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Les tensions de rôle ont connu un regain d’attention de la part des chercheurs au cours de ces dernières années, dans un contexte économique et social où les pressions sont fortes sur les salariés et les dirigeants d’entreprises. Ces tensions apparaissent dès lors que les collaborateurs ne sont pas en mesure de répondre aux attentes multiples dont ils sont l’objet, aussi bien de leur point de vue que de celui de leurs interlocuteurs (Katz et Kahn, 1978; Djabi et al., 2019). Les travaux sur les tensions de rôle traitent principalement de leur impact sur les comportements et sur les attitudes au travail, par exemple l’engagement organisationnel ou la satisfaction au travail (voir la méta-analyse d’Örtqvist et Wincent, 2006), mais aussi sur le caractère multidimensionnel du construit, et sur l’identification de ses dimensions. Il s’agit des dimensions d’ambiguïté de rôle, de conflits de rôle et de surcharge de rôle, ou encore plus récemment de dimensions relatives aux diverses attentes de l’organisation envers les collaborateurs quant au contenu du rôle, aux moyens d’atteindre les objectifs et à l’évaluation des résultats (Djabi et Perrot, 2016; Djabi et al., 2019). Le contexte organisationnel des tensions de rôle a été analysé à travers les spécificités des secteurs étudiés ou à partir d’échelles de mesure multidimensionnelles adaptées au contexte (e.g. Breaugh et Colihan, 1994; Rivière et al., 2013; Perrot, 2004).

Pour étudier les tensions de rôle, les chercheurs s’appuient généralement sur les travaux fondateurs de Katz et Kahn (1966) centrés sur l’étude de la relation entre l’émetteur de rôle et la personne focale. Or, les facteurs organisationnels comme la culture, les processus ou la structure influençant à la fois l’émetteur de rôle et la personne focale ne sont que rarement considérés. Au-delà de l’effet des tensions sur les comportements et attitudes, une vision organisationnelle des tensions de rôle intégrant l’obligation ressentie de rendre des comptes (Frink et Klimoski, 1998, 2004) permettrait d’éclairer les débats actuels sur les nouveaux modes de gouvernance et d’organisation des entreprises (« entreprise libérée », holacratie, bottom up, leadership distribué, etc.). Les tenants de ces nouveaux modes d’organisation, popularisés par de nombreux auteurs (e.g., Getz, 2009; Hamel, 2008; Peters, 1993), cherchent à changer les pratiques managériales classiques fondées sur le contrôle et sur l’efficacité. Ces nouvelles cultures organisationnelles mettent en avant la prise d’initiative, l’autodiscipline, la collégialité et l’éradication des procédures s’inspirant en cela largement des structures adhocratiques (Mintzberg et McHugh, 1985) et de clan (Ouchi, 1980), à savoir des cultures organisationnelles dites « progressistes ». Contrairement aux structures bureaucratiques et marché (cultures dites « traditionnelles »), les collaborateurs y rendent des comptes non plus de façon formelle, mais de façon informelle, non plus à leur hiérarchie, mais principalement à leurs pairs (e.g. Hamel, 2008). Dès lors, en éliminant les attentes formalisées, ces cultures favorisant l’autonomie diminueraient les tensions de rôle (Robertson, 2009). Cette diminution réduirait alors le stress (Örtqvist et Wincent, 2006) et favoriserait la motivation intrinsèque (Coelho et al., 2011), assurant le développement de ces organisations « libérées » (Getz, 2009).

Certains auteurs considèrent, au contraire, que ces nouveaux modèles de gouvernance et d’organisation « sont autant de facteurs qui bouleversent la construction et l’articulation des différents rôles au sein des organisations. (…). Ces nouveaux modes de fonctionnement sont sources de tensions de rôles et replacent ainsi le concept de rôle au coeur des préoccupations managériales et académiques actuelles. » (Djabi et al., 2019, p. 42). Ces nouvelles organisations connaîtraient des difficultés liées à un manque de coordination et engendreraient un surinvestissement au travail (Rousseau et Ruffier, 2017), et ainsi une surcharge de rôle (Rizzo et al., 1970; Schaubroeck et al., 1989; Rivière et al., 2019). Comment expliquer ces divergences de vision ?

La littérature sur l’obligation de rendre des comptes (Frink et Klimoski, 1998) et la théorie des rôles (Katz et Kahn, 1966) permet d’apporter des réponses. Les partisans des organisations progressistes semblent considérer que ne pas obliger ses collaborateurs à rendre formellement des comptes évite l’émergence de tensions de rôle. Cependant, cette obligation peut être ressentie plus ou moins fortement par le collaborateur de façon interne indépendamment de toute pression externe (Hall et al., 2015). Des recherches ont ainsi développé le concept d’obligation ressentie de rendre des comptes (ORRC ou felt accountability) qui fait référence à l’attente, explicite ou implicite, que ses décisions ou ses actions soient évaluées, y compris par soi-même, ce qui conduira à des récompenses ou à des sanctions (Frink et Klimoski, 2004). Pour Pearson et Sutherland (2017), l’ORRC ne serait possible qu’en l’absence d’ambiguïté de l’individu sur son rôle, l’ambiguïté étant définie comme un décalage entre l’information disponible et l’information requise pour l’exercice du rôle (Kahn et al., 1964). Chez les managers, une forte ORRC augmenterait leur perception de devoir répondre aux attentes simultanées de divers émetteurs de rôle (homologues, subordonnés, hiérarchie, etc.), et leur perception du caractère limité des ressources dont ils disposent (en temps et en moyen) pour ce faire (Hall et al., 2015). Les attentes contradictoires ou incompatibles relatives au travail ainsi que les attentes excessives (Djabi et Perrot, 2016) font partie des tensions de rôle, comme les attentes ambiguës. Dans cette recherche, nous dénommerons « conflit de rôle » les demandes contradictoires ou incompatibles, ainsi que la perception de manque de ressources par rapport à celles allouées (surcharge de rôle). Nous nous centrons sur l’ORRC interne qui ne comprend pas l’ORRC externe, c’est-à-dire la facette contrôle externe ou formelle de l’ORRC (Casenave et Klarmann, 2020), cette dimension contrôle formalisé étant caractéristique des cultures organisationnelles traditionnelles (hiérarchie et marché) (Cameron et Quinn, 2011).

L’objectif de cette recherche est d’analyser les relations entre les tensions de rôle en intégrant l’ORRC interne comme variable médiatrice entre l’ambiguïté de rôle et les conflits de rôle. L’étude du rôle médiateur de l’ORRC permet de comprendre comment des directives claires (faible ambiguïté) peuvent néanmoins conduire à des conflits de rôle, à des demandes contradictoires ou incompatibles et à des surcharges de rôle. Les cultures organisationnelles progressistes sont introduites comme variables modératrices. Ces dernières renforcent l’ORRC interne, en valorisant la prise d’initiative et les enjeux collectifs, et non l’ORRC externe en évitant le contrôle des collaborateurs. La première partie de cet article s’appuie sur la littérature et sur une étude qualitative pilote afin de développer les hypothèses. La deuxième partie décrit l’étude quantitative menée auprès de 167 managers en France. Dans une troisième partie, les résultats sont présentés puis affinés en mettant en avant le rôle des facettes de l’ORRC interne (responsabilisation, enjeux collectifs). Enfin, les résultats sont remis en perspective conceptuelle et managériale, et un « bon usage » de ces modèles organisationnels est proposé afin d’éclairer le débat sur les cultures organisationnelles.

Étude pilote, revue de littérature, et formulation des hypothèses

L’étude des relations entre ORRC, tensions de rôle et cultures progressistes présente un caractère exploratoire. En complément d’une revue de littérature, une étude pilote qualitative réalisée auprès de managers permet d’illustrer et d’étayer les relations attendues entre variables (ambiguïté, conflits de rôle – demandes contradictoires ou incompatibles et surcharge de rôle –, ORRC forte ou faible, cultures progressistes ou traditionnelles) à l’aide de cas concrets. Cette étude pilote a été menée auprès de six managers sélectionnés au sein d’entreprises représentant les diverses cultures organisationnelles (adhocratie, clan, hiérarchie, marché). Le Tableau 1 indique le type d’organisation et les fonctions où leur expérience a été la plus longue. Les entretiens (de 50 minutes à 1h45) consistaient à demander aux managers de raconter les situations d’obligation de rendre compte qu’ils avaient rencontrées.

Les tensions de rôle

Un manager interagit avec plusieurs émetteurs de rôle (supérieur hiérarchique et managers d’autres départements) dont il doit obtenir des informations pour assurer l’exécution des tâches étant sous sa responsabilité (Katz et Kahn, 1966). Les hypothèses que nous formulons s’appliquent à une population de managers.

Ambiguïté de rôle

Pour Rizzo et al. (1970), l’ambiguïté de rôle, qui repose à la fois sur le manque de clarté de la définition du rôle et de l’attribution des rôles (Kahn et al., 1964), est souvent associée à des conséquences négatives (voir Örtqvist et Wincent, 2006 pour une revue) comme l’insatisfaction au travail, la diminution de l’implication organisationnelle ou l’accroissement de l’anxiété. En revanche, la clarté de rôle accroitrait la performance (Gilboa et al., 2008) et stimulerait la capacité d’adaptation des collaborateurs dans les contextes exigeant une innovation permanente (West et al., 2003).

Conflit de rôle : demandes contradictoires ou incompatibles et ressources insuffisantes

Les conflits de rôle apparaissent sous plusieurs formes : (1) lorsque les attentes de l’organisation contredisent (ou sont incompatibles avec) les valeurs, les croyances ou les objectifs du manager (conflit personne-rôle), (2) lorsque le manager se trouve confronté à des attentes contradictoires de la part de plusieurs supérieurs ou de collègues (conflits inter-émetteurs) (Katz et Kahn, 1966) et (3) lorsque le manager reçoit des injonctions contradictoires provenant de la même personne ou entité ou qu’il estime que les moyens et ressources nécessaires à l’accomplissement de ses objectifs ne lui sont pas accordés (conflits intra-émetteurs et forme de surcharge de rôle). Les conséquences négatives du conflit de rôle sont régulièrement citées : stress, insatisfaction au travail, ou diminution de l’engagement (Rivière et al., 2013; Schaubroeck et al., 1989).

Tableau 1

Etude pilote - Caractéristiques des répondants, des cultures organisationnelles et des variables de l’étude

Etude pilote - Caractéristiques des répondants, des cultures organisationnelles et des variables de l’étude

Note : Les niveaux d’ambiguïté, d’ORRC, l’identification des types de conflits résultent de l’analyse des entretiens en profondeur. Les types de conflits de rôles sont catégorisés à partir des propositions de Rizzo, House, et Lirtzman (1970), dans le développement conceptuel de leur article, basées sur celles des auteurs fondateurs pionniers (Katz et Kahn, 1966).

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Relation directe ambiguïté de rôle et conflits de rôle (attentes ambiguës ou contradictoires et ressources insuffisantes)

Les études montrent un lien direct positif entre ambiguïté de rôle et conflit de rôle (Schaubroeck et al. 1989; Onyemah, 2008, etc.). Peu d’explications sur cette relation ont pourtant été avancées. Cependant, certains éléments conceptuels conduisent à émettre l’hypothèse d’une influence positive de l’ambiguïté de rôle sur le conflit de rôle (Tableau 2).

Les conflits de rôle, entendus comme comprenant des demandes contradictoires en provenance de plusieurs émetteurs, des demandes incompatibles avec les valeurs et croyances des managers et des ressources insuffisantes, sont la conséquence d’une définition ambigüe des responsabilités des managers et de leur périmètre de décision. En cas d’ambiguïté de rôle, le manager risque de ne pas pouvoir mener comme il le souhaite les projets dont il a la charge (conflits personne-rôle). Sa position frontalière entre sa direction et ses subordonnés est en effet propice aux conflits de rôle (Commeiras et al., 2009). Si les attentes de sa hiérarchie ne sont pas claires, le manager risque de ne pas réussir à réconcilier objectifs de l’organisation et attentes de son équipe (conflits inter-émetteurs). Enfin, un projet dont les enjeux sont mal définis, qui génère des changements d’avis de la part de la hiérarchie et qui s’accompagne d’un manque de moyens peut conduire à des conflits intra-émetteurs et à une surcharge de rôle (Rizzo et al., 1970; Schaubroeck et al., 1989).

Tableau 2

Étude pilote : influence de l’ambiguïté de rôle sur les conflits de rôle (verbatim)

Étude pilote : influence de l’ambiguïté de rôle sur les conflits de rôle (verbatim)

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L’hypothèse d’une relation directe entre ambiguïté de rôle et conflit de rôle est avancée, ainsi qu’avec ses facettes de demandes contradictoires ou incompatibles, et de surcharge de rôle[1].

Hypothèse H1 : L’ambiguïté de rôle influence positivement le conflit de rôle

Hypothèse H1a : L’ambiguïté de rôle augmente la perception de demandes contradictoires ou incompatibles

Hypothèse H1b : L’ambiguïté de rôle influence positivement la surcharge de rôle

L’obligation ressentie de rendre des comptes (ORRC), variable médiatrice entre ambiguïté de rôle et conflit de rôle

ORRC, relations interpersonnelles et anticipation des attentes

Comme la théorie du rôle (Katz et Kahn, 1966), la théorie sur l’obligation de rendre des comptes (Frink et Klimoski, 1998) insiste sur l’importance des relations interpersonnelles et sur l’anticipation des attentes de l’autre partie. L’obligation de rendre des comptes est subjective, dans la mesure où elle dépend des anticipations réalisées par l’acteur en situation de rendre des comptes (Hall et al., 2007). Dès lors, le degré d’obligation ressentie varie d’un individu à l’autre, même s’ils sont soumis à un système de rendu de comptes strictement identique. Ce concept appelé obligation ressentie de rendre des comptes (ORRC) ou felt accountability ou individual accountability (Frink et Klimoski, 1998) est associé dans cette recherche à un ressenti général dans l’organisation, et non à une situation particulière. L’ORRC est ex ante, c’est-à-dire qu’elle ne concerne pas un fait qui s’est produit, mais les responsabilités attachées à un rôle occupé dans l’organisation (Dose et Klimoski, 1995).

Relations entre tensions de rôle et ORRC

La théorie des rôles décrit l’interaction entre un émetteur de rôle (role sender) et une personne focale, l’émetteur de rôle ayant certaines attentes par rapport à la tenue du rôle. En conséquence, il exerce une certaine pression sur la personne focale, afin que sa performance corresponde à ce qu’il attend (Kahn et al., 1964). La personne focale anticipe qu’elle devra répondre aux attentes de l’émetteur de rôle et qu’elle sera évaluée sur sa tenue du rôle. Cette anticipation rejoint l’idée que chaque individu ressent une obligation de rendre des comptes sur le rôle qui lui est attribué (Frink et Klimoski, 1998). Si le rôle est insuffisamment défini, il devient alors impossible pour le preneur de rôle de déterminer ce sur quoi il sera évalué. Il peut s’agir d’un rôle ou d’un ensemble de rôles (role set). Cette multiplicité des rôles renvoie au concept de « toile des obligations de rendre des comptes » (web of accountabilities) (Hall et al., 2015), qui souligne qu’un acteur rend des comptes à des entités multiples dans l’organisation (collègues, collaborateurs, managers, etc.) avec le risque de conflits de rôle, par rapport au ressenti de demandes contradictoires émanant de multiples émetteurs de rôles ou incompatibles avec les valeurs, croyances et objectifs des individus.

Pour de nombreux auteurs, l’obligation de rendre des comptes n’a de sens que si les attentes de la part des entités envers qui rendre des comptes sont claires (Lerner et Tetlock, 1999; Frink et Klimoski, 2004). Pour Erdogan et al. (2004), l’ambiguïté portant sur l’autorité dont dispose un manager et sur la façon dont il est évalué influencerait son niveau d’ORRC. Si le contexte est ambigu, l’acteur échouera à interpréter ce que l’on attend de lui, ce qui diminuera son ORRC (Frink et Klimoski, 1998; Pearson et Sutherland, 2017).

Si le lien négatif entre ambiguïté de rôle et ORRC semble établi, la relation entre ORRC et conflit de rôle a été moins analysée. Une ORRC forte implique que les acteurs anticipent les demandes des émetteurs de rôle à qui ils rendent des comptes (managers, homologues et collaborateurs) (Mero et al., 2006; Frink et Klimoski, 2004), afin d’être évalués favorablement (Lerner et Tetlock, 1999). Les attentes étant multiples, un manager doit établir des priorités entre les demandeurs (Hall et al., 2007), qui seront source de tensions dans un contexte professionnel (Hochwarter et al., 2005). Par exemple, Wry et York (2017) suggèrent que les pressions externes pour rendre des comptes créent des conflits de rôle chez des entrepreneurs confrontés à des demandes à la fois économiques et sociétales. Par ailleurs, dans un contexte de forte ORRC, toute incohérence et tout dysfonctionnement organisationnel empêchant d’atteindre les résultats escomptés favoriseront l’émergence de conflits de rôle. De même, les managers disposant de ressources limitées (temps, moyens), une forte ORRC augmenterait leur sentiment d’insuffisance de ressources pour répondre aux demandes multiples (Hall et al., 2015), créant une surcharge de rôle.

Dans l’étude pilote, les managers mettent aussi en avant un lien positif entre ORRC et conflits de rôle. Par exemple, dans un contexte d’obligation de rendre des comptes forte, qui représente « un exercice dur où on devait passer en revue tout ce qu’on avait fait l’année précédente, où l’on est challengé, où l’on doit justifier tout ce qu’on allait faire l’année prochaine » (Anne-Sophie), les managers rendent des comptes à de multiples interlocuteurs : « il te faut justifier, justifier, convaincre, vendre ce que tu fais à différents auditoires qui donc n’ont pas tout à fait les mêmes angles de vue et pas forcément les mêmes enjeux » (Catherine), favorisant l’émergence de conflits inter-émetteurs. Comme l’indique Julie qui évolue dans une structure favorisant une forte obligation de rendre des comptes avec une faible ambiguïté, les attentes contradictoires sont fréquentes : « Il y a des discours qui sont très beaux qui semblent très clairs, des stratégies qui sont claires, qui sont toutes alignées. Mais dans les faits je trouve qu’il y a toujours un décalage entre ce qui est fait, ce qu’on nous demande de faire par rapport à ce qu’on nous a dit au départ. »

En conséquence, une définition claire des rôles favorise l’ORRC (Frink et Klimoski, 1998), mais un niveau élevé d’ORRC est en même temps susceptible de générer un conflit de rôle. L’ORRC serait alors une variable médiatrice de la relation ambiguïté de rôle et conflit de rôle. Nous formulons l’hypothèse selon laquelle l’ORRC a un effet médiateur sur la relation entre ambiguïté de rôle et conflit de rôle, avec la prise en compte des demandes contradictoires ou incompatibles d’une part et de la surcharge de rôle d’autre part.

Hypothèse H2 : L’ambiguïté de rôle influence négativement l’obligation ressentie de rendre des comptes (ORRC).

Hypothèse H3 : L’ORRC influence positivement le conflit de rôle.

Hypothèse H3a : L’ORRC influence positivement la perception de demandes contradictoires ou incompatibles.

Hypothèse H3b : L’ORRC influence positivement la surcharge de rôle.

Le rôle modérateur de la culture organisationnelle

La culture progressiste et l’ORRC

Les cultures organisationnelles élaborent un système d’obligation de rendre des comptes, plus ou moins contraignant selon les modèles organisationnels, pouvant produire des tensions de rôle. Un premier modèle que Dose et Klimoski (1995) qualifient de traditionnel s’appuie sur l’octroi de récompenses ou de sanctions afin d’aligner les comportements sur les objectifs de l’organisation. Un deuxième modèle, que les mêmes auteurs nomment progressiste, s’appuie sur la responsabilité individuelle en limitant le contrôle et en favorisant la motivation intrinsèque des collaborateurs. Chaque culture génère potentiellement des tensions de rôle en risquant, pour la culture traditionnelle, de priver les acteurs d’autonomie ou, pour la culture progressiste, d’engendrer un excès d’autonomie (Pichault et Picq, 2013). L’obligation de rendre des comptes des collaborateurs est également envisagée différemment. Dans une culture traditionnelle, les processus mis en oeuvre sont de nature mécaniste et privilégient le contrôle, l’ordre et la stabilité. Le rendu de compte est formalisé afin que les collaborateurs se conforment à ce que souhaite l’organisation (Jaworski, 1988). Dans une culture progressiste, les processus suivis sont de nature organique (flexibilité, spontanéité) et l’obligation de rendre des comptes n’est pas imposée par la hiérarchie, mais implicite (Hamel, 2008; Bernstein et al., 2016), c’est-à-dire qu’elle repose sur l’ORRC interne analysée dans cet article. Ces différences ont des conséquences sur la façon dont l’obligation de rendre des comptes est ressentie par les acteurs (Hall et al., 2015) et sur les relations « ambiguïté de rôle - ORRC - conflit de rôle ».

Figure 1A

Modèle global : tensions de rôle, obligation ressentie de rendre des comptes (ORRC) et cultures organisationnelles progressistes (Adhocratie et Clan) et hiérarchiques

Modèle global : tensions de rôle, obligation ressentie de rendre des comptes (ORRC) et cultures organisationnelles progressistes (Adhocratie et Clan) et hiérarchiques

Note : Le signe de l’hypothèse H4 est négatif, car il s’agit d’une triple interaction ambiguïté x adhocratie x clan, l’effet de la culture progressiste (adhocratie et clan) sur la relation négative ambiguïté de rôle-ORRC étant positif.

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La culture progressiste, variable modératrice de la relation « ambiguïté de rôle-ORRC »

La composante « adhocratie » de la culture progressiste se concentre sur l’initiative, la prise de risque et la créativité, notamment dans les contextes d’incertitude, d’ambiguïté et de surcharge d’information (Cameron et Quinn, 2011). L’adaptabilité et la flexibilité représentent les principaux leviers de développement et sont encouragées, alors que la coordination par la supervision et la standardisation y est découragée (Mintzberg et McHugh, 1985). L’obligation formelle de rendre des comptes est de fait inappropriée dans la mesure où elle limiterait la prise d’initiative (Cameron et Quinn, 2011), l’atteinte des objectifs restant toutefois privilégiée (Lindkvist et Llewellyn, 2003). Au lieu de subir un système formalisé de rendu de compte, les acteurs sont engagés dans un dialogue interne portant sur leur capacité personnelle à atteindre leurs objectifs et sur l’étendue de leurs responsabilités.

La composante « clan » de la culture progressiste recherche avant tout la cohésion et la loyauté des collaborateurs. La culture « clan » se rapproche d’un modèle idéal de relations humaines, où le travail en équipe et la participation des collaborateurs seraient valorisés (Cameron et Quinn, 2011; Ouchi, 1980). La socialisation s’impose comme le levier privilégié pour manager les collaborateurs, écartant les systèmes d’évaluation et de contrôle. L’obligation de rendre des comptes y est informelle et déterminée par les membres de l’organisation eux-mêmes (Ouchi, 1980). En conséquence, un modèle progressiste n’empêcherait pas un acteur de ressentir une obligation de rendre des comptes, mais cette dernière serait personnelle et non formalisée.

La culture progressiste tendant vers « l’adhocratie » et le « clan » devrait jouer le rôle de modérateur de la relation négative entre ambiguïté de rôle et ORRC. En effet, alors que dans l’organisation traditionnelle, le rôle est imposé au collaborateur qui se positionne comme preneur de rôle (role taker), dans l’organisation progressiste, le rôle est avant tout construit par le collaborateur qui devient faiseur de rôle (role maker) (Frink et Klimoski, 1998). Lorsque les rôles et les objectifs sont effectivement définis en commun, et que les attentes de l’organisation sont claires, la culture progressiste sera plus mobilisatrice et renforcera encore davantage le sentiment de devoir rendre des comptes. Comprenant les enjeux de leurs missions et disposant d’une certaine latitude pour les mener à bien, les collaborateurs se sentiront tenus responsables de leurs échecs et de leurs succès. À l’opposé, lorsque les responsabilités sont peu ou mal définies, les collaborateurs évoluant dans une culture progressiste ressentiront encore moins la nécessité de rendre des comptes. Ces éléments reposent sur les déclarations des répondants de l’étude pilote. Ainsi, dans des sociétés de type progressiste avec une forte ambiguïté de rôle, l’ORRC est faible, et il s’agit plutôt d’obligation informelle ou interne de rendre des comptes : « En fait, je reportais à la fois à ma hiérarchie et comme on était en mode projet, je reportais aussi à d’autres entités ça c’est vrai et donc les reportings étaient peu chiffrés, c’était plutôt : où est-ce qu’on en est ? » (Caroline). Mais dans certaines cultures progressistes, si l’ambiguïté de rôle est trop forte, les managers souffrent de cette situation : « Ce serait bien (une obligation de rendre des comptes) parce que… c’est assez flou, c’est assez flou. Ce serait bien de voir si les gens savent si je fais un bon job ou pas. Je crois que je fais bien mon job… mais en même temps… non je crois ce serait super bien… » (Isabelle). L’absence de contrôle et d’objectifs formalisés réduit le sentiment d’être tenu responsable de ses actions.

Nous formulons l’hypothèse d’une triple interaction entre ambiguïté de rôle, « adhocratie » et « clan » sur l’ORRC, c’est-à-dire d’un effet de modération de la culture progressiste (adhocatie et clan) sur la relation ambiguïté de rôle-ORRC.

Hypothèse H4 : Une culture progressiste (adhocratie et clan) modère la relation entre ambiguïté de rôle et obligation ressentie de rendre des comptes (ORRC) telle que plus une culture sera perçue comme clanique et adhocratique, plus la relation négative ambiguïté de rôle-ORRC sera forte.

Les développements qui précèdent montrent qu’une culture progressiste, qui s’appuie sur la prise d’initiative et sur le collectif (Cameron et Quinn, 2011; Ouchi, 1980) devrait modérer non seulement l’ORRC interne globale, mais aussi chacune de ses facettes (responsabilité ressentie et enjeux collectifs), diminuant l’effet négatif de l’ambiguïté sur les dimensions de l’ORRC. L’hypothèse H4 peut être déclinée par rapport à chacune de ses deux composantes.

Hypothèse H4a : Plus une culture sera perçue comme clanique et adhocratique, plus la relation négative ambiguïté de rôle-enjeux collectifs sera forte.

Hypothèse H4b : Plus une culture sera perçue comme clanique et adhocratique, plus la relation négative ambiguïté de rôle-responsabilité ressentie sera forte.

Néanmoins, l’impact de ces deux facettes de l’ORRC sur le conflit de rôle et ses dimensions ne semble pas être de même nature. La mise en avant du collectif entraîne fréquemment une surcharge de rôle (« collaborative overload ») avec le traitement de demandes ad hoc qui peuvent être contradictoires ou incompatibles. Le temps passé dans les organisations au cours des vingt dernières années dans des activités collaboratives a augmenté de 50 % aux Etats-Unis, tous types d’entreprises confondues (Cross et al., 2016). Ces activités collaboratives sollicitent particulièrement le temps de travail individuel disponible. Par exemple, dans une grande entreprise américaine, « 60 % des managers souhaitent passer moins de temps à répondre à des demandes de collaboration ad hoc » (ibid, p. 60). L’ORRC relative aux enjeux collectifs sera reliée positivement à la fois aux demandes contradictoires ou incompatibles et à la surcharge de rôle.

Dans leur étude menée sur 300 entreprises américaines, ces mêmes auteurs constatent que « 30 à 35 % des collaborations à valeur ajoutée proviennent de 3 % à 5 % des salariés. (…) (qui) contribuent fréquemment au-delà de l’étendue de leur rôle (…); (de tels managers) deviennent si surchargés qu’ils ne sont plus efficaces personnellement » (ibid, p. 58). D’autres travaux montrent par ailleurs qu’il convient d’allouer les ressources suffisantes aux managers auxquels l’organisation souhaite confier de nouvelles responsabilités, la responsabilité ressentie créant une exigence de la part des managers en termes de ressources (Dose et Klimoski, 1995). De même, Hall et al. (2015) relient augmentation des responsabilités et surcharge de travail, dans la mesure où plus les individus prennent de responsabilités plus cela les incite à travailler davantage. En conséquence, l’ORRC relative à la responsabilité ressentie augmentera la perception de surcharge de rôle.

Figure 1B

Modèle décomposé : influence de l’ambiguïté de rôle et de l’ORRC sur les demandes contradictoires ou incompatibles et la surcharge de rôle

Modèle décomposé : influence de l’ambiguïté de rôle et de l’ORRC sur les demandes contradictoires ou incompatibles et la surcharge de rôle

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Cela nous conduit à émettre les hypothèses H5 et H6 selon lesquelles la dimension enjeux collectifs de l’ORRC influencera positivement aussi bien la perception de demandes contradictoires ou incompatibles, alors que la dimension responsabilité ressentie n’influera que sur la surcharge de rôle.

Hypothèse H5 :Les enjeux collectifs (facette collective de l’ORRC) influencent les conflits de rôle, de telle façon que plus les enjeux collectifs sont perçus comme inportants, plus les conflits de rôle sont élevés

Hypothèse H5a : Les enjeux collectifs (facette collective de l’ORRC) influencent positivement la perception de demandes contradictoires ou incompatibles

Hypothèse H5b : Les enjeux collectifs (facette collective de l’ORRC) influencent positivement la surcharge de rôle

H6 : La responsabilité ressentie (facette responsabilité de l’ORRC) influence positivement la surcharge de rôle

Culture hiérarchique et modération de la relation ORRC-conflits de rôle

Dans le cas de collaborateurs ressentant une forte obligation de rendre des comptes, une culture hiérarchie amplifierait les conflits de rôle perçus. Des procédures trop rigides empêcheraient la flexibilité dont les managers, situés à la frontière de plusieurs entités (boundary spanner) auraient besoin, contrariant ainsi la performance (Jaworski, 1988), en particulier lorsque des demandes contradictoires ou incompatibles se font jour. Le collaborateur aurait du mal à déterminer s’il doit rendre des comptes en priorité sur le respect des procédures ou sur l’atteinte d’objectifs de performance, expérimentant alors un fort conflit de rôle (Organ et Greene, 1981). La structure hiérarchique, du fait du respect des règles et des reporting associés, accroîtrait la surcharge de rôle liée à l’ORRC élevée. L’entretien avec Catherine, manager dans une multinationale à culture hiérarchique, confirme ce point : « C’est vraiment générateur de surcharge de travail super importante. Ça prend …60 % de ton boulot c’est ça. … il y a des espèces d’aller-retour de la Direction (…). Dans les objectifs il y a des espèces de basculements selon ce qui va être suivi l’est par le comité de Direction Europe ou autre ». (Catherine). Bien qu’il soit communément admis que la culture hiérarchie réduirait les conflits de rôles ressentis par les managers, grâce à l’élaboration de lignes directrices réduisant l’incertitude (Adler et Borys, 1996), elle exercerait néanmoins un rôle modérateur positif sur la relation de l’ORRC avec les demandes contradictoires ou incompatibles ressenties ainsi qu’avec la surcharge de rôle.

Hypothèse H7 : une culture hiérarchie modère positivement la relation ORRC et conflit de rôle telle que plus une culture sera perçue comme hiérarchie, plus la relation positive entre ORRC et conflit de rôle sera forte.

H7a : une culture hiérarchie modère positivement la relation ORRC et demandes contradictoires ou incompatibles.

H7b : une culture hiérarchie modère positivement la relation ORRC et surcharge de rôle.

Méthodologie

Cette étude a été réalisée par questionnaire auto-administré auprès d’un échantillon de managers recrutés via un système de parrainage. Les questionnaires étaient adressés par mail. L’échantillon de cadres moyens et cadres supérieurs de PME-PMI et grandes entreprises a été constitué en suivant la méthode « boule de neige » à partir d’un premier groupe de 60 répondants de diverses fonctions et types d’entreprises approchés par réseau. Chaque répondant a recommandé trois répondants appartenant à d’autres entreprises, qui ont ensuite été contactés par le biais d’un lien individuel leur demandant de répondre au questionnaire. Le processus de recommandation s’est terminé au deuxième niveau de verticalité, avec 177 répondants. Dix répondants ont dû être éliminés pour réponses incomplètes ou incohérentes, amenant l’échantillon final à 167 répondants (Tableau 3).

Les mesures des variables sont présentées en annexe 1A et 1B. Les variables d’ORRC, d’ambiguïté de rôle, de conflit de rôle et de culture organisationnelle mobilisées ont été opérationnalisées à partir d’échelles existantes et pré-testées auprès de 35 étudiants de l’enseignement supérieur en apprentissage en entreprise. Les items des variables dépendantes et indépendantes ont été mélangés afin de limiter la possibilité que la variance soit attribuable à la méthode de mesure et notamment à des effets d’amorçage (priming effects).

Mesure de l’obligation ressentie de rendre des comptes (ORRC)

L’échelle de Likert de Hochwarter et al. (2005), considérée comme unidimensionnelle par ces auteurs, a été traduite selon la méthode des traducteurs parallèles et pré-testée. Plus récemment, Hall et al. (2015) présentent l’ORRC comme un construit multidimensionnel. L’analyse confirmatoire réalisée sur les huit items montre que l’ORRC est caractérisée par trois facteurs émergents : la responsabilisation, l’enjeu collectif et le contrôle. Dans cette étude, nous nous centrons sur l’ORRC interne, excluant la dimension contrôle externe formel de l’ORRC (Casenave et Klarmann, 2020). L’ORRC interne est alors bi-dimensionnelle avec les dimensions de responsabilisation et d’enjeux collectifs. Les caractéristiques de validité et de fiabilité de l’ORRC interne apparaissent satisfaisantes (Annexe 1A).

Mesure de l’ambiguïté de rôle et du conflit de rôle

Les échelles de Rizzo et al. (1970), sur les tensions de rôle, sont largement utilisées (Gilboa et al., 2008) dans le cadre de fonctions transversales (boundary spanners) et d’organisations complexes (Schmitz et Ganesan, 2014). Elles font apparaître deux facteurs de tension : ambiguïté de rôle et conflit de rôle (avec des items relatifs aux conflits inter-émetteur et personne-rôle et à la surcharge de rôle). L’échelle de conflit de rôle, essentiellement utilisée comme unidimensionnelle (et critiquée de ce fait)[2], a été récemment traitée comme tridimensionnelle (conflits personne-rôle, inter-rôle, et intra-rôle ou surcharge de rôle) (Selzer et al., 2018). Dans notre recherche, une première analyse en composantes principales sur l’ensemble des 14 items (échelle de Likert en 7 points) fait apparaître deux facteurs : ambiguïté (6 items) et conflit de rôle (8 items). (Annexe 1B). L’éventuel caractère multidimensionnel de chacune de ces deux échelles, conformément aux bases conceptuelles de Katz et Kahn (1966) et Rizzo et al. (1970), a par ailleurs été testé.

Tableau 3

Caractéristiques de l'échantillon

Caractéristiques de l'échantillon

N = 167

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Ambiguïté de rôle. Les items de l’échelle finale d’ambiguïté de rôle concernent l’ambiguïté liée à l’étendue du rôle et l’ambiguïté liée au comportement. Cette structure factorielle a été validée par une analyse confirmatoire, qui a conduit à supprimer le troisième item : « J’ai le sentiment d’organiser correctement mon temps de travail ». Les scores des cinq items restants ont été inversés afin de refléter le degré d’ambiguïté. Les qualités psychométriques de cette échelle en deux dimensions sont satisfaisantes (Annexe 1B).

Conflit de rôle. Après une analyse factorielle et confirmatoire, les items 3 et 4 de l’échelle de conflit de rôle sont supprimés. Les items sont soit trop éloignés du concept soit insuffisamment corrélés sur leur facteur respectif. Deux dimensions émergent : conflit intra-émetteur ou surcharge de rôle (items 2 et 7), et attentes contradictoires ou incompatibles qui regroupe à la fois des items relatifs aux attentes contradictoires inter-émetteurs ou personne-rôle (incompatibilité avec les croyances ou objectifs des managers) (items 1, 5, 6, 8). Cela est cohérent avec les nombreux travaux sur les conflits de rôle qui utilisent des échelles avec des items portant exclusivement sur la facette attentes contradictoires ou incompatibles (Sheperd et Fine, 1994; Bowling et al., 2017). Les qualités psychométriques de cette échelle à deux dimensions (attentes contradictoires ou incompatibles et surcharge de rôle) sont satisfaisantes et meilleures que celle de l’échelle unidimensionnelle (Annexe 1C).

Mesure de la culture organisationnelle

Pour mesurer chaque dimension de la culture organisationnelle, une version réduite du questionnaire Organizational Culture Assessment Instrument (OCAI) (Cameron et Quinn, 2011) est utilisée. Chaque répondant répartit 100 points sur chaque item correspondant à un type de culture, ce qui l’oblige à différencier chaque forme de culture (Annexe 2). L’échelle originale comporte six thèmes (culture dominante, type de leadership, mode de cohésion, style de management, critères de réussite et priorités organisationnelles). Seuls les items de culture dominante relatifs aux cultures progressistes et traditionnelles ont été retenus du fait de leur caractère discriminant observé lors des pré-tests[3].

Variables de contrôle

Cinq variables de contrôle susceptibles d’influer sur les résultats sont introduites dans le modèle : le caractère transversal de la fonction occupée (Katz et Kahn, 1966; Levina et Vaast, 2005), la taille de l’entreprise (codé en PME avec moins de 250 personnes ou grande entreprise avec 250 personnes ou plus), le pouvoir hiérarchique[4], l’âge et le genre.

Résultats

Les modèles ont été testés avec l’analyse des chemins (path analysis) (AMOS 23) et la technique du bootstrap, adaptée à des échantillons de petite taille.

Rôle médiateur de l’obligation ressentie de rendre des comptes (ORRC)

L’effet des relations est analysé après vérification de la bonne qualité du modèle global (voir Figure 2A et 2B). L’ambiguïté de rôle exerce un effet significatif sur le conflit de rôle (β1 = 0,59, < 0,001) ainsi que sur les demandes contradictoires ou incompatibles (β6 = 0,57, < 0,001) et la surcharge de rôle (β7 = 0,64, < 0,001) validant l’hypothèse H1 et les sous-hypothèses H1a et H1b. Elle influence négativement l’ORRC (β2 = -0,37; < 0,001), conformément à l’hypothèse H2. L’ORRC exerce à son tour un effet positif significatif sur le conflit de rôle (β3 = 0,35, < 0,001), les demandes contradictoires ou incompatibles (β9 = 0,29, < 0,001) et la surcharge de rôle (β10 = 0,45, < 0,001) validant les hypothèses H3, H3a et H3b. Les résultats confirment que l’ORRC est une variable explicative du conflit de rôle (Katz et Kahn, 1978; Hall et al., 2007, 2015), et plus spécifiquement des demandes contradictoires ou incompatibles et de la surcharge de rôle. L’effet indirect négatif de l’ambiguïté sur le conflit, via l’ORRC (b = -0,13), est proportionnellement moins fort que l’effet direct positif (β1 = 0,59), ce qui laisse entendre que l’ambiguïté de rôle a plus de chances de créer du conflit de rôle que de le réduire en diminuant l’ORRC. Il en est de même pour les effets sur les demandes contradictoires ou incompatibles et la surcharge de rôle. L’effet total et l’effet direct sont donc positifs et l’effet indirect est négatif (Tableau 4). Le caractère médiateur de l’ORRC correspond à une médiation compétitive au sens de Zhao et al. (2010).

Tableau 4

Effets totaux, directs et indirects de l’ambiguité (via l’ORRC) sur les conflits de rôle

Effets totaux, directs et indirects de l’ambiguité (via l’ORRC) sur les conflits de rôle

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Effets modérateurs de la culture organisationnelle

Effets de la culture progressiste (adhocratie et clan) sur la relation « ambiguïté de rôle-ORRC »

Les résultats (Figure 2A et Annexe 4A) montrent que le triple effet d’interaction entre ambiguïté, adhocratie et clan sur ORRC est significatif (β4 = -0,16, < 0,05), validant l’hypothèse H4 de modération de la culture progressiste sur la relation ambiguïté de rôle — ORRC. On observe par ailleurs que l’interaction des culture adhocratie et clan exerce un effet direct significatif sur l’ORRC (0,45, < 0,05) (voir Annexe 4).

Effet de la culture hiérarchie sur la relation ORRC-Conflit de rôle

Comme anticipé, la culture hiérarchie modère positivement l’impact de l’ORRC sur le conflit de rôle (β5 = 0,13, p < 0,05) et sur les demandes contradictoires ou incompatibles (β8 = 0,14, p < 0,05), mais n’exerce pas d’effet d’interaction significatif sur la surcharge de rôle, supportant ainsi les hypothèses H7 et H7a, mais pas H7b (Figures 2A et 2B, Annexe 4A).

Rôle des facettes de l’ORRC

Dans cette recherche, l’ORRC (prise dans sa dimension interne) s’avère être un construit bidimensionnel : responsabilité, enjeux collectifs. Une analyse du modèle général de médiation et de modération en prenant en parallèle chacune de ces deux facettes de l’ORRC (Qualité du modèle avec facettes de l’ORRC et conflit de rôle : Chi-deux (d.l.) = 11,43 (10); p = 0,35; GFI = 0,98; CFI = 0,99; RMSEA = 0,030; RMR = 0,044; voir aussi Figure 3, et Annexe 4B) montre que l’ambiguïté de rôle a un impact négatif et significatif sur les deux facettes de l’ORRC (enjeux collectifs : β11 = -0,33, p < 0,001; responsabilité : β12 = -0,43, p < 0,001). La culture progressiste (adhocratie et clan) exerce un effet modérateur significatif à p < 0,05 uniquement sur la facette « enjeux collectifs » de l’ORRC (β16 = -0,20, p < 0,05), mais pas sur la facette responsabilité. Les résultats valident l’hypothèse H4a, mais pas l’hypothèse H4b. Par ailleurs, la facette « enjeux collectifs » exerce un effet positif significatif sur le conflit de rôle (b = 0,26, p < 0,001), les demandes contradictoires ou incompatibles (β13 = 0,28, p < 0,001) et la surcharge de rôle (β14 = 0,24, p < 0,001). Par contre, conformément à nos attentes, la facette responsabilité de l’ORRC n’exerce un effet significatif que sur la surcharge de rôle (β15 = 0,23, p < 0,001). Les hypothèses H5, H5a, H5b et H6 sont donc validées.

FIGURE 2A

Effet médiateur de l’ORRC (obligation ressentie de rendre des comptes) et modérateur des cultures organisationnelles

Effet médiateur de l’ORRC (obligation ressentie de rendre des comptes) et modérateur des cultures organisationnelles

Note : *significatif à p < 0,05; ** significatif à p <0,01; *** significatif à p <0,001

Qualité du modèle global : Chi-deux (d.l.) = 19,55 (13); p = 0,11; GFI = 0,97; CFI = 0,95; RMSEA = 0,055; RMR = 0,053. Les pourcentages de variance expliquée sont de 28 % pour le conflit de role et 41 % pour l’ ORRC.

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FIGURE 2B

Effets sur les demandes contradictoires ou incompatibles et la surcharge de rôle

Effets sur les demandes contradictoires ou incompatibles et la surcharge de rôle

Note : *significatif à p < 0,05; ** significatif à p <0,01; *** significatif à p <0,001

Qualité du modèle pour demandes contradictoires ou incompatibles : Chi-deux (d.l.) = 20,78 (13); p = 0,08; GFI = 0,97; CFI = 0,94; RMSEA = 0,060; RMR = 0,056; Qualité du modèle pour surcharge de rôle : Chi-deux (d.l.) = 19,55 (13); p = 0,20; GFI = 0,97; CFI = 0,97; RMSEA = 0,043; RMR = 0,051.

Les pourcentages de variance expliquée R2 sont de 23 % pour demandes contradictoires ou incompatibles, 22 % pour la surcharge de rôle et 41 % pour l’ ORRC.

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FIGURE 3

Résultats du modèle pour chacune des composantes de l’ORRC (Obligation de rendre des comptes)

Résultats du modèle pour chacune des composantes de l’ORRC (Obligation de rendre des comptes)

Note : *significatif à p < 0,05; ** significatif à p <0,01; *** significatif à p <0,001

Qualité du modèle pour demandes contradictoires ou incompatibles : Chi-deux (d.l.) = 12,49 (10); p = 0,25; GFI = 0,98; CFI = 0,98; RMSEA = 0,039; RMR = 0,045; Qualité du modèle pour surcharge de rôle : Chi-deux (d.l.) = 8,27 (10); p = 0,60; GFI = 0,98; CFI = 1,00; RMSEA = 0,000; RMR = 0,040.

Les pourcentages de variance expliquée R2 sont de 25 % pour les demandes contradictoires ou incompatibles, 22 % pour les surcharges de rôle, avec 28 % pour la responsabilisation et 34 % pour les enjeux collectifs.

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Discussion et implications

Les résultats révèlent qu’une organisation progressiste ne dispense pas les collaborateurs de ressentir une obligation de rendre des comptes. Bien que l’ORRC n’y soit pas formalisée, une culture progressiste renforce le sentiment d’avoir à rendre des comptes, comme le montrent les résultats, notamment dans les contextes où les responsabilités et les objectifs sont clairement identifiés. L’émergence de conflits de rôle consécutifs à une ORRC élevée est particulièrement renforcée lorsqu’une culture organisationnelle valorise le respect des procédures (culture hiérarchie). Au-delà de ce tableau général, il convient de se pencher sur quelques contributions spécifiques de cette recherche, à la fois conceptuelles et managériales, puis de faire quelques propositions de « bonnes pratiques » tirées de cette recherche.

Contributions conceptuelles

Les contributions conceptuelles de cette recherche sont de plusieurs ordres. Premièrement, elle montre que l’ORRC est étroitement liée au rôle dans l’organisation. Les acteurs se sentent obligés de justifier la bonne tenue de leur rôle auprès de multiples interlocuteurs, que cela soit imposé ou spontané, ce qui génère potentiellement des conflits de rôle. L’ORRC constitue un médiateur entre l’ambiguïté de rôle, qui l’influence négativement, et les conflits de rôle qu’elle influence positivement. Cet effet indirect négatif constitue un contrepoids à la relation directe positive entre l’ambiguïté de rôle et le conflit de rôle. Il s’agit d’une « médiation compétitive » au sens de Zhao et al. (2010), pour qui les relations directes et indirectes avec des signes opposés sont sources d’interrogations et ouvrent de nouvelles perspectives de recherche. Le rôle de médiateur compétitif de l’ORRC constitue un élément majeur de cette recherche au plan conceptuel, les chercheurs considérant généralement l’ambiguïté de rôle et les conflits de rôle en tant que dimensions d’un même concept : les tensions de rôle. De ce fait, les travaux examinent leurs effets sur d’autres variables (stress, implication) sans se pencher sur les relations entre elles au sein d’un processus, avec un ensemble de variables.

Deuxièmement, le modèle proposé et les résultats permettent de nuancer le caractère idyllique souvent mis en avant pour évoquer les entreprises dites « libérées » qui revendiquent une forte autonomie et collégialité des acteurs (e.g. Verrier et Bourgeois, 2016, etc.). Encourager la prise d’initiative tout en créant un esprit de clan incite à rendre des comptes sans besoin de formalisation. Les résultats mettent en évidence un effet modérateur des cultures progressistes qui amplifient l’impact de la clarté des rôles (faible ambiguïté) sur l’ORRC et la facette d’enjeux collectifs, et non sur la facette responsabilité. Ce dernier résultat, contraire à nos attentes, montre que le sentiment de responsabilité serait dès lors indépendant du système, même si autonomie, prise d’initiative et collégialité caractérisent les cultures progressistes (e.g. Mintzberg et McHugh, 1985). Seule la facette enjeux collectifs joue un rôle central dans les cultures progressistes. En effet, non seulement l’ORRC « enjeux collectifs » sera influencée par l’ambiguïté de rôle et la culture progressiste, mais elle influence à son tour les deux facettes du conflit de rôle. En revanche, la dimension « responsabilité » de l’ORRC n’a d’effet significatif que sur la surcharge de rôle, et non sur la perception d’attentes incompatibles ou contradictoires. En résumé, ces résultats montrent que les cultures progressistes tendent à générer moins de conflits de rôle à partir du moment où la responsabilité individuelle prime sur la responsabilité collective. Si les études considèrent qu’une position frontalière dans l’organisation, comme celle qu’occupe généralement les managers, conduit inévitablement à des conflits de rôle (Katz et Kahn, 1978), il est probable qu’un fort sentiment de responsabilité permette de faire face plus aisément aux attentes contradictoires ou incompatibles, même si cela entraîne une surcharge de rôle.

Troisièmement, les cultures bureaucratiques sont parfois perçues positivement, car elles limiteraient l’ambiguïté de rôle (Adler et Borys, 1996). Cependant, le rôle médiateur de l’ORRC et modérateur de la culture hiérarchie (sur la relation ORRC-conflit de rôle) confirme que la clarté d’un rôle peut engendrer des conflits de rôle dans les cultures traditionnelles qui viennent contrecarrer l’effet direct positif de la faible ambiguïté sur le conflit de rôle. Les entretiens de l’étude pilote font d’ailleurs apparaître que ce lien direct positif est souvent caractérisé par la clarté des missions et des objectifs alors que le lien indirect passant par la dimension contrôle de l’ORRC met en avant la lourdeur des procédures, qui aura entre autres un impact sur la surcharge de rôle au regard des moyens et ressources accordées au manager.

Enfin, cette recherche propose d’intégrer les dynamiques organisationnelles lors des études sur les tensions de rôle et de considérer leur influence sur la personne focale et non exclusivement sur l’émetteur de rôle, comme cela est le cas dans les travaux fondateurs de Kahn et al. (1964). L’importance de l’ORRC interne montre ainsi que le sentiment personnel de responsabilité de la personne focale permet de faire face plus aisément aux conflits de rôle.

Contributions managériales : quelques recommandations ou « bonnes pratiques »

Une forte ambiguïté de rôle, avec des objectifs flous, sera associée à une faible ORRC et donc à un faible conflit de rôle, quelle que soit la culture organisationnelle[5]. Connaître le niveau d’ORRC source de conflit de rôle serait important dans l’organisation. Une mesure de l’ORRC pourrait être intégrée aux outils de diagnostic des risques psychosociaux des salariés[6]. Un juste équilibre est à préserver, considérant qu’un niveau d’ORRC suffisant est indispensable, car un niveau trop faible remettrait en cause l’implication des collaborateurs (Hall et al., 2015).

Bien que cela ne fasse pas l’objet d’hypothèses, il est par ailleurs intéressant sur un plan managérial d’analyser les composantes de l’ambiguïté. Nous mentionnerons principalement deux résultats complémentaires. D’une part, chaque facette de l’ambiguïté (manque de clarté des missions et étendue du rôle) a un effet direct significatif négatif sur l’ORRC globale et ses deux sous-dimensions, et positif sur les conflits de rôle (demandes contradictoires ou incompatibles et surcharge de rôle). D’autre part, les cultures progressistes renforcent l’ORRC et la facette enjeux collectifs uniquement dans le cas de missions dont les objectifs sont clairs et non lorsque l’étendue du rôle l’est. La direction donnée apparaît plus importante que le périmètre des responsabilités qui sont naturellement mouvantes dans les cultures progressistes.

Globalement, les entreprises devraient s’attacher à limiter l’ambiguïté de rôle, qui augmente les conflits de rôle (Rogers et Blenko, 2006), tout en ayant un impact négatif indirect sur ces derniers via l’ORRC. Cette limitation est plus facilement maîtrisable par la personne focale dans les cultures progressistes que dans les cultures traditionnelles. Dans les cultures progressistes, la définition des rôles est construite ou co-construite (avec l’émetteur) par la personne focale, qui est ici « role maker » alors que dans les cultures traditionnelles, le rôle sera prescrit à la personne focale qui sera « role taker » (Frink et Klimoski, 2004). Une bonne pratique consiste alors à associer de façon effective la personne focale à la définition du rôle, ce qui par ailleurs ramène aussi à la logique de responsabilisation déjà évoquée.

En outre, l’ORRC est renforcée si les organisations ne favorisent pas uniquement la prise d’initiative, mais développent un esprit de clan qui incite le manager à rendre des comptes à ses pairs. Les prises d’initiative doivent donc s’accompagner de décisions collégiales. L’esprit de clan et de collégialité n’est pas incompatible avec les structures hiérarchiques en particulier quand cela est formalisé autour de projets (Adler et Borys, 1996). L’enjeu pour une entreprise souhaitant « se libérer » en incitant à davantage d’autonomie et d’ajustements mutuels et d’enjeux collectifs serait avant tout de donner du sens aux collaborateurs à défaut d’objectifs. Il ne s’agit donc pas de la « fin du management » (Hamel, 2008), mais d’une nouvelle forme de management garante de la clarté des responsabilités et de l’esprit de coopération. Les cultures traditionnelles sont probablement nécessaires, avec un fort accent sur la dimension contrôle, dans les grandes entreprises, mais elles devraient tenter d’évoluer vers une culture progressiste (Cameron et Quinn, 2011).

Conclusion, limites et perspective

Tout d’abord, trois observations sur les apports de cette recherche peuvent être formulées. La première observation est que les résultats significatifs de cette recherche sur l’ORRC et les cultures organisationnelles confortent son ancrage dans la théorie des rôles (Katz et Kahn, 1966). Cette recherche évoque la diversité des rôles et des entités envers qui rendre des comptes et propose que les interactions autour du rôle soient influencées par les relations interpersonnelles et les facteurs organisationnels (organizational attributes) (Katz et Kahn, 1978). Cette recherche complète ainsi le modèle théorique de Katz et Kahn (1978) qui évoque principalement un effet de la culture organisationnelle sur l’émetteur de rôle et non sur la personne focale.

La seconde observation porte sur le choix d’une approche multidimensionnelle des tensions de rôle et de l’ORRC, qui éclaire sur les effets des cultures progressistes et traditionnelles. Les cultures progressistes favorisent l’ORRC en valorisant l’atteinte d’enjeux collectifs, ce qui peut générer des conflits de rôle. Toutefois, lorsque l’ORRC dépend d’une responsabilisation élevée, les managers ne perçoivent pas de conflits de rôle ou parviennent à y faire face. Les cultures bureaucratiques (hiérarchie), malgré la formalisation de procédures, produisent du conflit de rôle.

La troisième observation souligne l’intérêt de plusieurs choix méthodologiques. Tout d’abord, l’approche méthodologique mixte (étude pilote et étude quantitative) permet une analyse approfondie des relations. L’étude pilote qualitative explicite les relations entre variables. L’étude quantitative permet de préciser les conditions de ces relations. Ensuite, le choix de l’introduction d’une échelle d’ORRC, et de l’utilisation de l’échelle de Rizzo et al. (1970) pour mesurer l’ambiguïté et les conflits de rôle, ainsi que leur possible multidimensionnalité, pour des collaborateurs exerçant une fonction transversale (Schmitz et Ganesan, 2014), s’est avéré fondé, malgré certaines faiblesses de ces échelles (Djabi et al., 2019). De nouvelles échelles comme celle proposée pour mesurer la culture organisationnelle (OCAI) ont été appliquées dans cette étude, pour la première fois dans un contexte francophone à notre connaissance.

Cette étude présente des limites et permet d’envisager des perspectives de recherche. Comme il s’agit d’une première tentative de relier tensions de rôle et cultures organisationnelles, des réplications s’imposent, avec un échantillon plus large. Les résultats sur la culture marché en particulier méritent d’être approfondis. D’autres études intégrant davantage de profils de managers permettraient des comparaisons plus détaillées entre fonctions et augmenteraient la validité externe des résultats. Un travail sur de larges échantillons semble réalisable, sachant que le type de questionnaire élaboré est acceptable en durée par les managers. De même, une étude sur les tensions de rôle spécifiquement ressenties dans les entreprises se déclarant « libérées » serait utile. Déterminer objectivement le caractère « libéré » d’une organisation est cependant complexe. Par ailleurs, l’utilisation d’une échelle d’OCAI à somme constante rend difficile l’identification de cultures hybrides; des échelles de Likert pourraient se montrer plus appropriées.

Enfin, les dimensions de l’ORRC font écho aux préoccupations et spécificités des cultures progressistes et traditionnelles. La mesure de l’ORRC, malgré sa bonne fiabilité, mériterait d’autres travaux, en particulier dans le contexte français, compte tenu de son utilité pour expliquer les comportements des individus au travail, et de l’importance de chacune des dimensions par rapport aux questions de culture organisationnelle. Quant aux échelles de tensions de rôle, il conviendrait d’analyser les performances du modèle en utilisant des échelles alternatives avec de bonnes propriétés psychométriques et d’universalité comme celles proposées par Djabi et al. (2019), ainsi qu’une échelle spécifique pour mesurer la surcharge de rôle.

Alors que les effets de l’ORRC sur le stress et l’implication dans l’organisation demeurent incertains (Hall et al., 2015), l’étude pilote semble montrer qu’une ambiguïté très forte peut engendrer du stress et une perte d’implication sans que l’ORRC et les conflits de rôle soient préalablement affectés. Il semble important d’introduire le stress et l’implication comme facteurs résultants dans le modèle, et aussi d’étudier des cas extrêmes (e.g. très forte ambiguïté). Des études spécifiques devraient se pencher sur les cas de transition d’une culture vers une autre, ainsi que sur le concept d’auto-obligation de rendre des comptes (self-accountability), c’est-à-dire d’obligation que s’impose l’acteur à lui-même et qui se rapproche de la responsabilité personnelle (Hall et al., 2015). Enfin, les liens entre les diverses dimensions de l’ORRC interne (responsabilisation, enjeux collectifs) et les types de conflits de rôle (inter-émetteur, intra-émetteur et surcharge de rôle, conflit personne-rôle) mériteraient d’être analysés plus avant et mis en relation avec le rôle de l’ORRC externe (dimension contrôle).

Pour conclure, il convient de rappeler que le champ d’investigation reste large, mais les implications et enjeux sont grands, compte tenu de l’évolution, en tout cas déclarée, de nombre d’entreprises vers des cultures organisationnelles de type progressiste.