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Les façons de se nourrir et de s’approvisionner en aliments constituent des manifestations culturelles qui témoignent de la configuration des sociétés humaines (Contreras et Gracia, 2005). Elles jouent un rôle important dans le scénario actuel de la crise socio-environnementale. D’une part, le système agroalimentaire global génère d’importants impacts négatifs sur les plans environnemental, social et sanitaire. D’autre part, l’adoption de régimes alimentaires sains et de systèmes agroalimentaires écologiquement responsables peuvent constituer des leviers importants pour une transition écosociale globale de plus en plus urgente. Cet article présente des éléments essentiels pour l’élaboration d’une stratégie-cadre d’action socio-éducative permettant d’aborder la question alimentaire auprès des adultes. Ceux-ci, en plus d’être les principaux décideurs de la consommation alimentaire, peuvent être également des acteurs de changement social lorsqu’ils mobilisent et exercent pleinement leur citoyenneté. Premièrement, les adultes peuvent voter pour élire les représentants.e.s qui prennent des décisions politiques en matière agroalimentaire. Deuxièmement, les adultes sont en mesure de choisir les aliments à consommer sur la base de différents critères écologiques et sociaux. Enfin, les adultes peuvent se mobiliser collectivement pour protester ou même s’associer à des paysans et fonder des organisations et des réseaux pour stimuler l’adoption de formes de consommation alimentaire alternatives.

En ce sens, en collaboration avec des porteurs d’initiatives collectives liées au mouvement social agroécologique, nous avons entrepris une recherche dont l’objectif est la proposition d’une stratégie socio-éducative globale (ou stratégie-cadre) axée sur le développement de compétences en matière d’action écocitoyenne visant à transformer les systèmes agroalimentaires et à remédier à leurs conséquences néfastes sur les sociétés humaines et sur l’environnement. Dans cet article, nous présentons la problématique et les principaux fondements théoriques de cette recherche. En particulier, nous soulignons les apports du courant écologiste de l’éducation relative à l’environnement (ERE) et ceux de l’agroécologie à la construction d’une telle stratégie-cadre d’action socio-éducative visant à contribuer à la nécessaire transition écosociale.

Problématique : le rôle central des systèmes agroalimentaires dans la crise socio-environnementale

L’approvisionnement en nourriture, en tant que satisfaction fondamentale du besoin de subsistance (Max-Neef, 1994), a marqué de manière déterminante l'évolution des structures socio-économiques et des différents systèmes culturels et politiques qui se sont développés au cours de l'histoire. Ainsi, certains changements fondamentaux dans le modèle d’approvisionnement alimentaire ont conduit à de grandes transformations du paradigme civilisateur. Deux éventements historiques majeurs doivent être soulignés à cet effet. D’abord, le développement de l'agriculture et de l’élevage qui ont remplacé la chasse et la cueillette comme principaux moyens d’approvisionnement alimentaire pendant la révolution néolithique. Ce changement a permis l’adoption de nouveaux modes de vie sédentaire et l'apparition des premiers établissements urbains d’une certaine densité (Harari, 2015). Ensuite, le régime d'enclos et le processus de privatisation des terres communales au cours du XVIIIe et du XIXe siècles au Royaume-Uni. Ces pratiques, étendues à d'autres pays européens, auraient constitué un des événements fondateurs de la révolution industrielle, ainsi qu’une nouvelle expression du capitalisme associé à celle-ci (Moro, 2009 ; Fernández-Casadevante et Morán, 2016). Bien qu’il existe d’autres exemples similaires tout au long de l’histoire, ces deux révolutions - néolithique et industrielle - se distinguent particulièrement par l’importance des grandes transformations structurelles qui en ont résulté.

Également, les deux révolutions vertes qui ont traversé la seconde moitié du XXe siècle pour accroître la productivité agricole ont marqué de façon spectaculaire l’évolution des systèmes agroalimentaires à l’échelle mondiale (Patel, 2012). La privatisation et la spécialisation des terres - instauration de monocultures - ont été les deux axes principaux de la première révolution verte. En conséquence, l’agriculture et la chaîne agroalimentaire dans son ensemble ont été soumises depuis les années 40 à un processus d'industrialisation, de mondialisation et de concentration oligopolistique par des sociétés transnationales (Delgado, 2017). Selon Fernández-Durán et González-Reyes (2018), ce processus a été rendu possible grâce à « la mécanisation, l’utilisation massive d’intrants de synthèse (engrais et pesticides issus de combustibles fossiles), au développement de l’irrigation et de l’extension agricole, ainsi qu’au développement de variétés hybrides (homogènes et très productives si des pesticides et des engrais sont utilisés) » (p. 441-442, traduction libre). La deuxième révolution verte, quant à elle, a intensifié ce processus avec l’incorporation massive des organismes génétiquement modifiés aux pratiques agricoles (Ceccon, 2008 ; Patel, 2012 ; Holt-Giménez et Altieri, 2013). Ces processus restent encore en cours de développement et ont conduit à la configuration de l’actuel régime agroalimentaire hégémonique à l'échelle planétaire (McMichael, 2015 ; Fernández-Durán et González-Reyes, 2018). Pour Holt-Giménez (2009), « les régimes [agro]alimentaires sont des structures globales, régies par des règles, qui gèrent la production et la consommation à l’échelle mondiale » (p. 73, traduction libre). Selon McMichael (2015), le régime agroalimentaire actuel est conçu pour assurer l’hégémonie du marché au détriment de l'État, dans le cadre du « projet néolibéral visant à sécuriser les circuits transnationaux d’argent et de marchandises (y compris les aliments) » (p. 16, traduction libre). De cette façon, le régime agroalimentaire dominant de nos jours (définit par son caractère néolibéral, mondialisé et économiquement concentré aux mains de grandes sociétés transnationales) gouverne et promeut le système agroalimentaire actuellement hégémonique à l’échelle globale, qui est profondément industrialisé, intensifié, pétro-dépendant et basé sur la monoculture et l’ingénierie génétique. Le but ultime de ce régime agroalimentaire est qu’il soit lucratif. Son objectif n’est donc pas de garantir le droit à l’alimentation, c’est-à-dire la sécurité alimentaire de tous les peuples et habitants de la Planète.

Ainsi, le système agroalimentaire mondial joue un rôle important dans la profonde crise socio-environnementale actuelle (Patel, 2012 ; Prats, Herrero et Torrego, 2016 ; Fernández-Durán et González-Reyes, 2018). Sa contribution au dépassement des limites biophysiques de la planète est remarquable :

Le système alimentaire mondial est l’un des principaux moteurs du changement climatique, du changement d’affectation des terres et de la perte de biodiversité, de l’épuisement des ressources en eau douce et de la pollution des écosystèmes aquatiques et terrestres par les eaux de ruissellement chargées d’azote et de phosphore provenant de l’épandage d’engrais et de fumier. Il a contribué à franchir plusieurs des « frontières planétaires » […] qui tentent de définir un espace opérationnel sécuritaire pour l’humanité sur un système terrestre stable (Springmann et coll., 2018, p. 519, traduction libre).

C’est ainsi que le système agroalimentaire global contribue de manière significative à l'émission de gaz à effet de serre (GES) et donc au changement climatique. Selon le cinquième Rapport d’évaluation du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC, 2014), on estime qu'environ un quart des GES d'origine anthropique proviennent du secteur de l’AFAT (agriculture, foresterie et autres utilisations des terres), dont 10 % à 12 % sont attribués à des activités strictement agricoles (incluant l’élevage). Toutefois, si l'analyse est appliquée au système agroalimentaire dans son ensemble, y compris tous les maillons de la chaîne de production, distribution et consommation, la somme totale, selon le GIEC (2019), pourrait être comprise entre 21 % et 37 %, ou entre 44 % et 57 % selon les calculs de Grain (2014). À cette contribution au changement climatique s'ajoutent aussi de nombreux et très graves impacts sur la biodiversité, les écosystèmes et les cycles de vie de la biosphère :

[Ce modèle agroalimentaire] a intégré des technologies très polluantes (pesticides, engrais chimiques ...), a développé des pratiques de grande capacité de destruction (brûlis de résidus de cultures, labours profonds et répétitifs ...) et a standardisé sa matière première de base (semences et races animales) [...], provoquant [ainsi] un effet dévastateur [...] sur l'air, l'eau, la terre et la biodiversité (Cuéllar et Sevilla, 2013, p. 15, traduction libre).

Du point de vue socio-économique, l'insertion de ce système agroalimentaire dans le régime actuel de logique néolibérale et de commerce mondial a conduit à de graves déséquilibres dans la distribution des richesses, l'accès aux ressources et aux services environnementaux, et la capacité de prise de décision liée à la production, la distribution et la consommation d’aliments (Delgado, 2017 ; Fernández-Durán et González-Reyes, 2018). D’ailleurs, la propagation et la consolidation du régime agroalimentaire dominant à l’échelle planétaire s’appuient sur certaines stratégies qui sont devenues habituelles : 1) l'accaparement des terres et des ressources ; 2) la suppression des pratiques paysannes traditionnelles ; 3) l'imposition de la gestion agroindustrielle basée sur des technologies liées aux subventions agricoles ou aux accords commerciaux. La conséquence de ces pratiques sur le régime agroalimentaire contemporain est la dépendance des paysans aux grandes multinationales, leur l'endettement et leur appauvrissement (Shiva, 2003 ; Van der Ploeg, 2010). Quelques entreprises transnationales monopolisent en effet le pouvoir grâce au contrôle de l'approvisionnement en intrants agricoles et de la transformation et la distribution des produits alimentaires (Holt-Giménez, 2009 ; Delgado, 2017). En fait, leur influence sur les politiques agroalimentaires nationales et internationales a augmenté pendant les dernières décennies à travers des accords de libre-échange ou des ententes au sein de l’Organisation mondiale du commerce. Le rôle joué par des institutions supranationales, telles que la Banque mondiale ou le Fonds monétaire international, a été aussi essentiel (McMichael, 2015 ; Delgado, 2017), à travers par exemple, l’imposition de plans de réforme agricole associés à des investissements ou des négociations de la dette extérieure (Ziegler, 2005). En conséquence, les pays et les peuples les plus pauvres, vulnérables et démunis dans ce système de marché globalisé, ont vu leur souveraineté et leur sécurité alimentaire très affectées.

Du point de vue de la diversité culturelle et de la biodiversité agricole, la situation est également préoccupante. D’un côté, on déplore la perte massive d’espèces et de variétés végétales et animales domestiques. De l’autre, la perte des savoirs et pratiques traditionnels et territorialement adaptées, accumulées par des siècles de pratique agricole paysanne. Les agrosystèmes locaux qui ont évolué en symbioses avec les écosystèmes à travers de l’histoire de l’humanité ont été détruits en quelques décennies par l’imposition de pratiques agro-industrielles, guidées par la logique d’accumulation capitaliste (Shiva, 2008 ; Toledo et Barrera-Bassols, 2008).

Ces dysfonctionnements structuraux du système agroalimentaire mondial sont également à l'origine de violations systématiques du droit humain universel à une alimentation adéquate (CSA, 2017). En conséquence, on vit dans un monde de grande insécurité alimentaire à cause du manque d’accès aux aliments pour une grande partie de la population mondiale (FAO, FIDA, UNICEF, PAM et OMS, 2020). Et paradoxalement, les déséquilibres nutritionnels liés à l’obésité affectent deux milliards de personnes dans la planète (Swinburn et coll., 2019).

Selon Delgado (2017), les conséquences délétères du système agroalimentaire actuel ont un caractère structurel : elles dérivent de la globalisation, de l’industrialisation des pratiques agricoles et de la soumission aux logiques de croissance illimitée et de recherche du profit privé imposé par le régime agroalimentaire hégémonique. En ce sens, l’éducation (et particulièrement l’ERE), comprise comme un moteur de transformation sociale (Freire, 1970), peut jouer un rôle de premier ordre pour inverser la situation vers une transition écosociale.

Des fondements théoriques

Cette section présente brièvement deux aspects essentiels du cadre théorique de notre recherche : 1) La construction sociale des régimes alimentaires ; 2) L’approche écologiste de l’ERE.

La construction sociale des régimes alimentaires

Le mot dieta (régime alimentaire, en espagnol) vient étymologiquement du Grec classique δίαιτα, qui fait référence à » un style de vie complet comprenant toutes les activités et tout ce qui a quelque rapport avec l’entourage » (García-Soler, 2007, p. 26). En ce sens, au-delà de la réduction à leur composante nutritionnelle, on conçoit ici les régimes alimentaires comme un ensemble d'habitudes et des modes de consommation qui sont conditionnés par différents facteurs : d’une part, les facteurs socio-économiques et culturels qui influencent les décisions des consommateurs ; d’autre part, un ensemble d’éléments inhérents à la société de consommation, comme la publicité, la mode, l’offre et l’accessibilité des produits de consommation. Ces facteurs déterminent la façon dont les individus et les groupes humains répondent à leurs besoins alimentaires. Le régime alimentaire de chaque communauté humaine est ainsi une construction culturelle parmi d´autres possibles. Les possibilités sont multiples et dépendent de nombreuses variables en lien avec l’évolution historique et l’ancrage contextuel de chaque communauté. Mais aussi, la construction sociale des régimes alimentaires est tributaire de l’interaction entre différents collectifs humains, chacun étant caractérisé par une appartenance et une identité particulières. Un régime alimentaire n’est jamais déterminé de manière complètement individuelle ou autonome d’autres régimes alimentaires existants (Contreras et Gracia, 2005).

Dans les sociétés préindustrielles, la disponibilité matérielle de certains aliments dans les territoires habités, ainsi que la relation bénéfice/coût d’un aliment potentiel, définissaient les choix alimentaires des populations humaines. Il s’agissait de deux facteurs déterminants des différences culturelles entre les régimes alimentaires et les manières de se nourrir en fonction du territoire habité (Harris, 1989). Cependant, dans le contexte actuel de mondialisation, où il y a une homogénéisation croissante des régimes alimentaires à l'échelle planétaire, la configuration de ceux-ci est principalement due à d'autres conditions issues d'une « culture de consommation unificatrice et dépersonnalisant, grâce à la publicité, aux campagnes de vente […] et aux nombreuses autres techniques de production de la demande » (Alonso, 2005, traduction libre). Cette situation affecte particulièrement les populations urbanisées (Nations Unies, 2019) qui, dans un contexte de mondialisation et d’industrialisation agricole, ne participent pas à l’élaboration de leur régime alimentaire. Le seul rapport de ces populations à l’alimentation est souvent celui de consommation d’aliments offerts par les marchés d’alimentation globalisés.

Par conséquent, l'analyse critique de la configuration des régimes alimentaires en tant que constructions sociales et culturelles revêt une pertinence particulière. Deux éléments essentiels sont à considérer à cet effet : 1) le fonctionnement et les mécanismes d’approvisionnement des systèmes agroalimentaires dans un contexte de mondialisation ; 2) les implications socio-environnementales qui y sont associées. Cette analyse critique peut susciter et éclairer la transformation des systèmes agroalimentaires dans une perspective de responsabilité environnementale et sociale, comme facteur clé de la transition écosociale. Or une telle transition interpelle l’éducation.

L’éducation relative à l’environnement selon le courant écologiste

L'approche écologiste de l’ERE se nourrit largement de la tradition du mouvement écologiste, ainsi que des champs théoriques et pratiques de l’écologie politique et de l’écologie populaire (Caride et Meira, 2018). Il s’agit ainsi d’une approche critique et transformatrice (Caride et Meira, 2001). Elle peut être située en opposition au courant environnementaliste dominant, qui inclut les approches de la conservation de la nature et du développement durable : « [l’approche environnementaliste] ne propose pas une alternative à la mondialisation, car elle vise essentiellement à améliorer les actions des êtres humains sur la nature pour la conserver ou pour la rendre économiquement productive » (Caride et Meira, 2018, p. 171, traduction libre). En contraste, l’ERE écologiste exige des changements radicaux dans l’ordre mondial, dans nos modes de vie sociale et politique, dans l’économie et dans la manière de penser le développement, la production et la consommation (Caride et Meira, 2018). Cette approche exige des pratiques éducatives de nature « à stimuler l’action collective pour la transformation sociale » (Caride et Meira, 2007, p. 155, traduction libre).

Vers une stratégie d’éducation relative à l’environnement écologiste auprès des adultes en matière agroalimentaire

Cette section présente les principes de l’ERE écologiste auprès des adultes et ceux de l’agroécologie comme fondements pour guider l’élaboration d’une stratégie-cadre d’action socio-éducative visant la critique du régime agroalimentaire hégémonique, la transformation des régimes alimentaires (diètes), et la co-construction de systèmes agroalimentaires alternatifs.

Les principes de l’éducation relative à l’environnement écologiste au regard de la question agroalimentaire

En ce qui concerne la question alimentaire, l’ERE écologiste devrait agir d'abord pour inverser la situation d'homogénéisation et de dégradation des régimes alimentaires (diètes). Dénoncer cette situation est essentiel afin de promouvoir des réponses collectives capables de générer des alternatives au modèle hégémonique de production et de consommation des aliments (Damo, Brandão et Meira, 2015). En ce sens, la population adulte, en tant que principale responsable de la prise de décisions concernant la consommation alimentaire (individuelle, familiale, collective, institutionnelle, etc.), devrait être le groupe ciblé prioritairement par l’ERE sur les questions agroalimentaires. Cependant, la tendance majoritaire en ERE est celle d’intervenir « auprès de groupes ayant peu de capacité à influencer la réalité sociale, comme l'enfance » (Barba, Morán et Meira, 2017, p. 146-147, traduction libre). Selon ces auteurs, cette situation répond à un intérêt des instances politico-éducatives qui préfèrent financier des initiatives d’ERE inoffensives d’un point de vue politique, mais qui peuvent être présentées à la population comme un engagement envers l’environnement.

Compte tenu de cette tendance, une ERE écologiste auprès des adultes assume ouvertement et honnêtement une perspective politique (Carbonell, 2019) qui intègre les dimensions environnementale, éthique, politique, culturelle et socio-économique des régimes alimentaires (Johnston, Fanzo et Cogill, 2014). Il s’agit d’une approche qui vise la réflexion commune sur des questions alimentaires, le changement d’habitudes de consommation et la mobilisation sociale vers la création et la mise en œuvre d’alternatives au système agroalimentaire mondialisé. En ce sens, l’ERE écologiste auprès des adultes a un grand potentiel de transformation des régimes alimentaires, ainsi que des systèmes agroalimentaires qui aujourd'hui dépassent les limites de la biosphère et sont incapables d’assurer le bien-être alimentaire de l’ensemble de l’humanité (Prats et coll., 2016 ; Taibo, 2017). Elle peut ainsi contribuer significativement à la mobilisation sociale pour rétablir l’équilibre écologique et promouvoir l’équité et la démocratie intégrale. Ces éléments sont essentiels pour promouvoir la transition écosociale (Carpintero et Riechmann, 2013 ; Prats et coll., 2016 ; Taibo, 2017 ; Atutxa et Zubero, 2019).

L’orientation de l’ERE écologiste auprès des adultes peut ainsi offrir les conditions pour la reconstruction sociale des régimes alimentaires et des systèmes agroalimentaires qui leur sont associés grâce au développement d’une citoyenneté écologique (Dobson, 2010), soit une écocitoyenneté (Sauvé, 2014), incluant la citoyenneté alimentaire (Gómez-Benito et Lozano, 2014) conçue comme une émancipation citoyenne autour de la nourriture.

Selon Dobson (2010), la citoyenneté écologique doit être fondée sur le partage de responsabilités écologiques vis-à-vis de la planète et de ses habitants. Étant donné que l’empreinte écologique générée par les différents modes de vie est inégale, la répartition des responsabilités le sera également. Les populations et les pays produisant une plus grande empreinte écologique devront assumer plus de responsabilités que ceux qui en produisent moins.

Selon Sauvé (2014), trois compétences générales constituent le cœur de l’écocitoyenneté : 1) une compétence critique, afin de poser des jugements argumentés et basés sur des critères axiologiques, écologiques, économiques, politiques et sociaux ; 2) une compétence politique, qui vise le développement d’un pouvoir agir menant à une praxis écosociale transformatrice et créatrice d’alternatives, dans ce cas, au régime agroalimentaire hégémonique ; 3) une compétence éthique à la base de la réflexion-action sur les questions axiologiques relatives à la transition écosociale, comme la place accordée à la coopération et au bien commun, ou l’accueil de la diversité dans le monde post-globalisation.

Selon Gómez-Benito et Lozano (2014), la construction collective d’un régime alimentaire sain, de qualité, durable et équitable est un droit social. C’est pourquoi il importe d’offrir des espaces de mobilisation des consommateurs, des producteurs et des distributeurs engagés dans la construction d'un nouveau modèle alimentaire basé sur l'autonomie et la capacité de choisir. Ces groupes de citoyennes et citoyens pourront ainsi développer leur pouvoir d’influencer les décisions politiques et structurelles en matière d’alimentation. En même temps, ils vont s’intéresser à générer des nouvelles manières d’interagir entre eux autour de principes et valeurs communs, au-delà des rapports strictement commerciaux.

On dépasse ainsi la simple promotion de certaines stratégies de consommation individuelle et collective pour encourager la naissance de mouvements de résistance agroalimentaire (Calle, Soler, Vara et Gallar, 2012). Ces mouvements visent des actions politiques, par exemple la création de réseaux citoyens pour développer le sens critique à l’égard des pratiques de production, d’approvisionnement et de consommation. La visée de ces réseaux est la dénonciation des déséquilibres du système agroalimentaire global et la conception d’alternatives au régime hégémonique. En ce sens, ils contribuent au développement d’une compétence politique - au sens donné par Sauvé (2014) -, ainsi qu’à la création de nouvelles cultures sociales en matière d’alimentation et de pratiques agroalimentaires.

Les contextes dans lesquels cette perspective écologiste de l’ERE auprès des adultes en matière d’alimentation peut être mise en pratique sont multiples. Un bon exemple est celui de l'agriculture urbaine (Duchemin, 2013), à condition qu'elle soit comprise comme une pratique qui dépasse sa composante exclusivement ludique ou de fourniture alimentaire complémentaire. C'est-à-dire, tant qu’elle est conçue comme un exercice de souveraineté alimentaire ou comme la manifestation du droit à la réappropriation collective des espaces urbains (Durand, 2017). En ce sens, les espaces d’agriculture urbaine peuvent contribuer à développer des lectures critiques du système agroalimentaire hégémonique et à concevoir des alternatives à celui-ci, d’une manière similaire à celle proposée par Llerena et Espinet (2017) pour le contexte scolaire. Par ailleurs, les centres d'ERE peuvent également jouer un rôle important à cet égard auprès des communautés locales. En offrant des programmes et des interventions appropriées en matière d'alimentation conçus dans une perspective systémique, critique et émancipatrice, et en adoptant une « optique de mobilisation sociale et d'approche socioculturelle dans les activités » (Carvalho, Meira et Azeiteiro, 2017, p. 111, traduction libre), ces centres peuvent engager la communauté dans la création et la mise en œuvre d’alternatives agroalimentaires.

Les principes de l’agroécologie pour la transformation du régime agroalimentaire et la co-construction de systèmes agroalimentaires alternatifs

L'agroécologie est un domaine de recherche et d'action qui peut contribuer au développement d’une ERE écologique auprès des adultes en matière d’alimentation. Il s’agit d’un champ transdisciplinaire et pluriépistémologique qui a recours à de multiples disciplines académiques (sciences naturelles, sociales et humaines) et qui intègre de manière cohérente de savoirs extra-académiques (les traditions culturelles des communautés paysannes et indigènes) ainsi que l’expérience pratique des différentes formes d’action collective au sein des mouvements sociaux (Sevilla et Soler, 2010 ; Méndez, Bacon et Cohen, 2013).

À cet égard, l'agroécologie propose trois dimensions d'analyse et de conception d'alternatives : technique-productive, socio-économique et culturelle-politique. La dimension technique-productive fait référence à la production agricole et à son degré d'adaptation aux principes écologiques. La dimension socio-économique concerne les éléments sociaux et économiques des processus de production, de distribution et de consommation d’aliments, comme les différentes formes de relation entre les acteurs des systèmes agroalimentaires. Finalement, la dimension culturelle-politique fait référence par exemple, au degré de cohérence du développement du système agroalimentaire avec les caractéristiques culturelles des communautés, mais aussi à la promotion de modes de prise de décision démocratique, participative et autonome en vue de promouvoir la souveraineté alimentaire (Cuéllar et Sevilla, 2013).

Bien qu’elles partagent de nombreux points communs, il est nécessaire de souligner les différences importantes entre l'agriculture biologique et l'agroécologie (Bellon, 2016). Ainsi, alors que la première aborde exclusivement la dimension technique-productive (voir, la certification « bio » afin d’affirmer une identité différenciée selon les standards et la logique du marché capitaliste), l’agroécologie étend son objet d’analyse et ses actions à la configuration des systèmes agroalimentaires dans leur ensemble au-delà de l’aspect de production. De cette façon, elle consacre une attention particulière aux dimensions environnementales, socio-économiques, politiques et culturelles, ainsi qu’à la proposition d’alternatives à tous les niveaux de la chaîne agroalimentaire. Dans ce contexte, il importe d’assurer la démocratisation des prises de décisions, voire la participation des tous les acteurs du système agroalimentaire sur un pied d’égalité. En d'autres termes, l’agroécologie s’appuie sur la co-construction d'une alimentation saine, juste, démocratique et respectueuse de l'environnement, selon les principes de l’écocitoyenneté (Sauvé, 2014). Elle s’intéresse à la relocalisation de la production, le redimensionnement des systèmes de distribution, la justice sociale et économique, la promotion de la diversité bioculturelle, la démocratisation de la chaîne agroalimentaire et la souveraineté alimentaire.

De plus, grâce à la convergence des dimensions technique-productive, socio-économique et culturelle-politique, les systèmes agroalimentaires de type agroécologiques se sont révélés moins vulnérables et plus résilients aux effets du changement climatique (Altieri et coll., 2015). Ils contribuent à son atténuation (De Schutter, 2010) et ils offrent aux communautés locales des outils d'adaptation (Gonzálvez, Cifre, Raigón et Gómez, 2018). Selon l’organisation espagnole Ecologistas en Acción (González-Reyes et coll., 2019), la configuration du système agroalimentaire selon des standards agroécologiques est essentielle à la transition écosociale, tant en ce qui concerne les propositions les plus réformistes (comme le Green New Deal), que les plus transformatrices (la décroissance).

Par ailleurs, l'agroécologie est un champ qui transcende le cadre académique. Il

s’inscrit également dans des scénarios sociaux à travers son aspect politique (Calle, Gallar et Candón, 2013), qui se matérialise dans des « propositions d'action sociale collective qui révèlent la logique prédatrice du modèle de production agro-industrielle hégémonique, pour le remplacer par un autre qui pointe vers une agriculture socialement plus juste, économiquement viable et écologiquement appropriée » (Sevilla, 2006, p. 14, traduction libre).

Sur le plan international, le mouvement La Vía Campesina s'identifie aux principes et aux pratiques de l'agroécologie. Il rassemble 181 organisations et des millions de paysans du monde entier. En ce qui concerne l'État espagnol, où se situe Galice qui est le contexte spécifique de notre recherche, il existe aussi un mouvement agroécologique constitué par un nombre considérable d'initiatives autonomes et autogérées, isolées ou articulées en plateformes, en réseau ou autres formes de coopération (Badal et López, 2006). Il s’agit d’un mouvement social très hétérogène et dynamique. Pour donner quelques exemples, il comprend divers groupes et coopératives de consommation, des projets de production et de vente directe (à la ferme, sur commande, à panier fermé, etc.), des associations et coopératives de distributeurs et/ou producteurs, des associations d’agriculture soutenue par la communauté, des foires et marchés des producteurs locaux, des réseaux de commercialisation ou des systèmes participatifs de garantie en tant qu'alternative au modèle officiel de certification (Cuéllar, 2010 ; Simón, Copena et Rodríguez, 2010 ; Soler et Pérez-Neira, 2013 ; Couceiro, Martínez, Alonso, Santafé, Saralegui et Ortega, 2016).

Dans le cadre de notre recherche, nous avons identifié et analysé 46 initiatives agroécologiques présentes dans le contexte de Galice. Selon les résultats préliminaires de notre analyse des données, nous constatons l’existence d’un mouvement agroécologique enraciné dans le territoire galicien. Si l’on considère l’ensemble de la population de ce territoire, il s’agit d’un mouvement encore marginal. Toutefois, celui-ci mène des actions selon une approche de l’ERE écologiste. Son objectif est de diffuser les initiatives existantes et de transformer le système agroalimentaire dans le territoire. Selon Lema-Blanco, García-Mira et Muñoz-Cantero (2015), de telles initiatives sont « des espaces d’innovation communautaire exemplaires où les citoyennes et citoyens sont des sujets de changement, en même temps qu’elles et ils s’érigent en agent.e.s d’éducation » (p. 32, traduction libre). Il s’agit d’espaces socioculturels alternatifs qui génèrent de nouveaux apprentissages individuels et collectifs, ainsi que des leviers pour l’émergence de nouvelles formes de gouvernance et de capacitation citoyenne en vue de la transition écosociale. Étant donné qu’à travers ces initiatives se diffusent et se propagent des modes alternatifs de production et consommation, elles constituent une sorte d’avant-garde socioculturelle contribuant à l’émergence d’une culture agroalimentaire alternative (Couceiro et coll., 2016).

Par leurs caractéristiques communes, l’agroécologie et l’ERE écologiste auprès des adultes peuvent s’inspirer mutuellement (Portugal, Corrêa, Andrade, de Oliveira et Sorrentino, 2017). Ainsi, dans un contexte de transition écosociale, toutes les deux peuvent converger vers la création d’espaces communautaires d'action et de transformation visant les objectifs suivants : la transdisciplinarité et la reconnaissance des différentes connaissances et savoir-faire (avec prédominance des savoirs traditionnels et paysans, mais aussi des expériences des mouvements sociaux) ; l'émancipation des personnes dans des contextes de participation démocratique ; la construction de discours basés sur des diagnostics socio-environnementaux participatifs et pluriels ; le renforcement des relations entre les différents acteurs de la chaîne alimentaire ; l'encouragement de la participation à la construction, la mise en œuvre et le suivi des politiques publiques ; la promotion de la diversité biologique et culturelle liée au développement de nouveaux systèmes agroalimentaires et à l’adoption de modes de vie justes ; l’apprentissage continu à travers les processus, les expériences et les conflits, en valorisant la coopération, le dialogue et la démocratisation de l'information.

L’engagement de citoyennes et citoyens organisés et mobilisés autour de la co-construction de régimes alimentaires sains et de systèmes agroalimentaires justes et écologiquement responsables peut même mener à l’intégration des propositions de l'agroécologie au programme politique. Les conclusions d'un rapport récemment publié par la fondation Entretantos mettent un accent particulier sur le rôle joué par la population mobilisée dans la définition et le développement de politiques alimentaires locales adoptant une approche agroécologique :

Le soutien et la collaboration des mouvements sociaux ont été [...] un élément clé dans la mise en œuvre des politiques alimentaires, permettant d’apporter des idées et de l'expérience ou de fournir la capacité entrepreneuriale nécessaire pour générer une nouvelle activité économique. L'initiative de la société civile a également été reconnue comme le vecteur principal de l'innovation, ainsi que comme le principal soutien à la stabilité à long terme de l'agenda alimentaire urbain. En ce sens, on reconnaît le rôle primordial de la coopération avec des organisations sociales vivantes et articulées capables de fournir à la fois des approches théoriques, ainsi que des outils et propositions pratiques (López, Alonso et Herrera, 2018, p. 46, traduction libre).

En somme, nous proposons l’élaboration d’une stratégie-cadre d'ERE capable de promouvoir la mobilisation citoyenne auprès des adultes, afin de générer des alternatives au régime agroalimentaire hégémonique, qui est insoutenable et injuste. Les initiatives agroécologiques déjà existantes doivent en être le point de départ. L’expérience, les réussites et les limites qui y sont associées sont des sources d’inspiration et d’apprentissage pour d’autres acteurs du domaine de l’agroécologie. Une ERE pour la transition écosociale axée sur l’alimentation doit donc intégrer les démarches suivantes : 1) le recueil structuré et détaillé du discours des personnes et des collectifs de référence, engagées dans la transformation du système agroalimentaire ; 2) la construction d’un discours commun, participatif et collectif, afin de faire émerger des lignes d’action socio-éducatives pour l’ensemble de la population. En ce sens, les stratégies de l’ERE écologiste auprès des adultes pour la transformation du système agroalimentaire sont construites de façon participative et doivent suivre minimalement quatre objectifs essentiels : 1) encourager la réflexion critique sur la construction sociale du régime alimentaire et du système d’approvisionnement qui le soutient, ainsi que sur leurs dimensions environnementales, socio-économiques, éthico-politiques et culturelles ; 2) proposer collectivement des modèles alternatifs de construction du régime alimentaire et de configuration de systèmes agroalimentaires basés sur des critères de respect des écosystèmes, de justice sociale et de démocratie intégrale ; 3) rendre visibles les initiatives déjà existantes pour mettre en évidence leur viabilité, évaluer leurs contributions et inspirer des projets innovants ; 4) promouvoir, soutenir et accompagner l'émergence et la consolidation de nouvelles initiatives collectives, ainsi que l'articulation et la coopération entre celles-ci et avec celles déjà existantes.

Il s’agit ici de concevoir et de co-construire une stratégie-cadre d’action socio-éducative avec les agent.e.s sociaux mobilisé.e.s dans le domaine agroalimentaire. Il importe en effet de mettre à profit leurs potentialités, mais aussi de répondre à leurs besoins et à leurs aspirations collectives. La démarche éducative pourrait également contribuer à la diffusion et au transfert de leurs propositions au sein de la population et au renforcement de la dimension socio-éducative de leurs projets. Comme dans le projet du Centr'ERE intitulé Écoalimentation, il est entendu que « l'apprentissage est une dimension transversale de projets d'action collective innovants » et qu'il « s'agit d'apprendre ensemble au sein des projets en cours de développement » (Sauvé, Naoufal et Anzou, 2013, X).

Conclusion

Après avoir présenté l’importance des systèmes agroalimentaires dans la configuration des sociétés humaines et dans la crise socio-environnementale actuelle, nous avons insisté sur la pertinence d’adopter une approche écologiste de l’ERE pour aborder la question agroalimentaire dans une perspective de transition écosociale. De ce point de vue, même si la dieta (régime alimentaire au sens large), et donc la consommation alimentaire avec toutes ses implications socio-environnementales, constitue un espace particulièrement pertinent pour y ancrer les processus éducatifs, il importe d’aller au-delà de cet objet restreint pour aborder les systèmes agroalimentaires dans leur ensemble. À cet effet, malgré la tendance traditionnellement majoritaire à orienter l’ERE vers des publics plus jeunes, les adultes devraient être le public cible de tels processus, compte tenu de leur autonomie, de leur capacité de décision et de leur relation quotidienne avec l’approvisionnement alimentaire, mais aussi en raison de l’urgence des transitions à entreprendre.

Nous proposons une approche de l’ERE écologiste auprès des adultes en matière alimentaire, dans une visée de transformation. Il s’agit de développer, conjointement avec les mouvements sociaux émergents autour de la question alimentaire, une stratégie-cadre pour la promotion de l’écocitoyenneté auprès de la population adulte la moins mobilisée. Or nous avons vu que le mouvement social agroécologique présente des caractéristiques appropriées pour inspirer l’action socio-éducative en ce sens. L’agroécologie constitue en effet une référence fondamentale, à la fois pour ses contributions théoriques et pour l'intérêt des initiatives qui s’y rattachent. Ces initiatives et les personnes qui y sont associées sont conçues comme agentes sociales de référence avec lesquelles l'ERE peut travailler à travers des approches méthodologiques collaboratives et horizontales pour élaborer conjointement des stratégies socio-éducatives visant à étendre à l’ensemble de la population l'analyse critique des régimes alimentaires et des systèmes agroalimentaires, ainsi qu’à promouvoir l'engagement social dans la construction d'alternatives. En somme, dans l’urgence de la transition écosociale vers des systèmes alimentaires équitables et responsables, l’ERE écologiste auprès des adultes doit être conçue comme une éducation dans et pour la mobilisation citoyenne et l’action collective.

En ce sens, notre recherche vise l’identification et l’analyse des initiatives collectives et des pratiques socio-éducatives du mouvement agroécologique de Galice, à la lumière du cadre théorique présenté dans cet article. L’analyse des données est en cours de réalisation. Une fois cette étape finalisée, un ensemble de recherches-actions est prévu afin de poursuivre le développement d’une stratégie-cadre d’ERE écologiste, de nature socio-éducative, auprès des adultes en matière agroalimentaire.