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Encore trop souvent méconnues, les Monnaies Locales Complémentaires (MLC) se sont développées en France à partir de 2010 et ont depuis été reconnues comme moyen de paiement, faisant ainsi de la France le premier pays à leur conférer une existence légale. De la relance de l’économie locale à la critique du système capitaliste, le concept séduit de plus en plus et elles seraient aujourd’hui plus d’une cinquantaine à circuler dans l’Hexagone, et autant seraient en projet. Elles sont explicitement conçues pour empêcher l’épargne et la spéculation, puisque leur cours ne varie pas, et qu’elles perdent de la valeur en les conservant. Elles interrogent ainsi sur le rôle et la finalité de l’outil monétaire dans nos sociétés.

La monnaie peut être communément définie comme un outil permettant aux agents économiques d’évaluer et d’effectuer entre eux des échanges marchands et/ou non-marchands (Clerc, 2014). Des recherches montrent que l’outil monétaire n’est pas hermétique aux débats et controverses portant sur sa nature intrinsèque ou sur ses fonctions propres (Harribey et al., 2018). Quand certains viennent remettre en cause la capacité de l’outil monétaire à remplir de front et de façon efficace ses trois fonctions (Arripe, 2011)[1], d’autres publications montrent que deux grandes approches générales de la monnaie peuvent se dessiner et rassembler les différents courants économiques (Clerc, 2014; Harribey et al., 2018; Servet et Swaton, 2018) : (i) une approche considérant l’outil monétaire comme un outil économique « neutre » facilitant les échanges marchands et; (ii) une approche socio-politique pour laquelle la monnaie est plus qu’un simple outil économique, mais un vecteur de lien social.

C’est dans cette vision socio-politique de la monnaie que les projets de MLC, sous-catégories de monnaies dites « sociales », s’intègrent. Ces MLC ont donc pour vocation à dynamiser l’économie locale, les échanges solidaires et le lien social sur le territoire. Bien que complémentaires à l’euro, les MLC portent la promesse d’une alternative à la monnaie traditionnelle, notamment du fait qu’elles ne puissent faire l’objet de spéculation mais aussi du fait de l’échelle locale de leur déploiement. En France, l’émission et l’utilisation des MLC ont fait l’objet de l’article 16 de la loi (n° 2014-856) consacrée à l’Économie Sociale et Solidaire (ESS) du 31 juillet 2014 qui en circonscrit les principes de fonctionnement. Les MLC supposent ainsi un projet politique alternatif au fonctionnement du système économique actuel tout en s’inscrivant – notamment dans le cadre de la loi – au sein même de celui-ci.

Ces dispositifs alternatifs – le plus souvent soutenus par une association de loi 1901 – peuvent ainsi être considérés comme des organisations hybrides puisqu’elles poursuivent des finalités multiples à la fois économiques, sociales et environnementales (Battilana et Dorado, 2010; Mair et al., 2015). De fait, quels que soient les valeurs ou les buts défendus, les dispositifs de MLC sont traversés par des logiques multiples – qui parfois les dépassent – et qui, de ce fait, leur imposent de s’incarner en contradiction (Smith et al., 2012), notamment dans la perspective de produire de la transformation sociale. Cette hybridité n’est pas sans générer de tensions inhérentes à la rencontre de valeurs potentiellement contradictoires qui peuvent faire émerger des paradoxes ou des conflits délicats à manoeuvrer (Ciesielska, 2010). Pour autant, alors que certaines organisations hybrides sont traversées de multiples tensions, pour d’autres celles-ci sont moins significatives (Siegner et al., 2018). De la même manière, alors que certaines organisations naviguent sereinement au sein d’un pluralisme institutionnel, d’autres s’enlisent dans des conflits ou des blocages menaçant leur survie (Besharov et Smith, 2014). Cette réalité concerne aussi les MLC dans la pluralité des dispositifs déployés sur le territoire français.

Ainsi, nous proposons dans ce papier d’étudier les différentes tensions susceptibles de traverser des projets de MLC français, mais aussi d’appréhender quelles seraient les caractéristiques de ces MLC susceptibles de faire varier la nature des tensions rencontrées et leurs effets. Cette ambition est d’autant plus pertinente que si les tensions semblent inévitables au bon fonctionnement des MLC, elles n’en conduisent pas moins la plupart des projets recensés à péricliter. Pour ce faire, une étude de cas comparative de 5 MLC françaises a été conduite, celle-ci complétée par l’interview de spécialistes universitaires du champ. Nos résultats permettent de faire émerger des tensions de différents niveaux : des tensions éthiques ou identitaires, des tensions de gouvernance et des tensions de performance. Nous discutons par ailleurs deux facteurs susceptibles de faire varier la nature des tensions considérées tels que : la nature du projet politique (ou mission) endossé par les MLC ainsi que les caractéristiques et besoins du territoire d’implantation.

Ce papier contribue ainsi à la connaissance des hybrides (Battilana et Dorado, 2010; Mair et al., 2015) à travers l’étude du dispositif singulier des MLC. Il enrichit la vision en tensions de ces organisations en en caractérisant les déterminants et la nature de manière située. Ce faisant, il permet également d’enrichir la littérature existante sur les dispositifs de MLC (Blanc et Fare, 2012; Blanc, 2015) par l’adoption de cadres de référence gestionnaires peu mobilisés dans ce champ.

Cadre Théorique

Les MLC : un dispositif de monnaie sociale singulier

S’intéresser aux dispositifs de MLC en France, c’est avant tout s’intéresser au mouvement dans lequel ils s’intègrent : les monnaies dites « sociales ». La littérature (Blanc 2006; Blanc et Fare 2012; Kalinowski 2014) s’accorde à définir les monnaies sociales comme un ensemble de dispositifs d’échanges de biens, de services ou de savoirs dans le but d’opérer une réappropriation citoyenne et sociale de l’outil monétaire. Portées par des mouvements citoyens, les monnaies sociales trouvent, pour Blanc (2006), leur raison d’être dans une logique citoyenne souhaitant s’affranchir, en partie, de monnaies politiques et lucratives.

Les monnaies sociales reposent sur trois piliers principaux et communs (Arripe, 2011; Blanc 2006; Blanc et Fare 2012; Kalinowski 2014) : localiser les transactions et les échanges, dynamiser les échanges aux bénéfices des populations locales et transformer la nature des échanges (Rizzo, 2003) (cf. Tableau 1). Ces dispositifs revêtent de multiples formes de monnaies qu’elles soient complémentaires ou multilatérales - telles que les monnaies de temps, les Système d’Echanges Locaux (SEL), les monnaies locales, etc. – se dotant chacune d’objectifs multiples (économiques, sociaux et environnementaux) qui leur sont propres.

En France, les dispositifs de MLC, émergents depuis la crise de 2008, sont définis par une mission d’étude gouvernementale comme des « [dispositifs d’échanges locaux] de biens, de services et de savoir organisés autour d’une monnaie spécifique permettant à la fois d’évaluer et de régler des échanges »[2] et peuvent être considérés comme une monnaie sociale à part entière avec toutefois leurs spécificités propres.

TABLEAU 1

Objectifs des Monnaies Sociales[3]

Objectifs des Monnaies Sociales3
Source : Arripe, 2011; Blanc, 2006; Rizzo, 2003

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La première spécificité de ces monnaies est leur raison d’être : une aspiration citoyenne de réappropriation de l’outil monétaire dans le but de palier de façon éthique et à une échelle locale les défauts des systèmes économique, bancaire et monétaire actuels. À travers la recherche d’une sortie d’un système économique financiarisé (Demoustier et Richez-Battesti, 2010; Palpacuer et al., 2006) et d’une recherche permanente du seul profit, c’est bien l’objectif de favoriser l’économie réelle en créant un cercle économique et social vertueux sur le territoire concerné qui est poursuivi par les MLC. A cet égard, dans la droite lignée des monnaies sociales, les MLC articulent au coeur de leur mission les trois piliers évoqués dans le Tableau 1, dans le but d’impacter de façon pertinente et durable les échanges locaux (Arripe, 2011).

La seconde spécificité de ces monnaies est leur aspect complémentaire selon la typologie de Rizzo (2003). Il convient donc à cet égard de rappeler que ces dispositifs n’ont pas une vocation affichée à remplacer l’Euro -qui reste la monnaie officielle- mais bien de lui être complémentaire. Cette complémentarité se traduit concrètement par l’ambition de redonner au territoire une certaine autonomie monétaire face à la monnaie officielle (Fare, 2012) - à travers une meilleure circulation sur ledit territoire - et ainsi permettre au plus grand nombre de retirer des bénéfices de la richesse produite localement.

Leur utilité est aussi pédagogique et relationnelle puisque les MLC se veulent être un moyen de mettre en réseau les citoyens et les petites entreprises du territoire afin de les amener à réfléchir sur leur mode de fonctionnement dans l’optique de changer positivement leurs manières de produire et consommer (Blanc et Fare, 2012). Réponse locale à une contestation collective d’un système mondial (Blanc et Fare, 2012; Blanc, 2015), ces monnaies tentent donc de favoriser une consommation locale, éthique et responsable (Fare, 2012). Dispositifs novateurs, elles rencontrent cependant dans la pratique certaines limites susceptibles de les malmener voire même d’en menacer la pérennisation ce qui pourrait expliquer le faible taux de réussite qu’elles rencontrent en France, malgré de nombreuses initiatives.

Pour Kalinowski (2014), ces monnaies peuvent tout d’abord se développer dans un contexte citoyen ou politique local, plus ou moins favorable à leur développement. Ces limites d’ordre culturel peuvent conduire à limiter la portée de ces monnaies et à les marginaliser. Celles-ci peuvent concerner une inadéquation entre le public visé et le public touché, ainsi qu’une incompréhension par le public visé de l’utilité de la monnaie. Par ailleurs, toujours selon Kalinowski (2014), ces monnaies font également face à des difficultés structurelles liées à l’importance du nombre d’échanges nécessaires pour garantir une bonne circulation de la monnaie. La difficulté réside notamment dans le fait de trouver un équilibre entre une recherche de proximité et de cohérence avec des valeurs et un nombre suffisant d’utilisateurs afin d’assurer la circulation la plus optimale des monnaies. Enfin, des difficultés sont susceptibles d’apparaître dans le degré d’indépendance souhaité vis-à-vis des institutions publiques qui sont mises à distance mais qui peuvent aussi se révéler nécessaires pour permettre aux différents dispositifs de se développer et d’avoir un impact réel.

Blanc (2006) souligne quant à lui d’autres limites. Celles-ci portent sur les aspects de démocratie au sein de l’organisation et lors de l’implantation des projets. Il met notamment en lumière la difficulté pour les structures porteuses de projet de s’installer et de perdurer tout en conservant une ambition démocratique et pluraliste en leur coeur, cette dernière étant susceptible de conduire à des conflits et/ou à un ralentissement de la prise de décision et de l’action. La seconde limite mise en lumière est relative à la difficulté d’évaluer l’impact réel des dispositifs de MLC. Ceci s’explique par un manque de moyens techniques et d’outils d’évaluation, par un manque de temps et de moyens humains mais aussi par la relation ambivalente entretenue par certaines MLC avec la notion de mesure de la performance elle-même.

Les MLC en France : des organisations hybrides en tensions

Les organisations hybrides se situent à la frontière des trois secteurs propres à la société, à savoir les secteurs public, privé et civil (Del Fa et al., 2018). Parmi elles, les organisations de l’ESS sont des structures combinant des dimensions sociales, politiques et économiques au sein de leur activité (Laville, 2013). Les MLC en France sont tout à fait représentatives de ces caractéristiques. En effet, celles-ci sont inscrites dans le champ de l’ESS tant par leurs objectifs que par leur intégration et leur reconnaissance dans la législation française de 2014. Par sa loi sur l’ESS du 31 juillet 2014, la France est la première nation à reconnaître et encadrer d’un point de vue juridique l’économie locale et les dispositifs de MLC. Cette reconnaissance des MLC par la loi a deux objectifs : leur donner une légitimité ainsi que définir leur cadre et une partie de leur fonctionnement dans l’environnement économique et le marché, notamment leurs relations avec la monnaie officielle et le système bancaire. Cette loi ne reconnaît pas les MLC comme des monnaies à part entière, mais bien comme des outils de développement de l’ESS et de développement local complémentaires à l’euro, ce dernier restant la monnaie officielle pour toutes les démarches comptables, administratives et fiscales. Cet article de loi impose donc certaines contraintes concernant l’émission de la monnaie, soumettant les structures porteuses des projets à certains aspects de la législation bancaire, notamment lorsque la monnaie est émise de façon électronique (Derruder, 2012).

Ainsi, si les dispositifs de MLC sont mis en oeuvre par des groupes de personnes réunies en association visant à oeuvrer dans un but d’utilité sociale, ces monnaies restent néanmoins marquées par leur dimension commerciale ou économique. En effet, elles ont vocation à être acceptées par des professionnels – notamment des entreprises - et existent par un taux fixe sur l’euro (Blanc et Fare, 2017). Elles peuvent donc être définies par leur hybridité, c’est-à-dire comme des organisations poursuivant des finalités à la fois sociales et économiques (Battilana et Dorado, 2010). Le caractère hybride de ces organisations se retrouve notamment au niveau des ressources qu’elles mobilisent, au niveau de leurs logiques d’action mais aussi dans l’équilibre des motivations individuelles et collectives supposées par leur gouvernance multipartite (Terrisse, 2012). Les hybrides s’adressent à plusieurs parties prenantes, sollicitent des identités différentes et combinent des formes statutaires et des standards de fonctionnement hétérogènes (Galaskiewicz et Barringer, 2012). Blanc et Fare (2017) illustrent, à ce titre, comment les ressources des MLC proviennent de financeurs tant publics que privés et témoignent de l’hybridation des modèles économiques déployés entre finalités sociales et finalités économiques. Les MLC s’inscrivent, par ailleurs, dans une dualité entre projet militant et projet associatif organisé. Il s’agit ici de « faire », et de « faire collectivement » (Lallement, 2015; Blanc, 2015), avec des exigences de management, dans et contre le système institué (Parker et al., 2014; Blanc, 2015).

Les organisations hybrides font face à des tensions ou à des arbitrages liés à la pluralité des logiques qui les traversent. On pourrait considérer celles-ci comme structurellement ancrées dans un paradoxe (celui de leur hybridité) (Castellas et al., 2019) avec deux risques majeurs associés à leur singularité : celui de perdre leur hybridité et ainsi de ne poursuivre plus qu’une logique à l’oeuvre et de perdre ce faisant leur raison d’être ou le risque de s’enliser dans des conflits sclérosants susceptibles de les fragiliser et de menacer leur survie (Bovais, 2014). Ainsi, les tensions - entendues comme des forces qui s’opposent, d’acteurs (ou de groupes d’acteurs) qui se heurtent voire s’affrontent pour des ressources, valeurs ou objectifs (Guedri et al., 2014) – seraient constitutives (Putman et al., 2016) d’organisations hybrides telles que les MLC.

Les tensions caractérisant les organisations hybrides ont été décrites et parfois catégorisées dans la littérature, notamment dans celle relative aux entreprises sociales. Par exemple, et en s’ancrant dans la théorie des paradoxes, Smith et al. (2013) présentent quatre types de tensions : les tensions de performance liées à la poursuite d’objectifs multiples et à leur évaluation; les tensions d’organisation faisant référence à des dynamiques internes divergentes (structures, culture, etc.); les tensions d’appartenance relevant de la confrontation d’identités multiples et; les tensions d’apprentissage concernant la conduite du changement dans le temps. De son côté, Doherty et al. (2014) distinguent trois sphères de tensions pour les entreprises sociales : les tensions liées à la mission notamment dans la rencontre entre des objectifs multiples; des tensions liées à la mobilisation des ressources humaines entre salariés et bénévoles; et des tensions liées à la mobilisation de ressources financières en lien avec l’évaluation de la performance.

Concernant les MLC, celles-ci sont légalement libres de définir leur mission, de mettre en place la monnaie à travers la création de la structure porteuse, de ses statuts et de son mode de gouvernance, tout en choisissant le territoire, les critères de sélection des membres et des partenaires ainsi que la forme de monnaie. A cet égard, on peut donc considérer les MLC comme des organisations hybrides traversées par un certain nombre de tensions suscitées. Par exemple, des tensions seraient susceptibles de survenir au niveau de la définition de la mission des projets par leurs membres; les acteurs de ces dispositifs restants libres de fixer les objectifs économiques, sociaux ou environnementaux qu’ils imaginent (Mair et al., 2015). De la même façon, ces organisations sont formées d’un ensemble de communautés garantissant la représentation de différents groupes de parties prenantes en local (Ayuso et al., 2006) et entre lesquelles des tensions pourraient apparaître en fonction des intérêts à l’oeuvre (Bessire et Mesure, 2009; Blanc, 2006). La question de l’étude des tensions susceptibles de traverser les MLCs – en tant qu’organisations hybrides – prend ainsi tout son sens et cela d’autant plus que ces associations se différencient des entreprises sociales (notamment par leur rôle et leur statut) et que la spécificité des tensions les traversant mérite d’être interrogée.

A cet égard, il est important de rappeler que si les tensions peuvent être potentiellement déstabilisatrices pour les organisations hybrides (Jay, 2013), celles-ci ne sont pas nécessairement négatives. En effet, les tensions suscitent la controverse et se revèlent nécessaires pour penser des projets alternatifs et favoriser la co-construction (Battilana et al., 2015). Plutôt que d’éliminer les tensions, il s’agirait de les embrasser (Lüscher et Lewis, 2008; Smith et Tushman, 2005) afin de garantir la vitalité du projet et notamment son caractère coopératif et démocratique (Maignan et al., 2018). Leur régulation ou leur management n’en serait pas moins central, toutefois, pour en permettre le succès (Bjerregaard et Jonasson, 2014). A cet égard, des recherches doivent encore être menées pour comprendre la nature des tensions traversant ces organisations hybrides, mais aussi pour comprendre les conditions de leur émergence.

Méthodologie

Une démarche qualitative par étude de cas multiples

Cette étude s’inscrit dans une démarche d’étude qualitative comparative de cas multiples (Alexandre, 2013) de MLC implantées sur le territoire français. 5 cas de MLC ont été sélectionnés (cf. Annexe 1). Nous avons souhaité sélectionner des MLC qui étaient parvenues à lancer leur monnaie au titre de l’année 2018, même si nous avons par ailleurs privilégié la diversité relative à l’ancienneté du projet, à la nature de l’inscription du projet territorial ou aux choix politiques inhérents au lancement de la monnaie. Cette variété était volontairement recherchée en lien avec notre question de recherche visant à caractériser les tensions susceptibles de traverser ces monnaies mais aussi de discuter des caractéristiques des projets pouvant faire varier la nature de celles-ci. Les coordonnées des différentes MLC avaient été obtenues sur le portail du réseau des MLC (https://monnaie-locale-complementaire-citoyenne.net/) présentant les différentes monnaies ainsi que leurs principales caractéristiques.

Le Tableau 2 synthétise les caractéristiques des 5 cas de MLC sélectionnés. Il illustre les caractéristiques organisationnelles et d’implantation des monnaies étudiées et met en évidence tant les similitudes que les différences entre les projets considérés.

Collecte et analyse des données

Les données collectées pour ces 5 études de cas sont présentées dans le Tableau 3.

Le protocole de collecte et d’analyse de données a été mené selon plusieurs étapes. Dans un premier temps, nous avons préparé notre accès au terrain en collectant et analysant l’ensemble des données secondaires disponibles pour chacun des cas (Yin, 1994). Cette préparation du terrain nous était utile pour favoriser la compréhension de l’histoire et de l’actualité des MLC. Par ailleurs, cela nous a également permis d’identifier et de mettre en exergue des incidents critiques comme, par exemple, des moments d’interruption du projet, des changements de gouvernance ou encore des évolutions de la mission.

A partir de notre connaissance du terrain, nous avons ensuite conduit des entretiens semi-directifs avec les porteurs de projet. A cet égard, nous avons volontairement construit un guide d’entretien qui nous permettait de questionner les porteurs de projets sans axer directement nos questionnements sur les tensions, en privilégiant l’émergence spontanée de celles-ci dans les discours mais aussi en interrogeant les répondants sur les incidents critiques précédemment identifiés (Crespin-Mazet et al., 2017). L’objectif était ici d’ancrer le discours des répondants dans leur réalité pour éviter des discours de surface parfois génériques. Nous espérions, ce faisant, pourvoir faire émerger de manière plus fine les tensions animant le quotidien de ces organisations, dans leur singularité (Gavard-Perret et al., 2008).

Ainsi, notre guide d’entretien a été bâti autour des thèmes suivants :

  • Présentation du répondant et du projet de MLC auquel il participe;

  • Organisation de l’association et de la monnaie & historique du projet;

  • Objectifs économiques et sociaux/finalité du projet;

  • Organisation en termes de fonctionnement et de gouvernance;

  • Bilan et vision.

Les entretiens ont tous fait l’objet d’un double codage et ont été traité par une analyse de contenu thématique inductive. Notre objectif était alors de faire parler le discours des répondants et à partir de leurs mots ou de leurs phrases afin d’identifier et de qualifier des types de tensions émergeant du terrain. Nous avons codé les données collectées grâce aux techniques de codage ouvert et axial (Strauss et Corbin, 1990). Nous avons effectué le même codage pour l’ensemble des cas (Miles et Huberman, 1991). Il s’agissait ici d’un codage ancré dans les données de terrain, bien que vérifiant, cependant, la cohérence de sens avec des catégories thématiques – ici, des catégories de tensions - d’ores et déjà identifiées au sein de la littérature (Smith et al., 2013; Doherty et al., 2014). Cette approche est en effet particulièrement indiquée lorsque de nouvelles pratiques apparaissent, ou quand la recherche s’intéresse à des aspects ou objets encore peu étudiés empiriquement (Grenier et Josserand, 2003). Ce choix s’inscrit aussi dans la perspective qualitative et exploratoire retenue.

TABLEAU 2

Présentation synthétique des MLC étudiées

Présentation synthétique des MLC étudiées

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TABLEAU 3

Présentation des données collectées et de l’échantillon

Présentation des données collectées et de l’échantillon

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L’identification des tensions s’est appuyée sur les oppositions directement faîtes par les répondants dans leur discours par l’utilisation de mots de liaisons tels que « par contre, cependant, mais, seulement etc. », mais aussi lorsque ceux-ci mentionnaient autour d’une même idée des éléments paradoxaux sans nécessairement les confronter de manière directe (Maignan et al., 2018). La procédure de codage des entretiens a été réalisée séparément par deux codeurs avec un taux d’accord de 90 %, les désaccords ayant fait l’objet d’une discussion collective. La grille de codage des entretiens est présentée ci-après dans sa version simplifiée (cf. Tableau 4).

Ce codage des entretiens a ensuite été complété par un codage thématique similaire (avec un taux d’accord de 89 %) de certaines données secondaires sélectionnées comme pertinentes pour l’identification de tensions telles que les comptes-rendus de travail, de réunions des assemblées, des groupes locaux, etc. A la suite de l’identification des tensions, ont été mis en évidence les facteurs de contingence susceptibles de faire varier la nature et l’importance des tensions rencontrées entre les différents cas. Cela a notamment été réalisé par une relecture fine des cas et de leur contexte mais aussi par la création de matrices de codage croisées.

L’ensemble des résultats de codage a ensuite été confronté à l’épreuve du terrain (Ayerbe et Missonnier, 2007). Une fois l’ensemble des tensions identifiées, les résultats obtenus ont fait l’objet d’une restitution pour validation auprès des membres de MLC et dans certains cas à une discussion collective des résultats obtenus. L’objectif était de valider la richesse des résultats et leur validité interne auprès des membres concernés. Enfin, trois entretiens semi-directifs ont été conduits avec des experts[4] pour poursuivre la validation et l’interprétation des résultats obtenus. Le protocole de collecte et d’analyse de données est présenté en Figure 1.

TABLEAU 4

Grille de codage thématique pour la caractérisation des tensions des MLC

Grille de codage thématique pour la caractérisation des tensions des MLC

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Figure 1

Protocole de collecte et d’analyse de données

Protocole de collecte et d’analyse de données

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Résultats

Nos résultats permettent de mettre en lumière les tensions traversant les projets de MLC étudiés (cf. Tableau 4). Nous commençons par présenter la nature de ces tensions ainsi que le sens qui leur est donné par nos répondants. Nous présentons, ensuite, la manière dont l’importance de celles-ci varie en fonction des projets de MLC considérés (cf. Tableau 5) et les facteurs susceptibles d’expliquer cela.

Des tensions multiples et complémentaires

Trois catégories de tensions émergent de nos cas d’études : des tensions éthiques ou identitaires, des tensions de gouvernance et des tensions de performance.

Tensions éthiques ou identitaires

Ces tensions renvoient aux difficultés liées à la définition de la mission sociale des organisations de MLC à travers le choix des objectifs à atteindre mais aussi sur la manière de les traduire en pratique. Nous les qualifions d’éthiques ou d’identitaires car elles sont présentées par les répondants comme des tensions liées à la définition même du projet politique et susceptibles de fonder l’engagement ou le désengagement des membres en fonction de leur nature et de leur importance. Elles reflètent plus largement la confrontation des valeurs portées par les MLC à une réalité économique et géographique auxquelles celles-ci sont confrontées.

Le premier type de tension rencontré concerne la confrontation entre le choix des prestataires, d’une part, et les enjeux de circulation de la monnaie. En effet, des restrictions trop fortes dans le choix des prestataires et des conditions d’utilisation de la monnaie – par exemple en limitant l’utilisation de la monnaie chez des partenaires proposant des produits 100 % bio ou 100 % local - peuvent conduire à une limitation de la circulation de celle-ci et, ce faisant, à sa disparition. Plusieurs membres évoquent ainsi comment le fait d’être trop restrictif sur le choix des partenaires avait conduit à une réduction de la demande en monnaie. L’un des membres actifs de La Gentiane décrit cette tension : « Il y a deux lignes de discussion au sein de l’association par rapport au degré d’ouverture des entreprises. Je disais au départ qu’il y a une charte, donc nous on était au départ très exigeant quant au respect des valeurs de la charte, et notamment concernant l’écologie, le respect des personnes et l’aspect vraiment local. Il y a d’autres personnes maintenant qui font partie de l’association qui ont envie d’ouvrir de manière un peu plus large avec des critères moins « exigeants » ». De la même manière, respecter des critères stricts de partenariat entre aussi, pour certains répondants, en contradiction avec la volonté de toucher et de faire bénéficier de la monnaie toutes les classes de la société. Aussi, les débats restent vifs - au sein de certaines MLC - entre des membres défendant des choix de partenaires restrictifs et ceux privilégiant la diffusion de la monnaie au plus grand nombre.

Le deuxième type de tensions fait référence au souhait par les membres des MLC d’entretenir ou non des relations avec les pouvoirs publics et leurs représentants locaux dans le portage politique du projet. Aussi, bien que toutes les monnaies s’accordent à se reconnaître comme projets citoyens et dans le souhait de garder une indépendance par rapport à la sphère politique et aux institutions publiques (notamment pour éviter une récupération politique mais aussi du fait d’une certaine défiance vis-à-vis des représentants du système en place), c’est la nature même des relations entretenues et son importance qui est susceptible de faire débat. En effet, les institutions publiques sont susceptibles de financer tout ou partie des projets associatifs, de les relayer et de les légitimer sur le territoire voire même d’en être des prestataires diffuseurs via les services publics établis. De nombreux débat surviennent ainsi au coeur des MLC entre une indépendance recherchée et valorisée et les bénéfices associés à une collaboration avec les représentants des pouvoirs public. L’un des membres actifs de La Sonnante témoigne de cette tension « Concernant les liens avec les collectivités publiques, et notamment la sphère politique, je dirais qu’il y a autant de cas et d’approches que de monnaies existantes. Dans notre cas [...] il n’y a pour le moment pas d’implication de la sphère politique mais c’est un véritable point de débat ».

Les deux tensions suivantes sont, elles, relatives à des enjeux identitaires liés à l’inscription territoriale des projets de MLC. Aussi, une première tension sur l’identité infra-territoriale des projets est tout d’abord évoquée. Ici, les membres témoignent de la difficulté sur un territoire défini de réconcilier les membres quant aux objectifs à porter et à la manière de les mettre en oeuvre. En effet, certains territoires se caractérisent par leurs importantes disparités géographiques (ex : ruralité versus grandes villes) et culturelles qui renforcent la difficulté à s’entendre sur un projet commun et à harmoniser des pratiques. Il en résulte notamment des enjeux pour créer du lien social sur un territoire donné mais aussi pour dynamiser sur l’ensemble de celui-ci l’engagement de ses membres.

Enfin, le choix même du territoire de circulation des MLC est lui également en mesure de générer des tensions. Ici, c’est très souvent la définition du caractère « local » des projets qui est en jeu. Notamment, alors que certains membres sont favorables à l’élargissement du territoire d’implantation pour favoriser la circulation de la monnaie, d’autres membres peuvent défendre une vision plus restrictive du territoire adéquat notamment pour préserver le projet politique à l’oeuvre. Un membre actif de La Doume explique : Un réseau économique diversifié nécessite un territoire assez grand et beaucoup de recherches. Le territoire ne doit pas être trop grand non plus car il faut pouvoir se rencontrer physiquement. C’est souvent chez nous un sujet de discussion ».

Tensions de gouvernance

Les tensions de gouvernance font référence à la manière dont les membres des MLC s’organisent mais également se coordonnent pour prendre des décisions et agir. Ces tensions incarnent des difficultés possibles liées au « faire ensemble » et cela notamment du fait du projet démocratique porté par ces associations.

La première tension de gouvernance décrite par nos répondants concerne la volonté de fonctionner de la manière la plus démocratique et la plus participative possible tout en structurant, cependant, l’agir afin de pouvoir avancer. Ici, fonctionnement organique et structuration entrent en tension. Alors que les membres des monnaies souhaitent instaurer un fonctionnement démocratique le plus horizontal possible – impliquant peu d’instances et en se concentrant sur des agoras régulières – certains expliquent cependant que la rapidité du développement de la monnaie est souvent liée à la définition de rôles et de missions et à la création d’instances formelles. A ce sujet, un membre du Cairn explique : « Nous avons souvent discuté le fait de beaucoup nous structurer car d’un côté notre territoire est grand et cela semble indispensable, et d’un autre côté, il nous faut aussi rester organique dans notre manière de fonctionner pour permettre l’implication de tous ».

Toujours dans la recherche d’un fonctionnement le plus démocratique possible, les membres des monnaies ont également de manière régulière des débats quant à la méthode de prise de décision à privilégier en leur sein. Aussi des modes de décision par consentement ou par consensus sont généralement privilégiés. Ceux-ci sont cependant décriés par certains membres quant à la lenteur de la prise de décision qu’ils impliquent. En effet, le débat démocratique et ses débats associés peuvent parfois ralentir la prise de décision voire même conduire au blocage temporaire du projet (La Gentiane ou La Graine). Pour d’autres, c’est le choix même d’une méthode de décision par consentement ou par consensus qui fait débat. Ici, l’enjeu reste le même : comment prendre des décisions les plus rapides possibles tout en laissant à chacun la possibilité de s’exprimer et de contribuer.

Enfin, une tension majeure de gouvernance traversant les MLC semble relative à la mobilisation et à l’engagement de membres bénévoles. Nos entretiens montrent ainsi une tension entre le caractère associatif et citoyen des monnaies et la difficulté de susciter et de maintenir celui-ci au cours du temps. Certaines monnaies expliquent avoir mis en place des systèmes pour sécuriser la participation et l’engagement tournant alors-même que cela n’était pas le souhait initial de tous. Un membre actif de La Doume précise cet état de fait : « Afin d’assurer un renouvellement des membres des instances, la Collégiale voit une partie de ses membres désignés par tirage au sort. Cette “contrainte forcée” peut se révéler bénéfique pour les membres choisis - ceux-ci évoquant changer de perspective dans l’exercice de la fonction - mais aussi contradictoire à l’engagement volontaire que nous avions originellement souhaité ».

Tensions de performance

Les tensions de performance concernent l’opposition entre, d’un côté, une recherche d’impact sur le territoire concerné et, de l’autre, d’une difficulté ou d’un rejet à la mise en place effective de l’évaluation de cet impact.

Pour certains membres, c’est d’abord la question de l’évaluation elle-même qui est rejetée. Aussi, un membre actif de La Graine explique que « mesurer et évaluer cela fait partie de l’ancien monde ». Dans ce cas, l’évaluation est associée au système économique et financier classique, notamment à travers la notion de performance, et doit donc être rejetée malgré un aveu de recherche d’impact. Pour d’autres, comme certains membres de La Gentiane, le choix de ne pas évaluer représente moins un positionnement politique qu’une absence de nécessité perçue. L’un de ses membres actifs précise à ce sujet : « l’important c’est de faire et de conserver l’enthousiasme : ce n’est pas le moment d’évaluer notre démarche qui est davantage pédagogique ». Pour autant, des débats actifs restent présents au sein de ces monnaies et notamment avec des membres partisans de cette évaluation. « Si l’on n’évalue pas nos impacts on ne sert à rien » explique un membre de La Graine à ce sujet.

Pour d’autres monnaies, les débats sont davantage relatifs à la manière de mener une évaluation de l’impact des projets engagés. Ici, la tension concerne très souvent le choix des indicateurs mais également des moyens humains, techniques et financiers à mobiliser. Des difficultés surviennent également dans la mesure elle-même puisque le choix d’une monnaie papier, par exemple, rend difficile le suivi réel des flux d’échanges, l’évaluation des dépenses et des recettes qui ne sont parfois comptabilisées qu’à travers les déclarations des prestataires et des membres.

Des tensions à géométrie variable

Les tensions rencontrées par les MLC peuvent être communes à toutes. Par exemple, la tension sur l’engagement de membres bénévoles concerne l’ensemble des monnaies interrogées. A cet égard, les répondants évoquent le caractère chronophage d’un engagement au coeur d’un projet associatif et la difficulté concomitante d’attirer des membres et de les fidéliser. Un membre de La Doume explique : « Notre objectif est effectivement de fédérer le plus de monde même si cela reste difficile et prend beaucoup de temps et que nous ne le faisons pas à plein temps. C’est notre lot commun à tous. D’autres tensions semblent varier en fonction des projets de MLC considérés. A cet égard, deux facteurs semblent centraux dans la compréhension de la nature et de l’importance des tensions rencontrées par les monnaies : la nature du projet politique et les caractéristiques de l’ancrage territorial.

Des tensions liées à la nature du projet politique porté par les MLC

Les tensions rencontrées par les MLC, et notamment les tensions éthiques et identitaires, semblent varier avec la nature du projet politique porté par les MLC. Ainsi, les organisations qui se fixeraient le projet politique le plus radical avec notamment une forte volonté affichée de modifier le système économique et monétaire et de s’engager sur d’exigeants critères sociaux et environnementaux, sont celles qui, en cascade, font les choix opérationnels et de gouvernance les plus restrictifs entrainant des tensions très significatives et encastrées (tensions éthiques et identitaires, entraînant des tensions de gouvernance et de performance). Dans le cas de la Graine, par exemple, cela a généré un paradoxe entre la volonté d’existence et de diffusion de la monnaie, d’une part, et la restriction maximale des adhérents et des partenaires d’autre part, empêchant la circulation de ladite monnaie. Un membre actif de La Graine explique : « Des désaccords apparaissent au sein de l’association et des membres, faisant apparaître deux grands courants : un courant « dur » voulant rester sur la volonté originelle de n’accepter comme prestataires membres du réseau que des entreprises respectant le critère du 100 % bio. Face à ce courant un autre courant existe, plus « progressiste » et plus ouvert aux entreprises ne respectant pas les 100 %, mais s’inscrivant dans une démarche proactive afin d’augmenter la production et/ou la vente de biens et services 100 % bio ».

TABLEAU 5

Caractéristiques des tensions traversant les projets de MLC étudiés

Caractéristiques des tensions traversant les projets de MLC étudiés

TABLEAU 5 (suite)

Caractéristiques des tensions traversant les projets de MLC étudiés

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Ici, une recherche de cohérence parfaite entre les fins et les moyens, conduit les projets les plus radicaux, à se heurter aux contraintes de marché et institutionnelles en présence. Dans le cas de La Graine, les tensions sur le choix des partenaires – notamment face à une réalité de l’offre territoriale - et la nécessité de faire circuler la monnaie a conduit à un assouplissement des critères de sélection des partenaires au cours du temps, notamment pour permettre le lancement de la monnaie et sortir de blocages importants. Ces blocages étaient également accentués par une volonté de prise de décision par consensus et par un rejet de la nécessité d’une évaluation d’impact. Pour certains, cela a conduit à limiter l’impact du projet sur le territoire en refusant de potentiels acteurs pouvant donner au projet de la visibilité et de la légitimité mais aussi qui permettraient, peut-être, de participer au changement institutionnel prôné par la monnaie. « Cela a même été un facteur de la mise en péril du projet lors de sa phase de lancement. Nous avions sans arrêt des conflits et ne parvenions pas à nous mettre d’accord », nous précise un membre actif.

A contrario, les projets de MLC plus flexibles et privilégiant un impact territorial économique ou axés sur l’action à court terme comme La Sonnante, La Doume ou le Cairn semblent rencontrer des tensions moindres dans la conduite de leurs projets, notamment sur le plan éthique et identitaire. Par exemple, l’un des membres du Cairn explique : « Nous avons fait le choix de favoriser la circulation de la monnaie et la participation de tous quitte à être plus flexible sur le périmètre de circulation de la monnaie ou dans le choix de nos prestataires. Pour nous, ce qui compte c’est vraiment cette idée de réancrer l’économie dans le local et dans le territoire. » L’enjeu de ces monnaies plus souples sur les objectifs sociaux et environnementaux – et donc se développant plus rapidement – se retrouve lui au coeur de tensions de gouvernance liées à la structuration du projet et à l’évaluation de ses impacts qui semblent concomitantes à une forte croissance.

Pour des projets plus pédagogiques et citoyens comme La Gentiane – sans ambition particulière de pérennité ou d’expansion – les tensions liées au choix des prestataires ou à la gouvernance sont peu nombreuses. En revanche, celles-ci se déplacent sur les relations à la sphère publique ou sur les enjeux de la définition d’un impact « local ». En effet, une volonté politique faible de promouvoir le développement du projet, et une volonté des membres de l’association d’un portage citoyen ne favorise pas un environnement de coopération poussée entre la MLC et les institutions publiques locales, bien que la monnaie ne se refuse pas à créer des partenariats dans le futur. Comme nous l’a signifié la personne interrogée lors de notre étude, “La mairie a un regard bienveillant. Notre accord avec la mairie a évolué un petit peu car il y a des gens qui sont farouchement contre, qui ne voient pas l’intérêt parmi les élus, et il y en a d’autres qui y voit un intérêt, donc le mot d’ordre ça a été de garder nos distances. Mais, on aimerait aussi à terme passer des partenariats avec les municipalités pour aider les usagers dans la possibilité de régler en monnaie locale des services qui sont gérés par la municipalité comme la bibliothèque.” Par ailleurs, bien que la monnaie ait une vocation à se développer localement, la notion de “local” n’a pas été réellement définie par l’association. S’implantant sur le bassin de vie annécien, l’association a décidé, contrairement aux autres monnaies, de ne pas poser de “frontières physiques” et ainsi de laisser une flexibilité à la monnaie pour adapter ses propres frontières géographiques en fonctions des échanges. Ceci semble susciter « un regret chez certains de nos membres ou en tout cas une véritable interrogation » explique un membre actif. 

Des tensions liées aux spécificités de l’ancrage territorial des MLC

L’ancrage territorial semble également jouer dans la nature et l’importance des tensions perçues par les MLC notamment au regard des caractéristiques à la fois matérielles et idéelles du territoire concerné.

Certaines caractéristiques territoriales peuvent, tout d’abord, conduire à des tensions éthiques ou identitaires. Cela est notamment le cas lorsque l’on interroge l’ambivalence des contextes locaux qui laisseraient plus ou moins de place à l’innovation. Ainsi, nos répondants décrivent des territoires plus ou moins favorables à l’accueil de MLC. A cet égard, les territoires montagneux de la Doume ou de la Sonnante semblent naturellement enclins à ce type d’initiatives du fait de difficultés à créer du lien social sur les territoires concernés et de leur nécessité de revalorisation économique. L’un des membres actifs de la Sonnante explique : « Les projets de revalorisation du territoire sont les bienvenus. Nous n’avons eu que peu de débats sur l’utilité de notre projet. Ce qui a plus fait question c’était le comment et avec qui. » Pour ces projets, la proximité avec les institutions publiques est souvent favorisée et ne représente pas un facteur de tension important.

Pour d’autres territoires, la pertinence de la monnaie est plus problématique pour des raisons de sensibilité politique mais aussi par rapport à l’existence d’autres structures ou d’initiatives davantage légitimées localement. Par exemple, la circulation d’une MLC réduit la possibilité d’émergence d’un projet similaire sur un territoire frontalier comme cela est par exemple le cas pour la Gentiane à Annecy. L’une des membres actives nous explique : « Je dis ça parce que la municipalité nous a fait des retours en disant que créer des richesses pour eux ce n’était pas forcément l’utilité première, mais que c’est plus sur une réflexion éthique et de réfléchir sur l’envie de créer du lien. Et par ailleurs, il y avait beaucoup d’autres monnaies locales autour de nous. Il a fallu débattre longuement pour trouver sa place et son identité dans ce contexte. »

Par ailleurs, la cohérence des projets de MLC sur un bassin de vie ou sur une échelle favorisant les échanges semble centrale. Certains projets de MLC se heurtent ainsi aux contraintes physiques et matérielles de leurs territoires choisis. Pour La Sonnante, par exemple, ce sont les contraintes géographiques du territoire organisé par vallées qui réduisent la circulation et qui créent des tensions infra-territoriales sur son identité et son utilité. L’un des membres interrogés précise : « C’est un département large et très peu habité, et fait de plusieurs vallées. Ainsi si les producteurs d’une vallée n’avaient pas la même monnaie locale que les consommateurs d’une autre vallée, nous nous serions retrouvés avec plusieurs monnaies locales qui n’auraient pas pu bien fonctionner ensemble. Ce n’est pas évident à construire”. Pour d’autres, la circulation de la monnaie peut être freinée ou empêchée par un nombre restreint de partenaires économiques et sociaux porteurs des valeurs du projet, comme cela fut le cas avec la Graine à Montpellier.

Enfin, les territoires varient également dans l’importance de leur culture démocratique et dans leur expérience à fédérer sur des initiatives collectives. Sur certains territoires, il semble en effet aisé de mobiliser des acteurs et de rassembler autour d’un projet alternatif (ex : le Cairn à Grenoble). Sur d’autres, en revanche, le manque d’engagement des citoyens peut être un véritable frein au déploiement de ces projets, mais aussi à la capacité à penser la monnaie comme « commun ». Comme l’explique un membre de La Doume : « Notre monnaie a bénéficié de l’exemple des éclaireurs, elle a vu les freins possibles, et elle a conclu que, puisqu’il s’agissait de convaincre nos concitoyens de « se réapproprier la monnaie, bien commun », la gouvernance devait être absolument démocratique, et même sociocratique (décision au consentement). C’est indispensable déjà car la mobilisation est loin d’être évidente sur notre territoire montagneux. »

Discussion et conclusion

Les MLC sont des monnaies dites sociales, visant en France à dynamiser l’économie locale et les échanges solidaires. Construites pour proposer une alternative au système monétaire en place, ces MLC reposent sur des organisations hybrides poursuivant des objectifs multiples – économiques, sociaux et environnementaux – leur imposant de s’incarner en contradiction. A partir de l’étude qualitative de 5 études de cas de MLC françaises, ce papier caractérise les tensions éthiques/identitaires, de gouvernance ou de performance traversant ces organisations. Il met en lumière la diversité des projets de MLC et le rôle de la mission/projet politique et du lien avec le territoire d’ancrage sur les tensions à l’oeuvre et sur leurs effets. Nos résultats illustrent ainsi la nature constitutive des tensions pour les organisations étudiées dans leur volonté d’articuler des objectifs pluriels (Maignan et al., 2018; Putnam et al., 2016).

Nous montrons, à cet égard, comment les MLC se révèlent être des organisations hybrides en émergence – dans une logique d’entrepreneuriat social (Boughzala, 2018) – et comment les tensions qui les traversent contribuent à les façonner. A cet égard, il n’est pas étonnant de retrouver au sein de ces projets d’importantes tensions éthiques ou identitaires qui témoignent du caractère malléable d’une mission sociale en construction. Plus ces organisations grossissent, plus elles rencontrent des tensions liées à la nature des objectifs sociaux à poursuivre conduisant certaines à modifier leur raison d’être initiale. Nous confirmons ce faisant les résultats de Siegner et al. (2018) qui décrivent des tensions associées à la nature de la mission sociale des organisations hybrides.

Ces tensions sont cependant présentées par les répondants comme une nécessité pour garantir le débat démocratique afin de bâtir collectivement les objectifs et les moyens des dispositifs considérés. Aussi, si ces organisations s’incarnent autour d’une grande tension constitutive liée à la concomitance d’une logique sociétale et d’une logique économique au coeur de leur mission, elles n’en restent pas moins traversées par une pluralité de tensions vécues au jour le jour et perçues par leurs membres (Maignan et al., 2018). Au-delà des tensions éthiques et identitaires qui sont les plus importantes pour les projets considérés, des tensions liées à la question du « faire ensemble » se retrouvent dans les projets ayant stabilisé une mission sociale équilibrée. Produire de la communauté semble s’avérer une tâche non dénuée de tensions mais pourtant indispensable pour produire de l’agir politique dans les cas étudiés (Genestier et al., 2007). Pour ceux-ci, et conformément à la littérature, la question de la structuration, du choix des ressources mais aussi de l’engagement des membres se pose alors (Doherty et al., 2014).

Nous contribuons à la littérature sur les organisations hybrides en mettant en exergue deux facteurs de contingence susceptibles de faire varier les tensions rencontrées. Ces tensions varient, tout d’abord, avec la nature du projet politique à l’oeuvre et choisi par les porteurs de projet des MLC. Il semblerait à cet égard qu’un projet politique radical sur le plan de l’impact sociétal ne permette pas aux MLC d’exister sans entrer dans des contradictions indépassables sur la nécessité de circulation de la monnaie en lien avec les caractéristiques du territoire d’implantation. Ici, une recherche de cohérence parfaite entre les fins et les moyens, conduit les projets les plus radicaux, à se heurter aux contraintes de marché et institutionnelles en présence (Laville et Nyssens, 2002). En conséquence, nous montrons également comment le territoire d’implantation des monnaies influence, aussi, les tensions auxquelles elles font face. A cet égard, l’identité du territoire prend ici tout son sens à travers ses caractéristiques culturelles mais aussi à travers les jeux de pouvoir à l’oeuvre à l’échelle locale qui ne permettent pas toujours de dépasser certains intérêts individuels potentiellement néfastes au projet collectif porté par les MLC (Lauriol et al., 2008). Nous contribuons également à reconnaître le caractère socio-matériel de certaines tensions (Michaud, 2011) liées aux caractéristiques physiques du territoire d’implantation. En effet, si le territoire des monnaies résulte d’un choix et qu’il peut être construit par les acteurs, ceux-ci rencontrent également des limites liées à sa géographie.

Enfin, nous montrons que pour les projets considérés, les tensions ne sont cependant pas nécessairement subies. Elles le sont, finalement, par celles ayant préféré nier les tensions en présence, les réduire à tout prix, ou ayant refusé de chercher à mettre en oeuvre des moyens pour les réguler (Hahn et al., 2015). Elles conduisent, dans ce cas, à des blocages indépassables (Bootz, 2015). Pour les organisations ayant délibérément (Mair et al., 2015) fait le choix d’embrasser ces tensions, celles-ci apparaissent au coeur du façonnement de la mission et permettent de faire progresser l’organisation dans son processus d’exclusion et d’altération réflexif et performatif (Dorion, 2017). Cette dissonance assumée permet de maintenir l’engagement des parties prenantes (Ayuso et al., 2006) et de façonner des marges de manoeuvre singulières au portage d’un projet politique. Pour nos cas d’études, les organisations ont appris à gérer les tensions en mettant en place des structures de gouvernance pour les réguler, en développant des réseaux de soutien et des communautés d’apprentissage, en bricolant autour de la représentation des membres de la gouvernance, ou en travaillant, par le discours ou les actes, à changer les représentations et les normes. Ces initiatives bien loin de réduire l’existence des tensions à l’oeuvre, permettent toutefois de les laisser exister sans menacer, pour autant, la survie du projet. Elles deviennent alors, un outil de changement (Jay, 2013) au coeur d’une instabilité maîtrisée.

Nous papier contribue ainsi à la compréhension des organisations hybrides autour des tensions qui les façonnent. Il enrichit celle littérature par la mise en exergue de facteurs de contingence permettant de mieux comprendre la nature des tensions en présence et leurs effets. Ce faisant il met l’accent sur l’importance de la gouvernance des tensions traversant ces organisations dans leur diversité. Il contribue par ailleurs directement à alimenter la connaissance pratique des projets de MLC en contexte français (Blanc et Fare, 2012). De futures recherches pourraient s’attacher à étudier ce type de projets dans d’autres contextes nationaux, mais aussi à tenter de capturer de manière dynamique l’émergence et le management des tensions présentes en leur sein. Enfin, appréhender ces projets sous l’angle des organisations alternatives pourrait également être prometteur (Dorion, 2017).