement d’autres pratiques de travail : il n’est pas rare qu’un tel projet exige la traduction de 400 feuillets – soit à peu près 100 000 mots – en six semaines, soit près de 2 400 mots de texte finalisé par jour, week-ends compris. Prenons un exemple concret. Fire and Fury : Inside the Trump White House de Michael Wolff, paru le 5 janvier 2018 en anglais, devait être proposé très rapidement en traduction française sous peine de ne plus coller à l’actualité. L’éditeur a donc réuni une équipe de quatre traducteurs chevronnés, dont chacun a dû traduire une centaine de feuillets (soit 25 000 mots environ) en une dizaine de jours, tout en constituant une « bible » pour unifier la traduction de certains termes comme « attorney general » ; le tout a ensuite été harmonisé par un membre de l’équipe, avant de paraître le 22 février 2018, six semaines après l’édition anglaise (communication privée de la traductrice Valérie Le Plouhinec). Avec la starisation d’auteurs comme J. K. Rowling, Dan Brown et Michelle Obama, nécessitant une traduction très rapide pour éviter de perdre des parts de marché au profit de traductions pirates, et avec la multiplication des coéditions multilingues à la suite de l’émergence des conglomérats multinationaux dans le secteur culturel (Schuwer 2002), de telles pratiques sont devenues monnaie courante dans certains secteurs de la traduction éditoriale comme les traductions de catalogues pour les grandes expositions itinérantes. Ce sont justement ces pratiques qui risquent de passer sous le radar du chercheur en microhistoire de la traduction s’appuyant sur une archive de type littéraire.

3. Une nouvelle approche historiographique : la prosopographie

Cette approche, qui s’apparente à une biographie collective, se donne pour but d’unir des données qui sont éparpillées par leur nature, afin de faire ressortir les aspects communs au‑delà du niveau individuel, permettant ainsi de « connaître intimement des petites collectivités représentatives d’un problème » (Charle 2013). Il s’agit donc d’une méthodologie offrant une belle complémentarité avec la microhistoire, fournissant un contexte pour les micro‑événements étudiés par cette dernière et permettant de distinguer entre le banal et l’exceptionnel. Cette méthodologie développée au xixe siècle a actuellement le vent en poupe car elle se prête bien aux humanités numériques et à la modélisation des données, par exemple en permettant de cartographier les réseaux sociaux. Elle se prête également très bien aux projets de recherche en collaboration, qui font actuellement l’objet d’une forte valorisation dans les carrières universitaires.

Pour Verboven, Carlier et al. (2007 : 37), « for a prosopographer, extraordinary people (such as a Caesar, a Shakespeare, a Napoleon or a Bismarck) are less appealing and to some extent are disturbing because they are out of the ordinary ». Les traducteurs dont les documents de travail sont conservés dans les archives spécialisées sont en quelque sorte les Shakespeare de la traduction. Le prosopographe intéressé par les trajectoires de carrière d’une cohorte de traducteurs aura tout intérêt à s’en détourner en faveur d’autres sources archivistiques impliquant d’autres acteurs dans le circuit de communication (Darnton 1982), comme les éditeurs ou les instances de censure. Cette approche elle-même n’est pas dénuée d’inconvénients, à commencer par la nature inévitablement lacunaire des sources : passer les archives éditoriales au peigne fin afin de récolter de menues informations concernant les traducteurs est un processus long, coûteux, et potentiellement frustrant, sans aucune garantie que les résultats seront réellement représentatifs. Par ailleurs, certaines données biographiques importantes pour le sociologue risquent d’être sous-représentées dans les sources, notamment l’environnement familial, les jeunes années, l’éducation et les débuts de carrière.

Une manière de pallier ces lacunes consiste à croiser les sources et la recherche du traducteur, non en tant qu’individu historique, mais, selon l’approche d’Hulst (2015), en tant qu’instance textuelle. Si la méthode prosopographique s’emploie actuellement de façon marginale dans l’histoire de la traduction, un certain nombre d’études commencent à l’exploiter depuis quelques années. Biesemans et Laureys (2012 : 92) proposent la construction d’une prosopographie des traducteurs de littérature scandinave en néerlandais afin de mettre en lumière des données concernant leur vie sociale, leurs relations, leur niveau de scolarité, des typologies de publication et d’autres indicateurs concernant leur réputation, leur position et leur centralité ; ce processus permettrait notamment de dévoiler la structure de cette population et les aspects récurrents de leur rôle dans la transmission culturelle. Ghadie (2013) a consacré une étude doctorale aux identités réelles et discursives de traducteurs dans les collections littéraires en France au xixe siècle. Van Bolderen aborde sous cet angle un corpus d’autotraducteurs canadiens[16]. Schögler (2015) établit une prosopographie des traducteurs travaillant entre l’allemand et le français dans les sciences humaines de nos jours[17]. De même, Lombez (2019) présente un corpus prosopographique de traducteurs en situation de guerre. Cette approche permet de dresser des cartographies de réseaux de traducteurs en identifiant les acteurs ayant une forte centralité et ceux que leur moindre niveau de nodalité situe plus en marge du champ (Risku, Rogl et Pein-Weber 2016), complexifiant le débat autour de l’invisibilité supposée du traducteur. Dans la suite de l’article, nous développerons deux études de cas portant sur deux cohortes prosopographiques de traducteurs sur la base de deux sources archivistiques. Si la première – les archives éditoriales conservées à l’IMEC – est constituée de manière tout à fait classique, il n’en va pas de même pour la seconde, qui répond plutôt aux tournants numérique et participatif en archivistique. Nous y reviendrons plus loin.

3.1. Étudier une cohorte de traducteurs dans une archive éditoriale classique

Le propre de l’archive institutionnelle étant de garder la mémoire des institutions concernées, le chercheur peut y relever des traces du traducteur dans le circuit de communication, traces qui ressortent mal d’autres sources exploitées par l’historien de la traduction, telles que les ressources bibliométriques et les commentaires paratextuels. Celles-ci peuvent certes fournir des données qualitatives telles que la répartition hommes/femmes ou des langues pour une période historique donnée, ou la visibilité paratextuelle d’un traducteur en particulier, mais elles nous renseignent peu sur le parcours d’un texte avant sa publication : a-t-il subi une censure ? Quelles conditions contractuelles ont façonné son écriture ? La richesse de l’archive institutionnelle est de fournir à la fois des données quantitatives qui seraient introuvables ailleurs, par exemple des éléments de rémunération dans des contrats ou des chiffres de vente, et des données qualitatives, surtout discursives, dans la correspondance. Surtout, ce n’est que dans ces archives qu’on pourra déceler la présence de pratiques peu avouables dans la traduction littéraire telles que le recours à des sous-traitants.

Pour cet article, une première cohorte a été constituée à partir des contrats de traduction et autres correspondances issues des archives Hachette, Larousse et Hetzel conservés à l’IMEC. Les collections de Caen qui, selon le site web de l’institution « offrent aujourd’hui à la recherche un ensemble patrimonial et documentaire de tout premier plan sur la vie éditoriale, littéraire, artistique et scientifique de l’époque contemporaine »[18], répondent pleinement au modèle institutionnel de l’archive comme décideur culturel. Dans cette perspective, le traducteur, cet acteur mineur de la chaîne du livre, n’apparaît pas en tant que tel comme une catégorie classificatrice. Il faut donc procéder à un dépouillement minutieux des fonds d’éditeurs pour le xixe siècle pour en déceler la présence en filigrane, notamment dans les contrats, la correspondance et les relevés de ventes. Un séjour de recherche de cinq jours a permis l’identification d’environ 85 traducteurs, encore connus pour certains (Victor Cousin, Amédée Pichot), ou occupant une place tout à fait marginale dans l’histoire de la traduction pour la grande majorité. Ces données offrent une vision bien plus complète de l’ensemble du champ de la traduction éditoriale au xixe siècle que ne le permettrait une approche microhistorique.

Dans le sillage de Biesemans et Laureys (2012), nous nous proposons d’exploiter ces données afin de dévoiler certains aspects de cette population qui en structurent la place dans le champ de la traduction éditoriale vers le français à cette période. Nous nous pencherons particulièrement sur le niveau d’agentivité des traducteurs issus de la cohorte, mesuré à l’aune de leur capacité à invoquer leur droit moral auprès de leurs interlocuteurs en maison d’édition. Nous pourrons ensuite identifier un ensemble de variables qui détermineront la position plus ou moins centrale d’un traducteur donné dans le champ.

Pour mémoire, le droit d’auteur en France recouvre quatre droits moraux : le droit de paternité ; le droit au respect de l’intégrité de l’oeuvre ; le droit de divulgation ; et le droit de repentir (dit aussi droit de retrait). Il s’agit de droits inaliénables bien distincts du droit patrimonial, qui consiste à tirer un bénéfice pécuniaire de sa propriété intellectuelle – et garantit donc plutôt la protection d’une réputation littéraire. La cristallisation juridique des droits moraux par un cumul de décisions de justice faisant jurisprudence a suscité l’émergence d’un champ auctorial suffisamment uni pour pouvoir attaquer les éditeurs en justice. Ces conditions sont réunies au début du xixe siècle lorsque le marché du livre atteint une certaine maturité grâce à l’expansion du lectorat et à la mise en place d’un circuit moderne de fabrication et de distribution. Par ailleurs, le xviiie siècle voit s’imposer le principe juridique de la protection des actifs intangibles comme la réputation. Si les droits moraux ne sont explicitement reconnus dans le droit français qu’avec la signature de la convention de Berne, en 1886, une série de décisions de justice rendues dans les premières décennies du siècle (à propos de litiges entre éditeurs et traducteurs) permet d’en repérer les prémisses vers le début des années 1830 (Strömholm 1967).

C’est donc à cette période que l’on peut faire remonter l’émergence des droits moraux dans les archives éditoriales conservées à l’IMEC. Jean-Louis Burnouf, par exemple, fait implicitement référence à son droit de divulgation dans un courrier adressé à Louis Hachette le 9 mai 1831 :

je consens à vous tenir quitte et déchargé des six mille francs que vous me devez encore […] à condition que vous ne me ferez plus aucune observation sur ledit retard, lequel, comme vous le savez très bien, provient de mes efforts assidus pour perfectionner l’ouvrage et en assurer le succès.

HAC 154.5[19]

Quelque vingt-cinq ans plus tard, Paul Lorain a pu se prévaloir de son droit de paternité dans un contrat de 1857 : « [L]a traduction des oeuvres de Sir Bulwer Lytton devant être publiée sous la direction de M. P. Lorain, il est bien entendu que le nom de ce dernier figurera, comme directeur de la publication, sur le titre et sur la couverture de la traduction de What will he do with it ? » (HAC 43.37). En réalité, Lorain confiera le travail de traduction proprement dit à des sous-traitants, dont l’identité est parfois dévoilée au fil d’une correspondance. Dans les années 1880, le fils de François d’Albert-Durade, traducteur de George Eliot, fait part de ses exigences à Hachette :

[a]ucune suppression ou modification ne sera faite au manuscrit du 2e volume des Scènes d’une vie ecclésiastique dont les épreuves doivent être soumises au signataire de la présente, avant le tirage définitif […]. Si quelques exceptions d’un idiome local [suisse] se sont glissées dans la traduction des ouvrages en question, M. d’Albert-Durade vous autorise à les remplacer comme il y aura lieu. Aucun autre changement ne devra être apporté aux traductions de M. d’Albert-Durade.

HAC 4.2

En même temps, les archives éditoriales révèlent que de nombreux traducteurs étaient moins bien lotis lorsqu’il s’agissait de faire valoir leurs droits moraux. William Hughes, qui traduit Dickens, signe en 1857 un contrat qui le prive du droit de respect et du droit de paternité :

[…] Il a été parfaitement compris et convenu avec Messieurs Hachette […] 2. Qu’il [= Paul Lorain] pourra modifier ma traduction comme il le jugera à propos ; 3. Qu’il sera libre d’indiquer ou de ne pas indiquer ma collaboration sur le titre du volume et dans la préface qui sera mise en tête des Oeuvres de Dickens

contrat en date du 7 mars 1857, sans numéro de dossier

Il en va de même pour Marguerite de Lahaye, traductrice de littérature enfantine résidant à Vannes, même après la signature de la convention de Berne, lorsque ces droits sont réputés acquis. Elle signe en 1893 un contrat qui la prive de son droit de divulgation : « Il est entendu que M.M. J. Hetzel et Cie seront seuls juges de l’époque à laquelle cette publication pourra être faite » (HTZ 4.1). Mlle J. Florimond perd son droit de paternité en 1901 ; voici ce qu’elle écrit à Charles Bernard-Derosne, autre grand pratiquant de la sous-traitance en traduction :

Monsieur,

En me présentant cette semaine à la librairie Hachette pour réclamer les droits résultant de la publication en volume de Jouets du Destin, j’ai été fort surprise d’apprendre que vous en aviez touché la totalité. Je pouvais croire, en vous allouant les 2/3 des droits d’auteur – sur un travail que j’ai fait en entier, qui n’a été accepté que sur ma présentation et dont je reçois encore aujourd’hui les épreuves à corriger – vous avoir fait la part assez belle pour éviter toute contestation.

HAC 21.2

Ces exemples nous montrent que le respect du droit moral est réparti de manière inégale au sein du champ, selon le capital social et symbolique du traducteur, façonnant son agentivité à son tour. Ceux de la cohorte ayant réussi à faire respecter leur droit moral occupaient une position privilégiée dans le rapport de force entre éditeur et traducteur, soit parce qu’ils jouissaient d’un fort capital intellectuel par ailleurs, soit parce qu’ils disposaient d’un solide capital social. Pour revenir sur les exemples cités ci-dessus, Jean-Louis Burnouf occupait la chaire d’éloquence latine au Collège de France, Paul Lorain était recteur de l’académie de Lyon, et François d’Albert-Durade était un ami personnel de George Eliot. Ceux qui n’ont pas su défendre leur droit moral, a contrario, ne semblent pas avoir disposé de telles ressources en capital social ou symbolique : on ne connaît quasiment rien de leur vie. Leur carrière traductive dans des genres généralement peu prestigieux (littérature populaire, littérature enfantine) et dans une langue de grande diffusion, la grande majorité traduisant à partir de l’anglais, ne leur a donné aucune visibilité historique. Ce n’est pas le moindre plaisir d’une telle recherche que de remettre ces traducteurs dans la lumière.

Le degré d’agentivité dont jouissent les membres individuels d’une cohorte de traducteurs dans l’invocation de leur droit moral permet d’esquisser un ensemble de variables qui façonnent le champ de la traduction éditoriale au xixe siècle. Posons une série d’oppositions qui vont dans le sens d’une agentivité élevée ou, au contraire, assez faible : Parisien / provincial, homme / femme, langue classique / langue moderne, langue rare / langue de grande diffusion, genre prestigieux / genre peu prestigieux. Il faudrait un très grand nombre d’études microhistoriques pour aboutir à une vision d’ensemble comparable, d’où l’intérêt de la démarche prosopographique.

3.2. Vers une archive participative et « non custodielle »

L’archivistique est un champ de recherche à part entière, qui connaît ses propres évolutions et tournants disciplinaires. Le domaine a notamment été obligé d’affronter le tournant numérique, qui a eu un impact fondamental sur les pratiques professionnelles où l’archiviste exerçait surtout une fonction de gardien de l’information : « dans l’environnement analogique traditionnel, où le contenu est indissociable du support, l’archiviste […] exerce ses compétences sur les documents qu’il détient. Autrement dit, la collecte (l’acquisition) précède ou initie son intervention professionnelle » (Chabin 2011). Le tournant numérique se joint à la prise de conscience des limites de l’archive classique en matière de représentativité et la reconnaissance accrue de l’archive communautaire qui en découle : « Reacting to […] the widespread perception of a lack of interest from […] or general mistrust […] of the mainstream heritage sector, some individuals and communities established their own archives » (Flin, Stevens et Shepherd 2009 : 74). Ces deux développements ouvrent la perspective de la post-custodialité et déplacent de rôle de l’archiviste : de gardien d’archives inertes dans un site central, il devient gestionnaire d’archives disséminées dans les lieux de création et de consultation[20] ; de gardien, l’archiviste devient plutôt gestionnaire de données mises à la disposition du public, souvent en accès libre en ligne. Certains archivistes prônent en outre la « non-custodialité » (Harvey 2012 : 7) : « Archival records, usually in electronic format, that are held by the agency of origin, rather than being transferred to the archives[21]. » Cette évolution d’ordre technologique, qui facilite la constitution d’archives thématiques par des réseaux d’acteurs réunis par un intérêt commun, va de pair avec une prise de conscience dans la communauté archivistique concernant l’inclusivité :

From questioning the presumed neutrality of the terms used to describe and categorize archival collections for access, to calling attention to the conspicuous absence of people of color in both the archival record and the profession, and even to pushing back on the reductive notion that archives and archivists are passive, reactive, and static, it is clear that archives are at a crossroads as such arguments increasingly gain traction in the mainstream of the profession.

Becerra-Licha 2017[22]

Cette mouvance a vu une démocratisation de l’archive avec l’émergence de pratiques participatives visant à réinventer l’archive en tant que site de transformation sociale, d’une inclusivité radicale[23]. Témoignant d’une prise de conscience sociopolitique au sein de la profession archivistique, cette nouvelle mouvance tend à réunir des éléments concernant des populations marginalisées et des moments de contestation sociale. Il y a donc une certaine logique à vouloir exploiter cette approche pour mettre en lumière une population d’aspirants traducteurs doublement frappés du sceau de l’invisibilité, car, étant en voie d’accession à la profession, la cohorte en question est absente de l’archive institutionnelle. Pour l’historien de la traduction, cette perspective, où l’archiviste travaille main dans la main avec la communauté afin de pallier de manière active les lacunes historiques et de construire une archive proactive de la société actuelle, permettrait de pallier certaines lacunes de l’archive littéraire ou éditoriale classique, notamment le manque de vue d’ensemble pour les trajectoires de carrière. Il s’agirait alors de développer une archive électronique « non custodielle » et participative suivant le modèle des nouvelles archives communautaires qui se créent actuellement en ligne, notamment aux États-Unis, dans le but d’accroître la représentativité en incorporant une pluralité de voix dans l’archive (Becerra-Licha 2017)[24]. L’expertise de l’archiviste consiste surtout, alors, à garantir la pérennité et la visibilité des données réunies par les participants, qui sont, eux, les experts et fournisseurs du contenu. Les réseaux sociaux tels que Twitter se prêtent très utilement à ce processus. Toutefois, il faut reconnaître que l’archive participative soulève aussi des questions d’ordre éthique : la simple mise en ligne est-elle garante en soi de la pérennité et de l’accessibilité des données ? Le travail participatif peut-il relever de l’exploitation ? Qu’en est-il de l’accord des participants dans un contexte virtuel ? Ou du droit à l’oubli ? Ces questions font actuellement l’objet d’un débat dans le milieu des archivistes professionnels (Becerra-Licha 2017). Par ailleurs, comme tout travail de recherche exploitant des données récoltées en ligne, le chercheur doit s’assurer que son projet est en conformité avec l’éthique de la recherche en la matière en se mettant en contact avec les responsables de la ressource (Latzko-Toth et Proulx 2013).

3.3. Une cohorte de traducteurs issue d’une archive participative et « non custodielle » : « The Emerging Translators’ Network »[25]

La deuxième source prosopographique que nous exploiterons dans le présent article est une ressource électronique participative, constituée en archive non custodielle a posteriori. Ce modèle participatif, réunissant les contributions d’une communauté d’acteurs réunis par un intérêt commun, présente quelques différences avec l’archive institutionnelle en ce qui concerne la nature des données récoltées. Si l’archive participative partage la fonction de mémoire collective avec l’archive institutionnelle, elle a en outre un rôle de fédération communautaire et une fonction d’autoreprésentation, voire d’autopromotion, permettant au chercheur de s’informer sur le « télos » des participants (Chesterman 2009 : 17). Ses données peuvent donc servir tant à l’historien pour construire une image diachronique du champ éditorial qu’au sociologue souhaitant approfondir la façon dont se constituent, se perçoivent et se représentent les communautés de traducteurs (Risku et Dickinson 2017). La ressource que cet article abordera comme archive participative est un réseau de soutien pour des aspirants traducteurs en début de carrière, « The Emerging Translators’ Network ». Nous nous pencherons surtout sur le fil de discussion « Who am I ? », où les traducteurs fraîchement admis dans le groupe viennent se présenter. Le fil, créé en 2011, comporte actuellement plus de mille contributions, ce qui représente une ressource prosopographique très riche, d’autant que le chercheur dispose des adresses e‑mail des participants et peut donc facilement interagir avec les contributeurs pour obtenir des compléments d’information en cas de besoin. Cette ressource a pour principal intérêt de constituer une cohorte d’aspirants traducteurs à l’aube de leur carrière, et de fournir des renseignements sur la formation, les conditions d’acquisition de compétence linguistique et les voies d’accès à la pratique professionnelle, toutes catégories d’information généralement lacunaires dans les archives éditoriales et a fortiori dans les archives littéraires. Si le modèle classique de custodialité archivistique applique un regard téléologique, excluant par définition tout aspirant traducteur n’ayant pas réussi à se faire une place dans le champ, le modèle participatif met en lumière les conditions qui permettent ou non à un jeune traducteur de faire carrière.

Le réseau a été créé en novembre 2011 par trois traductrices littéraires résidant au Royaume-Uni : Rosalind Harvey, Anna Holmwood et Jamie Searle Romanelli. Il propose une plateforme d’échange et de soutien aux aspirants traducteurs littéraires en fin d’études ou en début de carrière, la plupart traduisant vers l’anglais et au Royaume-Uni. L’essentiel de son activité se passe en ligne, sur un forum Google Groupes où les membres du réseau peuvent poser des questions d’ordre professionnel, diffuser des informations à propos d’événements liés à la traduction, et parfois transmettre des offres de projet. Il est intéressant de noter, toutefois, que le groupe Google a un effet fédérateur au-delà du monde virtuel. Il organise parfois des rencontres entre traducteurs en région ou adossées à des événements comme la Foire du livre de Londres ; il a également suscité plusieurs sous-groupements de traducteurs résidant dans la même région qui se réunissent régulièrement dans plusieurs villes du Royaume-Uni. Le groupe virtuel suscite et prolonge donc une conscience communautaire chez ses participants.

Le réseau regroupe actuellement environ mille deux cents membres. Chaque nouvel adhérent est invité à répondre à un bref sondage relatif à son parcours : en 2016, sur 428 répondants (soit, à l’époque, 50 % environ des adhérents), 50,2 % avaient connu une première publication, 63 % avaient fait des études de cycle supérieur, dont 27 % en master de traduction et 10 % en études doctorales. Or, malgré ce niveau élevé de spécialisation, seule une minorité (31 %) pratique la traduction (pas forcément littéraire) à plein temps, du moins à ce stade précoce de leur carrière ; la majorité des répondants bénéficie de sources de revenus diversifiées, ce qui confirme la précarité inhérente à cette pratique créative peu professionnalisée. Si ces données quantitatives apparaissent comme une simple redite des résultats des sondages professionnels mis en place par les instances associatives telles que l’Association des traducteurs littéraires de France ou le Conseil européen des Associations de traducteurs littéraires, il n’en est rien en réalité : sans cette communauté virtuelle, il serait difficile de sonder une cohorte d’aspirants traducteurs souhaitant accéder à la profession.

Au-delà de ces données brutes, le corpus du fil de présentation « Who am I ? », consultable dans les archives du groupe Google, fournit une source d’information de type participatif, le contenu étant entièrement généré par les utilisateurs. En tant que tel, le réseau présente les défauts des sources de ce type, notamment un manque de systématicité dans les catégories d’information, surtout en ce qui concerne les indicateurs sociaux. En revanche, le fait de disposer d’une archive Google facilite grandement le traitement des données : on peut facilement paramétrer une recherche par mot clé et filtrer les résultats. Par ailleurs, l’approche prosopographique tolère assez bien de telles lacunes ; la démarche est « un instrument fécond » qui

permet de tester des hypothèses, de répondre à nos ‘pourquoi’ et nos ‘comment’ sur une population donnée, de tenir à la fois des propos sur ses tendances générales, ses normes sociales et sur l’exceptionnalité de certains parcours – qui, renonçant à l’utopie du ‘tout décrire, seulement décrire’, produit une description riche, mais contrôlée, à l’appui d’une démonstration.

Lemercier et Picard 2012 : 2

Le plus grand inconvénient de la plateforme Google est son manque potentiel de pérennité ; le service n’étant pas garanti à long terme, il serait envisageable de formaliser le statut archivistique de cette ressource en établissant un partenariat avec une archive susceptible de l’héberger de manière permanente le cas échéant.

Décrivons donc certaines des pistes de recherche qui seraient à développer sur la base de ces données. Si les messages de présentation varient beaucoup en fonction de la longueur, quelques informations a minima reviennent de manière quasi systématique : le sexe (indiqué par le prénom du contributeur) ; les langues de travail, les études (surtout si la personne est titulaire d’un diplôme spécialisé en traduction) ; l’expérience professionnelle passée, soit en traduction littéraire, soit dans des professions voisines (édition, traduction technique…), soit plus rarement dans d’autres domaines ; les contacts avec d’autres membres du groupe. Du point de vue de l’analyse de discours, on notera également deux tendances récurrentes. D’une part, on identifiera un topos de modestie, où les nouveaux membres minimisent les compétences acquises et mettent en avant leur propre statut de débutant, ce qui permet de penser que ces aspirants traducteurs ont parfaitement intériorisé l’habitus de soumission identifié par Simeoni (1998). D’autre part, on relève très souvent l’évocation d’un désir de devenir membre actif du groupe en en apprenant plus sur la profession auprès des pairs, ce qui indique l’importance d’un sentiment d’appartenance à un groupe, même pour une profession dont l’image est plutôt celle d’un sacerdoce solitaire (Kalinowski 2002) ; comme le notent Risku et Dickinson (2017 : 66) dans leur étude récente sur les communautés de traducteurs en ligne,

The need for collaboration and knowledge exchange in translating has long been recognised, and virtual communities offer a forum for the collaborative knowledge sharing activities needed in this profession […] translators see virtual translation communities not only as places for knowledge exchange and communication, but also as communities of like-minded individuals.

Citons un exemple typique de message de présentation :

I am a freelance French to English translator living in France. I have 14 years of commercial translation work under my belt, but have always wanted to try my hand at literary translation. A couple of years ago I started translating two books by a popular French children’s author, and while I’m fairly pleased with the result so far, they are still on my hard drive not gathering any dust. I am starting to look more seriously into the possibility of finding a publisher and look forward to sharing ideas with you all and perhaps one day having the chance to meet up.

message daté du 16 janvier 2020

On peut donc proposer quelques éléments d’une prosopographie analogues à ceux extraits des données en archive classique. Les graphiques 1 et 2 proposent un aperçu synchronique de la communauté ETN sur la base du fil « Who am I ? » pour les seules années 2019‑2020.

Figure 1

Répartition par genre H/F dans la cohorte des traducteurs et traductrices issus du fil de discussion « Who am I ? » pour les années 2019‑2020, Google Group « The Emerging Translators’ Network »

Répartition par genre H/F dans la cohorte des traducteurs et traductrices issus du fil de discussion « Who am I ? » pour les années 2019‑2020, Google Group « The Emerging Translators’ Network »

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Figure 2

Répartition par langue de travail au sein de la cohorte 2019-2020, « The Emerging Translators’ Network »

Répartition par langue de travail au sein de la cohorte 2019-2020, « The Emerging Translators’ Network »

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Là encore, il s’agit de données qui, dans le cas d’une cohorte d’aspirants traducteurs, ne seraient pas accessibles par la bibliométrie, outil habituel de l’historien de la traduction. Il serait donc intéressant de comparer ces données issues d’une archive participative avec des données issues de la bibliométrie pour une cohorte de traducteurs ayant réussi à s’établir dans la profession de façon pérenne pour voir s’il en ressort des différences notoires.

D’autres catégories d’information reviennent de manière moins systématique, tout en restant très présentes : l’origine géographique et les lieux d’habitation ayant contribué à une compétence linguistique ; la durée de l’expérience professionnelle dans d’autres champs annexes ; les obligations familiales, surtout pour les adhérents d’âge plus mûr en reconversion professionnelle. Les messages de présentation suscitent généralement quelques messages d’accueil en réponse ; ces messages font souvent état de rencontres antérieures entre membres du groupe, renforçant l’impression de collégialité au sein du groupe. L’archive participative – conçue pour accroître la visibilité des groupes marginalisés – permet de documenter à la fois l’autoreprésentation de ce groupe frappé d’une double invisibilité historique et les mécanismes d’accession à la profession. Le groupe ayant aujourd’hui presque dix ans d’ancienneté, il serait envisageable d’en exploiter les données de manière diachronique afin de mesurer les variables permettant aux individus d’accéder ou non à la publication en tant que traducteur littéraire. S’il est impossible d’exploiter ces données dans le cadre restreint de cet article, nous pouvons néanmoins indiquer quelques pistes de recherche. L’extraction et le traitement de ces données pourraient servir, par exemple, à identifier des stratégies de carrière en mettent en lumière les langues offrant le plus fort taux d’accès à la publication, voire à développer du contenu pour les formations professionnalisantes. Pointer le taux de réussite par langue de traduction, par exemple, pourrait permettre à un jeune traducteur de s’investir dans l’acquisition d’une compétence linguistique porteuse : c’est la stratégie de carrière suivie notamment par la traductrice Deborah Smith, maintes fois récompensée, qui a choisi d’apprendre le coréen pour maîtriser une langue à fort potentiel littéraire mais avec peu de concurrence parmi ses pairs. Cette stratégie lui a offert une trajectoire de carrière fulgurante : malgré quelques critiques concernant la qualité de son travail, qualifié par Yun (2017)[26] de « flawed yet remarkable », la traduction de The Vegetarian de Han Kang lui a permis de remporter le Man Booker International Prize à l’âge de 28 ans ; ce prix l’a propulsée sur le devant de la scène de la traduction littéraire et lui a valu un degré de capital littéraire rare chez un traducteur. Les données issues de cette archive participative se prêteraient également aux humanités numériques : on pourrait envisager, par exemple, de les cartographier sur une plateforme comme Gephi qui permet de visualiser les réseaux sociaux et d’identifier les individus ayant un rôle de pivot (Morris, Verville et al. 2014).

Pour conclure, nous noterons simplement quelques tendances révélées par ces données issues d’un traitement sommaire de l’archive. Sans grande surprise, les langues les plus couramment maîtrisées sont les grandes langues européennes, allant dans le sens de l’analyse des flux de traduction par Heilbron (1999). Nombre de nouveaux membres adhèrent au groupe à la suite d’un master de traduction ou après avoir participé à une formation de type « université d’été », ce qui signale une certaine formalisation des voies d’accès à la professionnalisation. La cohorte est fortement féminisée : cette situation est comparable à celle de la cohorte professionnalisée, où le taux de féminisation avoisine les 70 % (Pym, Sfreddo et al. 2014 : 75). Ces données semblent faire état d’une évolution par rapport au xixe siècle, où les archives fournissent une cohorte à majorité masculine ; or, étant donné le taux de féminisation avéré dans le métier dans son ensemble, nous pensons qu’il s’agit plutôt d’un effet d’optique dû à la moindre représentativité de l’archive éditoriale classique par rapport à ce nouveau modèle. L’archive participative est une source extrêmement riche mettant en lumière un aspect de la traduction littéraire trop peu étudié : l’accession à la publication. Il reste à faire une étude diachronique approfondie suivant les trajectoires de carrière (ou a contrario d’abandon de carrière) des traducteurs dont l’archive participative conserve désormais la trace.