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En s’entourant d’une équipe d’experts pluridisciplinaire (géographes, sociologues, muséologues, experts en littérature et historiens), les historiens Karine Hébert et Julien Goyette proposent, dans ce recueil, une approche pluridisciplinaire du patrimoine. On comprend rapidement que la question est délicate. Conscients que cet ouvrage arrive après une panoplie de recueils sur le sujet, les auteurs s’imposent le défi de ne pas tomber dans le piège des lieux communs. Ainsi, le livre n’est pas destiné aux néophytes mais à une catégorie de spécialistes souhaitant approfondir la question du patrimoine. L’introduction est l’occasion de poser un paradigme qui se révèle le fil rouge de cette publication : la diversité de champs d’expertise faisant à la fois sa force, et d’une certaine manière son talon d’Achille. C’est pour cette raison que certains auteurs parlent de disciplines mais aussi d’indiscipline, tant le livre touche divers champs d’études. Afin d’appréhender les contours et de cerner sa singularité, Yves Gingras en présente les étapes : l’émergence, l’institutionnalisation et la forme d’une identité sociale (p. 5).

Si le chapitre 1 rappelle que la reconnaissance du patrimoine comme discipline se serait faite après de nombreuses crises culturelles, surtout en ce qui concerne le contexte québécois, le chapitre 2 se focalise quant à lui sur le patrimoine architectural en France et sa reconnaissance dans le domaine universitaire. En s’appuyant sur l’exemple de localités françaises telles que Gordes (village médiéval dans le sud-ouest de l’Hexagone) ou bien Salle (ville proto-industrielle dans la région de la Bretagne), Jean-Yves Andrieux explique l’importance de l’architecture dans l’héritage patrimonial d’une ville. L’originalité de son approche est de mêler histoire et anthropologie sociale par le biais d’une nouvelle discipline qui s’impose : le patrimoine industriel, champ d’étude mal aimé de l’histoire.

Le chapitre 3 aborde le concept de paysage urbain, qui relie la ville et son image, faisant ressurgir la dualité de l’être et du paraître. Les symboles que sont les monuments et les sites historiques créent des images projetées des villes. Ces images sont directement liées aux retombées politiques, c’est-à-dire ce que la ville inspire et ce qu’on lui impose. On parle alors de « destin iconographique » (p. 60). À partir des exemples de Rome et du Vieux-Québec, Guy Mercier démontre que l’urbanisme est finalement une action volontaire visant à la création, au maintien ou à la transformation des éléments de la ville. Cette patrimonialisation des espaces urbains pose la question de l’authenticité des villes : doivent-elles être tributaires de leur passé ? Prenant en considération ce paramètre et mettant en avant son histoire, une ville devient alors un symbole reconnaissable.

Alors que l’approche géographique du chapitre 4 permet de montrer l’intérêt de délimiter des ensembles géographiques à forte valeur patrimoniale, soit des « paysages patrimoniaux » que nous souhaitons transmettre aux générations futures, le chapitre 5 se focalise sur la notion de patrimoine naturel qui émerge à la fin du XXe siècle. Guillaume Marie rappelle que les mouvements environnementalistes des années 1960 ont permis la concomitance des questions environnementales avec celles que traverse le patrimoine et ces réflexions se sont approfondies en 2003 avec Franck-Dominique Vivient. Les années 1980-1990 sont présentées comme un véritable tournant en mettant l’accent sur la gestion de l’environnement comme élément constitutif d’un certain vivre-ensemble. On assiste alors à la naissance et au développement du concept de patrimoine naturel.

Dans le chapitre 6, le muséologue Philippe Dubé avance que muséologie et patrimoine formeraient un binôme inséparable qui a permis la création d’un cadre universitaire idéal pour la muséologie. Selon lui, elle est aussi une indiscipline du fait qu’elle se trouve au carrefour de plusieurs champs d’étude. Ces deux « indisciplines » seraient-elles complémentaires ?

Le chapitre 7 se veut un hommage aux mémoires d’Arvida, ville du Saguenay, capitale historique de l’aluminium. Le groupe de recherche CORPA a oeuvré à faire reconnaître, valoriser et transmettre le patrimoine alimentaire afin d’en assurer la sauvegarde. La stratégie du groupe fut de créer des espaces de co-construction de la mémoire avec les habitants (p. 145) en garantissant un engagement mutuel et un partage d’autorité avec les témoins.

Le chapitre 8 est l’occasion de soulever la problématique de l’instrumentalisation du patrimoine, en prenant comme terrain d’étude l’Isle-Verte. Plusieurs discours de personnages historiques de cette municipalité (Charles Arthur Gauvreau, R.-P. Dubé, Richard Lévesque, Robert Michaud) ont encapsulé la mémoire locale au travers d’images qui ont façonné son identité. Ce sont des visions politiques qui questionnent l’instrumentalisation du patrimoine.

Le chapitre 9 rend compte d’un nouveau projet de numérisation d’archives au Québec pour des documents imprimés avant 1800 provenant de fonds de séminaires, de collèges et d’universités. Ce projet présente un intérêt double : une pertinence nationale et une pertinence universelle pour que le patrimoine littéraire québécois trouve sa place sur la scène de la légitimation.

Axé sur la littérature et prenant appui sur trois romans, le chapitre 10 questionne la position du héros en relation avec l’histoire familiale, considérée comme un patrimoine. Les fictions dominantes scandant le récit ont un impact sur le développement psychologique et l’identité des protagonistes. Cette dimension d’héritage/patrimoine familial apporte un nouveau regard à cette discipline, permettant d’envisager le patrimoine dans sa notion première de filiation.

La pertinence de cet ouvrage réside certainement dans son approche pluridisciplinaire du patrimoine. Diverses disciplines s’approprient le patrimoine avec des visions qui se croisent et proposent une approche complémentaire au processus de patrimonialisation. Puisque les frontières entre les champs d’étude semblent poreuses, l’indiscipline ne serait-elle pas une nouvelle manière de parler de disciplines ?

En définitive, le patrimoine est un outil important pour que des domaines d’études puissent se développer et se renouveler. Nous n’avons aucun mal à prédire que le patrimoine a encore de beaux jours devant lui et ne cessera de questionner et de revenir défier le domaine culturel. Cette indiscipline fait en sorte « que les chercheurs évitent de tomber dans une sorte de sommeil disciplinaire ou encore de s’enfermer dans leurs habitus ». (p. 16)