Corps de l’article

Qu’une majorité de gens rencontre l’histoire par le biais du médium cinématographique est une affirmation qui se passe d’explications. Cependant, c’est le plus souvent à travers la fiction que cette relation se construit, le cinéma documentaire remportant nettement moins les faveur à cet égard. Quant au dialogue entre l’historien professionnel et le cinéaste, il demeure trop souvent confidentiel, notamment au regard de l’abondance des productions dites « d’époque ». Néanmoins, il réussit à susciter l’intérêt de représentants de la communauté historienne québécoise. Les exemples de Stéphanie Lanthier de l’Université de Sherbrooke (sur Micheline Dumont ou l’héritage seigneurial) ou de Bruno Ramirez, de l’Université de Montréal, ont le mérite de représenter les historiens dans un médium artistique où les cinéastes ont plus souvent l’habitude de s’approprier l’histoire que l’inverse. Le récent documentaire Trois camarades de Montréal conjugue justement les principaux intérêts de recherche de l’historien-réalisateur Bruno Ramirez : la relation entre histoire et cinéma et l’histoire de l’immigration, italienne en particulier. Nous rencontrons donc, à travers le regard de Ramirez (et de Giovanni Princigalli, assistant-réalisateur et monteur), trois camarades, au sens marxiste du terme. Militants dans les cercles syndicaux, socialistes et même communistes de leur communauté, Francesco Di Feo, Giovanni Adamo et Salvatore Martire, originaires de trois régions différentes d’Italie, se sont connus à Montréal et y ont vécu leur vie et leur amitié militante. Ce n’est pas le premier film sur lequel travaille Ramirez, lui qui a participé activement à l’écriture de La sarrasine et de La déroute, entre autres, deux films de Paul Tana. C’est toutefois son premier effort de réalisation d’un film documentaire de moyen métrage.

D’emblée, établissons que la recension d’un objet tel qu’un film documentaire ne peut répondre aux mêmes critères que ceux qui s’imposent dans le cas d’un ouvrage scientifique classique. Le cinéma a beau être « la vérité, 24 fois par seconde », pour reprendre les mots de Jean-Luc Godard (Le Petit Soldat, 1963), il n’en est pas moins une forme d’art. En effet, l’exercice ici n’en est pas un d’histoire orale au sens académique, opération où un intervieweur effectue une cueillette d’information filmée résultant en un catalogue d’entrevues, sensibles sans doute, mais à vocation scientifique. Dans ce film documentaire, la caméra fait place à la rencontre, au dialogue et au récit des protagonistes, seuls face à la caméra ou entourés de leurs proches. Une forme de témoignage vivant s’exprime alors pleinement, dans une tradition proche du « cinéma direct » instauré au Québec par les cinéastes de l’Office national du film à partir des années 1960. Les trois camarades qui nous sont présentés ont en commun leur engagement socialiste, qu’ils aient été actifs dans le mouvement syndical, dans la sphère politique ou dans l’organisation communautaire. On reconnaît dans leurs récits les parcours immigrants typiques de ceux qui souhaitent accéder à une vie meilleure en plantant à Montréal de nouvelles racines, pour eux-mêmes et pour leurs familles. On apprend aussi qu’ils sont présents dans la Caravane de l’amitié Québec-Cuba (DiFeo) ou candidat du NPD (Adamo). Ces témoignages sont enrichis par l’utilisation de sources journalistiques et même cinématographiques (notamment un extrait de Le mépris n’aura qu’un temps, film de 1969 d’Arthur Lamothe, dans lequel figure Francesco DiFeo) qui ancrent les récits des protagonistes dans l’histoire et leur apporte profondeur et sensibilité. Les échanges animés du trio évoquent, selon Ramirez (dans une entrevue[1] réalisée par l’Université de Montréal), une certaine idée de la culture politique communautaire italienne.

Tout comme on peut observer la qualité de l’écriture d’un historien, il est utile de dire quelques mots sur certains éléments essentiels de la grammaire cinématographique, afin de clarifier notre appréciation du film, notamment en ce qui concerne la variété des plans de caméra ainsi que le montage. D’abord, la grande majorité des séquences du film sont composées de plans larges, assez longs et le plus souvent fixes. Il en ressort une impression de « phrases » assez linéaires. Ensuite, le montage est garant non seulement du rythme d’un film, mais aussi de la lisibilité, pour le spectateur, de sa structure narrative. Le moins qu’on puisse dire en ce qui concerne les Trois camarades, c’est que cet aspect reste classique, voire sans beaucoup de relief. Dommage. Ce ressort aurait certainement ajouté au dynamisme de l’ensemble. On aurait aussi apprécié que le film s’attarde aux liens entre les personnages, un aspect qui transparaît peu dans le récit. La camaraderie des trois compagnons dépasse-t-elle leur engagement politique ? Comment ces valeurs communes ont-elles enrichi leur existence mutuelle et celle de leur communauté ? Des aspects qu’on aurait aimé voir approfondis et qui auraient donné plus de liant au récit.

En effet, certains éléments du film paraîtront cryptiques aux non-initiés… Il faut connaître la communauté italienne pour savoir quel rôle a pu jouer la section montréalaise de la FILEF (Fédération italienne des travailleurs émigrants et de leur famille) et comment nos trois compères ont pu s’y rencontrer et y nouer une amitié. C’est un aspect important du récit sur lequel le film est malheureusement peu explicite. Ainsi, la contextualisation de l’histoire de la communauté et les éléments de narration qui pourraient aider à la compréhension du spectateur (une voix off, par exemple) restent absents non seulement des portraits des trois camarades, mais aussi de l’action plus large dont ils ont fait partie leur vie durant. Néanmoins, dans ces témoignages touchants, à travers leurs relations avec leurs proches et leur vie quotidienne, on s’attache à ces hommes dont l’engagement, même au crépuscule de leur existence, ne se dément pas.