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Dans cet ouvrage publié par la maison d’édition féministe Remue ménage, la spécialiste de l’histoire des femmes Denyse Baillargeon propose la première synthèse historique complète du mouvement de revendication du suffrage féminin au Québec. Ancré dans une perspective diachronique, Repenser la nation rend visible un récit politique jusqu’ici demeuré parcellaire pour le grand public. À la suite de sa Brève histoire des femmes au Québec, Baillargeon réaffirme le rôle historique joué par des femmes dont la lutte de longue haleine demeure encore aujourd’hui étrangement reléguée aux marges du récit national. Baillargeon ne manque pas d’inscrire ce récit dans un cadre plus vaste, tenant notamment compte du combat des femmes des Premières Nations pour leur propre autonomie politique, reconnaissant d’emblée les différentes intersections d’oppressions vécues par les femmes de différentes origines. En ce sens, Repenser la nation présente un épisode de l’histoire que Baillargeon inscrit dans le récit large de l’affranchissement politique des femmes au Québec.

En plus de s’appuyer sur les travaux antérieurs menés sur le suffrage féminin au Québec et ailleurs, Baillargeon ancre sa réflexion dans trois concepts clés, soit le maternalisme, l’idéologie des sphères séparées et la question nationale. Posture distincte du féminisme, le maternalisme prend comme base la différence entre les sexes pour affirmer la nécessité d’octroyer plus de droits aux femmes. Selon cette idéologie, c’est en leur qualité de mères que les femmes méritent de plus grands droits dans la sphère politique, incluant le droit de vote. Cette posture a régulièrement été convoquée au cours de l’histoire du suffrage féminin au Québec, souvent en rapport dialectique avec une posture appuyée sur la revendication de l’égalité de droit entre les sexes, plutôt que de leur différence. Le maternalisme est étroitement lié à l’idéologie des sphères séparées, qui, ayant émergé en Occident au XIXe siècle, assigne les femmes à la sphère domestique et familiale, et les hommes à l’exercice du pouvoir dans la sphère publique. Enfin, la question nationale s’avérera un fort point de tension dans le débat sur le suffrage des Québécoises. En effet, le désir de distinction par rapport aux régions anglo-protestantes a, à de nombreuses reprises, déterminé la posture des hommes politiques québécois quant au suffrage féminin, souvent au détriment de celui-ci. Baillargeon expose ici le difficile arrimage entre féminisme et nationalisme. Ce dernier s’est souvent exprimé par un machisme frôlant à bien des égards la misogynie, dont on peut penser qu’il émerge d’une forme d’anxiété identitaire ayant infiltré les identités de genre. Baillargeon ne fait d’ailleurs preuve d’aucune complaisance à l’égard des détracteurs du suffrage des Québécoises, aussi illustres soient-ils, ne manquant pas d’exposer leurs arguments parfois fort peu élégants.

Le découpage historique proposé par Baillargeon procède en cinq grandes périodes, dont chacune retrace les différentes phases d’organisation politique du mouvement. Ce découpage commence à la fin du XVIIIe siècle, à une époque où, étonnamment, certaines femmes avaient le droit de vote, puisque celui-ci était accordé en vertu de la propriété et non pas de la reconnaissance de la citoyenneté des individus. En fait, l’histoire du vote des Québécoises commence véritablement par son retrait en 1834. Baillargeon expose à chaque phase les forces à l’oeuvre, les enjeux politiques et les stratégies employées conséquemment par les militantes. Elle met en évidence le rôle individuel joué par les femmes qui se sont impliquées dans la cause du suffrage et de l’émancipation politique des femmes, par le biais des encadrés biographiques fort pertinents, qui pourraient inspirer à bien des égards l’octroi de nouveaux noms de rues. Si l’implication des Marie Lacoste-Gérin-Lajoie, Idola St-Jean et Thérèse Casgrain est abordée en profondeur, les lectrices et lecteurs apprennent également à connaître des figures politiques féminines moins connues.

Si le mouvement suffragiste québécois peut difficilement être qualifié de radical comparativement à, par exemple, son homologue britannique, on constate au fil des années un investissement de plus en plus fort de la scène politique par les militantes, un activisme de plus en plus structuré par la création d’organisations spécifiquement dédiées au suffrage, de même qu’une intensification de leur stratégie politique. Alors que le mouvement suffragiste québécois s’est décliné dans un contexte politique et culturel complexe exigeant la négociation entre différents champs identitaires (francophones/anglophones, catholiques/protestants, milieux urbains/ruraux, libéraux/ouvriers), Baillargeon met bien en exergue l’évolution des arguments invoqués de part et d’autre du débat, laquelle n’a rien de linéaire ni d’unidirectionnel. Cette évolution illustre bien les négociations idéologiques et politiques à l’oeuvre, de même que les enjeux de pouvoir déterminant les postures de chacun. En effet, dans son contexte de déploiement, la lutte pour le suffrage des Québécoises était tributaire de circonstances politiques plus vastes générant toutes sortes d’opportunismes et de changements de postures (ex. : les relations avec le clergé, la corruption des élus, etc.), et ce, à tous les échelons de pouvoir. Baillargeon parvient avec brio à exposer cette complexité, dans un langage demeurant fort accessible.

L’ouvrage se conclut sur un chapitre exposant comment les revendications politiques des femmes se sont poursuivies au-delà de l’obtention du droit de vote, en cohérence avec l’idée d’insérer l’histoire du suffrage des Québécoises dans un récit d’émancipation plus large. Plusieurs enjeux sont présentés, de la députation féminine à celui plus large de la parité en politique, incluant les débats entourant l’imposition de quotas de représentation, en passant par la considération accordée à l’électorat féminin, les projets de loi ayant été adoptés pour le bénéfice des Québécoises, l’état des lieux quant à la revendication d’une identité féministe chez les femmes politiciennes, etc. Dès lors, on comprend que l’histoire racontée par Baillargeon s’inscrit dans une démarche historiographique où le passé se prolonge dans le présent et suscite des questionnements pour l’avenir ; elle-même parle d’« histoire en marche » (p. 207) pour désigner le processus d’émancipation des femmes québécoises, faisant ressortir la dimension constamment actualisée des enjeux d’égalité entre les genres. En ce sens, la notion d’engagement de l’historien.ne prend tout son sens, d’abord en redonnant sa voix à une histoire qui a été oblitérée, puis en l’inscrivant dans un processus toujours en cours.