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L’image du campagnard colonial vêtu d’étoffes du pays a longtemps prévalu dans la littérature historique. Les travaux de Doug McCalla l’ont remise en question pour le Haut-Canada. Ce dernier a révélé l’existence d’achats importants de grandes variétés d’étoffes importées dans la province entre 1809 et 1861, et un intérêt certain pour celles nouvellement mises sur le marché[1]. L’image est probablement fausse aussi en ce qui concerne les Bas-Canadiens du début du XIXe siècle. David-Thierry Ruddel a noté, il y a déjà longtemps, la présence de nombreux articles vestimentaires en étoffes importées dans les inventaires après décès de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle[2]. Plus récemment, Nancy Christie, s’appuyant sur les publicités dans les journaux et sur les archives judiciaires, a démontré qu’entre 1760 et 1820, la majorité des campagnards bas-canadiens aimaient les belles mises en tissus importés[3].

Plus tard dans le siècle, suggèrent certains auteurs, des difficultés économiques et un repli défensif sur les traditions auraient amené l’habitant à s’habiller de nouveau en étoffe du pays. À partir de 1850, le Bas-Canada produisait plus de textiles domestiques (lin ou laine) per capita que le Haut-Canada, et cette différence fut attribuée aux moindres revenus des habitants et à leur incapacité à acheter des produits en magasin[4]. D’autres ont avancé que l’on aurait continué à porter des costumes traditionnels (capots et ceinture fléchée ; jupons et mantelets, etc.) souvent confectionnés en étoffe du pays pendant tout le XIXe siècle, voire au-delà. Cet attachement à des styles et matériaux traditionnels aurait été une des dimensions de la Survivance[5].

Les Bas-Canadiens auraient été plus en mesure de satisfaire une demande pour les textiles domestiques au milieu du siècle qu’auparavant. D’une part, un plus grand nombre aurait possédé l’outillage requis pour fabriquer des tissus. À Saint Hyacinthe, seulement 15 % des inventaires après décès incluaient un métier à tisser entre 1794 et 1804 (et 4 % auparavant), mais un tiers entre 1804 et 1835. Dans la région de Québec, les pourcentages étaient plus élevés encore : 40 % possédaient un métier[6]. La production domestique fut en outre facilitée à partir du milieu du siècle par le développement d’une infrastructure de soutien (multiplication des moulins à carder et dans une moindre mesure à fouler) et, paradoxalement, par la révolution industrielle, qui mit sur le marché du fil de chaîne de coton adapté au tissage à la main[7].

Dans la première moitié du XIXe siècle, les tissus étaient encore très largement importés de Grande-Bretagne. (L’industrie textile américaine ne prendra son essor qu’à partir des années 1840, et celle du Canada n’est qu’à ses premiers balbutiement au milieu du siècle.) La valeur des importations de textile en provenance de la Grande-Bretagne augmenta constamment pendant la première moitié du XIXe siècle, mais pas celle per capita qui fluctua entre 1784 et 1850 sans montrer de tendance à la hausse[8].

Marc Vallières et Yvon Desloges identifièrent deux facteurs qui pourraient expliquer cette stagnation. La concurrence des textiles domestiques en est un. Dans les campagnes, l’habitant « aurait adhéré pour ses besoins en textile aux ressources de la production domestique à partir de la laine et du lin[9] ». Toutefois, les quantités per capita de textiles domestiques produits au Bas-Canada diminuèrent de manière significative entre 1827 et 1861, ce qui mine sérieusement cette hypothèse (tableau 1). Les textiles domestiques de toute manière n’étaient pas un produit de remplacement pour des tissus de magasin que l’on ne pouvait se permettre ; l’étoffe du pays était un tissu cher. Tisser a aussi un coût de production, en espace, matériel, matières premières et temps, qui mettait l’activité hors de portée des pauvres. Au Nouveau-Brunswick, au milieu du XIXe siècle, seules les familles de cultivateurs les plus aisées tissaient. Et plus un ménage achetait de fil de chaîne de coton à tisser, plus il achetait d’étoffes du magasin. Étoffes artisanales et tissus du magasin servaient à des usages différents. L’étoffe du pays était utilisée pour les vêtements de travail. Il n’était pas question d’en faire des vêtements du dimanche[10].

Tableau 1

Production par habitant de textiles au Bas Canada (1827-1861)

Production par habitant de textiles au Bas Canada (1827-1861)
Source : Statistics Canada, Censuses of Canada, 1665-1871/Recensements du Canada, 1665-1871 (Ottawa, J. B. Taylor, 1876), vol. 4

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En second lieu, la faiblesse de l’infrastructure de distribution au détail – autrement dit du réseau de magasins généraux – aurait pu ralentir la pénétration des textiles importés dans les campagnes. Vallières et Desloges notent qu’avant 1840, les textiles représentent un peu plus de la moitié de la valeur des inventaires des marchands de la rive nord analysés par Pronovost – mais les inventaires ne nous disent pas ce qui se vend, ni à quel rythme. Ils mentionnent aussi que les textiles représentaient le tiers de la valeur des ventes dans les magasins du Haut-Canada étudiés par McCalla – mais c’est une autre province[11].

Cette étude vise donc à proposer des éléments de réponse à plusieurs questions. Les produits importés rejoignaient-ils les consommateurs des campagnes ? Lesquels ? L’offre représentait-elle la composition des importations ? Vallières et Desloges conclurent que les tissus bon marché pénétrèrent massivement le marché urbain. « Le consommateur se voit offrir un vaste choix dont certains éléments peuvent être boudés […] mais qui dans l’ensemble, lui rend accessibles des produits variés et surtout renouvelés[12]. » Le consommateur rural se voyait-il aussi offrir des produits variés et renouvelés ? Quels articles préférait-il ? Tirait-il parti du renouvellement des stocks pour délaisser certaines marchandises au profit d’autres ? Y avait-il une mode dans l’usage des tissus ?

On peut appréhender la consommation textile rurale par le biais des livres de comptes des magasins généraux, comme l’a fait McCalla. Le manque de numéraire en circulation obligeait clients et marchands à avoir recours aux comptes courants (book credit)[13]. Les transactions étaient inscrites au jour le jour dans le livre brouillard ou livre journal, et reportées sur les pages du grand livre au nom du client. À intervalles variables, les comptes étaient arrêtés, et la différence entre débits et crédits réglée, ou de nouveau portée au compte. Les livres pouvaient être extrêmement détaillés, indiquant qui avait acheté quoi, à quelle date, à quel prix et en quelle quantité. Ils représentent une bonne source pour connaître les marchandises disponibles dans une région ainsi que les textiles qui apparaissaient ou disparaissaient des rayonnages. Comme aucun de ces marchands n’avait un monopole, les clients ne limitaient pas leurs achats à un seul magasin. On ne peut pas tirer de ces documents des conclusions trop fermes concernant les modes de consommation des individus, mais on peut dégager les tendances à long terme et détecter des variations dans l’espace.

Les livres de comptes étaient des documents privés et utilitaires produits pour les besoins de petites entreprises, et leur survie est fortuite. On est donc contraint d’utiliser ceux qui ont survécu et on ne peut choisir ni les lieux ni les années avec lesquels on va travailler[14]. Les magasins inclus dans cette étude constituent un corpus géographiquement dispersé dans la colonie bas-canadienne. Allant d’est en ouest, nous trouvons le magasin tenu par Amable Morin à Saint-Roch-des-Aulnaies, dans le comté de l’Islet, sur la Côte-du-Sud, entre 1817 et 1847. Morin était aussi notaire, marguillier, conseiller du Collège de Sainte-Anne, agriculteur, pomologue et pêcheur d’anguilles. Le second magasin, situé à Saint-Louis-de-Lotbinière entre Québec et Montréal, appartenait à la famille (de) Villiers (d’abord à Jean Villiers puis, à partir des années 1840, à son fils, le notaire François-Xavier de Villiers). Le magasin, ouvert en 1819, resta aux mains de la famille jusqu’en 1976. Les deux derniers magasins situés à St Andrew-East (maintenant Saint-André-d’Argenteuil) au nord-ouest de Montréal (comté de Deux-Montagnes), étaient tenus par deux beaux-frères, l’un par Duncan Dewar, l’autre par Benjamin Wales, partenaire de William Blanchard[15]. Tous ces magasins étaient des généralistes, même si certains amorçaient un début de spécialisation reflétant les autres activités de leurs propriétaires. Dewar, qui ouvrit une tannerie au début des années 1850, vendit de plus en plus de cuir, des chaussures et des harnais, par exemple. Tous ces marchands avaient de la concurrence. Selon les recensements, on comptait onze magasins généraux à Argenteuil en 1842. Le recensement de Lotbinière en 1842 énumère un aubergiste, deux marchands et un négociant. Il y avait six marchands et un aubergiste à Saint-Roch en 1831. Le nombre de magasins est assez impressionnant en regard de la population, qui ne dépasse pas 4000 habitants dans les seigneuries en question. De plus, les clients pouvaient aussi s’adresser aux marchands des seigneuries voisines.

Le développement des trois seigneuries (Saint-Roch, Lotbinière et Argenteuil) était relativement récent, aucune n’ayant attiré beaucoup de colons avant le tournant du XIXe siècle. Saint-Roch et Lotbinière étaient peuplées de Canadiens de vieille souche. Argenteuil, en revanche, était à cette époque peuplée principalement de descendants de Loyalistes, mais surtout de Britanniques, principalement des Écossais, arrivés après la guerre de 1812, et de leurs enfants. Des Canadiens français originaires de Deux-Montagnes commencèrent à s’y installer dans les années 1850. Le développement villageois fut précoce dans la seigneurie. Dès 1842, plus de la moitié de ses habitants ne se déclaraient pas agriculteurs aux agents recenseurs, alors que les populations de Saint-Roch et de Lotbinière étaient encore largement agricoles et presque exclusivement francophones[16].

Méthodologie

De préférence, les dates retenues ont été celles pour lesquelles des livres existent dans plus d’une série : Morin et Villiers pour 1830 ; les quatre magasins pour 1840 ; 1847 pour Morin ; 1852 et 1857 pour Villiers et Dewar ; et 1862 et 1867 pour Villiers[17]. La première étape de ce projet a consisté en la transcription intégrale dans un tableur de toutes les transactions mentionnées dans les livres des quatre magasins pour les années retenues (date, nom du détenteur du compte, de l’acheteur s’il est différent et connu, article acheté, quantité, prix à l’unité, prix total). Les paiements, prêts, intérêts, transferts de débit ou crédit à d’autres comptes, reports des années précédentes et reconnaissances de dettes ont également été transcrits (mais non pris en compte pour cette étude). Les transcriptions ont été effectuées dans la langue du document, mais l’orthographe a été uniformisée (surtout nécessaire dans le cas d’articles ayant des noms anglais dans les livres en français). Les différents articles ont ensuite été regroupés en catégories et codés. Cela permet de déterminer ce qui était disponible, à quel moment, où et à quel prix, la popularité d’un article, et de les comparer dans le temps et l’espace. Une proportion inconnue d’achats était effectuée au comptant ; on suppose ici que les achats portés aux comptes et ceux réglés comptant se distribuent de manière aléatoire et qu’aucune catégorie d’articles n’était plus susceptible qu’une autre d’être payée sur-le-champ.

Entre 300 et 475 individus avaient un compte dans ces magasins, sauf chez Villiers en 1830 et 1852 et chez Blanchard & Wales en 1840. La baisse importante du nombre de clients chez Villiers en 1852 semble liée, d’une part, à une transmission du père au fils, passage compliqué par l’interdiction temporaire faite aux notaires de s’adonner à des activités commerciales, et d’autre part à un durcissement des lois réglementant la vente des alcools. (Les boissons alcoolisées représentaient 20 % de toutes ses ventes en 1840 et 0,1 % en 1852[18].) La valeur moyenne de tous les achats portés aux comptes varie dans le temps et l’espace, mais oscille en général autour de 10 $ par détenteur de compte (tableau 2). La valeur des ventes ne semble pas avoir été sensible aux aléas de la conjoncture. L’agriculture du Bas-Canada éprouva des difficultés dans les années 1830 (infestation de la mouche à blé) et 1840 (mildiou de la pomme de terre) puis la concurrence des blés de la région des Grands Lacs ; la moyenne des achats chez Morin et Villiers pendant ces années évolua en direction contraire[19]. Les variations dans l’espace ne semblent pas non plus refléter des différences de niveaux de vie entre les régions. Nous n’avons pas d’informations directes quant à ces derniers, mais Marvin McInnis a déterminé la valeur nette de la production agricole par équivalent-travailleur adulte à partir des données du recensement de 1851, calcul qui permet de comparer les régions. Elle était de 116 $ dans le comté d’Argenteuil, 111 $ dans celui de L’Islet (où était situé Saint-Roch) et de 93 $ dans celui de Lotbinière. La moyenne provinciale était de 102 $[20]. Analysant les livres de comptes d’un marchand général de Saint-Hyacinthe à la fin du XVIIIe siècle, Claude Desrosiers avait lui aussi constaté que la consommation rurale semblait insensible à la conjoncture[21].

Tableau 2

Clientèle

Clientèle
Sources : Livres de comptes des marchands Morin, Villiers, Blanchard & Wales, et Dewar

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Importance des étoffes

Quel que soit le lieu où l’époque, les étoffes sont l’une des deux principales catégories de marchandises vendues dans les magasins entre 1830 et 1867, et représentent entre 20 et 35 % de la valeur totale des ventes, une plage de valeurs identique à celles calculées par McCalla pour le Haut-Canada[22]. Ces pourcentages sont relativement stables d’une année à l’autre dans chaque magasin, mais ils baissent entre 1840 et 1857 chez Dewar. Ce phénomène est peut-être dû au fait que cuirs et vêtements, surtout les chaussures, deviennent des catégories plus importantes chez lui (tableau 3). Jusqu’aux années 1860, les clients obtiennent de plus en plus de tissus pour la même somme. Chez Villiers, ils avaient obtenu 2,4 verges par dollar en 1830, 5 en 1857, mais seulement 3,3 en 1867. On trouve les mêmes tendances chez Morin et Dewar.

Tableau 3

Achats d’étoffe

Achats d’étoffe

1. Les livres de comptes n’indiquent pas toujours la quantité achetée, d’où la différence avec le nombre d’acheteurs ($).

Sources : Livres de comptes des marchands Morin, Villiers, Blanchard & Wales, et Dewar

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Deux facteurs peuvent expliquer cette évolution avant 1860 : une baisse globale des prix des étoffes ou la préférence des clients pour les étoffes meilleur marché, ce qui, dans les deux cas, leur permet d’acheter plus sans dépenser davantage. La baisse du prix des étoffes est toutefois difficile à cerner : on peut comparer les prix d’étoffes du même nom à deux dates différentes, mais on ne peut être certain que ce soit des produits identiques (en termes de largeur, qualité de la teinture et du fini, originalité du motif dans le cas des imprimés et des nouveautés). D’ailleurs, un même marchand offrait souvent le même type d’étoffe à des prix différents pendant la même période[23]. Nous limitant aux tissus dont les prix s’écartent peu de la valeur modale chaque année, nous n’observons que de faibles variations dans le temps, et pas de tendance nette. Les changements dans les préférences des clients semblent donc être une meilleure explication.

préDominance des cotonnades, mais diversité de l’offre et de la demande

En tous lieux et pendant toute la période étudiée, le coton domine les ventes de tissus, ce qui d’ailleurs reflète la composition des importations britanniques[24]. Le coton, tout au plus distingué par sa couleur, ses motifs (barré, carreauté) ou son usage (à tablier) est partout l’étoffe achetée par la moitié des clients (tableaux 4a et 4b). D’autres étoffes sont aussi composées de coton pur, comme le chambray, le shirting, le drill, le derry, l’indienne, le calico, fort possiblement les « carreautés », « barrés », « prints », mousselines et même batistes (cambric). La toile peut être de lin ou de coton, mais compte tenu de ses prix modiques, très probablement de coton. L’ensemble des cotons représente entre 40 % (chez Morin en 1830), 70-75 % des longueurs vendues chez Dewar et chez Villiers de 1840 à 1862, 65 % en 1867, et environ la moitié en valeur de toutes les étoffes, sauf chez Morin où ils ne dépassent jamais le tiers. La fourchette des proportions dans les magasins du Haut-Canada est similaire – entre 40 et 70 % des valeurs[25]. Prix modiques, facilité d’entretien, couleurs plus vives et grand teint font du coton un tissu populaire.

Tableau 4a

Étoffes achetées par au moins 20 % des acheteurs (1830-1840)

Étoffes achetées par au moins 20 % des acheteurs (1830-1840)

 % N = Pourcentage d’acheteurs ;  % Q = Pourcentage de la quantité totale.

Sources : Livres de comptes des marchands Morin, Villiers, Blanchard & Wales, et Dewar

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L’offre est partout dominée par les tissus ordinaires, mais jamais limitée à ceux-ci. À côté de ces articles de consommation courante, on trouve une gamme étendue d’autres étoffes dans une large fourchette de prix. Morin offre une trentaine de types de tissus à ses clients, Blanchard & Wales ainsi que Villiers, une quarantaine de variétés à partir de 1852, et Dewar en propose autour de 70 (tableau 5). Ces chiffres sous-estiment le choix offert, parce qu’ils ne prennent pas en compte les différences de couleurs, motifs et autres caractéristiques, comme « à chemise », « à tablier » ou « à culotte ». Si on tient compte de ces distinctions, les 28 étoffes offertes par Villiers en 1830 deviennent au minimum 50 types d’articles différents par exemple.

Tableau 4b

Étoffes achetées par au moins 20 % des acheteurs (1852-1862)

Étoffes achetées par au moins 20 % des acheteurs (1852-1862)

% N = Pourcentage d’acheteurs ; % Q = Pourcentage de la quantité totale.

Sources : Livres de comptes des marchands Villiers et Dewar

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Tableau 5

Types d’étoffes offertes

Types d’étoffes offertes

Note. Il s’agit du nombre de types d’étoffes différentes. Les couleurs, motifs ou usages ne sont pas pris en compte.

Sources : Livres de comptes des marchands Morin, Villiers, Blanchard & Wales, et Dewar

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Variation dans l’espace et dans le temps

On ne trouve pas les mêmes étoffes partout, même si tous les magasins offrent les plus courantes. Il n’est pas surprenant que des qualités vendues par Dewar soient introuvables chez Blanchard & Wales, Villiers ou Morin qui, à la même époque, proposent un choix plus restreint. Entre autres, Blanchard & Wales offraient moins de tissus de luxe ou de fantaisie que Dewar : pas de taffetas, selicia, shaloon, popeline, orleans chez eux, et beaucoup moins de variétés de toiles importées, cela malgré le fait que la valeur totale de leurs achats était plus élevée que chez Dewar. Visiblement, capacité à dépenser et achat de textiles n’évoluaient pas en tandem. Par contre, des étoffes vendues par les marchands canadiens-français ne l’étaient pas chez leurs collègues britanniques. En 1840, ni Blanchard & Wales ni Dewar ne vendent de baragan (une étoffe de laine au fini moiré), de camelot (étoffe mélangée poil de chèvre/laine ou soie/laine), casimir (une étoffe mélangée et colorée utilisée surtout pour gilets et pantalons d’hommes), diaume, lestine (lasting ou everlasting utilisé pour les chaussures de dames), moire et sarcenet (ou cercinette, un tissu de soie léger pour doublures). À l’exception de la moire et du lasting, ces derniers n’en vendront jamais. Ils proposent en revanche des étoffes similaires qui peuvent servir aux mêmes usages (du vesting au lieu du casimir, de persian pour du sarcenet). Les mêmes besoins pouvaient être satisfaits par des matériaux semblables mais non identiques dans différentes régions[26].

Le choix va ensuite légèrement diminuer chez Dewar et s’élargir à Lotbinière, mais surtout, un certain nombre d’étoffes va disparaître des rayons, remplacées par de nouveaux produits. De nouveaux articles arrivent sur le marché, plus précocement semble-il à St. Andrew, mais l’analyse se complique par le fait qu’il n’est pas toujours possible de trouver la traduction exacte pour les noms de certains tissus[27]. Certains types d’étoffes disparaissent, ou ne sont plus achetés que par un ou deux clients. D’autres les remplacent, mais certains ne sont offerts que durant peu de temps : le mérinos par exemple n’apparaît dans les livres qu’en 1840 et en 1852. Dans les années 1850, on voit apparaître chez Dewar du bagging (toile de jute), du cashmere, du derry, de la prunella (pour les chaussures de femmes) et du selicia, du delaine, de l’alpaca, de l’american cloth, du cobourg, de l’orleans, ces cinq derniers étant des articles récemment créés. L’alpaca commença à être fabriqué en Angleterre dans les années 1840[28]. L’american cloth, une étoffe de coton glacé et imperméable utilisée pour l’ameublement, était une invention britannique du début du XIXe siècle, en dépit de son nom, les Américains l’appelant pour leur part enamelled cloth. Le cobourg, étoffe à chaîne de soie ou coton et trame de laine peignée, apparaît peu après le mariage de la reine Victoria. Il semblait être utilisé pour faire des pantalons, parce qu’on trouve des achats de « pairs of cobourgs » chez Dewar. Orleans et delaine sont aussi des tissus anglais créés dans les années 1830, mais mentionnés pour la première fois dans les livres de comptes en 1852[29]. Les relativement peu coûteux cobourg et orleans furent achetés par deux douzaines de clients de Dewar en 1852, mais un seul client se procura de l’alpaca en 1852 ou de l’american cloth. En 1857, quelques articles exotiques comme le sahare et le grasscloth apparaissent chez Dewar, mais jamais chez Villiers[30].

Villiers lui aussi élargit son inventaire en 1840, et plus encore dans les deux décennies qui suivirent. Certains des nouveaux tissus étaient déjà vendus par Morin dix ans auparavant, comme le gros de Naples, le drill ou le lestine[31]. Trois nouvelles étoffes font leur entrée dans les magasins des Canadiens français en 1840 : le casimir, la diaume et le mérino. Villiers vendait du bouragan dès 1840 ; Morin attend 1847 pour le faire, en plus d’offrir de la camelotine, du « corps-du-roi » (présumément du corduroy), de l’orléans, du russel cord et de « l’étoffe à soutane », la proximité du collège de la Pocatière créant une demande[32]. Une douzaine de nouveaux produits entrent chez Villiers dans les années 1850 : le carissé, la camelotine et le satin, déjà vendus chez Morin, mais aussi l’alpaga, le cachemire, le coutil, le jaconet, la satinette, le nankin et le cobourg[33]. La clientèle bouda-t-elle l’alpaga ? Il n’en vendit qu’en 1852, alors que les autres étoffes le furent jusqu’en 1867.

Des articles peuvent être très populaires dans l’une des régions et n’attirer qu’un petit nombre de clients dans les autres. Par exemple, soie, malmole et velours sont populaires chez Villiers en 1840, mais pas chez Morin. Beaucoup de clients achètent de la mousseline chez Blanchard & Wales, mais non chez Dewar, et peu de soie ou velours chez l’un ou l’autre. Villiers et les Britanniques vendent du (loom)shirting, que Morin ne vendit que quatre fois sous le nom de « coton chartin ». La moleskine n’est populaire que chez Dewar. On pourrait multiplier ces exemples à l’infini.

Les catégories les plus populaires, après le coton générique, évoluent aussi dans le temps. En 1830, les cinq étoffes les plus populaires chez Morin incluaient coton générique, toile, drap, indienne et flanelle. Coton, toile et indienne restent au palmarès entre 1830 et 1847, mais la batiste fait son entrée, la futaine remplace la flanelle et le drap disparaît de la liste. La situation n’est guère différente chez Villiers. Des étoffes d’utilisation courante (coton générique, indienne, batiste) continuent à être achetées par de nombreux clients. Le drap disparaît aussi de la liste des étoffes les plus fréquemment achetées entre 1830 et 1840, et la futaine remplace elle aussi la flanelle, avant d’être reléguée au rang des matières peu achetées. Par contre, d’autres qualités se disputent l’intérêt des clients. La mousseline était populaire en 1840 et dans les années 1850 (la malmole ou mull-mull est un type de mousseline), mais elle ne l’était plus dans les années 1860. La camelotine fit son entrée dans la liste des étoffes les plus fréquemment achetées chez Villiers en 1852 (1/5 des clients) et son attrait diminua lentement ensuite (17 % des clients en 1867). Le nankin, absent des rayons de Villiers en 1852, était acheté par un tiers de ses clients en 1857 et par 40 % en 1862. La proportion de clients achetant du coton générique et de l’indienne, tout comme leur quantité totale achetée, diminuèrent pendant les années 1860, mais les clients achetaient davantage de cotons non génériques (drill, coutil, nankin) et beaucoup de « carreautés », « barrés » qui pouvaient tous être des étoffes de coton ; il semble qu’ils recherchaient la variété. Néanmoins, la quantité totale de cotons déclina, passant de 74 % à 65 % entre 1862 et 1867. Par contre, les tissus mélangés (de laine et soie ou coton comme le cobourg, et de laine/coton comme le wincey) gagnèrent du terrain pendant cette période. En 1867, ils représentent même 10 % de la totalité des longueurs contre 4 % en 1857[34]. On note également que la liste des étoffes achetées par au moins un acheteur sur cinq s’allonge pendant cette période.

Les préférences des clients de Dewar changent elles aussi avec les années. Le shirting, acheté par un quart des clients en 1840, ne l’est plus que par 12,5 % d’entre eux en 1852, et par 3 % en 1857. Les imprimés (print), par contre, attirent un quart des clients en 1840 et un tiers en 1857. Dans les années 1850, les marchandises fréquemment achetées incluent le selicia (en 1852 et 1857), le derry (1 client sur 5 en 1852, mais seulement 12 % en 1857)[35]. Les goûts n’étaient donc ni homogènes dans l’espace ni statiques. En 1857, Dewar n’a toujours pas en stock certaines des marchandises vendues par Villiers : le baragan encore, la bombazine (dont Blanchard & Wales n’avaient vendu que 1,25 verge en 1840), les camelotine, carisé, casimir, diaume, sarcinet et autres[36].

Avec un décalage d’une dizaine d’années, l’évolution de l’offre chez Dewar faisait écho à celle détectée par McCalla dans les magasins du Haut-Canada. L’éventail des qualités offertes s’élargit dans cette province dans les années 1840-1850, à la suite de l’apparition de nouvelles étoffes. Les canevas, silecia, drill, vesting, mérinos, moleskine et gingham font leur entrée dès 1842 et steamloom, alpaca, delaine, orleans et cobourg en 1851. La futaine n’est plus vendue après 1842 ni au Haut-Canada ni au Bas-Canada, et le mérinos non plus après 1851[37]. Si le stock de Dewar ressemble à celui de ses collègues haut-canadiens, il n’en va pas de même pour Villiers qui, à part le cobourg et le drill, vend peu de ces nouvelles étoffes. En revanche, le nankin, qui est en demande au Bas-Canada, est boudé au Haut-Canada. Les tissus étaient expédiés par les mêmes exportateurs britanniques, mais la clientèle canadienne, du grossiste au consommateur en passant par le détaillant, n’était pas dépourvue d’agentivité. Elle achetait – ou ignorait – ce qu’elle voulait.

La proximité géographique n’influence pas non plus les goûts des Britanniques et des Canadiens français, leurs différences demeurant marquées dans les textiles qu’ils choisissent. Un tiers des clients de Blanchard & Wales avait un prénom et un nom de famille français en 1840[38]. Les francophones étaient peu nombreux chez Dewar cette année-là (4 %), mais leur proportion augmenta graduellement pour atteindre un client sur cinq en 1857. En moyenne, les clients canadiens de Blanchard & Wales achetaient à peu près autant d’étoffe que leurs voisins britanniques (18,1 verges contre 18,8), tout comme ceux de Dewar (22,2 verges contre 22). Hormis les inévitables coton et indienne ou print, leurs préférences allaient à des qualités différentes, et ici aussi, les préférences des deux groupes suivent une tendance à la hausse sans que l’écart se rétrécisse (tableau 6).

En 1840, les Canadiens n’achetèrent ni bombazine, ni carissé, ni crêpe, ni gros de Naples, Holland, persian, shaloon, shirting ou soie, et moins de 20 % des velours. En revanche, ils achetèrent un tiers de la flanelle, près de la moitié de la futaine et 80 % de l’étoffe du pays. En d’autres mots, les Canadiens préféraient les étoffes de laine auxquelles ils étaient habitués, et les Britanniques, des articles plus légers et variés. En 1857, les uns comme les autres se détournaient de l’étoffe du pays et de la flanelle (achetées respectivement par moins de 7 % des clients britanniques et de 12 % par les Canadiens). Personne n’acheta de futaine. Par contre, les Canadiens avaient découvert les nouveautés, mais ils n’achetaient pas les mêmes que les Britanniques. Ils n’achetèrent pas d’alpaca, de casimir ou delaine, mais ils achetèrent la totalité du cachemire et du drill, deux tiers de la moire et du russel cord, près de la moitié du kersey et de la moleskine[39]. La fréquentation des mêmes magasins, le partage des mêmes espaces relativement restreint n’entraînèrent pas une homogénéisation des goûts en matière de consommation textile. Les deux groupes, qui accordaient leurs préférences à des étoffes différentes en 1840, continuèrent à le faire en 1857 – même si leurs goûts avaient évolué avec le temps. Se vêtir d’étoffes anglaises ne voulait pas nécessairement dire se vêtir des mêmes étoffes que les Anglais.

Quantités

L’importance des tissus dans les ventes des différents magasins masque un autre phénomène, surprenant celui-là. La moitié des détenteurs de compte n’achètent jamais de tissus chez les marchands étudiés (tableau 3). Les quantités moyennes par acheteur varient également beaucoup – moins de 9 verges chez Morin, 9 verges chez Villiers en 1830 pour passer à une vingtaine pour le reste de la période, et également une vingtaine chez les deux marchands britanniques. On est loin ici des 40 verges par an calculées comme étant nécessaires pour couvrir les besoins d’une famille[40]. En fait, seule une petite minorité de clients achète suffisamment d’étoffe pour couvrir ses besoins (et quasiment aucun chez Morin et chez Villiers en 1830) (tableau 7). Il est fort probable qu’aucun des magasins n’avait l’exclusivité de la vente de l’étoffe, mais il n’en est pas moins surprenant qu’une si grande proportion de clients n’en ait jamais acheté. Au Haut-Canada, où les clients avaient aussi accès à d’autres magasins, entre 55 % et 77 % des clients achetèrent du tissu entre 1809 et 1861 – et deux tiers en 1861. Les quantités moyennes par contre y variaient énormément (allant de 7 à 38 verges)[41].

Tableau 6

Étoffes achetées par au moins 15 % des acheteurs, par groupe linguistique – % acheteurs

Étoffes achetées par au moins 15 % des acheteurs, par groupe linguistique – % acheteurs
Sources : Livres de comptes des marchands Blanchard & Wales et Dewar

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Tableau 7

Nombre et pourcentage de clients achetant au moins 40 verges d’étoffe

Nombre et pourcentage de clients achetant au moins 40 verges d’étoffe
Sources : Livres de comptes des marchands Morin, Villiers, Blanchard & Wales, et Dewar

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Tableau 8

Distribution des coupes d’étoffe vendues selon leur longueur – % du total

Distribution des coupes d’étoffe vendues selon leur longueur – % du total
Sources : Livres de comptes des marchands Morin, Villiers, Blanchard & Wales, et Dewar

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En plus, la plupart des achats comprennent de petits métrages, insuffisants pour confectionner un vêtement (tableau 8). En 1830, 80 % des pièces d’étoffe achetées chez Morin et 76 % chez Villiers mesuraient moins de 3 verges et 16-19 % de 3 à 7,5 verges. Or, vu la largeur des étoffes du XIXe siècle[42], il était impossible de faire un vêtement (chemise d’homme ou de femme, mantelet, jupe, pantalon, à fortiori manteau) avec moins de 3 verges. On n’est pas surpris de voir que soies, batistes, malmoles et mousselines se vendent surtout en morceaux d’une demi ou d’une verge, ces quantités étant suffisantes pour une coiffe de femme ou un mouchoir de cou. On est par contre surpris de voir que, chez les divers marchands, un tiers des ventes de drap consistait en morceaux de moins d’une verge, et que la moitié des pièces de flanelle mesuraient entre une et deux verges – ce qui ne permettait de confectionner ni jupe, ni pantalon, ni paletot. Il en allait de même pour le shirting – achetés en quantités insuffisantes pour confectionner une chemise. En revanche, les trois quarts des coupes d’indiennes étaient suffisamment longues pour au moins un mantelet et presque la moitié pour faire une robe (42 %) chez Villiers (mais seulement 14,3 % chez Morin). En 1847, il n’y a que les casimir, drap, drill, indienne et étoffe à soutane qui sont vendus en majorité en pièce dont la longueur est suffisante pour confectionner un vêtement (mais trois pièces d’étoffe à soutane ne mesurent qu’entre 0,75 et 1,5 verge). En 1857, les quantités par achat ont augmenté chez Villiers (tableau 8) : 75 % des pièces mesurent moins de 3 verges, mais 20 % mesurent entre 3 et 7,5 verges et 5 %, 7,5 ou plus. La malmole et la mousseline restent vendues en petit métrage – mais un tiers (36,24 %) de la batiste est vendu en pièces de 2 à 7,5 verges. Seules une douzaine de qualités sont vendues en longueurs suffisantes pour un vêtement : cachemire (100 % des ventes) et baragan (3/4 des ventes), diaume, indienne et drill (2/3 des ventes), casimir et mousseline de laine (60 %), cobourg, coton, générique, shirting, velours, drap (autour de 50 %). À long terme, la proportion de coupes de petites longueurs tend à décroître, mais la diminution n’est pas spectaculaire.

En 1857, les métrages chez Dewar sont généralement plus importants : 30 % des ventes consistent en coupes de 3 à 7,5 verges et 11 % de 7,5 verges ou plus. Le lin importé, la malmole, le nankin, le persian, le pocketing, le sahare, le turkey red et le vesting sont tous vendus uniquement en coupes de moins de deux verges. Comme chez Villiers, seulement une douzaine de types de tissus est aussi vendue en quantités suffisantes pour faire un vêtement : batiste et mohair (100 % des ventes !), derry (85 %), delaine, gingham, moleskine, print (75 % des ventes), coton générique (70 %), flanelle et Jane (66,67 %), drap et orleans (50 %) ainsi que 44 % des coupes de mousseline et de cobourg.

Que pouvait-on faire avec ces petits métrages ? Leur usage pour des vêtements d’enfants a probablement été limité, les cadets reprenant souvent ceux des aînés encore portables. On pouvait les utiliser pour prolonger la vie d’un vêtement dans l’ensemble encore en bon état, mais en remplaçant les cols, revers, poignets, voire doublure qui commençaient à montrer des signes de fatigue. Nouveaux volants, ruchés et bordures pouvaient aussi rajeunir une robe dont on commençait à se lasser. En plus des coiffes et bonnets, fichus et mouchoirs de cou, camisoles d’hiver, tabliers et gilets d’homme (dont les dos pouvaient être confectionnés d’une étoffe moins coûteuse que les devants), des articles aujourd’hui oubliés demandaient peu d’étoffe. Les cols des meilleures chemises pouvaient être amovibles, et si elles avaient un plastron, celui-ci pouvait aussi l’être (ainsi, on ne devait pas laver toute la chemise quand le col ou le devant était sale – une pratique que l’auteure du Workwoman’s Guide ne recommandait pas). À la fin de la période étudiée, les magasins vendaient d’ailleurs des devants de chemises (17 à 20 cents la pièce chez Villiers en 1867) et des boîtes de cols de papier (13 à 15 cents chez le même, la même année). Les poches ne faisaient pas partie intégrante des vêtements traditionnels des femmes, mais consistaient en sacs rectangulaires ou ovales attachés à un cordon noué autour de la taille et portés sous la jupe (une fente dans celle-ci y donnait accès), et de telles poches pouvaient être intégrées aux robes de style plus moderne. Les gravures de mode des années 1850 et 1860 montrent des dames portant des chemisettes (cols-plastrons glissés dans l’encolure de la robe) et des engageantes (sous-manches attachées par un cordon au niveau du coude et dépassant de la manche). Ce genre d’accessoire permettait de modifier l’aspect d’une robe à peu de frais. Ne requérant pas de connaissances en couture très avancées, ils étaient à la portée des ménagères ordinaires. Celles-ci étaient certainement au courant des styles du moment – autrement Villiers n’aurait pas vendu une demi-douzaine de crinolines en 1862 comme en 1867. Tout cela suggère que les clients ne remplaçaient pas très fréquemment leurs vêtements, mais rajeunissaient leur garde-robe par le biais d’accessoires et de modifications de vêtements existants.

Il y a aussi une absence inattendue dans tous ces achats : des pièces de coton ou de toile de longueur suffisante pour faire un drap de lit. L’étoffe étant plus étroite que les lits, les draps étaient faits de deux pièces cousues ensemble dans le sens de la longueur – et un drap demandait donc cinq à six verges d’étoffe. Morin ne vendit de telles longueurs de coton ou de lin que deux fois, en 1847, et Villiers seulement entre une et quatre fois par an. Blanchard & Wales ainsi que Dewar en vendirent davantage : six chez les premiers, dix à quatorze par an chez le second. Curieusement, les coupes de bedtick ne furent jamais de longueur suffisante pour confectionner une enveloppe de matelas. Cela suggère qu’on utilisait la toile de pays pour le linge de lit, et qu’on se la procurait directement du tisserand (ou de la productrice), si on ne pouvait la faire soi-même. Toutes les régions de notre enquête produisaient de la toile et de l’étoffe du pays ; les quantités étaient faibles, mais pouvaient être adéquates pour des articles rarement renouvelés comme le linge de maison (voir la figure 1).

Conclusion

Les consommateurs de nos trois régions avaient accès aux textiles importés ; les tissus étaient d’ailleurs l’une des principales catégories de marchandises vendues par les marchands généraux, et ces derniers offraient à leur clientèle un large choix d’articles régulièrement renouvelés et élargis, comme le faisaient leurs collègues des villes. Le coton, suivi par les lainages et tissus de laine mélangée, dominait de très loin les ventes, comme il dominait les importations. À l’intérieur de ces larges catégories, ni l’offre ni la demande n’étaient statiques. Les magasins élargirent constamment leurs offres et de nouveaux produits apparurent sur les rayons assez rapidement après leur introduction en Grande-Bretagne. Certains types de tissus disparurent et d’autres firent leur entrée, côtoyant des classiques toujours disponibles. Les clients faisaient leur choix parmi cette offre. Leurs goûts, reflétés par la proportion de clients qui achetaient les différents types, évoluèrent également. Les étoffes épaisses (draps, futaines, flanelles), voire grossières, étaient en retrait partout au cours de cette trentaine d’années. La clientèle ne cessa pas de les acheter, mais elle se tournait de plus en plus vers des qualités plus légères, au plus beau fini, ou des étoffes mixtes (mélanges permettant probablement une plus grande variété d’apparences selon les fibres utilisées). Les cotons semblent aussi avoir amorcé un léger recul, à l’avantage des lainages légers et des étoffes mixtes dans les années 1860. Cela pouvait être une conséquence de la pénurie de coton résultant de la guerre de Sécession, qui obligea les fabricants européens à mettre des articles de substitution sur le marché.

Figure 1

Production textile, verges par habitant

Production textile, verges par habitant
Source : Statistics Canada, Censuses of Canada, 1665-1871/Recensements du Canada, 1665-1871 (Ottawa, J. B.Taylor, 1876), vol 4, p. 149, 219 et 280

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Les préférences n’étaient pas uniformes dans l’espace non plus. Au début de notre période, Canadiens français et Britanniques achetaient les mêmes tissus de base, mais en quantités différentes. Leur consommation des autres textiles différait plus encore, surtout au fur et à mesure que de nouvelles étoffes arrivaient sur le marché et que l’offre s’élargissait. Les achats chez Morin et Villiers n’étaient pas non plus identiques. Était-ce parce que l’un boudait les étoffes qu’offrait l’autre ? Ou parce que les marchands faisaient des présélections différentes basées sur ce qu’ils pensaient se vendre le mieux ? On ne peut pas le savoir.

Les quantités moyennes de tissus achetés par les clients des magasins francophones augmentèrent, alors que celles des clients britanniques s’étaient stabilisées à un niveau supérieur. Toutefois, la proportion de clients achetant au moins 40 verges d’étoffe ne dépassa jamais un sur cinq, et une proportion non négligeable n’en acheta jamais. La concurrence des textiles du pays n’est pas en cause, cette production étant modeste dans les trois régions (voir la figure 1) ; celle des vêtements prêts à porter pas davantage, leurs achats étant partout insignifiants. Comme de nombreux achats d’étoffes touchaient des coupes de faible longueur, il est plus probable que ces populations remplaçaient peu leurs vêtements, préférant renouveler leur garde-robe en rafraîchissant l’apparence des vieux vêtements, et en confectionnant ou achetant des accessoires peu coûteux (les magasins vendaient également beaucoup de fichus, mouchoirs de cou et de poche et châles ainsi que beaucoup de galons, bordures, passementeries, dentelles et entre-deux). Achats modestes, mais goûts évoluant dans le temps et différences dans l’espace, semblent indiquer que les ruraux ne suivaient probablement pas LA mode de près, même s’ils étaient conscients de son existence, mais qu’il y avait des modes dans leurs communautés, même si celles-ci ne changeaient pas d’une saison à l’autre. Ces modes étaient influencées, mais non prédéterminées par la composition des importations de textiles.