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Cet article présente la démarche et les résultats d’une recherche[1] portant sur les mécanismes et les processus d’apprentissage dans le cadre de deux formations en agroécologie, en particulier dans les situations pédagogiques qui mobilisent le principe du dialogue des savoirs. Ces deux formations s’adressent à des paysans indigènes issus de l’Altiplano bolivien. Le dialogue des savoirs est considéré par Altieri (2000, 2009) comme une condition indispensable pour assurer la transition agroécologique des agrosystèmes. Cette approche s’inscrit dans la théorie de la pédagogie dialogique (Freire, 1970). Elle correspond à une « […] construction collective de significations émergentes basées sur le dialogue entre des personnes ayant des expériences, des savoirs et des modes de connaissances historiquement spécifiques » (Martinez-Torres, 2014, p. 68). Dans le cadre de l’agroécologie, il s’agit d’un dialogue entre deux systèmes de savoirs, les savoirs traditionnels paysans et les savoirs scientifiques issus de l’agronomie et de l’écologie (Altieri, 2000 et 2009). Les savoirs traditionnels paysans se rattachent au corpus des savoirs locaux sur la nature qui, selon Roué (2012), peuvent être désignés par plusieurs terminologies : « savoir traditionnel », « savoir écologique traditionnel », « savoir local sur la nature », etc. Toledo définit les savoirs locaux des peuples indigènes comme des « systèmes de connaissances accumulatifs, dynamiques, ouverts, qui se construisent à partir des expériences locales transgénérationnelles » (Toledo, 2008, p. 108). Le dialogue des savoirs en agroécologie permettrait, selon Altieri (2009), de revaloriser ces savoirs locaux et s’inscrirait contre les modes de transmission des savoirs de l’agriculture productiviste. Freire (1973) avait déjà recommandé l’usage de pédagogies dialogiques dans la formation des agriculteurs. En France, les travaux de Darré (1994, 1996) ont également montré l’importance des interactions sociales, des réseaux de dialogue pour produire des connaissances locales.

Les réflexions d’Altieri (Ibid.) soulèvent une interrogation : suffit-il de mettre en place un dialogue des savoirs dans les situations de formation d’adultes, pour assurer l’apprentissage en matière d’agroécologie ? Cette question renvoie à la mise en garde de Carré (2015) face à la confusion entre deux termes qui ne sont pas synonymes : l’apprentissage et la formation. Carré définit l’apprentissage comme un « processus psychologique, interne au sujet bien que toujours socialement situé, qui mène à la transformation durable de représentations, d’habiletés et d’attitudes » (Ibid., p. 30). Et la formation est selon lui une « intervention sur autrui […] visant le développement des compétences » (Ibid., p. 30). Dans une formation en agroécologie l’« intervention sur autrui » s’appuierait alors, selon nous, sur une pédagogie dialogique. Les deux formations en agroécologie qui sont étudiées dans cet article revendiquent cette forme d’intervention à travers les discours de l’institution bolivienne (AGRECOL[2]) qui les met en place. Dès lors, il importe de s’interroger sur les mécanismes et les processus d’apprentissage en matière d’agroécologie dans les situations pédagogiques qui mobilisent le dialogue des savoirs. Nous chercherons en particulier à identifier et décrire les facteurs qui favorisent ces apprentissages. L’hypothèse défendue ici s’appuie sur la théorie constructiviste de l’apprentissage de Bourgeois et Nizet (1997) : la réussite ou l’échec de l’apprentissage en matière d’agroécologie dépend de la trajectoire individuelle des apprenants et de la régulation des interactions sociales dans les situations de formation. L’analyse des apprentissages doit donc être réalisée à un niveau micro (individuel) et méso (groupal). Pour défendre cette hypothèse, nous présenterons d’abord les deux formations étudiées ; nous esquisserons ensuite la théorie de l’apprentissage de Bourgeois et Nizet (Ibid.) et préciserons la méthodologie de recherche adoptée. Les résultats seront enfin présentés, suivis d’une discussion qui tient lieu également de conclusion.

Deux formations en agroécologie

Les deux formations analysées visent l’acquisition de connaissances du domaine de l’agroécologie telles que définies par l’INRAE[3] et le CIRAD[4] (INRA et CIRAD, 2016). La formation en Gestion des Risques Agricoles Communale (GRAC) concerne plus spécifiquement le fonctionnement des agrosystèmes et les systèmes d’innovation (les bioindicateurs sont des outils d’aide à la décision). La seconde formation porte sur les connaissances relatives aux cycles biologiques et physiques des parcelles et aux effets de la biodiversité sur les sols.

Le contexte des formations

Ces formations sont destinées à des paysans indigènes, issus de cinq communautés de la tribu Urinsaya, qui vivent sur l’Altiplano (altitude comprise entre 3 500 et 4 000 mètres) du département de Cochabamba, dans des conditions de vie extrêmement précaires. Elles leur proposent de construire des compétences agroécologiques pour répondre à leurs principaux problèmes environnementaux, sociaux et économiques. En effet, les menaces climatiques extrêmes (la sécheresse, de grêle, les pluies diluviennes) accentuées par les changements climatiques, et la dégradation des sols (provoquée par l’érosion, l’usage des intrants chimiques, la surexploitation des sols, le manque d’eau, et la monoculture) fragilisent leurs productions agricoles et leur sécurité alimentaire. Les paysans souffrent d’un manque d’accès à des informations météorologiques, car il n’existe aucune institution capable de leur offrir ce service. Les connaissances sur la prévision du temps sont essentielles dans le cycle agricole, car elles constituent des outils d’aide à la décision, en particulier pour fixer la date des semailles et des récoltes « au bon moment ». Elles leur permettent de réduire les effets des évènements météorologiques extrêmes sur leur production agricole.

La formation Gestion des Risques Agricoles Communale (GRAC)

La formation GRAC a été élaborée et offerte par la fondation AGRECOL entre 2009 et 2013. Elle s’articule autour d’ateliers thématiques (tels que la prévision du temps) qui se déroulent, pendant une journée, une à deux fois par mois, soit dans une salle communale, soit sur une parcelle agricole d’un paysan-apprenant. Elle vise à construire des compétences agroécologiques relatives à la gestion des risques climatiques, à partir du dialogue entre les savoirs locaux (par exemple les bioindicateurs[5]) et les savoirs scientifiques (par exemple le concept de « risque »[6]). Les stratégies pédagogiques dialogiques énoncées dans le discours institutionnel comprennent le partage d’expérience, les cartes participatives et les discussions-débats. Les situations pédagogiques analysées sont reprises dans le tableau ci-dessous.

Tableau 1

Les situations pédagogiques de la formation GRAC étudiées par le chercheur

Les situations pédagogiques de la formation GRAC étudiées par le chercheur

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La formation « Fertilisation des sols »

La formation s’est déroulée de 2013 à 2017. Elle s’adressait à dix paysans volontaires issus des communautés de la tribu Urinsaya, souhaitant développer des compétences relatives à la gestion des sols appauvris. Les rencontres entre les paysans et les formateurs ont eu lieu une fois par mois, soit sur les parcelles expérimentales, soit dans une salle communale. L’organisation pédagogique et temporelle de la formation s’appuie sur les trois étapes essentielles de la recherche-action-participation (Fals Borda, 1992) appliquée à l’agroécologie (Guzman, 2007) : le diagnostic du territoire, l’élaboration et l’application des solutions, l’évaluation de leurs résultats.

La principale activité pédagogique du diagnostic territorial a été celle de l’élaboration de cartes participatives relatives aux problématiques du sol (par exemple l’érosion). La seconde étape s’est construite autour d’ateliers de discussion sur le choix de solutions et les conditions de leur mise en œuvre. La solution retenue est une expérimentation proposée par les formateurs d’AGRECOL : introduire, sur les parcelles des dix paysans volontaires, l’association des plantes (les légumineuses et graminées), dans la quatrième année de la rotation des cultures (traditionnellement consacrée à la jachère), afin d’enrichir les sols en nutriments essentiels pour leur fertilité. Au cours des ateliers de discussion, les paysans ont réfléchi sur le choix des associations de plantes, des graines et des parcelles de l’expérimentation, en fonction de leur contexte écologique. Après avoir pris ces décisions, chaque paysan a bénéficié d’une assistance technique pour assurer le suivi des expérimentations. Ces dernières ont été renouvelées au début de chaque cycle agricole avec des associations de plantes différentes, et sur d’autres parcelles en jachère. Chacun des trois cycles agricoles s’est terminé par une phase d’évaluation des expérimentations, qui s’est déroulée principalement sur les parcelles expérimentales, pendant quatre journées, et qui s’est appuyée sur une grille d’évaluation des sols, préalablement construite par les formateurs. Cette dernière visait à mesurer les bénéfices économiques (relatifs à la production agricole et aux rendements par exemple) et écologiques (relatifs à la biodiversité des plantes et des insectes, à la structure des sols, à leur composition, etc.) qui résultent des associations de plantes. Chaque paysan a évalué plusieurs petites surfaces d’une parcelle expérimentale en reportant sur la grille, le nombre de vers, d’insectes et autres informations. Pour compléter l’évaluation, les paysans ont prélevé une petite quantité de terre, afin qu’un laboratoire de recherche analyse leurs propriétés chimiques et physiques (par exemple la quantité d’azote). Les bénéfices économiques et écologiques évalués dans chaque parcelle expérimentale ont été présentés par l’agronome, lors d’un atelier, à partir d’une projection de tableaux statistiques et graphiques. Cet exposé n’a pas donné lieu à des discussions sur l’explication et l’interprétation des résultats.

Le cadre théorique : les facteurs individuels et interactionnels de l’apprentissage

Carré (2015) explique que l’apprentissage des adultes est un « phénomène individuel et social » (Ibid., p. 36) et qu’il dépend des facteurs cognitifs (le rôle des connaissances préalables), conatifs (la motivation et l’attitude) et des stratégies d’auto-régulation. Cette typologie ne paraît pas suffisante pour expliquer les apprentissages à partir d’un cadre pédagogique qui mobilise le principe du dialogue des savoirs, car elle ne tient pas compte des interactions sociales. La typologie de Bourgeois et Nizet (1997) semble plus pertinente pour notre étude dans la mesure où elle énonce des facteurs individuels et interactionnels. La mobilisation de cette typologie se justifie par l’idée que les savoirs locaux, valorisés dans le modèle agroécologique, sont à la fois singuliers et situés, c’est-à-dire relatifs à un individu et à sa situation particulière, mais aussi construits dans des rapports sociaux (Compagnone et coll., 2018). De plus, puisque le dialogue des savoirs comporte l’idée d’une confrontation des connaissances et des expériences, les interactions sociales dans la situation de formation entre les paysans peuvent révéler de tels conflits. Le concept de conflit sociocognitif mobilisé dans le modèle d’analyse de Bourgeois et Nizet (1997) offre l’opportunité d’analyser ces interactions entre les individus pour rendre compte des apprentissages. Toledo et Barrerra-Bassols (2008) ainsi que Compagnone, Lamine et Dupré (2018) soulignent également le rôle des interactions sociales dans la production des connaissances agricoles locales.

L’impact de la trajectoire de l’apprenant sur la dynamique de l’apprentissage

Le facteur de type individuel mobilisé par Bourgeois et Nizet (Ibid.) renvoie à la trajectoire de chaque apprenant et à ses effets sur les processus d’apprentissage. La théorie de ces auteurs s’appuie sur le constructivisme piagétien, en particulier sur l’équilibration, indissociable de deux processus : l’assimilation et l’accommodation.

Dans cette perspective, ils définissent l’apprentissage comme un « processus de construction et de transformation de structures de connaissances » (Ibid., p. 47) qui mobilise l’assimilation et l’accommodation. Le premier est un « processus par lequel un élément de l’environnement […] est incorporé dans une structure d’accueil du sujet […] sans que cette incorporation conduise à la destruction de cette dernière comme structure » (Ibid., p. 53). Le second traduit la transformation de la structure d’accueil, induite par l’incorporation de l’information nouvelle, en une structure nouvelle, plus adaptée aux caractéristiques des éléments à assimiler. L’accommodation ne serait donc possible que si les informations nouvelles provoquent un conflit avec la structure d’accueil.

Ainsi, le principal facteur individuel de l’apprentissage serait l’impact de la trajectoire de l’apprenant sur la disponibilité des structures de connaissances préalables, leur activation et la confrontation de ces structures activées avec une information nouvelle. En ce sens, l’apprentissage s’appuie sur la disponibilité des structures de connaissance préalables qui se construisent en fonction de l’expérience, de l’histoire et de la trajectoire de vie de chaque individu. Les stratégies pédagogiques adoptées sont déterminantes ici pour encourager la formulation de ses connaissances initiales par l’apprenant, en vue de leur transformation. L’apprentissage ne semble donc possible que si les structures d’accueil sont activées par des informations nouvelles introduites dans la situation de formation. Quant à l’assimilation de l’information nouvelle, elle dépendrait de la pertinence de son contenu, de sa relation avec la structure d’accueil individuelle, de sa charge émotionnelle et de sa signification. Or, cela est relié la trajectoire de l’individu-apprenant ou au contexte (par exemple, la légitimité sociale des savoirs). Pour préparer l’accommodation, il importe de prévoir et d’organiser la confrontation des points de vue. Celle-ci dépend du lien entre la structure d’accueil et l’identité du sujet (surtout son système de valeurs) : si ces dimensions sont proches, la structure d’accueil a tendance à moins s’accommoder à cause du « coût cognitif, affectif et social que représenterait une telle transformation » (Ibid., p. 131). Les structures qui portent un enjeu identitaire fort sont donc moins disposées à l’accommodation.

L’impact des interactions sociales sur l’apprentissage

L’une des principales caractéristiques de la situation de formation des adultes semble donc être le rôle capital de l’interaction sociale. L’apprenant peut interagir avec ses pairs et les formateurs. Pour analyser le poids des interactions sociales dans les apprentissages, Bourgeois et Nizet (Ibid.) s’appuient sur les théories qui ont étudié cette question : celle du conflit sociocognitif (Mugny 1991, Perret-Clermont et Nicolet 1988) et celle de l’apprentissage coopératif (Johnson et Johnson 1983). Pour compléter l’analyse de Bourgeois et Nizet, nous mobilisons la synthèse plus récente réalisée par Buchs, Darnon, Mugny, Butera et Quiamzade (2008), car elle apporte des connaissances nouvelles sur un enjeu relationnel comme nous le verrons. Le conflit est bénéfique pour les apprentissages lorsque sa régulation est dite sociocognitive ou épistémique, c’est-à-dire « lorsque les apprenants sont centrés sur la résolution de la tâche » (Buchs et coll., p. 105) et coopèrent pour y parvenir. Les apprenants prennent conscience de la possibilité de l’existence d’autres points de vue : c’est la décentration cognitive. Cette situation de déséquilibre exige un travail de réorganisation de la structure cognitive afin d’intégrer les points de vue des autres dans une structure plus cohérente. La résolution cognitive du conflit ne peut se produire sans la décentration. Le conflit est inefficace ou délétère toutefois pour les apprentissages lorsque sa régulation est dite relationnelle, c’est-à-dire lorsque les apprenants sont centrés seulement sur le statut des partenaires ou la comparaison sociale des compétences, entrainant alors une attitude de complaisance ou des confrontations compétitives. Cette synthèse permet de dégager un invariant dans la régulation relationnelle : la menace exercée sur l’identité de l’apprenant et ses compétences qui réduirait les apprentissages.

Trois facteurs socio-relationnels nous semblent dès lors pouvoir être dégagés pour expliquer les effets bénéfiques ou délétères des interactions sociales sur les apprentissages : l’intensité de l’interaction sociocognitive, le degré de l’asymétrie de la relation sociale et la menace qui peut être ressentie à l’égard de ses compétences. Le premier se manifeste à travers la fréquence des désaccords, l’explicitation des points de vue, l’argumentation systématique, la prise en compte du point de vue de l’autre (la décentration) ; plus cette intensité est forte, plus les apprentissages sont favorisés : la régulation du conflit est dite sociocognitive. Le second facteur est lié aux rapports de pouvoir entre les acteurs : lorsque la relation est dominée par une ou quelques personnes, des stratégies de complaisance et d’évitement du conflit peuvent se mettre en place ; les apprentissages sont alors faibles ou absents. Ici la régulation du conflit est dite relationnelle. Les relations asymétriques peuvent être provoquées par les écarts (réel ou perçus) de statut entre les partenaires et leurs savoirs, par le manque de participation réciproque (imposition d’un point de vue, décisions unilatérales, communication impossible, absence de réciprocité des échanges et de reconnaissance mutuelle) et par le degré élevé de l’explicitation de la réponse du sujet dominant. La complaisance traduit l’adhésion au point de vue de son partenaire sans réflexion critique ; elle permet d’éviter le conflit ou de le clore. Le troisième facteur correspond à la comparaison sociale des compétences. Lorsque les menaces sont ressenties, l’identité et l’estime de soi sont attaquées, l’individu refuse la décentration, remets en cause le point de vue et les compétences de l’autre, et il défend les siennes. Cela produit des confrontations compétitives qui ont des effets délétères sur les apprentissages. La régulation est relationnelle.

Méthodologie de recherche

Le principal outil de recueil de données est l’entretien semi-directif inspiré du récit de vie biographique (Delory-Momberger, 2014). L’entretien de recherche biographique vise à recueillir une parole d’un sujet, à un moment de sa vie, et à saisir « […] la singularité d’une construction individuelle en relation avec les autres et avec le monde » (Ibid., p. 343). En janvier 2017, nous avons interrogé neuf paysans (huit hommes et une femme), qui ont participé aux deux formations étudiées[7]. L’âge de ces paysans oscille entre vingt-neuf ans et cinquante-cinq ans. Leur niveau scolaire est faible : deux n’ont jamais été scolarisés, trois ont réalisé des études dans le cycle primaire (qui dure huit ans en Bolivie) sans parvenir à leur terme, et quatre ont quitté le système scolaire pendant le cycle secondaire. Ils cultivent majoritairement des pommes de terre, du blé, de l’« oca » (un tubercule local), de l’avoine et des fèves. Chaque paysan possède entre deux et cinq hectares de terres cultivables, dispersées sur plusieurs parcelles et étages écologiques.

La structure du guide d’entretien repose sur trois thèmes. Le premier concerne le fonctionnement du dialogue des savoirs entre les acteurs de la formation : les types et les origines des savoirs échangés, les attitudes face aux connaissances nouvelles, les représentations concernant les savoirs scientifiques. Le second et le troisième thèmes abordent respectivement les apprentissages des savoirs liés au sol et ceux qui portent sur les risques climatiques, avec les mêmes catégories : les contenus, les processus, les interactions sociales. Au moment des entretiens, des données individuelles concernant chaque paysan ont été saisies : l’âge, le nom de la communauté, le nombre d’enfants, la taille des parcelles, les activités économiques complémentaires, les plantes cultivées, le parcours scolaire. Chaque entretien a commencé par une question sur la trajectoire individuelle qui a conduit le paysan à l’agroécologie et l’a incité à suivre la formation.

Nous avons également mené un entretien semi-directif auprès de deux formateurs, l’agronome[8] (en 2014) et la biologiste[9] (en 2017). Le premier a été interrogé pendant la phase préparatoire du travail de recherche, pour comprendre le contexte et les processus pédagogiques des deux formations étudiées. Le second a été questionné à la fin des deux formations, pour saisir les apprentissages des paysans qu’il a observés.

Deux sources documentaires ont été exploitées afin de confronter les discours institutionnels sur le dialogue des savoirs aux pratiques de formations et aux apprentissages observés et exprimés par les paysans : le guide du programme de la formation GRAC (Quispe et Aguilar, 2010) et les cartes participatives réalisées par les paysans.

Les données recueillies lors des entretiens ont été soumises à l’analyse qualitative. L’analyse thématique a été ici adoptée : elle a permis de repérer dans les énoncés des unités sémantiques qui renvoient à des facteurs d’apprentissages. Les idées saillantes ont été saisies, relevées et classées dans des catégories. Les catégories et sous catégories mobilisées découlent des facteurs d’apprentissage individuels et socio-relationnels retenus dans le cadre théorique. Elles figurent au tableau 2.

Tableau 2

Présentation des catégories d’analyse

Présentation des catégories d’analyse

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La principale limite de notre méthodologie de recherche est l’observation partielle des interactions sociales et verbales au cours des séances de formation. Néanmoins, les apprentissages et les interactions sociales décrits dans la section des résultats sont issus des discours des paysans et des formateurs à propos des situations de formation. Ceux-ci nous ont fourni un regard de l’intérieur, un point de vue unique sur les situations de formation en agroécologie. La confrontation des discours des paysans avec ceux des formateurs et avec les sources documentaires permet d’enrichir l’analyse.

Résultats 

Les apprentissages liés aux sols sont très faibles dans les activités des cartes participatives et de l’évaluation collective des sols. En ce qui concerne les risques climatiques, les apprentissages relatifs aux bioindicateurs ont été réussis, mais ils ont été faibles en ce qui a trait au modèle de gestion de ces risques.

Les connaissances liées au sol : l’échec des apprentissages

Les apprentissages sont relativement faibles concernant l’évaluation des sols, qui s’appuyait sur une grille préalablement construite par les formateurs, sans la participation des paysans. Cette évaluation a été réalisée à partir d’indicateurs scientifiques (pour mesurer la biodiversité, la perméabilité, l’érosion, etc.) et elle a été contestée par les paysans au début de la phase d’évaluation, car elle n’intégrait pas leurs connaissances locales : les indicateurs sensoriels tels que la couleur ou la texture de la terre. La biologiste a signalé que les paysans ne comprenaient pas les indicateurs scientifiques, car ceux-ci étaient éloignés de leur cadre cognitif : « […] ils nous ont dit que les évaluations que nous voulions pratiquer étaient des connaissances externes, que les mesures étaient très techniques et très académiques, et que ça ne leur servirait pas si on ne les articulait pas avec les pratiques des paysans ». Un atelier de discussion entre les paysans et l’agronome a alors été mis en place afin d’introduire les indicateurs sensoriels dans une nouvelle grille, en plus des indicateurs scientifiques. Cet atelier a été présenté par l’agronome comme un dialogue des savoirs autour de l’évaluation des sols, mais les relations entre les indicateurs scientifiques et sensoriels n’ont pas été interrogées.

L’échec des apprentissages paraît relever de facteurs de type individuel et interactionnel : chaque paysan possède des connaissances initiales sur l’évaluation des sols, soit des indicateurs sensoriels (par exemple, la couleur ou la texture de la terre), mais celles-ci ont été activées trop tardivement par les formateurs, l’agronome et la biologiste, seulement après les critiques exprimées. L’information nouvelle que représentent les indicateurs scientifiques n’apparaît pas pertinente, car la structure d’accueil possible n’est pas disponible : cette dernière comporte déjà des indicateurs sensoriels efficaces qui permettent de lire le réel, ici l’état des sols ; aussi, le paysan ne perçoit-il aucun intérêt à assimiler d’autres indicateurs. La prise en compte tardive des indicateurs des paysans n’a pas permis une réflexion sur les relations entre les deux types d’indicateurs : l’intensité de l’interaction sociocognitive est restée faible et ne favorise pas la décentration des paysans et des formateurs. Cette faiblesse est manifestée par la juxtaposition des indicateurs scientifiques et sensoriels dans la grille d’évaluation, ainsi que l’absence de débat et de réflexion sur leurs relations au cours de l’atelier de discussion destiné à modifier cette grille.

Les formateurs ont instauré une relation sociale asymétrique dans la phase initiale de conception de la grille d’évaluation et cette asymétrie semble avoir produit des effets délétères sur les apprentissages d’autant plus que le degré d’explicitation de ses indicateurs par le partenaire dominant est élevé. Les indicateurs agronomiques sont présentés et décrits par les formateurs, au début de la formation, sans laisser la possibilité aux paysans « […] de travailler sur des principes de réponses plutôt que sur des réponses spécifiques » au problème de détermination des tels indicateurs (Bourgeois et Nizet, 1997, p. 166). Les contestations qui ont suivi cette séance traduisent une comparaison sociale des compétences comme l’indique cet extrait de discours d’un paysan : « En ce qui concerne la grille d’évaluation des sols, ça été sans plus, nous avons cherché des vers de terre […] à travers çà, ça nous dit quels sols sont pauvres et quels sols sont aptes, plus fertiles. Le savoir local peut nous dire où est la bonne terre, la terre pas fertile, cela nous sert déjà. » (1) [10]

Il y a là une comparaison entre les savoirs locaux et les savoirs scientifiques, le paysan défendant la pertinence et la validité des savoirs locaux dans l’évaluation des sols. Le conflit sociocognitif entre ces deux types d’indicateurs se régule par la réaction défensive qui porte sur les savoirs et l’identité indigènes ; aussi, limite-t-elle les apprentissages.

Les connaissances liées aux bioindicateurs : la réussite des apprentissages

Tous les entretiens réalisés avec les paysans montrent que les bioindicateurs représentent leur principal apprentissage dans la formation GRAC : « - Dans les ateliers de formation, quels types de connaissances avez-vous partagés ? - Les bioindicateurs, ça plus que tout » (4). Les bioindicateurs sont inscrits dans le champ des connaissances socioécologiques (Lallau, 2011) : celles-ci portent sur les relations entre les humains et leur écosystème. Toledo et Barrera-Bassols (2008) indiquent que de tels savoirs se transforment à partir des interactions sociales ; or cette dynamique transparait aussi dans la formation GRAC, car les apprentissages relatifs aux bioindicateurs sont issus des séances de partage d’expérience.

Avant la formation GRAC, neuf paysans sur dix avaient très peu ou pas de connaissances initiales sur la prévision du temps. Après la formation, tous les paysans sont capables de citer plusieurs exemples de bioindicateurs que l’on peut classer, en fonction de l’élément naturel observé, dans quatre groupes : les plantes comme « la fleur de cactus » (4), les animaux comme « les renards » (2), les nuages et les étoiles.

Ils sont capables de les décrire et d’expliquer leur(s) signification(s) :

  • Prévoir l’arrivée de la pluie ou de la sécheresse : « cet oiseau leke lele signifie que quand il pose son nid près de la rivière, ça va être un temps de pluie et ça fonctionne bien dans la zone. » (3).

  • Prévoir les épisodes de gel « les bioindicateurs pour le gel surtout » (4).

  • Prévoir la date des semailles : « Ce cactus quand il fleurit c’est ça qui est important, c’est pour ça que j’ai regardé deux fois […] le deuxième jour, c’était normal et là je me suis dit que c’est le moment de semer. Maintenant ça se passe bien, mes semailles je les ai faites avec ces pronostics. » (4).

Ainsi, la signification des bioindicateurs est-elle liée à l’action (semer au bon moment ou agir avant l’exécution d’une menace climatique), à leur usage et leur validité dans un contexte écologique et temporel. Ce sont des connaissances situées, contextualisées qu’Argyris (1990) désigne comme « actionnables ».

Plusieurs facteurs individuels expliquent le succès de ces apprentissages. Le travail de recherche mené par les paysans a permis de créer une structure d’accueil cognitif disponible (relative à la prévision du temps), qui peut donner du sens à l’assimilation d’autres bioindicateurs. La situation de formation a favorisé l’activation des bioindicateurs initiaux des apprenants à travers les séances de partage d’expériences où les formateurs ont invité les paysans à les exprimer et à les verbaliser en espagnol ou en quechua [11]. Le processus d’assimilation des bioindicateurs verbalisés est facilité par la pertinence de ces informations nouvelles par rapport au contexte des paysans : en effet, les bioindicateurs paraissent bien avoir un poids fondamental dans la production et la sécurité alimentaire des communautés, ces dernières ne disposant pas de données issues de stations météorologiques locales. Le récit d’expérience s’avère donc plus efficace pour l’assimilation s’il y a une proximité avec un réel partagé ; neuf paysans sur dix apprenants ne connaissaient pas la signification des bioindicateurs avant la formation « GRAC ».

L’assimilation est aussi favorisée par la signification sociale et culturelle de l’information nouvelle. Pour les paysans, les bioindicateurs sont des connaissances dites « indigènes » qui ont été longtemps dévalorisés[12] (« Ils ne m’ont pas appris, nous nous ne valorisions pas » (9)) mais dans cette situation de formation, ils semblent faire l’objet d’une reconnaissance sociale (Honneth, 2002) de la part des formateurs, car ils contribuent à la transition agroécologique, inscrite dans la Constitution bolivienne de 2009. Aussi, cette reconnaissance de la culture indigène introduit-elle un rapport au savoir (Charlot, 1997) de type social et identitaire, ce qui constitue une source de motivation pour l’assimilation des bioindicateurs. L’accommodation est rendue possible par l’absence de contradiction entre le système de valeurs indigène du paysan apprenant et les nouvelles connaissances, et par l’insuffisance de leurs connaissances initiales sur les bioindicateurs.

Des facteurs interactionnels expliquent également la réussite des apprentissages. La symétrie des relations sociales est présente pendant les séances de partage d’expérience entre les pairs (les paysans) et entre les paysans et les formateurs. Cette symétrie se traduit par la réciprocité des échanges : « Les agriculteurs et les techniciens nous racontaient leur expérience […]. À La Paz, ils [13] utilisent l’oiseau “leke lele”…]. Il y a aussi d’autres agriculteurs qui utilisent la présence du givre sous la pierre […]. Chaque agriculteur utilise ses propres bioindicateurs et son pronostic » (3). Cet extrait montre que les paysans-apprenants ont été confrontés à la diversité des points de vue sur les bioindicateurs utilisés dans le territoire de leur communauté et aussi à l’extérieur. La confrontation des points de vue s’est poursuivie lorsque les paysans ont discuté de

a validité des bioindicateurs (qu’ils ont découverts à travers le travail d’enquête et le partage d’expérience) avec les formateurs : « Les formateurs ramènent seulement un registre, celui d’AGRECOL, qui comprend les bioindicateurs. Quels sont ceux qui sont les plus utilisés, lequel est vrai, lequel n’est pas vrai ? Les techniciens nous ont aidés sur ça » (3).

Le registre dont il est question, dans cet extrait, est issu des travaux de recherche de la fondation AGRECOL, portant sur les bioindicateurs du département de Cochabamba. A partir de ces échanges, les paysans ont retenu un certain nombre de bioindicateurs qu’ils ont testé eux-mêmes pour conserver les plus fiables : « Ils prennent en compte un ensemble et la tendance définit le pronostic au final. Il y a des indicateurs auxquels » ils croient plus que d’autres. Celui du renard, ils n’y font plus attention, premièrement parce qu’il y a de moins en moins de renards, et deuxièmement parce que les renards se comportent de manière différente à cause du manque de nourriture » (La biologiste).

Les connaissances liées au modèle de la gestion de risques climatiques : l’échec des apprentissages

La biologiste reconnait l’absence d’apprentissages sur l’identification des menaces et des risques climatiques à partir des cartes participatives : « […] c’est quelque chose que toute la tribu affronte, tout le monde sait qu’il y a de la grêle, du gel, donc je sens qu’ils n’ont rien appris ». Le témoignage d’un autre paysan confirme ce constat : « Les cartes parlantes nous montrent par exemple d’où vient la grêle et le gel […] Les cartes parlantes ont été faites en s’appuyant sur les groupes de parcelles. Nous avons téléchargé la carte de Chunu Chununi sur Google et ensuite on voyait les rivières et ont les a désignées. Une fois que l’on a identifié les “groupes de parcelles”, nous avons dessiné les zones où arrivent la grêle, le gel, on a classé ces choses » (1).

Cet extrait et la consultation des cartes participatives montrent que les informations exprimées par les paysans pendant l’activité collective ont été classées par thèmes sur les cartes : le type de menace climatique (« grêle », « gel », etc.), le niveau d’exposition aux risques climatiques (faible, moyen, fort), etc. Autrement dit les cartes participatives ont permis de classer les informations des paysans, non pas en fonction de leurs grilles d’analyse de l’environnement, mais à partir d’une théorie scientifique (le risque est le rapport entre deux dimensions : la menace et la vulnérabilité) qui relève davantage de l’anthropologie du développement latino-américaine (Wilches-Chaux 1993, 1989). Les formateurs n’ont donc mobilisé qu’une partie des connaissances initiales des paysans pour tenter d’activer un dialogue des savoirs dans les processus de formation : « Ce que nous (AGRECOL) avons fait, c’est à partir d’un dialogue des savoirs, expliquer toute cette problématique de gestion des risques. Quand nous parlons de gestion des risques, nous parlons de deux éléments : la menace et la vulnérabilité mais à partir des conditions de vie, des préoccupations, des problématiques de ces gens. Que font-ils devant les menaces climatiques ? Comment font-ils devant le gel ? » (L’agronome).

Ici, les connaissances préalables des paysans, dont celles relatives à l’analyse des problèmes météorologiques, ne sont pas activées par les formateurs. Le dialogue n’apparaît pas entre ces connaissances et la conception anthropologique du risque climatique des formateurs. Quels sont les mots utilisés par les paysans, en quechua et en espagnol, dans ces situations-problèmes ? Le mot « risque » ne figure pas dans deux dictionnaires de la langue quechua (Itier, 2011 ; Academia Mayor de la lengua quechua, 1995), ce qui tendrait à indiquer qu’il n’est pas présent dans le vocabulaire des peuples indigènes de langue quechua, comme les membres de la tribu Urinsaya. Les concepts représentent ici des informations nouvelles peu pertinentes par rapport aux structures d’accueil des paysans liées au climat ; ils n’offrent pas de significations individuelles ou sociales face au langage et aux grilles d’analyse des paysans. Freire (1973) explique que sans la prise en compte de cette pensée-langage par les agronomes éducateurs, le dialogue ne peut s’établir entre eux et les paysans. Or, cette absence de dialogue traduit l’asymétrie sociale dans cette situation de formation, puisqu’il n’y a pas réciprocité des échanges autour des matrices alternatives de compréhension du réel ; il s’agit d’un modèle imposé par les formateurs aux apprenants. Le verbe « enseigner » utilisé par la biologiste montre que les formateurs ont utilisé une méthode pédagogique transmissive : « ils [les formateurs] ont enseigné les risques affrontés par les paysans ». Les savoirs scientifiques disposent d’une position de domination sur les autres savoirs. Celle-ci est perceptible dans le document institutionnel de la méthodologie du plan GRAC (Quispe et Aguilar, 2010), dans la mesure où les concepts anthropologiques sont présentés comme l’unique matrice de compréhension du réel, des phénomènes climatiques.

Aussi, l’asymétrie des relations sociales aboutit-elle à une régulation relationnelle du conflit sociocognitif qui a un effet délétère sur les apprentissages. La régulation se traduit par des attitudes d’évitement du conflit ou de complaisance chez les paysans. Pour autant, aucun paysan, dans les entretiens, n’a exprimé son opposition face à l’imposition de connaissances scientifiques, comme ce fut le cas autour des indicateurs scientifiques de l’évaluation des sols.

Discussion et conclusion

Dans les situations pédagogiques dialogiques étudiées, les facteurs individuels et interactionnels déterminent en grande partie le niveau et la qualité des apprentissages. Ils s’articulent avec d’autres facteurs culturels (la défense de l’identité indigène et le rapport aux savoirs) et écologiques (la variabilité de la validité des bioindicateurs en fonction du lieu et des changements climatiques) dans l’apprentissage des bioindicateurs. Mais ce qui paraît fondamental, c’est le rôle des formateurs dans la mise en place du dialogue des savoirs. Cela renvoie à leur prise en compte des facteurs individuels et interactionnels de l’apprentissage. En effet, quand ils organisent le partage d’expériences relatif aux bioindicateurs, en activant les connaissances préalables des paysans (issues de leur travail d’enquête), en assurant une symétrie de la relation sociale et une intensité des relations sociocognitives, les apprentissages se produisent. Ces facteurs d’apprentissage s’imbriquent ici puisque l’activation des connaissances préalables favoriserait la symétrie de la relation sociale et l’intensité des relations sociocognitives. Inversement, quand les formateurs organisent une activité pédagogique dite dialogique, à partir de leurs savoirs scientifiques, et non pas des connaissances initiales des paysans relatives à leur matrice de compréhension du réel (socio-environnemental), la relation sociale devient asymétrique, l’intensité sociocognitive reste faible, les apprentissages sont alors beaucoup plus limités. Un tel scénario était présent dans les activités des cartes participatives :la domination des savoirs scientifiques a provoqué, chez les paysans, un évitement du conflit sociocognitif qui s’est avéré délétère pour les apprentissages. Il s’est répété dans les activités de l’évaluation des sols, malgré la volonté trop tardive des formateurs d’intégrer les indicateurs sensoriels des paysans dans de la grille d’évaluation. Ici la domination des savoirs scientifiques a produit un conflit sociocognitif régulé par le principe de défense des compétences, qui a amené les paysans à contester les indicateurs scientifiques (car ils ont déjà des compétences qui fonctionnent) et qui a conduit à limiter leurs apprentissages.

Ces constats se retrouvent aussi dans certains travaux relevant de l’anthropologie des savoirs (Jankowsky, 2014 ; Cockburn, 2015) qui ont étudié des formations en agroécologie, en Amérique latine. Notre étude apporte une nuance : même s’il y a un processus de dialogue des savoirs qui active les connaissances préalables, comme c’est le cas dans les cartes participatives, les apprentissages peuvent être faibles, car les objectifs pédagogiques, fixés par les formateurs, ne sont pas en relation avec les besoins cognitifs des paysans.

Les formateurs d’AGRECOL se retrouvent dans une posture pédagogique de « l’entre-deux » : ils s’inscrivent dans un processus (inachevé) de transition éducative (Simmoneaux, 2016) qu’impose la transition agroécologique, dans le sens où ils tentent de développer le dialogue des savoirs dans certaines situations de formation, mais ils conservent des pratiques de la pédagogie transmissive dans d’autres situations. Or Mayen (2018) évoque à ce sujet que la transition vers les agricultures durables induit, sur le plan didactique, le rejet de « […] l’imposition des savoirs et savoir-faire tous prêts, d’application de procédures » (Ibid., p. 114), l’identification de savoirs « robustes » (Ibid., p. 108) et l’apprentissage des raisonnements : « apprendre à raisonner et à agir avec des systèmes » (Ibid., p. 111). Cette réflexion interroge alors l’apprentissage des bioindicateurs : ces derniers sont perturbés par les changements climatiques et cette situation pose la question de leur robustesse, en particulier de leur possible obsolescence. Elle questionne l’imposition des modes de raisonnement (la grille initiale de l’évaluation des sols, la gestion anthropologique des risques climatiques) par les formateurs d’AGRECOL, qui ne permet pas aux paysans d’apprendre à raisonner avec le système, à partir de leur cadre de pensée et de sa confrontation à d’autres cadres. Il nous semble que les formateurs en agroécologie, dans un contexte culturel indigène, pourraient tirer profit de la mobilisation d’une approche ethnoécologique (Toledo et Barrera, 2008) pour concevoir des contenus pédagogiques pertinents. Cela leur permettrait d’identifier les connaissances socioécologiques préalables des paysans (les connaissances écologiques locales) et de réfléchir sur leur robustesse, leur conservation ou leur transformation, en fonction des conditions écologiques et culturelles locales.